JRRVF - Tolkien en Version Française - Forum

Le forum de JRRVF, site dédié à l'oeuvre de J.R.R. Tolkien, l'auteur du Seigneur des Anneaux.

Vous n'êtes pas identifié(e).

Annonce

Bienvenue sur le nouveau forum JRRVF ! En cas de problème avec votre login / mot de passe, n'hésitez pas à me contacter (webmaster@jrrvf.com)

#1 26-11-2023 22:25

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Tolkien, auteur catholique ?

Ce fuseau fait suite à mon message sur la conférence de Cirdan à l'Université Paul Valéry-Montpellier le 21 novembre dernier.

Je terminais par un pinaillage qui nous a conduit à la présente discussion.
Je reporte ledit pinaillage ici.
Et je raccroche les messages qui ont suivi.

Je crois que c'est sur la fin où tu as insisté sur la distinction à faire entre Tolkien « écrivain et catholique » et Tolkien « écrivain catholique », comme quoi la seconde façon de décrire la réalité n'était pas certaine. J'ai du mal à concevoir Tolkien coupé en deux (même si, « aujourd'hui, une âme coupée en deux est un phénomène quotidien », ainsi que le déplore Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme, p.160). Je suis quant à moi non seulement médecin et catholique mais aussi, ou plutôt donc, médecin catholique (le fait de savoir si je suis un bon médecin catholique est une autre question). Son écriture le montre. Le Seigneur des Anneaux et, plus largement, le Conte d'Arda, sont fondamentalement catholiques — non parce que Tolkien l'a dit, mais parce que c'est une évidence de part en part (je renvoie à mon article sur L’unité spirituelle catholique du légendaire tolkienien : l’exemple du libre arbitre — ne te cogne pas au plafond si tu bondis à cause de la revue Laurent ;)).

J'imagine que cette façon de séparer Tolkien de son catholicisme est plus ou moins consciemment guidée par la crainte de sous-entendre que l'écrivain catholique et donc son œuvre seraient réservés aux catholiques. Il n'en est rien (d'une certaine façon, il en va peut-être de ce quiproquo comme de celui relatif à la morale chrétienne ... dont les chrétiens n'ont pas le monopole : « Quand des païens, sans avoir de loi, font naturellement ce qu’ordonne la loi, ils se tiennent lieu de loi à eux-mêmes, eux qui n’ont pas de loi. Ils montrent que l’œuvre voulue par la loi est inscrite dans leur cœur ; leur conscience en témoigne également ainsi que leurs jugements intérieurs qui tour à tour les accusent et les défendent », Romains 2.14-15).

Avec cette coupure, il me semble que l'agnosticisme devient alors quasi nécessairement la base à partir de laquelle tout devrait être examiné. C'est en tout cas ainsi que j'ai perçu ta conclusion. Car il est parfaitement exact de dire que « les préoccupations d’écrivains et penseurs chrétiens comme Tolkien rejoignent par d’autres voies celles de poètes agnostiques tels que Yves Bonnefoy sur l’urgence à être au monde à notre époque ». Mais (et c'est l'écueil de prendre l'agnosticisme comme base commune), il ne me paraît pas parfaitement juste de dire que l'œuvre de Tolkien « invite à l’amour d’un monde dont il sait la blessure irréparable, dont il perçoit l’empreinte du Mal, mais qu’il convient d’aimer encore et de tenter de sauver, malgré l’ampleur d’une tâche qui semble au-delà de tout espoir. En somme, d’aimer dans le combat, en appliquant la philosophie de la Bataille de Maldon mise en abyme dans Le retour de Beorhtnoth : Hige sceal þē heardra, heorte þē cēnre, / mōd sceal þē māre, þē ūre mægen lytlað. = Heart shall be bolder, harder be purpose, / More strong the spirit as our strength lessen ». Pour Tolkien, nous n'avons pas à « tenter de sauver le monde » : il l'est déjà et c'est cela que (pour les Chrétiens) nous avons à manifester. Semblablement, à mon sens, le mot d'ordre que nous donnerait Tolkien ne serait pas celui de l'héroïsme nordique en lui-même et par lui-même mais de l'héroïsme nordique transcendé par l'espérance chrétienne.

Hors ligne

#2 27-11-2023 04:32

Hyarion
Inscription : 2004
Messages : 2 414

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Je suis désolé d'avoir à intervenir entre vous deux, Yyr et Círdan, mais il est notamment des choses que je ne peux pas laisser passer sans rien dire.

Yyr a écrit :

je crois que c'est sur la fin où tu as insisté sur la distinction à faire entre Tolkien « écrivain et catholique » et Tolkien « écrivain catholique », comme quoi la seconde façon de décrire la réalité n'était pas certaine. J'ai du mal à concevoir Tolkien coupé en deux (même si, « aujourd'hui, une âme coupée en deux est un phénomène quotidien », ainsi que le déplore Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme, p.160). Je suis quant à moi non seulement médecin et catholique mais aussi, ou plutôt donc, médecin catholique (le fait de savoir si je suis un bon médecin catholique est une autre question). Son écriture le montre. Le Seigneur des Anneaux et, plus largement, le Conte d'Arda, sont fondamentalement catholiques — non parce que Tolkien l'a dit, mais parce que c'est une évidence de part en part (je renvoie à mon article sur L’unité spirituelle catholique du légendaire tolkienien : l’exemple du libre arbitre — ne te cogne pas au plafond si tu bondis à cause de la revue Laurent ;)).

J'ai déjà eu plusieurs fois l'occasion de l'écrire, notamment dans un long message de janvier 2021 figurant dans le fuseau sur le libre arbitre : Faërie, à mes yeux, ne subsume pas à (ou sous) la Vérité chrétienne.

En ce qui concerne la distinction qu'il faudrait faire ou non entre Tolkien « écrivain et catholique » et Tolkien « écrivain catholique », il me semble que Leo Carruthers — qui a fort bien montré dans son livre Tolkien et la religion que l'écrivain en question n'a pas écrit sa fiction en tant que « projet chrétien » — a su bien formuler les choses en considérant Tolkien comme étant un « catholique auteur » et non un « auteur catholique ».

Pour ce qui est de ta situation personnelle, Jérôme, et puisque tu as choisi de l'évoquer ici, je pense que tu es effectivement un médecin catholique (et non donc un catholique médecin), et que cela m'a toujours paru poser problème quant à la question du droit à l'IVG (droit auquel tu sais que je suis favorable), quant à la question de ce que l'on appelle le droit de mourir dans la dignité (droit auquel je suis également favorable, la sédation profonde que permet la loi française actuelle étant loin de convenir à toutes les situations de souffrances insupportables notamment en cas de maladie incurable), etc. Manipuler le serment d'Hippocrate pour le faire rentrer dans un paradigme chrétien "pro-Vie" me parait, à cette aune, également poser problème, pour le moins. Et aucune argumentation supposément "réussie" devant un jury de thèse n'y changera rien. Nous en avons déjà discuté en privé par le passé, et je n'ai pas envie d'en remettre une couche (je n'ai pas/plus de temps pour cela, alors même que je suis confronté à des questions médicales pour le moins sérieuses...), mais sache simplement qu'à te lire (y compris sur la question de la vaccination des soignants [cf. ton message initial dans un autre fuseau]), je me demande sérieusement parfois s'il est possible d'être, en soi, « un bon médecin catholique ». Et c'est quelqu'un de culture (et même d'expérience) catholique qui te le dit (il faudra lire ou relire tout ce que j'ai pu écrire sur ce forum à ce propos, si tu en doute). Mon propos, qui n'est pas haineux, pourra cependant paraître dur, mais je me trouve devant des échéances (même si ce n'est pas [encore] pour moi-même) qui ont à voir avec la sincérité.

En ce qui concerne ton article pour la revue Nouvelle École, je pense qu'il y aura peut-être moins de possibilité que Círdan se cogne au plafond, en bondissant à cause de cette publication, si on lui rappelle simplement que ladite revue, pour le moins idéologiquement orientée, et à laquelle Yyr et Elendil ont cru bon de contribuer (ce que je continue personnellement de regretter), a fait l'objet à mon initiative d'échanges dans le fuseau "Revue de presse V" en juin-juillet 2021 : https://www.jrrvf.com/fluxbb/viewtopic. … 212#p90212
Il me parait fort probable que la publication en question fasse partie des revues françaises de la Nouvelle Droite qu'évoque Stéphane François, dans l'entretien qu'il a accordé pour le hors-série sur Tolkien du magazine chrétien d'actualité La Vie, hors-série dont j'ai proposé un compte-rendu de lecture en août dernier, dans le fuseau dédié : https://www.jrrvf.com/fluxbb/viewtopic. … 128#p92128

Yyr a écrit :

J'imagine que cette façon de séparer Tolkien de son catholicisme est plus ou moins consciemment guidée par la crainte de sous-entendre que l'écrivain catholique et donc son œuvre seraient réservés aux catholiques. Il n'en est rien (d'une certaine façon, il en va peut-être de ce quiproquo comme de celui relatif à la morale chrétienne ... dont les chrétiens n'ont pas le monopole : « Quand des païens, sans avoir de loi, font naturellement ce qu’ordonne la loi, ils se tiennent lieu de loi à eux-mêmes, eux qui n’ont pas de loi. Ils montrent que l’œuvre voulue par la loi est inscrite dans leur cœur ; leur conscience en témoigne également ainsi que leurs jugements intérieurs qui tour à tour les accusent et les défendent », Romains 2.14-15).

Il en est de la morale humaine, qu'elle soit ou non éventuellement d'inspiration chrétienne, comme de Faërie : à mes yeux, elle ne subsume pas à (ou sous) la Vérité chrétienne. Si c'était le cas, de facto l'œuvre de Tolkien se trouverait effectivement plus ou moins réservée, au moins pour ce qui est de sa "compréhension" supposée "profonde", à un public religieux (quoique pas forcément seulement catholique) et notamment plus ou moins en phase avec le conservatisme politico-religieux antimoderne de l'écrivain.

Si cela peut rassurer, je ne me mêlerai pas davantage aux actuels échanges sur ce fuseau, lesquels ne doivent pas, évidemment, tout-à-coup s'interrompre sous prétexte que j'aurais osé intervenir, moi qui certes ne suis pas docteur ou enseignant-chercheur...

Peace and Love anyway,

B.

[EDIT: rajout entre crochets de la mention d'un lien hypertexte pour contextualisation de propos, suite à la création du présent fuseau]

Hors ligne

#3 27-11-2023 10:01

Elendil
Lieu : Velaux
Inscription : 2008
Messages : 1 095
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Hyarion a écrit :

En ce qui concerne la distinction qu'il faudrait faire ou non entre Tolkien « écrivain et catholique » et Tolkien « écrivain catholique », il me semble que Leo Carruthers — qui a fort bien montré dans son livre Tolkien et la religion que l'écrivain en question n'a pas écrit sa fiction en tant que « projet chrétien » — a su bien formuler les choses en considérant Tolkien comme étant un « catholique auteur » et non un « auteur catholique ».

Pour (re)dire très brièvement ce qui mériterait un long développement, je suis entièrement d'accord avec Leo à ce propos... dans le cadre qu'il définit, c'est-à-dire tant qu'on se cantonne au SdA, ou tout au moins aux écrits publiés du vivant de Tolkien, donc en faisant abstraction non seulement des textes relatifs au Légendaire mais non destinés à la publication (par exemple ceux de la deuxième partie de NoMe), mais encore des projets de publication restés inachevés de son vivant, en particulier le Silmarillion.

A ce titre, la démarche de Hostetter de rappeler la manière dont les concepts chrétiens font partie indissociable du Légendaire tel que Tolkien le conçoit à partir de la finalisation du SdA est elle aussi éminemment défendable, mais elle s'inscrit dans une perspective différente, qui est celle de considérer la manière dont Tolkien élabore les concepts qui sous-tendent son univers, et non la façon dont il a rédigé les récits qu'il est parvenu à faire aboutir. Voilà ce que je dis du premier Appendice éditorial de NoMe dans un brouillon de la notice qui devrait paraître dans la prochaine édition du Dictionnaire Tolkien :

Le premier des deux appendices éditoriaux cherche à établir un lien entre certaines notions mythopoétiques propres à la Terre du Milieu et le catholicisme de Tolkien. En effet, Hostetter considère que le Légendaire de Tolkien est bâti sur une conception du monde spécifiquement catholique, suivant certaines déclarations de Tolkien lui-même dans les Lettres (n° 142 et 211, notamment). Cet appendice propose donc une liste alphabétique de différents concepts, précisés par des citations de Tolkien donnant le contexte dans lequel ils s’inscrivent. À la suite de celles-ci, Hostetter ajoute un commentaire où il indique les liens possibles avec certains aspects de la foi catholique. Ainsi concernant les Âges du Monde, Hostetter rappelle que ceux-ci ne sont pas seulement évoqués par Hésiode, mais que le concept d’âges numérotés se retrouve dans le Matryrologium Romanum, où il est dit que le Christ était né « au sixième âge du monde ». Ce passage fait partie de la Proclamation de la naissance du Christ, qui était lue avant la Vigile de Noël dans le rite tridentin, que Tolkien pratiqua l’essentiel de sa vie. Cet appendice aborde ainsi des notions comme celles de la Chute de l’Homme, du mal, de l’hylomorphisme ou du mariage.

Au demeurant, je suis tout à fait d'accord avec la formulation de Hyarion : le SdA n'est pas un « projet chrétien » au sens où il serait une allégorie chrétienne consciente, comme c'est le cas du cycle de Narnia chez C.S. Lewis. Pour ma part, je continue à considérer que la lettre n° 142 résume bien l'avis de Tolkien à propos de son roman :

I think I know exactly what you mean by the order of Grace; and of course by your references to Our Lady, upon which all my own small perception of beauty both in majesty and simplicity is founded. [...] For the religious element is absorbed into the story and the symbolism. [...] For as a matter of fact, I have consciously planned very little; and should chiefly be grateful for having been brought up (since I was eight) in a Faith that has nourished me and taught me all the little that I know...

Chose intéressante, un passage de cette lettre coupé lors de la première édition a été restauré dans la récente réédition. Il montre que Tolkien estimait que son roman plairait surtout dans les milieux catholiques :

Though arrant non-Catholics they [the publishers] fully realize that I shall get a large part of my support, if any, from Catholic circles.

Bien qu'absolument pas catholiques, ils [les éditeurs] réalisent qu'une grande partie de mes soutiens, si j'en reçois, devrait venir des cercles catholiques.

L, n° 142, éd. rév.

Bien évidemment, il me semble tout aussi crucial de distinguer entre allégorie et applicabilité, comme Tolkien le faisait, ou entre intention (consciente ou non) de l'auteur et réception chez le public. Le passage cité juste au-dessus montre d'ailleurs bien que Tolkien pouvait parfaitement faire erreur à propos du public qui apprécierait son œuvre.

E.

Hors ligne

#4 28-11-2023 18:15

Hyarion
Inscription : 2004
Messages : 2 414

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Merci Elendil, pour ton message, qui apporte des précisions utiles sur les points qu'il aborde.

J'avais dit que je n'interviendrai plus (pour ne pas "déranger"... et sachant que ma situation personnelle — que tu connais, Damien — fait désormais qu'il est des positionnements, notamment dans le champ médical dès lors qu'il est à mes yeux excessivement mêlé au champ religieux, qui me mettaient déjà mal à l'aise auparavant et qui, maintenant, me sont devenus encore plus difficiles à accepter dans le cadre d'échanges dont idéalement je souhaiterai, comme tout le monde, qu'ils restent constructifs)... mais puisque tu fais l'effort de faire en sorte que la discussion ne tourne pas court, en restant concentré sur Tolkien et la création littéraire, je te réponds.

Elendil a écrit :
Hyarion a écrit :

En ce qui concerne la distinction qu'il faudrait faire ou non entre Tolkien « écrivain et catholique » et Tolkien « écrivain catholique », il me semble que Leo Carruthers — qui a fort bien montré dans son livre Tolkien et la religion que l'écrivain en question n'a pas écrit sa fiction en tant que « projet chrétien » — a su bien formuler les choses en considérant Tolkien comme étant un « catholique auteur » et non un « auteur catholique ».

Pour (re)dire très brièvement ce qui mériterait un long développement, je suis entièrement d'accord avec Leo à ce propos... dans le cadre qu'il définit, c'est-à-dire tant qu'on se cantonne au SdA, ou tout au moins aux écrits publiés du vivant de Tolkien, donc en faisant abstraction non seulement des textes relatifs au Légendaire mais non destinés à la publication (par exemple ceux de la deuxième partie de NoMe), mais encore des projets de publication restés inachevés de son vivant, en particulier le Silmarillion.

A ce titre, la démarche de Hostetter de rappeler la manière dont les concepts chrétiens font partie indissociable du Légendaire tel que Tolkien le conçoit à partir de la finalisation du SdA est elle aussi éminemment défendable, mais elle s'inscrit dans une perspective différente, qui est celle de considérer la manière dont Tolkien élabore les concepts qui sous-tendent son univers, et non la façon dont il a rédigé les récits qu'il est parvenu à faire aboutir.

Mon message précédent a été écrit dans un contexte, notamment émotionnel, qui ne permettait guère de développements... et je te remercie d'apporter ces nécessaires précisions à travers l'expression de ton avis, qui tend à rejoindre le mien.

Effectivement, nous avons affaire à deux perspectives différentes, et qui peuvent chacune se défendre mais sans que, à mes yeux, l'une l'emporte sur l'autre pour ce qui serait de « comprendre » ou apprécier l'œuvre de Tolkien (sauf à vouloir sempiternellement soumettre toute perspective à la Vérité chrétienne, conçue comme « Vérité » antéposée, soit le contraire d'une démarche, sans doute plutôt d'inspiration agnostique, n'imposant aucune « Vérité » absolue en matière de connaissance et de perception).

Je vais oser un parallèle avec l'œuvre littéraire, très majoritairement érotique, mais aussi érudite, d'un écrivain comme Pierre Louÿs. On peut aborder cette œuvre à travers sa partie « publique », celle qui fut publiée du vivant de l'écrivain (Aphrodite, La Femme et le Pantin, Les Aventures du Roi Pausole, Les Chansons de Bilitis, etc.), partie qui trouva son public, obtint un succès y compris critique, et pour laquelle Louÿs reste un écrivain reconnu aujourd'hui, un classique même, quoique les esprits prudes et/ou excessivement moralistes pourront toujours la rejeter. Mais on peut aussi aborder cette œuvre en tenant compte de sa partie longtemps restée cachée, non destinée à la publication, dispersée à travers divers manuscrits après la mort de l'auteur en 1925, somme d'écrits (romans, nouvelles, contes, dialogues, pièces de théâtre, manuels d'érotologie, lexiques, poèmes libres) immense en quantité en comparaison de la partie « publique », et disons sensiblement moins aisément « présentable » que celle-ci en matière d'audience en raison de son contenu très libre, lequel pouvant être très érotique voire ouvertement et fortement pornographique (N.B. : je parle ici de pornographie en ayant une échelle d'évaluation notoirement plus souple que celle d'esprits prudes occidentaux, et notamment anglo-américains, voyant volontiers de la « pornographie » partout dès qu'il peut être question d'érotisme, même "soft" : je me souviens notamment d'un passage du livre Tolkien's Modern Reading: Middle-earth Beyond the Middle Ages [Word on Fire Academic, 2021] dans lequel l'autrice, Holly Ordway, considère comme a priori « pornographique » le contenu d'histoires mythologiques où il serait question de mœurs des nymphes et des faunes, comme si toutes les nuances possibles en matière de sensualité et d'érotisme étaient réductibles à une pauvre conception moraliste — ici à la fois anglo-américaine et catholique, et donc doublement à prétention « universelle » — de la “pornography”).

Louÿs a exploré le domaine du sexe durant toute sa vie d'écrivain, à travers des écrits de formes très variées, avec selon les textes, élégance, application, implication, audace, crudité, poésie, érudition, provocation aussi, et avec une ambition que Jean-Paul Goujon, grand spécialiste de cet auteur, a pu qualifier d'encyclopédiste. On peut parler, dès lors, d'œuvre-monde, ce qui autorise une comparaison avec Tolkien, même si elle ne manquera pas de choquer les plus prudes des tolkienophiles/tolkienologues. Dans un cas comme dans l'autre, deux perspectives sont possibles : l'appréhension de l'œuvre écrite dans sa partie achevée dont la diffusion s'est faite du vivant de l'écrivain, et l'appréhension de l'œuvre en tenant compte de tout ce que peut révéler des conceptions de l'auteur, y compris les plus intimes, la partie inachevée et/ou non destinée en soi à la publication de ladite œuvre écrite. Laquelle des deux perspectives est-elle la plus à même de permettre d'apprécier ou de « comprendre » au mieux l'œuvre d'un auteur ? Aucune ne me parait devoir s'imposer absolument, car il faut tenir compte de l'histoire de la diffusion et de la réception des œuvres, et en particulier de la part de l'œuvre telle qu'elle a été diffusée achevée avec l'aval de l'auteur, surtout si c'est avant tout cette part qui a assuré la postérité et la reconnaissance de l'écrivain, ce qui est le cas pour Louÿs comme pour Tolkien, fut-ce à des échelles différentes.

Elendil a écrit :

Voilà ce que je dis du premier Appendice éditorial de NoMe dans un brouillon de la notice qui devrait paraître dans la prochaine édition du Dictionnaire Tolkien :

Le premier des deux appendices éditoriaux cherche à établir un lien entre certaines notions mythopoétiques propres à la Terre du Milieu et le catholicisme de Tolkien. En effet, Hostetter considère que le Légendaire de Tolkien est bâti sur une conception du monde spécifiquement catholique, suivant certaines déclarations de Tolkien lui-même dans les Lettres (n° 142 et 211, notamment). Cet appendice propose donc une liste alphabétique de différents concepts, précisés par des citations de Tolkien donnant le contexte dans lequel ils s’inscrivent. À la suite de celles-ci, Hostetter ajoute un commentaire où il indique les liens possibles avec certains aspects de la foi catholique. Ainsi concernant les Âges du Monde, Hostetter rappelle que ceux-ci ne sont pas seulement évoqués par Hésiode, mais que le concept d’âges numérotés se retrouve dans le Matryrologium Romanum, où il est dit que le Christ était né « au sixième âge du monde ». Ce passage fait partie de la Proclamation de la naissance du Christ, qui était lue avant la Vigile de Noël dans le rite tridentin, que Tolkien pratiqua l’essentiel de sa vie. Cet appendice aborde ainsi des notions comme celles de la Chute de l’Homme, du mal, de l’hylomorphisme ou du mariage.

Dès ma premier lecture de NoMe à sa parution, j'ai vu également, tout de suite, qu'elle était la démarche d'Hostetter, laquelle ne m'a d'ailleurs pas du tout surpris : il faut dire que, sur JRRVF, nous sommes habitués aux propositions associant plus ou moins fortement le Légendaire au christianisme, et au catholicisme en particulier... 

Très bonne synthèse de ce premier Appendice de NoMe que la tienne, au demeurant, pour le Dictionnaire, du moins à ce qu'il me semble. Si je puis me permettre, et sauf erreur de ma part, je suppose que tu veux parler de l'hylémorphisme dans ton brouillon de notice, et non d'"hylomorphisme" (?).

Elendil a écrit :

Au demeurant, je suis tout à fait d'accord avec la formulation de Hyarion : le SdA n'est pas un « projet chrétien » au sens où il serait une allégorie chrétienne consciente, comme c'est le cas du cycle de Narnia chez C.S. Lewis. Pour ma part, je continue à considérer que la lettre n° 142 résume bien l'avis de Tolkien à propos de son roman :

J.R.R. Tolkien a écrit :

I think I know exactly what you mean by the order of Grace; and of course by your references to Our Lady, upon which all my own small perception of beauty both in majesty and simplicity is founded. [...] For the religious element is absorbed into the story and the symbolism. [...] For as a matter of fact, I have consciously planned very little; and should chiefly be grateful for having been brought up (since I was eight) in a Faith that has nourished me and taught me all the little that I know...

Chose intéressante, un passage de cette lettre coupé lors de la première édition a été restauré dans la récente réédition. Il montre que Tolkien estimait que son roman plairait surtout dans les milieux catholiques :

Though arrant non-Catholics they [the publishers] fully realize that I shall get a large part of my support, if any, from Catholic circles.

Bien qu'absolument pas catholiques, ils [les éditeurs] réalisent qu'une grande partie de mes soutiens, si j'en reçois, devrait venir des cercles catholiques.

L, n° 142, éd. rév.

Bien évidemment, il me semble tout aussi crucial de distinguer entre allégorie et applicabilité, comme Tolkien le faisait, ou entre intention (consciente ou non) de l'auteur et réception chez le public. Le passage cité juste au-dessus montre d'ailleurs bien que Tolkien pouvait parfaitement faire erreur à propos du public qui apprécierait son œuvre.

Nous sommes d'accord. J'avais moi-même repéré ce passage coupé, et à présent restauré, de la lettre 142 que tu cites.

Rappelons par ailleurs qu'Allen & Unwin, l'éditeur historique de Tolkien fut notamment aussi celui de Bertrand Russell (pour certains de ses écrits) : dès le départ, et ne serait-ce que parce qu'il s'agit d'une œuvre de commande, il n'était pas question, avec le Seigneur des Anneaux, d'un projet éditorial catholique destiné aux cercles catholiques, même si Tolkien escomptait visiblement y recevoir des soutiens pour peu qu'on le lise.

Amicalement,

B.

Hors ligne

#5 30-11-2023 17:19

Elendil
Lieu : Velaux
Inscription : 2008
Messages : 1 095
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Merci Hyarion. smile Je voulais bien parler d'hylémorphisme et j'ai été induit en erreur par le terme anglais, hylomorphism (je dois dire qu'en matière de noms composés dérivés du grec, c'est bien la première fois que je fois varier la voyelle finale du premier élément entre anglais et français).

E

Hors ligne

#6 01-12-2023 13:36

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Elendil a écrit :

Pour (re)dire très brièvement ce qui mériterait un long développement, je suis entièrement d'accord avec Leo à ce propos... [...] la démarche de Hostetter de rappeler la manière dont les concepts chrétiens font partie indissociable du Légendaire tel que Tolkien le conçoit à partir de la finalisation du SdA [...] s'inscrit dans une perspective différente, qui est celle de considérer la manière dont Tolkien élabore les concepts qui sous-tendent son univers, et non la façon dont il a rédigé les récits qu'il est parvenu à faire aboutir.

J'ai prévu de relire le livre de Leo en détail. Mais je ne suis pas d'accord avec son opposition entre un « catholique auteur » et « auteur catholique » (*). Leo a écrit ici, je pense, une carabistouille (pas d'inquiétude, je serai plus sage qu'Abraracourcix ;)). Non que cette opposition en elle-même n'ait pas de sens (on peut très bien rencontrer des chrétiens qui ne le sont plus dans leurs œuvres : écrivains, médecins, enseignants ...), mais elle est fausse pour Tolkien — ce que Leo lui-même a confirmé il y a 2 jours à ce sujet, même si je ne lui en ai pas encore parlé, cf. infra ;). C'est la même chose avec la dichotomie que tu introduis Damien entre l'élaboration des concepts d'un côté et la narration fondée sur ces mêmes concepts de l'autre : cette dichotomie est vraie mais en déduire que cela donne un « catholique auteur » et non un « auteur catholique » est une carabistouille. Une autre façon d'exprimer la problématique donnée par Leo me paraît en revanche tout-à-fait juste, en tout cas je le suis sans réserve : le christianisme en général (le catholicisme en particulier) de l'auteur est non explicite dans son œuvre. Mais cela n'en fait pas une œuvre non chrétienne ! Ce serait un contresens assez fâcheux, surtout quand on sait que « le royaume des cieux est semblable à du levain qu'une femme a pris et mis dans trois mesures de farine, jusqu'à ce que la pâte soit toute levée » (Mt 13,33). Cf. « For the religious element is absorbed into the story and the symbolism » ...

Outre les démonstrations produites en ce sens (cf. « Estel Eruhínion », « Correspondances mythopoétiques », « L’unité spirituelle catholique du légendaire tolkienien »), je verse au dossier les éléments qui me viennent immédiatement à l'esprit (très loin d'être exhaustifs) :

  • La distinction avec Lewis est vraie mais mal posée. Le fait que ce dernier (sans être allégorique non plus, à strictement parler) soit plus explicite n'est pas dirimant quant à l'essence du christianisme et ne fait pas de son œuvre une œuvre nécessairement « plus » chrétienne que celle de Tolkien. On a deux chemins subcréatifs différents, et qui ressortissent non pas tant à la foi des auteurs qu'à leurs philosophies (de la nature, du langage, etc.). Lewis est platonicien et, comme chez Platon (on en a de nombreuses figurations dans Narnia), les idées sont le paradigme des choses sensibles : on part de l’universel de ces idées pour les appliquer au singulier (et c'est pourquoi on peut avoir l'impression d'un écrasement par les idées). Tolkien (comme Ellul d'ailleurs) est tout le contraire, bien davantage aristotélicien : il part du sensible, jusque dans les sons mêmes de la langue ! (ce qui ne l'empêche pas d'accéder à l’universel), d'où aussi sa proximité naturelle avec Thomas d'Aquin (qui parle d'Aristote comme « le Philosophe » !).

  • Le christianisme en général, le catholicisme en particulier, ne fait pas nombre avec les autres « sources », il les transcende, sans concurrence ; la encore l'élément est absorbé comme le levain dans la pâte, là encore je renvoie tout spécialement à ma conclusion dans « Estel Eruhínion » sur le rapport dynamique et « synergique » si je puis dire entre foi et culture.

  • Quant à l'essence du Christianisme, celle-ci n'est ni un projet ni une dogmatique ni quoi que ce soit de la sorte (même si évidemment on peut aussi avoir des projets, une dogmatique, etc.) et, pour l'exprimer par rapport à la problématique présente, appartient à cette essence le fait que Dieu ne se manifeste pas dans le tonnerre et les éclairs mais dans « le murmure d'une brise légère » (1R 19,12) ; tout le travail (l'œuvre) de Sosryko honoré il y a 2 jours pourrait aussi être résumé ainsi, côté Tolkien, par cette mise en évidence de cette brise légère qui souffle dans chacune des phrases du Seigneur des Anneaux.

  • Je connais une personne qui, à la première lecture du Seigneur des Anneaux a immédiatement compris que son auteur, qu'il ne connaissait en rien, était chrétien ; j'en connais d'autres pour qui l'œuvre tolkienienne a été déterminante dans leur conversion ...

  • Je subodore que la réticence à qualifier Tolkien d’auteur chrétien s’explique par des raisons extrinsèques à la réalité de l’œuvre en soi. Citons la crainte d’accaparement / récupération / exclusion (ce qui est dommage au vu de la véritable essence du christianisme et de son rapport à la culture, au vu aussi de la philosophie de l'imagination de Tolkien, ces deux composantes étant tout sauf exclusives) ... Mais aussi l'intériorisation du sécularisme et de l’agnosticisme comme norme commune de la parole publique à notre époque (tout comme à une autre époque on aurait été porté à tout qualifier de chrétien ....).

Je précise que je n'étais pas du tout convaincu de tout cela il y a 22 ans quand j'ai mis les pieds sur la Route ... ;).
Mais c'est aujourd'hui une évidence. Le fait qu'il puisse y avoir de l'excès dans ce que certains en feront (mais de quoi cette règle n'est-elle pas vraie en ce monde ?) ne change strictement rien à la réalité. Tolkien est bien un auteur chrétien (et plus spécifiquement catholique).

À la fin, j'appelle à la barre un témoin irrécusable :) : Leo, à la soutenance d'il y a deux jours, a commencé en reprochant légèrement au doctorant de n’avoir pas suffisamment insisté sur le fait que la dimension chrétienne de l’œuvre était non explicite, rappelant que les parties les plus explicites comme l’Athrabeth n’étaient pas publiées à la mort de l’auteur et que l’on ne savait pas comment exactement Tolkien comptait les publier, bref, la position défendue par Leo dans Tolkien et la religion … mais il a terminé, j'allais dire inéluctablement, porté non plus par ce constat mais par l'œuvre elle-même (ou par les deux œuvres, celle de Tolkien et celle de Sosryko) en expliquant à tout le monde que l’on n’a jamais fini d’explorer les profondeurs spirituelles de l’œuvre tolkienienne, et je me suis empressé de transcrire et graver dans le marbre sa phrase finale : « lire Tolkien, c’est partir en voyage spirituel » ! Et, si cela ne suffisait pas, sur la fin de la soutenance, bien après son intervention, alors que le doctorant et des membres du jury s’accordaient pour qualifier Ellul de philosophe alors qu’Ellul ne se désignait jamais comme tel, Leo de prendre la parole en disant : « remarquez que l’on peut dire exactement la même chose de Tolkien théologien ! » — CQFD.

(*) Je n'ai jamais osé lui dire. Dans ce livre il a été tellement gentil avec moi, en employant une même expression commune élogieuse deux fois, une fois pour Tolkien et une fois pour moi, que je n'ai rien osé dire (c'est bête de ma part mais non irrémédiable).

Hors ligne

#7 01-12-2023 14:25

sosryko
Inscription : 2002
Messages : 1 994

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Merci pour ce post, Yyr.
Je me suis évidemment reconnu en cette personne qui ne connaissait rien de l'auteur à la lecture du Seigneur des Anneaux, etc. ;-)
S.

Hors ligne

#8 02-12-2023 03:16

Hisweloke
Inscription : 1999
Messages : 1 622

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Yyr a écrit :

Non que cette opposition en elle-même n'ait pas de sens (on peut très bien rencontrer des chrétiens qui ne le sont plus dans leurs œuvres : écrivains, médecins, enseignants ...)

Je ne crois pas, au souvenir de ma lecture, que ce soit une opposition dans ce sens restreint, et je crains aussi que ta parenthèse soit une sorte de carabistouille, du moins formulée ainsi de façon fort rapide, si tu me le permets: il ne s'agit pas certainement pas de ne plus l'être dans son œuvre, là n'est pas le véritable débat et le centre. Car c'est bien une question de centrage (du discours, et au-delà, de la perspective offerte), beaucoup plus fine que cela... De même que la distinction avec Lewis ne relève pas effectivement de savoir qui serait plus ceci ou cela que l'autre...

Yyr a écrit :

Le christianisme en général, le catholicisme en particulier, ne fait pas nombre avec les autres « sources », il les transcende, sans concurrence.

C'est un argument très délicat à manier, non? Car il ne peut au fond venir que d'un chrétien / catholique convaincu de cela. (Quant au "sans concurrence", il est délicat aussi historiquement, il faudrait nuancer... Beh, que Charlemagne brûle des Irminsuls... Ce ne sont que des arbres, au fond, restant eux-mêmes).

Yyr a écrit :

Dieu ne se manifeste pas dans le tonnerre et les éclairs mais dans « le murmure d'une brise légère » (1R 19,12)

Erm... mais il aime bien se manifester avec tonnerre et éclairs aussi... Ex. 19, 16-18: Le troisième jour au matin, il y eut des tonnerres, des éclairs, et une épaisse nuée sur la montagne; le son de la trompette retentit fortement; (...) La montagne de Sinaï était tout en fumée, parce que l'Éternel y était descendu au milieu du feu; cette fumée s'élevait comme la fumée d'une fournaise, et toute la montagne tremblait avec violence.

Ou Actes, 2, 2: Tout à coup il vint du ciel un bruit comme celui d'un vent impétueux. -- Ou Ap, 1, 7: Voici, il vient avec les nuées etc.

Yyr a écrit :

j'en connais d'autres (personnes) pour qui l'œuvre tolkienienne a été déterminante dans leur conversion ...

L'argument est encore plus délicat, à utiliser une particularité personnelle comme généralité. On connait tous une voisine de palier dont l'ami d'un oncle connaît un gars qui... On peut ainsi en trouver que l’œuvre tolkienienne aura conduit à d'autres choix que le catholicisme. J'en connais, donc. Je reste incertain que cela ajoute à tout propos.

D., qui aime titiller.

Hors ligne

#9 02-12-2023 09:55

sosryko
Inscription : 2002
Messages : 1 994

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Tu as raison Didier, Yyr aurait dû écrire "pas seulement dans le tonnerre et les éclairs mais aussi dans « le murmure d'une brise légère » (1R 19,12)", mais il a opéré ce raccourci parce que son propos concernait l'essence du christianisme (pour faire le lien avec la foi vécue par Tolkien au quotidien, et donc dans son activité aussi d'écrivain), qui est bien de manifester les fruits de l'Esprit, dont la douceur (Ga 5,22), avec l'appel à être "imitateur de Dieu" c'est-à-dire à "marcher dans l'amour" (Eph 5, 1-2). L'extraordinaire de la puissance (le tonnerre, les éclairs, le vent impétueux) ne sont ni la norme des manifestations de Dieu dans la Bible, encore moins la part des chrétiens puisque prérogative divine en des tournants de l'histoire biblique de la révélation de Dieu aux hommes.

Hiswelokë a écrit :

Yyr a écrit :

    j'en connais d'autres (personnes) pour qui l'œuvre tolkienienne a été déterminante dans leur conversion ...

L'argument est encore plus délicat, à utiliser une particularité personnelle comme généralité. On connait tous une voisine de palier dont l'ami d'un oncle connaît un gars qui... On peut ainsi en trouver que l’œuvre tolkienienne aura conduit à d'autres choix que le catholicisme. J'en connais, donc. Je reste incertain que cela ajoute à tout propos.

Pour ma part, j'ai compris que le propos d'Yyr était de ne pas exagérer la distinction entre les notions d'"écrivain catholique" et de "catholique écrivain". S'il s'agit donc de dire que l'oeuvre de Tolkien est porteuse d'une dimension spirituelle, chrétienne et même catholique, cet argument me semble probant.
On lit un texte avec une culture, un passé, des opinions qui nous sont propres et chacun le reçoit différemment. Evidemment, tous les lecteurs de la Bible ne se convertissent pas (et on peut même aller jusqu'à dire que tous ceux qui se convertissent n'auraient pas dû la lire si c'est pour la détourner, de même que tous ceux qui voient dans le Seigneur des Anneaux une œuvre catholique ne sont pas animés de bonnes intentions ou veulent y voir une allégorie, à mille lieues du projet tolkienien).
On peut même penser que la majorité des lecteurs de la Bible ne se convertissent pas. Mais la plupart de ceux qui se convertissent ont un rapport avec elle, que ce soit directement ou avec une oeuvre (parole, écrit ou action) qui, sans forcément chercher à porter un témoignage volontaire, entretient un rapport explicite ou implicite avec elle. Rares sont ceux qui ont une expérience fondatrice directe avec le Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob et de Jésus-Christ ("directe" dans le sens d'une absence de rapport aucun avec la révélation biblique).
Pour ce qui concerne l'écriture de Tolkien, lorsqu'il lui arrive de faire signe vers le texte biblique (ses thèmes ou des sources qui se fondent sur lui) ou la tradition catholique, je n'y vois aucun geste apologétique, mais un travail d'entretissage soucieux d'être porteur de sens et ce, dans Le Seigneur des Anneaux, sans jamais prendre le pas sur le récit proprement dit.   

S.

Hors ligne

#10 02-12-2023 21:51

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Hisweloke a écrit :
Yyr a écrit :

Non que cette opposition en elle-même n'ait pas de sens (on peut très bien rencontrer des chrétiens qui ne le sont plus dans leurs œuvres : écrivains, médecins, enseignants ...)

Je ne crois pas, au souvenir de ma lecture, que ce soit une opposition dans ce sens restreint, et je crains aussi que ta parenthèse soit une sorte de carabistouille, du moins formulée ainsi de façon fort rapide, si tu me le permets: il ne s'agit certainement pas de ne plus l'être dans son œuvre, là n'est pas le véritable débat et le centre. Car c'est bien une question de centrage (du discours, et au-delà, de la perspective offerte), beaucoup plus fine que cela... De même que la distinction avec Lewis ne relève pas effectivement de savoir qui serait plus ceci ou cela que l'autre...

Tu fais très bien de titiller. Et tu as raison de recentrer. Oui je suis d'accord avec ce que tu dis pour expliciter la dichotomie de Leo en parlant d'une question de centrage et de perspective offerte. Je suis d'accord, tout comme je suis d'accord avec le caractère non explicite, etc. Et je suis d'accord avec ce qu'en dit Hyarion aussi, si l'on met derrière la notion d'écriture catholique celle d'un projet spécifiquement catholique, etc.

Ce que je conteste, et ce que tu m'aides à préciser, Didier, c'est le syntagme de « catholique auteur » ou de « catholique écrivain » ce qui, inévitablement, sépare indûment les deux qualités, à mon sens. Je pense que ce hiatus n'est pas étranger au fait que Laurent termine sa conférence (remarquable ! je suis honteux de pinailler d'une certaine manière mais c'est parce que sa conférence est remarquable et me dépasse par ailleurs que je me le permets) par une « blessure irréparable », un monde « à sauver », ce qui semble « au-delà de tout espoir », en en restant à l'héroïsme de Maldon, alors que Tolkien opère justement une transformation de cette fatalité et de cet héroïsme dans son œuvre à lui (c'est toute l'eucatastrophe !). Et je pense que ce hiatus est finalement intenable : ainsi de Leo qui dit « partir en voyage spirituel » en lisant Tolkien et termine par « Tolkien théologien » ! En gros, je suis d'accord avec cette question de centrage, mais pas avec une façon de l'exprimer qui va au-delà : pour éviter le risque d'abus qu'il y aurait à parler d'écrivain ou d'auteur catholique (au sens où il aurait écrit une œuvre apologétique, ou dont l'appréciation serait réservée aux chrétiens, ou que sais-je ... certes non !!!), il faudrait parler de catholique écrivain ou auteur, un syntagme bizarre (mais qui me fait aussi penser à Obélix : « vous aimez mon chien petit ? ») dont l'insistance sépare les qualités : le remède est pire que le mal, de mon point de vue.

Pour le reste, à la suite de Sosryko qui corrige avec raison et avec l'équilibre dont je manque certainement, j'aurais pour ma part précisé mon affirmation par les deux versets suivants : « Les disciples Jacques et Jean, voyant cela, dirent: Seigneur, veux-tu que nous commandions que le feu descende du ciel et les consume ? Jésus se tourna vers eux, et les réprimanda, disant : Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés.… » (Luc 9,54-55). Plus largement, dans la foi chrétienne, la clef d'interprétation de l'Ancien Testament est le Christ. C'est à partir de lui que l'Église interprète le reste. Idem pour ce qu'ont pu faire Charlemagne ou les Croisés ;). On pourrait se pinailler et se titiller sur les autres points à l'occasion, ce serait un réel plaisir (et certainement profitable pour moi). Peut-être oralement, pour m'éviter d'argumenter à l'emporte-pièce, à ce qu'il semble ;).

Hors ligne

#11 03-12-2023 00:10

Hisweloke
Inscription : 1999
Messages : 1 622

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Yyr a écrit :

... ce que tu m'aides à préciser, Didier, c'est le syntagme de « catholique auteur » ou de « catholique écrivain » ...

Soyons précis, le syntagme en question ci-dessus était de « catholique auteur » ou de « auteur catholique ». On peut éventuellement aussi discuter de la dichotomie auteur / écrivain, en mettant aussi ce dernier devant ou derrière, mais cela relève encore d'autres choses, il me semble. Intéressantes aussi, cela dit. Tu peux affiner ton propos wink

P.S. Hors sujet (encore que pas totalement), mais son « but consciously in the revision »... Un jour j'ai dit, par ici, toutes proportions gardées, « alors il faut faire sien le "Vice Secret" ». Depuis, mais je le soupçonnais déjà, j'ai connu ma révision. Il faut beaucoup s'interroger, sur chaque mot wink -- Et on en revient, en actes, au langage, à la conscience ou à l'inconscient...

Hors ligne

#12 16-12-2023 20:59

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Je vais affiner mon propos.
— Tu te souviens quand tu m'avais demander de préciser ce que j'avançais sur amdir / estel il y a une vingtaine d'années ? ;)

Et je vous montrerai que, de tous les peuples de la Gaule, c'est moi le plus brave.

(pas d'inquiétude, je serai plus sage qu'Abraracourcix ;))

Eh bien non en fait ;).

Hors ligne

#13 18-12-2023 23:12

Hisweloke
Inscription : 1999
Messages : 1 622

Re : Tolkien, auteur catholique ?

> Et je vous montrerai que, de tous les peuples de la Gaule, c'est moi le plus brave.

Derrière la boutade, une volonté de convaincre... Ou de convertir puisque le vocable a été utilisé (à l'emporte-pièce aussi). Eh. C'est très contraint comme agenda annoncé, non? Peut encore affiner!

Ho Antilegôn ;-)
EDIT: Croisée dans mes travaux typographiques récents: "... ἀλλὰ φιλόξενον, φιλάγαθον, σώφρονα, δίκαιον, ὅσιον, ἐγκρατῆ ... παρακαλεῖν ἐν τῇ διδασκαλίᾳ τῇ ὑγιαινούσῃ καὶ τοὺς ἀντιλέγοντας ἐλέγχειν" (Tite, 1, 8-9). (Le même ne dit pas que de sages choses comme là; en 2, 9, il n'a pas l'air gêné par l'esclavagisme. Autres temps...)

Hors ligne

#14 19-12-2023 08:50

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Rhôô :)

Hisweloke a écrit :

une volonté de convaincre... Ou de convertir puisque le vocable a été utilisé (à l'emporte-pièce aussi)

Convaincre probablement (quel mal ?).
Mais cela ne suffirait pas comme but. La démonstration risque d'apporter des choses plus intéressantes par ailleurs.
Convertir non : il y a confusion complète.

Fais-moi confiance Didier : cette boutade est là pour dire qu'après réflexion, je ne pourrai (telles sont mes limites) affiner sans y consacrer un véritable travail. Pas plus, pas moins. Et pardonne ma maladresse si ma façon de répondre n'était pas adaptée.

Hors ligne

#15 19-12-2023 08:53

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Hisweloke a écrit :

EDIT: Croisée dans mes travaux typographiques récents: "... ἀλλὰ φιλόξενον, φιλάγαθον, σώφρονα, δίκαιον, ὅσιον, ἐγκρατῆ ... παρακαλεῖν ἐν τῇ διδασκαλίᾳ τῇ ὑγιαινούσῃ καὶ τοὺς ἀντιλέγοντας ἐλέγχειν" (Tite, 1, 8-9). (Le même ne dit pas que de sages choses comme là; en 2, 9, il n'a pas l'air gêné par l'esclavagisme. Autres temps...)

Ce verset ne supporte aucunement l'esclavage.
En revanche, il est vrai qu'il s'en accommode, d'une certaine façon.
Parce qu'en cet autre temps, il y avait des choses plus importantes dont découlait tout le reste.
Aujourd'hui on s'occupe du reste sans s'occuper de ce dont tout dépend, notamment de ce à partir de quoi discerner le mal de l'esclavage.

Hors ligne

#16 03-02-2024 12:22

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Voici un premier jet de mes réflexions, après relecture attentive de la thèse développée par Leo dans Tolkien et la religion : comme une lampe invisible (paru aux Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2016, 312 p., ci-après abrégé TR). Une thèse synthétisée dans l'article écrit par Leo pour le hors série de Philosophie magazine de l'été 2022 : « Il était une foi ... » (pp.94-98, ci-après abrégé IF). Et où Leo, rappelant que « ce n'est pas parce que quelqu'un est catholique que ses ouvrages le sont » (IF, p.95), développe une argumentation contre l'idée selon laquelle Tolkien pourrait être qualifié d'auteur catholique (ou chrétien, cf. infra). Mon traitement de la question partira de la mise en regard opérée par Damien entre les arguments de Leo (références données supra) et ceux de Carl (rassemblés dans The nature of Middle-earth, Houghton Mifflin, 2021, App. I, pp.401-412, ci-après abrégé NM), augmentés des miens (implicites mais aisément identifiables, dans ma triple étude sur l'espérance dans le Conte d'Arda dans Pour la gloire de ce monde : recouvrement et consolation en Terre du Milieu, au Dragon de Brume, 2016, 416 p., ci-après abrégé PG). Suivra mon analyse personnelle de la problématique ainsi qu'une synthèse et, à la fin, une tentative de recontextualisation.

I. Liminaire

Je laisse de côté le débat auteur / écrivain. Non que ce point ne mérite pas d'être débattu mais qu'il ne modifie pas, à mon avis, le présent (et suffisant) débat.
Je n'insisterai pas sur la distinction chrétien / catholique. Je partirai le plus souvent du terme catholique parce que c'est à partir de lui que Leo a argumenté (et parce que c'est aussi en référence à l'affirmation de Tolkien dans sa correspondance comme quoi le Seigneur des Anneaux était fondamentalement catholique). Mais la problématique pourrait aussi bien être traitée autour du terme de chrétien : ils sont, sous le rapport du présent débat, parfaitement interchangeables.

Il me semble devoir être signalé que « catholique auteur » ou « chrétien auteur » sont des tournures difficiles. Ce ne sont pas les termes de chrétien et de catholique, tout à la fois substantifs et adjectifs, qui rendent cette tournure difficile, mais celui d'auteur : celui-ci n'étant jamais adjectivé, il sonne curieusement dans cette position. Donc, à compter que la question de fond soit résolue en faveur de la thèse de Leo, cette inversion ne sera pas idéale (i.e. : tout au plus pourra-t-on contester l'expression d'« auteur catholique », mais on pourra difficilement prescrire de parler de « catholique auteur »).

On ne s'attardera pas plus sur cette question de formulation. On a bien compris que la question qu'il y a derrière, et dont on s'occupera ici, est la suivante : Tolkien peut-il être qualifié d'auteur chrétien ou catholique, au sens où cette qualité vaudrait non seulement pour lui mais aussi pour ses œuvres ? Telle est la question que nous traitons ci-après.

II. Un auteur catholique

• Objections

1. (a) Les romans de Tolkien ne contiennent pas la moindre allusion à Dieu, et aucune référence explicite à une quelconque religion réelle, encore moins au christianisme, même dans un ouvrage comme le Silmarillion (TR, pp.77, 143, 169, 188). Les éléments cultuels sont maigres (TR, pp. 176-182), et les éléments religieux, quoique globalement compatibles avec la théologie chrétienne, ne sont jamais explicitement chrétiens (TR, pp.223-228), pas plus que les éléments culturels (TR, p. 238). (b) Les romans de Tolkien sont toujours situés dans une ère indéfinie et en tous les cas préchrétienne, n'ayant aucun rapport direct ou évident avec les pratiques religieuses catholiques (TR, p.116). (c) Si certains aspects des textes trouvent des parallèles indéniables dans le mythe judéo-chrétien — création, incarnation, existence du mal, être maléfique rebelle, chute des anges et des hommes, rédemption, etc. (TR, p.158) —, d'autres évoquent plutôt les mythologies polythéistes, germaniques ou celtiques, c'est-à-dire des éléments païens — divinités, monstres, autres créatures intelligentes que l'homme (TR, pp.158, 218, 208-231). On a là un mélange qui rappelle celui opéré par les auteurs de Beowulf et Sire Gauvain et le chevalier vert (ibid.). D'ailleurs, les éléments moraux ne sont pas spécifiquement chrétiens (TR, pp. 231-236 ; IF, p.95).

2. Un texte comme celui de l'Athrabeth, particulièrement congruent avec la théologie chrétienne — au point de faire signe vers l'Incarnation de Dieu lui-même dans le Monde —, a été rédigé « après-coup », en réfléchissant, plus en tant que théologien qu'auteur, à notre peur de la mort et à notre espérance en la vie après la mort. Aussi serait-il serait erroné d'imaginer que ce débat métaphysique puisse s'appliquer rétroactivement aux légendes, et surtout pas au Seigneur des Anneaux (TR, pp. 273-274).

3. (a) Tolkien n'avait pas de projet chrétien mais celui de créer une mythologie parallèle (TR, pp.73, 281) ; la correspondance de Tolkien ne doit pas être confondue avec sa fiction, comme si elle faisait partie de son œuvre : ses lettres ne peuvent être prises à témoin de ses intentions primitives (TR, pp.281, 283). (b) Lorsqu'il y a une ambiance spirituelle dans le texte, Tolkien n'impose rien au lecteur (TR, p.239). Il a évité toute allusion concrète à sa propre religion afin de laisser à chacun la liberté d'y voir un sens plus universel ; tout au plus a-t-il pris garde à ce que son œuvre soit compatible avec la pensée chrétienne (TR, pp.281, 289 ; IF, p.95). (c) Tolkien n'avait aucune intention prosélyte, apologétique ou missionnaire (TR, pp.73, 170, 173, p.277), ni l'état d'esprit d'un prédicateur (TR, p.278).

• En sens contraire

4. (a) C'est en son cœur et en sa base, c'est-à-dire dans dans son essence, dans sa métaphysique et son anthropologie, que le Seigneur des Anneaux (ou, plus largement, le Légendaire) est catholique (NM, p.402). Ainsi de l'hylémorphisme aristotélico-thomiste et de la relation entre le corps et l'esprit (NM, pp.403-405, 409, 411-412), de la contingence de l'univers liée à la volonté continue du Créateur (NM, p.405), de la compréhension augustinienne et thomiste du bien et du mal (NM, p.406), de la Chute de l'Homme (NM, pp.407-409), de la nature du mariage (NM, pp.410-411), des manifestations physiques de la sainteté (NM, pp.410-411). (b) Le principe de la mythopoésie est de chercher à atteindre le cœur de la réalité ou la vérité par une autre narration et donc une autre temporalité que les nôtres : il n'y a aucun anachronisme à trouver (entre autres) des éléments chrétiens dès le début même de l'histoire dans le Conte d'Arda alors qu'ils apparaissent bien plus tardivement dans celle du Monde Primaire : « la direction à cet égard n’a aucune importance [:] Dieu est le Seigneur des anges et des hommes — et des elfes » (PG, pp.328-329). (c) À l'instar de Beowulf, le mythe d'Arda procède de la transformation des mythes nordiques au contact de la foi chrétienne. Il n'y là ni juxtaposition ni confusion ni syncrétisme, mais une tension féconde. Par exemple, aucune autre culture que celle de la littérature scandinave ne pouvait mieux souligner la dimension de persévérance de l'espérance chrétienne. Réciproquement, cette dernière montre pourquoi le caractère inéluctable de la défaite dans le temps perçu par la mythologie nordique n’est pas un désaveu (PG, pp.302-303).

• Réponse

5. Pour tout être naturel et plus encore pour toute œuvre d'art, il faut distinguer entre sa matière (ce à partir de quoi la chose est faite) et sa forme (ce qui détermine sa matière, ce qui donne à la chose d'être ce qu'elle est, ce qui l'identifie). Et, pour tout être naturel et plus encore pour toute œuvre d'art, c'est la forme qui importe le plus, c'est elle qui rend raison de ce qu'est la chose (on distingue entre une fourchette et une cuillère en métal, et non entre du métal en forme de fourchette ou de cuillère). De même dans un récit, il faut, sur le plan spirituel (comme ailleurs), distinguer entre sa matière (les divinités, les choses sacrées, les rites, les cultes, les traditions, etc.) et sa forme (sa métaphysique, sa conception du bien et du mal, sa dépendance au surnaturel, etc.) : c'est cette dernière qui détermine la première. Par exemple, on peut certes évoquer un parallèle entre Melkor-Morgoth et « le Prince de ce Monde » du Nouveau Testament, ainsi que le fait Leo (TR, p.154), mais il s'agit d'un parallèle matériel (un prince des ténèbres rebelle) qui n'est aucunement déterminant à lui seul (n'importe qui peut écrire une histoire où l'être le plus mauvais pourra être matériellement comparé au Diable, cela n'en fera pas nécessairement une œuvre chrétienne). Le caractère chrétien est donné par la forme de Melkor, en particulier celle du Marrisseur — le Marrissement est une mythopoésie de la Chute biblique (PG, pp.233-258) et appelle nécessairement une réflexion sur l'Immarrissement d'Arda mythopoésie de la Rédemption biblique (PG, pp.259-278).

6. Il faut ensuite, d'une part, distinguer dans cette qualité (chrétienne ou catholique) entre ce qui est encore en puissance (une potentialité qui n'est pas mise en œuvre) et ce qui est en acte (cette potentialité a été mise en œuvre), et, d'autre part, observer qu'une forme qualitative s'actualise toujours progressivement, de façon continue. Les qualités d'auteur, chez Tolkien, se sont actualisées de façon continue et progressive. Il est sans doute l'auteur qui peut le plus facilement nous convaincre de cela, lui dont l'œuvre n'était jamais suffisamment parfaitement aboutie, et qui nous est parvenue inachevée : beaucoup restait en puissance (même si son fils Christopher a pu en actualiser une partie). C'est le cas, entre autres, de la qualité chrétienne de son œuvre, qui s'est manifestée (actualisée) au fur et à mesure, les œuvres les plus tardives développant les semences des œuvres les plus précoces devenues les jeunes pousses des œuvres intermédiaires.

7. Enfin, s'agissant de l'intention de l'auteur et, partant, de la « cause finale » de l'œuvre (la plus importante car elle détermine toutes les autres ; elle est « la cause des autres causes » dit s. Thomas), il faut distinguer entre cause prochaine et cause lointaine. Il est acquis que la finalité immédiate la plus proche est (pour Tolkien) l'ambition linguistique et mythographique de l'auteur : subcréer de nouvelles langues et de nouveaux mythes pour sa joie et celle de ses lecteurs, et uniquement pour cette joie. Mais cette finalité est elle-même gouvernée par celle des contes, à savoir (pour Tolkien) de se tourner vers la Nature, l'Homme et le Mystère (Faërie, p.82 ; cf. PG, pp.9-15). Et l'art du Conte est lui-même gouverné par d'autres causes finales plus lointaines, qui s'imbriquent entre elles, jusqu'à celle (pour Tolkien) « première », qui est d'« améliorer selon ses possibilités sa connaissance de Dieu [et] le louer et [...] le remercier » (Lettres, p.560 ; cf. PG, p.413). On pourrait dire, en une synthèse tolkienienne (et chrétienne), de donner à boire « à ceux qui ont soif » (Lettres, p.145 ; cf. Jérémie 2,13 vs. Jean 7,37-38).

— Simplification

8. Se demander si Tolkien peut être qualifié d'auteur catholique (au sens où on l'a précisé plus haut) revient à se demander, suivant les catégories aristotéliciennes, si Tolkien est un auteur catholique « par soi » ou « par accident », c'est-à-dire s'il a œuvré « en tant que catholique » ou « en tant que personne se trouvant être catholique » (si un homme musicien joue de la musique, c'est « par soi » i.e. en tant que musicien ; si un cuisinier joue de la musique, c'est « par accident » i.e. ce n'est pas en tant que cuisinier qu'il joue de la musique : son talent culinaire est indépendant de cette opération). On ne saurait soutenir qu'une œuvre comme le Seigneur des Anneaux aurait été la même sans sa forme catholique (une évidence qui ne l'est pas pour le Hobbit). À cet égard, ce n'est pas tant une affirmation comme celle faite à Robert Murray, d'après laquelle « le Seigneur des Anneaux est bien entendu une œuvre fondamentalement religieuse et catholique » (Lettres, p.246), qui emporte le tout (car, après tout, il l'affirme sans le montrer), qu'une affirmation comme celle faite à Amy Ronald, suivant que, c'est parce qu'il est « un chrétien, et à vrai dire un catholique », qu'il ne s'attend pas « à ce que “l’Histoire” soit autre chose qu’une “longue défaite” — même si elle comporte (et dans une légende peut les contenir de manière plus claire et émouvante) quelques exemples ou aperçus de la victoire ultime » (Lettres, p.362). Or, comment mieux récapituler le Conte d'Arda, cette longue défaite avec parfois — comme au terme de la Quête de l'Anneau — un aperçu clair et émouvant de la victoire ultime ? Le lien nécessaire et non accidentel entre son œuvre et sa foi est encore explicite en conclusion de Faërie, où Tolkien explique à la fois que l'eucatastrophe est la forme parfaite du conte de fées ... et que la plus parfaite de ces formes est celle de l'Incarnation et de la Résurrection (Faërie, p.138). Incidemment, soutenir que la foi de Tolkien est accidentelle dans son écriture reviendrait à soutenir qu'elle est accidentelle dans sa vie — si l'on tient pour vrai que son œuvre a été « écrite avec [s]on sang » (Lettres, p.179).

• Solution (aux arguments des objections 1.2.3. et en sens contraire 4.)

9. Les objections 1. (a) (b) (c) et les arguments contraires correspondants 4. (a) (b) (c) se rapportent à la problématique du rapport entre matière et forme (5.). Les objections 1. (a) (b) sont inopérantes car elles ne saisissent que la matière du Conte. L'argument contraire 4. (a) à la première me paraît tout à fait recevable, qui se positionne sur la forme du Conte, même s'il n'est pas exhaustif (il faudrait y ajouter la question du libre arbitre — dont la forme excède largement celle de Boèce —, la pitié, la tentation, la nature, le respect de la vie, l'altérité sexuelle, l’amour, la mémoire, l'espérance, etc.) — mais en gardant bien à l'esprit que les correspondances entre le Conte d'Arda et la doctrine chrétienne ne se font pas selon un recouvrement exact (cf. PG, pp.321-331 et III. infra). La seconde trouve sa réponse dans l'argument contraire 4. (b) (en notant que TR même fournit déjà de très bons éléments de réponse : cf. pp.116, 163-165, 170). En revanche, l'objection 1. (c), saisissant la forme du Conte, et tout spécialement sa forme morale, est parfaitement légitime. Mais l'argument contraire 4. (c), qui découle de la lecture de Tolkien de Beowulf, montre que la forme de l'espérance chrétienne s'articule sans confusion avec la forme de l'héroïsme nordique. L'accord est tel qu'il ne me paraît pas exagéré de dire que l'on peut (entre autres) résumer le Seigneur des Anneaux aussi bien que le Conte d'Arda à cette leçon précise : la résistance (au Mal) absolue, parfaite, parce que sans espoir (forme de l'héroïsme nordique) ... n'est jamais sans espérance (forme de l'espérance chrétienne). Plus largement, s'agissant des éléments moraux, il est tout à fait vrai de dire qu'ils ne sont pas spécifiquement chrétiens. J'ai montré qu'ils étaient largement cohérents avec la loi naturelle. Mais il faut ajouter, d'une part que seuls les catholiques y adhèrent encore aujourd'hui, d'autre part que cette loi naturelle est, pour le catholicisme, indissociable de la loi éternelle, ce qui est également explicite dans le Conte d'Arda.

10. L'objection 2., qui se rapporte à la modalité d'actualisation des formes de l'œuvre tolkienienne (6.), ne me paraît pas pouvoir être soutenue de quelque façon que ce soit. Il n'y a aucun hiatus, aucune discontinuité, dans l'évolution (l'actualisation) de la forme chrétienne au fil de la composition du Conte d'Arda (ce qu'a encore montré la publication dans le Parma Eldalamberon n°17 du glossaire entamé pour le Seigneur des Anneaux). L'Athrabeth (par ailleurs le seul texte tardif abouti et parfaitement publiable en l'état) ne fait que développer des éléments en puissance sinon déjà présents dans le Silmarillion et dans le Seigneur des Anneaux. Au point que Tolkien lui-même, dans son commentaire de l'Athrabeth, en illustre la pointe à l'aide d'une comparaison entre Aragorn et les Nazgûl. Ce faisant, il applique ce débat métaphysique rétroactivement aux légendes d'Arda, et surtout au Seigneur des Anneaux. Incidemment, l'affirmation d'après laquelle l'Athrabeth aurait été rédigé dans une optique différente, extrinsèque, en se servant après-coup du Conte d'Arda pour réfléchir à notre peur de la mort et à notre espérance en la vie après la mort, n'est soutenue par aucun fait. Et elle est contradictoire. Car qu'est-ce qu'a fait Tolkien, depuis le début (de l'écriture) du Conte d'Arda, sinon réfléchir à notre peur de la mort et à notre espérance en la vie après la mort ? Rien ne permet de penser que l'Athrabeth ait été rédigé différemment du reste : en essayant toujours plus, intrinsèquement, de tirer les conséquences de ce qui avait été précédemment écrit (ou découvert ... cf. III.).

11. Les objections 3. (a) (b) (c) se rapportent à la modalité de la finalité de l'œuvre tolkienienne (7.). La première (a) se résout très simplement selon que l'on considère l'intention prochaine ou lointaine de l'auteur : l'objection est vraie sous le rapport de la cause prochaine mais pas sous le rapport de la cause lointaine, qui détermine les autres (en cascade). Les dernières (b) (c) se résolvent par ce qui a été dit avant, quant à la distinction entre matière et forme et entre puissance et acte (en notant que la traduction française de « compatibilité » ne rend pas justice à l'original qui implique une réelle cohérence). En ce qui concerne plus spécialement la toute dernière objection (c), est elle vraie mais inopérante : la qualité chrétienne ou catholique n'implique aucunement celle du prosélytisme.

Louis Bouyer (par ailleurs cité en partie dans TR, pp.92-93) récapitule et tient tout ensemble :

Tolkien en effet, d'accord avec les meilleurs historiens contemporains des religions comparées, comme un Georges Dumézil ou un Mircea Eliade, ne s'est pas contenté de montrer le caractère, non seulement de pérennité, mais de vérités essentielles, et pour cela impérissable, des mythes, où s’est projetée l'intuition première du sens de l’univers et de la vie humaine. Mais comme les meilleurs exégètes, bien loin par suite de prétendre « démythifier » la Bible ou l'Évangile, sous couleur de nous les rendre plus accessibles ou plus acceptables, Tolkien est aussi de ceux ont le mieux compris et expliqué comment la nouveauté de ce que les juifs et chrétiens ont cru être la parole divine ne pouvait s'exprimer humainement qu'en faisant siennes, fût-ce en les transfigurant, les images et les mythes. Car les mythes, si imparfaite, si provisoire qu'on puisse dire leur projection de la vie cosmique et de la nôtre, expriment une attente : l'attente, croyons-nous, l’espérance encore confuse que la Bible devait élucider, et à laquelle, seul, l'Évangile pouvait répondre par la vérité définitive du Dieu de l'univers entrant dans l’histoire des hommes et l’envahissant. Mais ce qui est la grande originalité de Tolkien, c’est d’avoir su montrer en outre que, non seulement le mythe, mais l’exercice même de la faculté mythopoétique, loin d’être dépassés et rendus comme désuets du fait de la révélation juive et chrétienne, en reçoivent, en plus de ce sens renouvelé, une stimulation toute neuve. Et c’est là, a-t-il montré lumineusement dans son livre Tree and Leaf, ce qui devait se manifester dans la littérature féerique des chrétiens : préparant, anticipant en quelque mesure cette transfiguration de toutes choses qui constitue l’objet suprême de l’espérance chrétienne. Encore ne le fera-t-elle pas en tentant stupidement de déraciner de la terre humaine cet espoir, de l’arracher à notre terroir originel, mais bien au contraire en l'y replongeant jusqu’à des profondeurs encore inconnues.

Louis Bouyer, Les lieux magiques ..., cité par Michaël dans Tolkien, les racines du légendaire, pp.139-140 (je souligne)

Mais aussi Leo lui-même, qui ré-articule à la fois acte & puissance et enchaînement des causes finales chez « cet auteur catholique » (sic, lapsus révélateur de TR, p.174) :

Mais comme Fignole (Niggle), qui découvre son Arbre ailleurs, non seulement achevé, mais vivant — dans l’Ailleurs, l’Au-delà de Faërie, le Réel qui dépasse la réalité physique de ce monde —, Tolkien gardait sans doute l'espérance de trouver un jour la réalisation de son rêve de philologue : remonter jusqu’au Verbe divin, la seule Parole parfaite, dans la joie de la Vision béatifique.

TR, p.294 (je souligne), voir aussi p.209

Ou encore Ducros :

Ainsi, la mythopoésie tolkienienne a opéré selon un mode propre. Selon un mode propre mais d’après la même vérité que celle de la Création — celle-ci n’étant pas protégée bien sûr, ici comme ailleurs, de la déformation ou de l’incompréhension (Lettres, p.277). Dans ce mode, les éléments de vérité sont absorbés par le récit, à la façon d’un levain mis dans la pâte, jusqu’à ce que l’ensemble lève (Matthieu 13,33 ; Luc 13,20-21). Si donc, l’auteur conçut (dans son rapport à la vérité) « une œuvre fondamentalement religieuse et catholique » et que (dans son mode) « l’élément religieux est absorbé dans l’histoire et dans le symbolisme » (Lettres, p.246), le second terme ne voile pas mais manifeste et révèle le premier — ce « conte de fées, ou [cette] histoire d’un genre plus vaste, qui embrasse toute l’essence des contes de fées » (Faërie, p.138).

PG, p.301 (je souligne)

III. Une prudence légitime

Cela étant (et je partage complètement le point de Leo là-dessus), une chose est de dire qu'un auteur est catholique (au sens où sa catholicité informe son œuvre), autre chose de lui coller une étiquette (cf. TR, p.77). L'étiquetage est réducteur et neutralise la singularité aussi bien de la personne que de son œuvre. Il n'y a qu'à considérer, côte à côte, les lettres n°328 et 329 : la première montre à quel point, de bout en bout, l'œuvre est transfigurée par sa forme chrétienne ; la seconde à quel point cela horripile Tolkien d'être pour autant étiqueté (en l'occurrence comme « croyant au didactisme moral »). Et pour cause, le procédé anéantit aussi bien l'auteur (pas besoin de son art) que le lecteur (pas besoin de lire, de s'émerveiller, et de réfléchir par soi-même).

En l'occurrence, la forme chrétienne de l'œuvre tolkienienne est indubitable. Pour autant, d'une part, elle n'est pas seule à informer le Conte d'Arda (même si elle a, à mon avis, une fonction architectonique évidente), d'autre part, elle est singulière, tolkienienne. Autrement dit, si Tolkien est un auteur chrétien, il est aussi et surtout un auteur tolkienien. La forme chrétienne de son œuvre, pour ce qui la concerne, ne colle jamais parfaitement avec une éventuelle « dogmatique ». Par exemple, même je ne suis pas encore très calé en philosophie, je le suis suffisamment pour percevoir que la métaphysique tolkienienne ne recoupe pas exactement celle de s. Thomas (même si, bien sûr, elle s'en rapproche de très près, autrement plus que de Plotin, Boèce, etc.). Nous échangions avec Didier à ce sujet : Tolkien se réapproprie, reprend à frais nouveaux les questions du Réel, de l'histoire, de la Chute, etc. en tant que catholique certes mais pas seulement : c'est aussi en tant que Tolkien.

Enfin, si l'on se pose la question de la participation de la foi de Tolkien dans son œuvre, on peut aussi bien se poser la question de la participation de son œuvre dans sa foi et comment celle-ci, en retour, se trouve colorée de façon toute mythopoétique : « la Résurrection a été la plus grande des “eucatastrophes” possibles dans le plus grand Conte de Fées » ; Dieu est « l'Artiste suprême et l'auteur de la Réalité » (Lettres, pp.148-149), etc. (cette relation réciproque étant encore une autre évidence du caractère chrétien de son art ...). Là encore, la question du libre arbitre se retrouve à la croisée des chemins : si ce libre arbitre est chrétien, il est aussi subcréation.

Hors ligne

#17 03-02-2024 15:16

Cédric
Lieu : Près de Lille
Inscription : 1999
Messages : 5 823
Webmestre de JRRVF
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Yyr a écrit :

Voici un premier jet de mes réflexions

Damned, j'adore la façon dont tu amènes ce message fleuve big_smile
Je ne l'ai pas encore lu mais je me réjouis que tu aies trouvé le temps pour nous faire part de tes réflexions. Ca fait plaisir !

Hors ligne

#18 03-02-2024 18:02

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Cédric a écrit :
Yyr a écrit :

Voici un premier jet de mes réflexions

Damned, j'adore la façon dont tu amènes ce message fleuve :D
Je ne l'ai pas encore lu mais je me réjouis que tu aies trouvé le temps pour nous faire part de tes réflexions. Ca fait plaisir !

Arf il s'agit quand même d'un mois de boulot, difficile à faire tenir sur un post-it ;).

Hors ligne

#19 03-02-2024 22:04

sosryko
Inscription : 2002
Messages : 1 994

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Merci pour ce travail de longue haleine que tu nous donnes à lire !
Cela pourrait servir à une belle conférence future, je pense, même si je me demande bien dans quel cadre cela pourrait se faire ;-)
J'ai bien ri d'apprendre que tu n'es pas "très calé en philosophie" tout en me réjouissant de la belle conclusion où se trouve cette confidence : j'approuve totalement l'idée d'un Tolkien auteur tolkienien et plus encore l'effet retour de son œuvre et de son imagination sur l'expression de sa foi. La finale de Faërie et les compléments dans la nouvelle édition des Lettres vont en ce sens.
Trop court commentaire de ma part, car je ne fais que passer, mais merci encore!
S.

Hors ligne

#20 03-02-2024 23:15

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Non ce n'est pas trop court, et en tout cas très bien équilibré : car tu as raison d'insister sur la fin (qui me paraissait indispensable mais que j'ai l'impression d'avoir bâclée : car ce n'est pas la question de départ ... mais c'est la plus importante).

Hors ligne

#21 03-02-2024 23:59

Hyarion
Inscription : 2004
Messages : 2 414

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Merci pour cette contribution, Jérôme, que je trouve constructive, et se terminant par un sage constat de prudence légitime avec lequel je ne peux qu'être d'accord.

Quelques remarques seulement, et rapidement :

Yyr a écrit :

Je n'insisterai pas sur la distinction chrétien / catholique. Je partirai le plus souvent du terme catholique parce que c'est à partir de lui que Leo a argumenté (et parce que c'est aussi en référence à l'affirmation de Tolkien dans sa correspondance comme quoi le Seigneur des Anneaux était fondamentalement catholique). Mais la problématique pourrait aussi bien être traitée autour du terme de chrétien : ils sont, sous le rapport du présent débat, parfaitement interchangeables.

Pas tout fait interchangeables, tout de même, sachant notamment ce que pensait Tolkien du protestantisme, a fortiori en tant qu'anglo-catholique, et même si je suis d'accord cependant pour dire que le plus grave problème spirituel pour lui était sans doute surtout l'athéisme... mais d'un point de vue chrétien se voulant avant tout catholique, sa pensée ayant parfois tendance à me faire penser à cette note de Joseph de Maistre : « Tout se ramène au grand axiome : catholique ou rien ».

Yyr a écrit :

3.[...](c) Tolkien n'avait aucune intention prosélyte, apologétique ou missionnaire (TR, pp.73, 170, 173, p.277), ni l'état d'esprit d'un prédicateur (TR, p.278).
[...]
En ce qui concerne plus spécialement la toute dernière objection (c), est elle vraie mais inopérante : la qualité chrétienne ou catholique n'implique aucunement celle du prosélytisme.

Un telle affirmation me parait faire curieusement peu de cas de la dimension ontologiquement apologétique des Évangiles, sans laquelle la lecture d'un passage de l'un ou l'autre d'entre eux lors de la messe n'aurait pas l'importance qu'elle a, du moins à ce qu'il me semble. Certes, il est question d'amour, de pardon, d'espérance, de refus de la violence, ce qui suppose de ne pas vouloir imposer son point de vue à autrui (c'est ce que m'a notamment appris ma grand-mère très pieuse, et c'est ainsi que j'ai toujours compris ce qu'est ou devrait être la réalité fondamentale d'une foi chrétienne, notamment catholique), mais il est aussi question de prédication et d'une Vérité, supposée universelle et donc valable pour l'humanité dans son ensemble. Ces derniers points ne seraient pas en soi problématiques si l'on ne tenait pas compte de l'histoire tourmentée du christianisme et plus particulièrement de l'Église catholique.
Il est toujours possible de ne voir les chose que du « pur » point de vue spirituel, et notamment estimer, comme l'a fait le cardinal John Henry Newman (dans le sillage de Joseph de Maistre) avec son Essai sur le développement de la doctrine chrétienne (1845), que la foi chrétienne est toujours restée la même depuis le christianisme primitif et que le catholicisme romain serait une explicitation de cette foi chrétienne à travers les âges et donc in fine la seule option possible pour le chrétien (la conversion de Newman, initialement anglican, au catholicisme s'explique ainsi, de son propre aveu). Mais une telle vision, téléologique (en sus d'être théologique), de l'histoire du christianisme en général et du catholicisme en particulier, ne saurait à l'évidence, et du moins à mes yeux, tout expliquer.
Dès lors que l'Église catholique s'est retrouvée associée au pouvoir politique en Occident, soit lorsque l'Empire romain est devenu officiellement un empire chrétien au IVe siècle, le catholicisme s'est vu inévitablement associé à un rapport de force politiquement dominant ayant accompagné son triomphe sur les polythéismes antiques « païens », triomphe qui n'était pas seulement spirituel et « moral » comme Tolkien semblait le croire, notamment dans cette lettre (254a) rajoutée dans la nouvelle édition de la correspondance de Tolkien où il se fait assez lourdement moraliste (et bien peu historien) vis-à-vis de la civilisation hellénistique ou plus largement de la civilisation grecque ancienne dans son ensemble. Or, l'histoire du catholicisme n'aurait pas été ce qu'elle est sans un prosélytisme devenu arme politique à portée très large et très profonde, au nom d'une « Vérité » antéposée, et non une simple option personnelle concevant radicalement la foi dans un sens « conversionniste », ce qui n'était certes pas le cas de Tolkien.
On ne peut pas, à mon sens, évacuer promptement la question du prosélytisme dès lors qu'il est question d'essayer de définir l'éventuelle identité religieuse d'un écrivain et de son œuvre, surtout si l'on a tendance à penser d'un point de vue « catholicocentré », a fortiori dans notre société, même « laïcisé », où le modèle catholique reste la référence pour appréhender la question religieuse (malgré la présence de plus en plus grandissante de l'islam dans le « débat » public). Tolkien a écrit son œuvre en un temps de crise spirituelle, à une époque où le christianisme en général, et le catholicisme en particulier, était dans une certaine phase de déclin en Europe occidentale, une phase de déclin qui n'était pas encore celle que l'on connait aujourd'hui, mais qui était déjà notoirement plus avancée que durant le siècle des Lumières par exemple. Ce déclin s'est produit à la fois sur un plan spirituel et sur un plan temporel, car c'est bien sur ces deux plans que l'Église catholique a exercé son influence (se voulant de portée universelle) pendant des siècles, même quand cela a fini surtout par se faire sur une pente descendante : n'oublions pas, par exemple, que c'est d'abord une crise diplomatique entre la France et le Vatican, survenue en 1904 (sous le pontificat de Pie X), qui fut à l'origine de la séparation de l'Église et l'État l'année suivante. Mais plus globalement, c'est dans un contexte de sécularisation accru en Occident, par rapport aux siècles précédents, que Tolkien a écrit et pensé en chrétien catholique. Compte tenu de la prétention universelle d'une religion (qu'il s'agisse du christianisme ou de l'islam, du reste), de son rapport passé et présent à la fois à la vérité et au pouvoir, il me parait légitime de tenir compte de la question du prosélytisme lorsque l'on entend définir, pour le cas qui nous occupe ici, l'œuvre littéraire de Tolkien comme étant ontologiquement catholique, ainsi que, si j'ai bien compris, tu entends le prouver, sinon l'imposer (ce que ton style parfois abrupt, en ces lieux et ailleurs, a pu souvent me laisser penser par le passé, mon cher Jérôme, je te l'avoue).

Même si j'avais déjà dit, il y a déjà quelques mois, que je n'interviendrai plus (les circonstances me l'imposant désormais d'autant plus...), il y aurait sans doute d'autres choses à dire et à débattre... J'imagine sans peine, par exemple, combien tu ne dois pas être d'accord avec le propos de Leo Carruthers (p. 213-214 de son Tolkien et la religion) sur le fait que Tom Bombadil peut être considéré comme un esprit de la nature, parce que ta vision de l'œuvre de Tolkien associée aux correspondances établies par Jean-Philippe avec un paradigme tolkienien chrétien à prétention universelle, entre autres, interdiraient absolument toute lecture autre que chrétienne de ce personnage, auquel pourtant Tolkien lui-même a choisi, très clairement, de ne pas donner d'identité précise et univoque... choix de l'auteur qui me parait aller, du reste, dans le sens de ta constatation, juste me semble-t-il, d'un écrivain certes catholique mais aussi tolkienien, et donc n'étant pas plus « essentialisable » d'un point de vue créatif que n'importe quel autre artiste.
Mais bon, bref, je vais essayer de ne pas déjà me décourager de vous proposer mon texte de conférence (où il est, entre autres, justement question de Tom Bombadil)... d'autant plus que ton propos, Jérôme, notamment sur la distinction à faire entre matière et forme, est intéressant, constructif comme je l'ai écrit dès le début, et pourra même peut-être m'aider à expliciter certains points potentiellement complémentaires à mon texte... si j'y consacre maintenant le peu de temps que je trouverai peut-être encore ces jours-ci à ce genre de travail intellectuel...

Peace and Love,

B.

[EDIT (07/02/2024): rajout d'un « 3. » dans une citation et correction d'une faute > « ...Évangiles, sans laquelle la lecture d'un passage de l'un ou l'autre d'entre eux... » au lieu de « d'entre elles », puisqu'il est question des Évangiles (au singulier : un Évangile)]

Hors ligne

#22 04-02-2024 18:16

sosryko
Inscription : 2002
Messages : 1 994

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Hyarion a écrit :

J'imagine sans peine, par exemple, combien tu ne dois pas être d'accord avec le propos de Leo Carruthers (p. 213-214 de son Tolkien et la religion) sur le fait que Tom Bombadil peut être considéré comme un esprit de la nature, parce que ta vision de l'œuvre de Tolkien associée aux correspondances établies par Jean-Philippe avec un paradigme tolkienien chrétien à prétention universelle, entre autres, interdiraient absolument toute lecture autre que chrétienne de ce personnage, auquel pourtant Tolkien lui-même a choisi, très clairement, de ne pas donner d'identité précise et univoque...


• Objections


• En sens contraire


• Réponse


• Solution


S.

Hors ligne

#23 05-02-2024 11:46

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Hyarion a écrit :
Yyr a écrit :

(c) Tolkien n'avait aucune intention prosélyte, apologétique ou missionnaire (TR, pp.73, 170, 173, p.277), ni l'état d'esprit d'un prédicateur (TR, p.278).
[...]
En ce qui concerne plus spécialement la toute dernière objection (c), est elle vraie mais inopérante : la qualité chrétienne ou catholique n'implique aucunement celle du prosélytisme.

Un telle affirmation me parait faire curieusement peu de cas de la dimension ontologiquement apologétique des Évangiles, sans laquelle la lecture d'un passage de l'un ou l'autre d'entre elles lors de la messe n'aurait pas l'importance qu'elle a, du moins à ce qu'il me semble. Certes, il est question d'amour, de pardon, d'espérance, de refus de la violence, ce qui suppose de ne pas vouloir imposer son point de vue à autrui (c'est ce que m'a notamment appris ma grand-mère très pieuse, et c'est ainsi que j'ai toujours compris ce qu'est ou devrait être la réalité fondamentale d'une foi chrétienne, notamment catholique), mais il est aussi question de prédication et d'une Vérité, supposée universelle et donc valable pour l'humanité dans son ensemble. Ces derniers points ne seraient pas en soi problématiques si l'on ne tenait pas compte de l'histoire tourmentée du christianisme et plus particulièrement de l'Église catholique.

Je suis tout à fait d'accord que cela mérite débat, d'autant que je te suis volontiers pour une très grande part de ce que tu exposes.
C'est que, là encore, cela dépend du rapport sous lequel on entend l'apologétique. Pour ce que vise Leo, je ne peux pas être d'accord avec son association nécessaire entre une certaine forme d'apologétique et la forme chrétienne. Pour être bref, la part incompressible (si l'on peut dire) d'apologétique, chez Tolkien, me semble plus que largement remplie avec son essai sur le Conte de Fées (tout comme tel chrétien discret, dans ses œuvres, témoignera ailleurs nommément que c'est au nom du Christ).
Mais une autre façon de résoudre cette contradiction apparente est de se demander comment Tolkien, si pieux, pourrait déclarer que son œuvre est fondamentalement catholique en en ignorant alors délibérément une composante fondamentale. Ou comment, si pieux et si convaincu que « soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez quelque autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu » (1 Cor 10:31, même si j'ai bien conscience que je vais au-delà du contexte qui amène l'apôtre à dire cela), il laisserait délibérément cette part de sa vie séparée de sa vie chrétienne.
Enfin, dire que Tolkien est un auteur chrétien ne dit pas qu'il est un auteur chrétien parfait (une statue imparfaite reste quand même une statue).

Hyarion a écrit :

J'imagine sans peine, par exemple, combien tu ne dois pas être d'accord avec le propos de Leo Carruthers (p. 213-214 de son Tolkien et la religion) sur le fait que Tom Bombadil peut être considéré comme un esprit de la nature, parce que ta vision de l'œuvre de Tolkien associée aux correspondances établies par Jean-Philippe avec un paradigme tolkienien chrétien à prétention universelle, entre autres, interdiraient absolument toute lecture autre que chrétienne de ce personnage, auquel pourtant Tolkien lui-même a choisi, très clairement, de ne pas donner d'identité précise et univoque... choix de l'auteur qui me parait aller, du reste, dans le sens de ta constatation, juste me semble-t-il, d'un écrivain certes catholique mais aussi tolkienien, et donc n'étant pas plus « essentialisable » d'un point de vue créatif que n'importe quel autre artiste.

Cet exemple sur Tom fait partie des nombreuses illustrations que j'ai laissées de côté, ne pouvant tout mettre. Mais, à strictement parler, mon désaccord avec Leo n'est pas tant qu'il ne cadre pas avec l'exégèse de Jean-Philippe que le fait qu'il se contente d'un élément matériel : Tom serait juste un esprit de la nature. Admettons. Mais qu'est-ce qu'en fait l'auteur ? qu'est-ce qu'en fait l'histoire ? Là pour moi est le problème : on ne peut rien conclure de Tom en se contentant de ce dont il serait fait (pas plus que parler d'une statue en se contentant de dire qu'elle est de marbre). Quelle forme prend-il ? Et quelle forme donne-t-il à l'histoire ? Et quelle forme cette histoire lui donne-t-il en retour ?

Yyr

Hors ligne

#24 05-02-2024 12:26

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Hyarion a écrit :
Yyr a écrit :

Je n'insisterai pas sur la distinction chrétien / catholique. Je partirai le plus souvent du terme catholique parce que c'est à partir de lui que Leo a argumenté (et parce que c'est aussi en référence à l'affirmation de Tolkien dans sa correspondance comme quoi le Seigneur des Anneaux était fondamentalement catholique). Mais la problématique pourrait aussi bien être traitée autour du terme de chrétien : ils sont, sous le rapport du présent débat, parfaitement interchangeables.

Pas tout fait interchangeables, tout de même, sachant notamment ce que pensait Tolkien du protestantisme, a fortiori en tant qu'anglo-catholique, et même si je suis d'accord cependant pour dire que le plus grave problème spirituel pour lui était sans doute surtout l'athéisme... mais d'un point de vue chrétien se voulant avant tout catholique, sa pensée ayant parfois tendance à me faire penser à cette note de Joseph de Maistre : « Tout se ramène au grand axiome : catholique ou rien ».

Là-dessus, je n'ai pas dit que les deux termes étaient parfaitement interchangeables dans l'absolu mais relativement au présent débat. En réalité, j'aurais peut-être dû plutôt dire relativement à la réponse que je lui donne, à savoir : distinguer entre matière et forme (5.), entre acte et puissance (6.), entre causes prochaine et lointaine (7.), et entre causes par soi et par accident (8.) : sous ce rapport, peu importe que l'on ait en tête l'une ou l'autre, la forme (plus généralement) chrétienne ou la forme (plus spécialement) catholique.

Hors ligne

#25 05-02-2024 12:27

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Très bel article de la Somme théologique des Peanuts ;)

Hors ligne

#26 06-02-2024 10:56

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Je bosse ce matin un cours sur l'articulation des causes chez Aristote (et s. Thomas dans son commentaire de la Physique du premier) qui me fait immédiatement penser à Tolkien.

Mon point 6. peut également être envisagé sous le rapport de la finalité. Une fois une œuvre d'art achevée, la finalité n'exerce plus de causalité, elle ne meut plus l'artiste en vue de la fin puisque celle-ci est atteinte. Mais elle transparaît alors dans la forme de l'œuvre. Ainsi le sculpteur s'arrêt lorsqu'il est satisfait, lorsque la forme de sa sculpture correspond à ce qu'il cherchait, lorsque sa finalité s'est « incarnée » dans sa forme.

Il s'ensuit (élément de solution en 10.) que l'argument 2. est un contre-argument. L'inachèvement du Conte d'Arda révèle que l'auteur n'avait pas encore réussi à informer sa matière au point d'atteindre sa finalité (et le travail d'édition critique mené par Christopher montre que l'auteur n'était pas encore (jamais ?) satisfait). Et donc que la cause finale (i.e. les causes finales, s'enchaînant les unes dans les autres) de l'œuvre tolkienienne, celle qui détermine toutes les autres, n'était pas encore atteinte. Or, au vu de la nature de plus en plus spirituelle, de plus en plus chrétienne, des reprises et des approfondissements dits « tardifs », il n'y a aucun doute quant à la place « fondamentale » de cette composante chrétienne dans cette finalité (élément de solution en 11. du même coup — c'est normal, on aborde le problème sous l'angle du couple cause efficiente (l'auteur en train de travailler avec ses outils, ses limites, ses contraintes, sa temporalité, etc.) / cause finale (dont on a parlé), et de leur réciprocité dans le dynamisme de l'art).

Hors ligne

#27 06-02-2024 11:08

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Autre élément de solution, toujours grâce au même cours sur l'articulation entre les causes — cette fois, relativement au débat sur l'absence d'apologétique dans la finalité tolkienienne.

L'élément de solution donnée en 11. (c) peut être davantage argumenté.
Je rappelle que ne suis pas d'accord, pour ma part, pour dire que l'apologétique dont parle Leo (prosélytisme, etc.) soit essentiel au catholicisme.
Mais admettons. Ou plutôt, admettons le doute, ainsi que Benjamin l'a formulé, de façon tout à fait légitime.
À ce doute, saint Thomas répond, en écho à ce que j'écrivais (« dire que Tolkien est un auteur chrétien ne dit pas qu'il est un auteur chrétien parfait ») :

Doute : Aristote avait dit que cette espèce de cause [la cause finale] a raison de bien ; or parfois, dans ceux qui agissent par élection, la fin est mauvaise.

Réponse : Il importe peu que la cause finale soit vraiment bonne ou seulement apparemment bonne, parce que ce qui apparaît bon ne meut que sous la raison de bien.

Thomas d'Aquin, Physiques II, Leçon 5, n. 186

Si l'on transpose à notre problème, il importe peu (pour la réfutation de l'objection 3. (c) — je ne dis pas que la question n'a pas d'importance par ailleurs) que le catholicisme de Tolkien intègre vraiment ou seulement en apparence la cause finale de son œuvre, parce que c'est bien sous la raison de catholicisme que Tolkien a mu son œuvre. Dit encore autrement, c'est bien « en tant que catholique » que Tolkien a œuvré, au minimum de son point de vue.

& Merci, Benjamin, de m'aider à réfléchir.

Hors ligne

#28 06-02-2024 11:16

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Évidemment, mais cela va sans doute mieux en le disant, tout cela, c'est pour réfléchir, comprendre, discerner. Cela n'a pas vocation à confondre l'art tolkienien et la foi, ni même l'art tolkienien et sa foi, mais d'identifier leurs rapports. Et en gardant bien à l'esprit que la cause finale la plus proche du Conte d'Arda est de nous enchanter et de nous émerveiller.

Hors ligne

#29 08-02-2024 11:06

Beruthiel
Lieu : Ile de France
Inscription : 2002
Messages : 186

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Beau message Yyr !
Cela vole un peu haut pour moi, il faut l’avouer (j’ai appris un nouveau mot (« hylémorphisme ») et je suis allée voir sur Wikipédia l’article sur la théorie aristotélicienne de la causalité...). Mais j’ai quand même suffisamment compris pour apprécier ton travail.

Hors ligne

#30 08-02-2024 19:23

Hyarion
Inscription : 2004
Messages : 2 414

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Il est très difficile de trouver le temps de répondre... et la question notamment de la cause finale, la finalité préexistante, transcendante est tellement vaste...

Rapidement donc...  et seulement donc sur quelques points.

Yyr a écrit :

...comment Tolkien, si pieux, pourrait déclarer que son œuvre est fondamentalement catholique en en ignorant alors délibérément une composante fondamentale. Ou comment, si pieux et si convaincu que « soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez quelque autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu » (1 Cor 10:31, même si j'ai bien conscience que je vais au-delà du contexte qui amène l'apôtre à dire cela), il laisserait délibérément cette part de sa vie séparée de sa vie chrétienne.

Yyr a écrit :

...il importe peu (pour la réfutation de l'objection 3. (c) — je ne dis pas que la question n'a pas d'importance par ailleurs) que le catholicisme de Tolkien intègre vraiment ou seulement en apparence la cause finale de son œuvre, parce que c'est bien sous la raison de catholicisme que Tolkien a mu son œuvre. Dit encore autrement, c'est bien « en tant que catholique » que Tolkien a œuvré, au minimum de son point de vue.

Oui, sur ce point, je suis d'accord : sa foi l'a forcément accompagné, a minima comme garde-fou, sur le terrain de la création. Si l'on reprend la formule d'Albert Camus – employée en 1948 et cité dans un autre fuseau en 2016 – en considérant « le christianisme [comme étant] une religion totale, pour employer un mot à la mode » (à la mode à l'époque de l'auteur), la part du divin dans l'appréhension de l'existence n'a pas de limites. La foi chrétienne suppose qu'une vie se voulant chrétienne l'est, ou devrait l'être, dans toutes les actions de l'individu, y compris les actions créatives générant des œuvres de l'esprit. De ce point de vue, il y a bien un paradigme catholique chez Tolkien, aussi bien en tant qu'écrivain qu'en tant qu'homme plus généralement.

Mais ce paradigme renvoie-t-il dès lors inévitablement à une part d'apologétique et ce faisant éventuellement de prosélytisme ? Outre l'histoire du christianisme et de l'Église catholique précédemment évoquée, n'oublions pas les conditions de la réception de l'œuvre écrite de Tolkien (dont j'avais parlé dans un message précédent) : cette œuvre a été rendue publique de façon très progressive, avec d'abord une partie achevée dont la diffusion, auprès d'un lectorat dépassant tout cercle confessionnel, s'est faite du vivant de l'auteur et globalement sous son contrôle (partie capitale dans l'histoire de la réception), et ensuite une partie inachevée et/ou non destinée en soi à la publication. Pour ce qui est de la partie achevée et effectivement publiée volontairement par l'auteur, d'une part, si ce dernier escomptait recevoir des soutiens dans les cercles catholiques (cf. Lettre 142 complétée dans la dernière édition des Letters), c'est qu'il était bien conscient que sa fiction pourrait particulièrement plaire à des coreligionnaires de ces cercles (cercles supposément plutôt bien identifiés dans le contexte traditionnellement anglican du Royaume-Uni), et d'autre part, on pourra se rappeler qu'il ne lui déplaisait pas, a priori, qu'un certain « enrobage de sucre » littéraire (cf. sa lettre à G. S. Rigby du 6 décembre 1965, dont on avait parlé dans un fuseau dédié) ait pu permettre de ne pas percevoir comme « désagréable » un propos d'écrivain se trouvant avoir un fondement religieux que l'on pourra estimer « inévitable » ou « naturel » chez Tolkien (ce dont lui-même convenait, de façon plus ou moins explicite selon les occasions de l'exprimer).

Autrement dit, Tolkien savait ce qu'il faisait : au moins pour le SdA, il s'agissait d'écrire (non sans mal : ce n'était pas un écrivain professionnel) une œuvre littéraire pour le public visé par une grande maison d'édition généraliste britannique, un public sans doute assez instruit, cultivé, tout en n'étant pas particulièrement confessionnel... mais une œuvre littéraire qu'il ne pouvait pas même, ne fut-ce que pour lui seul, concevoir comme étant « neutre » d'un point de vue religieux.

Mais pour ce qui est plus précisément de l'apologétique et du prosélytisme, jusqu'à quel point Tolkien a-t-il pu éventuellement franchir le pas ? Disons que sur le plan de l'intention consciente, je suis d'accord avec toi, Jérôme, lorsque tu écris que :

Yyr a écrit :

...la part incompressible (si l'on peut dire) d'apologétique, chez Tolkien, me semble plus que largement remplie avec son essai sur le Conte de Fées (tout comme tel chrétien discret, dans ses œuvres, témoignera ailleurs nommément que c'est au nom du Christ).

De fait, c'est seulement lorsqu'il se trouve en situation de donner une explication, d'exposer spécifiquement ses idées à autrui, dans sa correspondance ou lors de sa conférence donnée à l'université de St Andrews en 1939 qui aboutira à l'essai On Fairy-Stories, que Tolkien « confesse » (si j'ose dire) la dimension sciemment chrétienne de son travail. Mais c'était au demeurant une conviction chez lui que le christianisme est un élément (spirituel, culturel) incontournable dans la valeur de la créativité artistique occidentale pour ce qui est de s'inspirer de la « poésie des choses anciennes ». Dans une version révisée mais inachevée d'un essai consacré au Kalevala, évoquant le fait que cette épopée nationale finnoise a été composée tardivement à partir de chants populaires de bardes caréliens, chants ayant à ses yeux probablement de facto conservés une certain « authenticité mythique » en comparaison d'œuvres relevant d'autres mythologies « païennes » passées bien plus longtemps par le filtre de la civilisation occidentale « moderne », Tolkien a pu écrire :

...there may be some whom these old songs will stir to new poetry, just as the old songs of other pagan days have stirred other Christians; for it is true that only the Christians have made Aphrodite utterly beautiful, a wonder for the soul; the Christian poets or those who while renouncing their Christianity owe to it all their feeling and their art have fashioned nymphs and dryads of which not even Greek ever dreamt; the real glory of Latmos was made by Keats.

...il se peut que ces vieux chants incitent certains à une nouvelle poésie, tout comme les vieux chants d'autres époques païennes ont stimulé d'autres chrétiens ; car il est vrai que seuls les chrétiens ont rendu Aphrodite entièrement belle, une merveille pour l'âme ; les poètes chrétiens ou ceux qui, tout en renonçant à leur christianisme, lui doivent toute leur sensibilité et tout leur art, ont façonné des nymphes et des dryades dont même les Grecs n'ont jamais rêvé ; la vraie gloire de Latmos a été faite par Keats.

J. R. R. Tolkien, « The Kalevala », in The Story of Kullervo, Londres, HarperCollins, 2015, p. 114-115.

Traduction d'après celles de DeepL et de Gogol Translate.

Malgré le souci qu'a eu Tolkien de gommer de plus en plus les traces de ses propres sources, de telles considérations (datant des alentours de 1920) laissent la porte ouverte à une créativité ne cachant pas des inspirations allant du côté des anciens mythes « païens », même si l'on sait que ledit Tolkien était loin d'être convaincu par la façon de faire d'un C. S. Lewis en la matière, a fortiori dans des intentions, en matière d'apologétique et de prosélytisme chrétiens, autrement plus affirmés et revendiqués par ledit Lewis à travers sa fiction.

Yyr a écrit :
Hyarion a écrit :

J'imagine sans peine, par exemple, combien tu ne dois pas être d'accord avec le propos de Leo Carruthers (p. 213-214 de son Tolkien et la religion) sur le fait que Tom Bombadil peut être considéré comme un esprit de la nature, parce que ta vision de l'œuvre de Tolkien associée aux correspondances établies par Jean-Philippe avec un paradigme tolkienien chrétien à prétention universelle, entre autres, interdiraient absolument toute lecture autre que chrétienne de ce personnage, auquel pourtant Tolkien lui-même a choisi, très clairement, de ne pas donner d'identité précise et univoque... choix de l'auteur qui me parait aller, du reste, dans le sens de ta constatation, juste me semble-t-il, d'un écrivain certes catholique mais aussi tolkienien, et donc n'étant pas plus « essentialisable » d'un point de vue créatif que n'importe quel autre artiste.

Cet exemple sur Tom fait partie des nombreuses illustrations que j'ai laissées de côté, ne pouvant tout mettre. Mais, à strictement parler, mon désaccord avec Leo n'est pas tant qu'il ne cadre pas avec l'exégèse de Jean-Philippe que le fait qu'il se contente d'un élément matériel : Tom serait juste un esprit de la nature. Admettons. Mais qu'est-ce qu'en fait l'auteur ? qu'est-ce qu'en fait l'histoire ? Là pour moi est le problème : on ne peut rien conclure de Tom en se contentant de ce dont il serait fait (pas plus que parler d'une statue en se contentant de dire qu'elle est de marbre). Quelle forme prend-il ? Et quelle forme donne-t-il à l'histoire ? Et quelle forme cette histoire lui donne-t-il en retour ?

Ce sont là de très bonnes questions... auxquelles je ne suis pas sûr de pouvoir répondre « complètement » moi-même dans la partie dédiée à Tom B. au sein du texte complété de ma conférence (le texte prononcé me parait bien “light”, à la relecture : de fait, le temps de parole était compté...), mais au moins la formulation de ces questions pourra m'aider à (essayer de) préciser (au mieux) mon propre point de vue.

Yyr a écrit :

Évidemment, mais cela va sans doute mieux en le disant, tout cela, c'est pour réfléchir, comprendre, discerner. Cela n'a pas vocation à confondre l'art tolkienien et la foi, ni même l'art tolkienien et sa foi, mais d'identifier leurs rapports. Et en gardant bien à l'esprit que la cause finale la plus proche du Conte d'Arda est de nous enchanter et de nous émerveiller.

Parlant du travail d'un écrivain, d'un artiste, nous sommes bien d'accord.

Yyr a écrit :

& Merci, Benjamin, de m'aider à réfléchir.

Merci également à toi, Jérôme, pour la même raison me concernant.

sosryko a écrit :

• Objections

• En sens contraire

• Réponse

• Solution

À Sosryko, Yyr a écrit :

Très bel article de la Somme théologique des Peanuts ;)

Voila qui méritait bien une petite variation picturale, plus ou moins en forme de sonate beethovenienne, et en réutilisant une recette éprouvée avec DALL-E 3 (toujours imitant la peinture, mais sans jamais égaler le geste artistique, comme je l'ai écrit ailleurs)...

• I - Allegretto

(Essai 0224B01)

• II - Adagio cantabile

(Essai 0224B02)

• III - Rondo : Allegro

(Essai 0224B03)

• « Bis » berliozien (car si Beethoven jouait du piano, Berlioz, pour sa part, jouait de la guitare)

(Essai 0224B04)

Amicalement,

B.

Hors ligne

#31 08-02-2024 21:43

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Beruthiel a écrit :

Beau message Yyr !
Cela vole un peu haut pour moi, il faut l’avouer (j’ai appris un nouveau mot (« hylémorphisme ») et je suis allée voir sur Wikipédia l’article sur la théorie aristotélicienne de la causalité...). Mais j’ai quand même suffisamment compris pour apprécier ton travail.

C'est super gentil Céline :).
Mais ne t'inquiète pas : je dois être à peu près aussi mauvais pédagogue que bon analyste ;).

Hors ligne

#32 09-02-2024 07:40

Beruthiel
Lieu : Ile de France
Inscription : 2002
Messages : 186

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Ne t'inquiète pas non plus :) On voit le pédagogue à la structuration de la pensée : 1a, 1bc, 1c,...réponse à 1a, 1b, 1c,....etc...
J'ai apprécié...

Hors ligne

#33 17-04-2025 08:59

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

L'endroit est sans doute le bon pour (re)signaler ici la sortie du livre de Jean Le Dieu de Tolkien et en partager ma lecture.

Lu au décours des concerts du 5 avril dernier aux Bernardins pour ce qui me concerne.
Jean donnait une conférence le 8 avril à l'occasion de sa sortie.

Le livre, préfacé par Leo, a une introduction brève (moins de 4 pages).
Le corps de l'ouvrage est organisé en 2 grandes parties, elles-mêmes subdivisées respectivement en 2 et 4 chapitres.
La première partie traite de la foi de Tolkien, d'abord dans son intériorité puis dans son extériorité :
1. Le Dieu de Tolkien dans sa vie quotidienne
2. Un chrétien assumant sa foi
La seconde partie traite de 4 grands thèmes spirituels abordés par son œuvre :
3. L'amour de la nature en tant qu'œuvre de Dieu
4. Le mal, la corruption et la rédemption
5. Les icônes de Jésus-Christ
6. La question de la mort et d'un au-delà
Une conclusion encore plus brève que l'introduction (moins de 2 pages) termine l'ouvrage, avec quelques remerciements, notamment envers une épouse qui supporte une tolkienomanie longue d'une trentaine d'années :).
(les chiffres des chapitres sont miens, pour plus de commodité.)

L'introduction est parfaite, qui situe très bien sa question et sa complexité.
Pour reformuler cette complexité avec mes mots : comment, en quelque sorte, concilier ce qui est évident sous un certain rapport et ne l'est pas sous un autre ?
Référence est d'ailleurs faite dans l'introduction à la métaphore de la lumière projetée par la lampe invisible :

Vous avez créé un monde dans lequel on dirait qu’une sorte de foi se trouve partout sans avoir de source visible, comme une lumière projetée par une lampe invisible

Lettres, n°328 p. 577-578

Jean se propose de filer la métaphore : sa première partie (chap. 1. et 2.) montre la lampe ; la seconde en montre 4 rayons (chap. 3., 4., 5. et 6.).

1. Le Dieu de Tolkien dans sa vie quotidienne
J'ai trouvé le premier chapitre riche, très instructif et émouvant, avec déjà, par anticipation, quelques allers-retours avec l'œuvre, notamment quant à la dévotion mariale de l'auteur. Jean restitue le contexte de la double conversion au catholicisme de la mère de Tolkien, Mabel, et de la sœur aînée de celle-ci, Mary, ainsi que de la persécution qui sévissait alors à cette époque à l'égard des catholiques et des conséquences qui suivirent en l'occurrence.
Deux commentaires :
- Ok pour voir avec Jean dans Smith une critique déguisée de la réforme liturgique ; pour moi, cependant, la correspondance se sera éventuellement établie après coup dans l'esprit de Tolkien, je ne suis pas du tout convaincu d'une intention consciente préalable et surtout univoque de sa part, ce qui empêcherait tout simplement Faërie d'être ce qu'elle est : une tentative de restauration de l'émerveillement pour le Monde d'abord ; mais, en effet, l’applicabilité est très bien vue !
- Une toute petite critique : « ... malgré la déception que lui causait la nouvelle liturgie, Tolkien resta fidèle à sa pratique de la messe régulière et ne sombra pas pour autant dans le traditionalisme ... » (p.31) Rhôôô « sombrer » rien que ça ; je ne suis pas traditionaliste et connais même mal le milieu en question mais mérite-t-il un terme aussi lapidaire ? :)

2. Un chrétien assumant sa foi
Le second chapitre est tout aussi bien mené et montre que Tolkien ne compartimentait pas sa vie spirituelle : sa religion n'était pas privée mais bien publique, à commencer par le fait d'assumer sa dimension de communion. Les nombreuses relations et amitiés chrétiennes ou en dialogue avec les non chrétiens sont rapportées et caractérisées, du TCBS aux Inklings en passant par la conversion de C.S. Lewis (via Barfiled et Dyson) et le côtoiement de nombreux prêtres catholiques : Murray, Knox, Bouyer, Griffits, Mathew et Reade : tous des lettrés de haut niveau. On voit aussi, par différents biais, que Tolkien était identifié à son époque comme un intellectuel catholique influent, sachant en outre — caractéristique des hommes d'exception — se mettre au niveau de son public, depuis les plus brillants universitaires jusqu'aux petits enfants.

3. L'amour de la nature en tant qu'œuvre de Dieu
Comme en anticipation de la conférence de Rémi Brague sur le sujet le 24 mars dernier, Jean dresse l'opposition entre la conception tolkienienne de la nature (reçue) et celles de Bacon et Descartes (mise en servitude). Tolkien n'était pas ou pas simplement un écologiste avant l'heure : sa conception de la nature dérive de sa foi et manifeste une cohérence chrétienne qui anticipe les développements magistériels qui viendraient après lui. L'enjeu est spirituel : il faut choisir, entre adorer Dieu ou la Machine.
Deux commentaires :
- idéalement on pourrait insister davantage sur le lien entre « l'homme » et « la nature » chez Tolkien ; la Machine ne fait pas que « coup[er] l'humanité de la nature » (p.71) : elle coupe l'humanité de sa nature (à titre d'illustration, parmi les occurrences du mot nature dans les Lettres : une seule concerne la nature au sens d'environnement (et encore, le terme est mis entre guillemets) ; la plupart du temps, la réflexion porte, en fin de compte, sur la nature de l'homme) ; cf. l'article de Sosryko écrit en hommage à C.R. Tolkien (point 3.).
- Ok pour la référence à l'écologie intégrale ; on aurait pu aussi (c'est en lien avec le point précédent) mentionner le développement antérieur du thème de l'écologie humaine par les papes JP II et surtout Benoît XVI ; cf. par ex. « Le livre de la nature est unique et indivisible [...]. Les devoirs que nous avons vis-à-vis de l’environnement sont liés aux devoirs que nous avons envers la personne considérée en elle-même et dans sa relation avec les autres. On ne peut exiger les uns et piétiner les autres. C’est là une grave antinomie de la mentalité et de la praxis actuelle qui avilit la personne, bouleverse l’environnement et détériore la société » (Caritas in veritate, n.51).

4. Le mal, la corruption et la rédemption
Tous les chapitres sont excellents mais celui-ci encore plus s'il est possible. La question du mal, de la chute et du salut, du libre arbitre et de la grâce, est admirablement traitée alors qu'elle est si difficile. Remarquable exégèse de l'épreuve des membres de la Communauté de l'Anneau par Galadriel. Celle-ci consiste à être tenté de se détourner de sa route du fait d'un désir ardent pour autre chose. Le lien s'effectue avec la compréhension du péché donné par l'étymologie du grec hamartia : « s'écarter du but ; se détourner du chemin », et avec l'esprit de convoitise. Pour y résister : un esprit d'humilité, connaître sa place (Sam), et le don de soi : le sacrifice en tant que renoncement (Gandalf, Galadriel, etc.). Le passage sur le libre arbitre est parfait, ainsi que son articulation avec la grâce, la providence et la communion des saints.
Deux commentaires :
- ce n'est pas moi qui vais reprocher quoi que ce soit, étant complètement passé à l'époque à côté de cette exégèse millimétrée de l'épreuve de Galadriel, mais le lien doit être fait avec la thématique fondamentale du Marrissement d'Arda : l'étymologie de mar comme de marrir, et leurs sens premiers, ce sont précisément de s'écarter du chemin ! c'est-à-dire de sa loi naturelle / éternelle — renvoi au commentaire relatif au chapitre précédent ;)
- à la fin où tu rassembles magnifiquement tous les fils du chapitre dans la pitié de Bilbo et Frodo concourant à l'eucatastrophe finale (p.97), tu aurais pu attirer l'attention sur le lien de la pitié avec la vertu théologale de l'amour et donc sur le salut du monde par l'amour de Dieu, spécificité chrétienne entre toutes.
& deux typos (p.91) :
- Aerendil → Earendil
- Elwig → Elwing

5. Les icônes de Jésus-Christ
Dans ce chapitre, Jean développe en quelle mesure Gandalf, Frodo et Aragorn renvoient effectivement au Christ, en s'appuyant sur la distinction entre les 3 aspects de la vie du Christ : sa vie publique qui est Annonce et préparation, sa Passion, et sa Résurrection glorieuse. Il relie aussi l'eucatastrophe du conte à celle de notre histoire et, de là, fait le lien avec l'Athrabeth. Et conclut par la conviction tolkienienne que la création littéraire ne pouvait pas avoir de finalité radicalement différente de celle de Dieu.
Trois commentaires :
- tu écris (p.112), parlant de l'Athrabeth : « nous ne saurons jamais si ce texte est resté inédit de son vivant car il le jugeait trop religieux ou s'il aurait souhaité le rendre public et n'a pu le faire par manque de temps » ; j'ai eu du mal à suivre à cause de la formulation ; à partir du moment où l'ensemble du Silmarillion n'a pas pu être publié du vivant de Tolkien (et d'ailleurs peut-être pas uniquement par manque de temps ...), l'idée se simplifie ainsi : « nous ne saurons jamais si ce texte avait vocation à être publié : Tolkien l'aurait-il finalement jugé trop religieux ? »
- quant à l'idée en elle-même, je pense que c'est la seule fois où j'ai mis d'énormes points d'interrogation dans la marge ;) : ne serait-ce qu'à cause de sa seule beauté expressive, l'Athrabeth constitue déjà un chef d'œuvre, et rien que pour cela je ne vois pas comment il aurait pu être écarté ; pour Christopher, son statut ne fait aucun doute : le texte aurait très probablement pris sa place en tant qu'appendice, et cela me paraît l'évidence même (un peu comme le fragment de l'histoire d'Aragorn et Arwen dans une certaine mesure, mais ici il viendrait comme en contrepoint naturel de l'Ainulindalë — par ailleurs extrêmement religieux lui aussi) ; et, au-delà de sa beauté propre, il rassemble et ordonne tous les fils tolkieniens : ici se réunissent mythopoétiquement les développements artistiques et philosophiques de toute une vie sur les Elfes et les Hommes, la mort et l'éternité, le bien et le mal, la chute et le salut, etc : il constitue comme une clé de voûte de l'édifice ; et il ne contrevient strictement en rien à l'absence d'explicite chrétienne ...
- comme je suis têtu, je ne peux m'empêcher de souligner que tu termines (p.112) par le rachat de l'homme « d'une manière qui soit conforme à sa nature » : renvoi à mes commentaires des deux chapitres précédents ;)

6. La question de la mort et d'un au-delà
Encore un très excellent chapitre. Le lien est fait au début avec le fait que Tolkien a très tôt été marqué par la mort puis l'a longtemps côtoyée pendant la guerre. Le refus du don d'Eru, la recherche de l'immortalité, découle de l'esprit de convoitise, tandis que son acceptation va de pair avec l'amour, le renoncement à sa propre vie pour ceux que l'on aime. Jean attire au passage notre attention sur la double redondance du premier vers du poème de l'Anneau (les hommes sont mortels et voués à mourir), saisit le cœur de l'opposition entre les neuf Marcheurs et les neuf Nazgûl, et dresse une comparaison entre Aragorn et les plus grands héros mythologiques (grecs) qu'il dépasse. Il termine enfin par une exégèse remarquable de Feuille, de Niggle.

La conclusion est très courte, où Jean espère avoir contribué à une meilleure idée aussi bien de la foi de Tolkien que des richesses de la Terre du Milieu, tout en rappelant que ces idées ne sont pas nécessaires pour lire et se laisser enchanter par Tolkien.

Au final, un livre en tout point remarquable, caractérisé par une hauteur de vue, une capacité de synthèse, une acuité et, ce qui n'est pas la moindre de ses qualité, une facilité de lecture, peu communes. À quand une traduction en anglais ?

Je dis qu'il y a des diocèses qui ont drôlement de la chance d'avoir certains laïcs ...

Hors ligne

#34 17-04-2025 13:32

sosryko
Inscription : 2002
Messages : 1 994

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Rien à redire de la présentation d'Yyr ni sur sa conclusion.
Comme je l'ai dit à son auteur, ce livre est à l'image des études dont il nous a déjà fait bénéficier dans le passé : une volonté de s'adresser à tous, la capacité pour le faire, des idées qui renouvellent certaines lectures, la mise en lumière de détails peu remarqués habituellement, ainsi qu'un franc-parler stimulant et donc bienvenu. Un seul défaut : c'est trop court ;-) Merci à toi, Jean, pour ce livre qui sort à point nommé pour préparer le colloque à venir -- à croire que tu es de mèche avec le comité organisateur  ;-).
S.

Hors ligne

#35 17-04-2025 14:23

Elendil
Lieu : Velaux
Inscription : 2008
Messages : 1 095
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Pour ma part, je suis obligé d'admettre que je n'ai pas encore eu le temps de lire le livre de Jean. J'espère avoir la possibilité de le faire d'ici le colloque, mais encore faudrait-il que je parvienne à boucler ma conférence rapidement. Or là aussi, il y a des choses à dire... Ces brèves réactions s'adressent donc plutôt à Yyr qu'à Jean.

Yyr a écrit :

Ok pour voir avec Jean dans Smith une critique déguisée de la réforme liturgique ; pour moi, cependant, la correspondance se sera éventuellement établie après coup dans l'esprit de Tolkien, je ne suis pas du tout convaincu d'une intention consciente préalable et surtout univoque de sa part, ce qui empêcherait tout simplement Faërie d'être ce qu'elle est : une tentative de restauration de l'émerveillement pour le Monde d'abord ; mais, en effet, l’applicabilité est très bien vue !

Applicabilité plutôt qu'allégorie, je pense, en effet. D'autres parallèles me semblent tout à fait envisageables, bien que le rejet d'une réforme tirant un trait sur une longue tradition antérieure me semble être un thème commun et nécessaire à la compréhension. Dans Roots and Branches, Shippey y voyait un rejet de la séparation entre "Lit." et "Lang." telle qu'elle s'est fait jour au XIXe siècle en Angleterre. Ses arguments dans ce sens étaient extrêmement convaincants. Je n'ai pas souvenir d'avoir jamais vu d'argument faisant le parallèle entre la partie initiale de Smith et l'opinion que Tolkien semblait nourrir à propos de la Réforme, mais je soupçonne que c'était un des motifs auxquels il a pensé en écrivant ce texte. Si nous voyons un jour une publication de The Ulsterior Motive, je ne doute guère qu'elle confortera cette hypothèse.

Yyr a écrit :

ce n'est pas moi qui vais reprocher quoi que ce soit, étant complètement passé à l'époque à côté de cette exégèse millimétrée de l'épreuve de Galadriel, mais le lien doit être fait avec la thématique fondamentale du Marrissement d'Arda : l'étymologie de mar comme de marrir, et leurs sens premiers, ce sont précisément de s'écarter du chemin ! c'est-à-dire de sa loi naturelle / éternelle — renvoi au commentaire relatif au chapitre précédent wink

Là, je serais volontiers preneur d'une source, Yyr. wink Pour autant que je sache, to mar aussi bien que « marrir » sont des verbes dérivés du proto-germanique *marzijaną « déranger, entraver » (cf. got. marzjan « ennuyer, déranger, offenser »), lequel provient à son tour de l'indo-européen mers- « ennuyer, déranger, négliger, oublier ». Il ne s'agit donc pas de s'écarter de son chemin que d'empêcher (volontairement ou non) le voisin de le suivre. Ce qui n'est pas véritablement la même chose. Or il me semble que c'est précisément dans ce sens-là que Tolkien emploie ce terme : c'est bien la Terre du Milieu qui est « marrie » (je dirais plutôt « maculée », en français), non Melkor ou Morgoth.

Pour le reste, rien à ajouter.

E.

Hors ligne

#36 17-04-2025 22:32

Hyarion
Inscription : 2004
Messages : 2 414

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Merci pour ce compte-rendu, Jérôme. C'est toujours intéressant. ^^

Yyr a écrit :

1. Le Dieu de Tolkien dans sa vie quotidienne
J'ai trouvé le premier chapitre riche, très instructif et émouvant, avec déjà, par anticipation, quelques allers-retours avec l'œuvre, notamment quant à la dévotion mariale de l'auteur. Jean restitue le contexte de la double conversion au catholicisme de la mère de Tolkien, Mabel, et de la sœur aînée de celle-ci, Mary, ainsi que de la persécution qui sévissait alors à cette époque à l'égard des catholiques et des conséquences qui suivirent en l'occurrence.
Deux commentaires :
- Ok pour voir avec Jean dans Smith une critique déguisée de la réforme liturgique ; pour moi, cependant, la correspondance se sera éventuellement établie après coup dans l'esprit de Tolkien, je ne suis pas du tout convaincu d'une intention consciente préalable et surtout univoque de sa part, ce qui empêcherait tout simplement Faërie d'être ce qu'elle est : une tentative de restauration de l'émerveillement pour le Monde d'abord ; mais, en effet, l’applicabilité est très bien vue !
- Une toute petite critique : « ... malgré la déception que lui causait la nouvelle liturgie, Tolkien resta fidèle à sa pratique de la messe régulière et ne sombra pas pour autant dans le traditionalisme ... » (p.31) Rhôôô « sombrer » rien que ça ; je ne suis pas traditionaliste et connais même mal le milieu en question mais mérite-t-il un terme aussi lapidaire ? :)

  • À propos du premier commentaire :

D'accord avec toi et Elendil a priori concernant l'applicabilité.

  • À propos du second commentaire, légèrement critique :

Il y aurait probablement bien des choses à dire concernant le rapport de J. R. R. Tolkien avec ce que l'on considère généralement être le traditionalisme catholique, et on peut regretter d'ailleurs que ce sujet n'ait jamais été abordé plus que cela... Il y a déjà sans doute, à mon humble avis, un problème de définition a minima qu'il serait intéressant de traiter, pour pouvoir ensuite éventuellement discuter du sujet vis-à-vis non seulement de la foi religieuse de Tolkien mais aussi plus particulièrement de son conservatisme polito-religieux, que j'avais essayé modestement d'aborder en 2023 dans le fuseau « Tolkien était-il un « logocrate » ? »

Pour ce qui concerne ta petite critique, Jérôme, le terme « sombrer » ne me parait pas excessif, même si Jean aurait pu choisir éventuellement une formule plus neutre. Je pense que, même d'un point de vue catholique, Jean a raison de ne pas ménager la tendance traditionaliste, les partisans de ladite tendance ne ménageant pas, eux, depuis toujours, et c'est le moins que l'on puisse dire, les personnes qui ne pensent pas comme elles. Je me permets, à cette aune, de renvoyer à mon évocation du 29 mars dernier, dans le fuseau consacré à Tolkien aux Bernardins, à propos de commentaires en ligne d'un certain Gontran Lupy au bas du texte de l'entretien accordé par Jean au média Aleteia, commentaires auxquels Jean avait pris le temps de répondre en partie : les commentaires en question se voulaient représentatifs du traditionalisme catholique, notamment quant à la « compréhension » de l'œuvre de Tolkien qui serait réservée à de supposés « initiés » que seraient les catholiques « tradis »... Je ne pense pas que le traditionalisme catholique soit forcément réductible au point de vue de Gontran L., mais je crois que ce point de vue est tout de même assez significatif en matière de pensée circulaire propre à l'intégrisme, une pensée obsédée par la rigueur doctrinaire (condamnant de fait l'œcuménisme et la liberté religieuse), critiquant absolument la modernité dans la plupart de ses aspects, voyant des hérétiques partout, méprisant et rejetant une autorité pontificale plus ou moins jugée trop « conciliante » ou « ouverte » selon les époques (contre l'actuel pape François de nos jours, et avant cela, contre la papauté après le concile Vatican II, ou après le concordat de 1801 en France, etc.)...

Par là-dessus, sans chercher à noircir le tableau outre mesure, on pourrait ajouter une tendance des traditionalistes à refuser, surtout par volonté farouche de défendre absolument une Église catholique qu'ils estiment perpétuellement assiégée ou martyrisée, de condamner l'omerta qui a (trop) longtemps caractérisée ladite Église quant aux innombrables agressions et abus sexuels commis en son sein, une telle attitude, malheureusement cohérente avec une intransigeance absolue en matière de refus d'ouverture au monde, n'étant pas le moindre signe d'un positionnement relevant, à mon sens, d'une profonde obscurité, a fortiori d'un point de vue se voulant chrétien. J'aurais pu éviter d'évoquer ce point, qui dépasse largement la question du conservatisme traditionaliste et de l'intégrisme, mais c'est un sujet tellement grave... et un sujet auquel de toute façon, il m'est difficile de ne pas penser très régulièrement ces derniers mois, en particulier avec les terribles révélations, depuis l'été dernier, concernant Henri Grouès dit l'abbé Pierre, lequel n'était pas un intégriste loin s'en faut (et dont l'action pour le logement des défavorisés méritait, sur le principe, un profond respect), mais qui s'est révélé être cependant un malade sexuel incapable de maîtriser ses désirs charnels et dont l'Église, au courant au plus haut niveau de sa pathologie dès 1955, a couvert les agissements comme elle l'a systématiquement fait, pendant des décennies, dans tant d'autres affaires d'agressions et d'abus divers perpétrés dans l'Église (y compris l'affaire britannique concernant un prêtre se trouvant être le fils aîné de Tolkien)... « Épouvantable » est un mot bien faible pour qualifier tout cela. Personne n'a envie d'en parler, ici comme ailleurs, bien sûr, mais je prends sur moi de le faire tout de même « en passant », en espérant que cela ne sera pas mal pris, simplement parce que le réel s'imposera toujours, et que les victimes mériteront toujours que l'on reconnaisse et que l'on n'oublie pas les souffrances qu'elles ont subies, a fortiori d'un point de vue chrétien. En tout cas, l'attitude des traditionalistes vis-à-vis de cette question, pour ce que j'ai pu en lire, ne m'a généralement pas paru (du tout) être à la hauteur de son extrême gravité. 

Bref, je ne jetterai pas personnellement la pierre à des personnes se disant « tradis » parce qu'elles se contenteraient simplement de préférer la messe en latin, mais le traditionalisme étant censé être, me semble-t-il, « un peu » plus que cela de toute façon, je pense qu'il est juste de ne pas éluder ou banaliser ce qu'il peut impliquer, quelle que soit la sincérité de la foi chrétienne de ceux qui peuvent se réclamer de cette tendance. Voila pourquoi le terme « sombrer » ne me parait pas excessif dans le contexte où Jean semble l'employer, sachant que le sujet mériterait sans doute des développements et des discussions vis-à-vis de la foi et des idées de J. R. R. Tolkien en relation avec l'histoire du catholicisme.

Yyr a écrit :

6. La question de la mort et d'un au-delà
Encore un très excellent chapitre. [...] Jean attire au passage notre attention sur la double redondance du premier vers du poème de l'Anneau (les hommes sont mortels et voués à mourir), saisit le cœur de l'opposition entre les neuf Marcheurs et les neuf Nazgûl, et dresse une comparaison entre Aragorn et les plus grands héros mythologiques (grecs) qu'il dépasse. [...]

De quels héros mythologiques grecs s'agit-il ?

Je n'ai pas lu le livre de Jean, mais ayant déjà eu du mal à obtenir, il y a quelques mois, un exemplaire de la nouvelle édition du livre de Leo Carruthers (Tolkien et la religion), j'avoue que j'apprécierai notamment d'en savoir plus sur ce point avant d'éventuellement essayer d'acquérir cet autre ouvrage.

Et maintenant, je vais tâcher de revenir, la prochaine fois, pour notamment enfin (re)parler de musique (dans les fuseaux adéquats)... ^^'

Amicalement,

B.

[EDIT: correction de fautes diverses... Des fautes, entre deux quintes de toux, j'en fais décidément encore plus ! ^^']

Hors ligne

#37 18-04-2025 07:46

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Elendil a écrit :

Applicabilité plutôt qu'allégorie, je pense, en effet. D'autres parallèles me semblent tout à fait envisageables, bien que le rejet d'une réforme tirant un trait sur une longue tradition antérieure me semble être un thème commun et nécessaire à la compréhension. Dans Roots and Branches, Shippey y voyait un rejet de la séparation entre "Lit." et "Lang." telle qu'elle s'est fait jour au XIXe siècle en Angleterre. Ses arguments dans ce sens étaient extrêmement convaincants. Je n'ai pas souvenir d'avoir jamais vu d'argument faisant le parallèle entre la partie initiale de Smith et l'opinion que Tolkien semblait nourrir à propos de la Réforme, mais je soupçonne que c'était un des motifs auxquels il a pensé en écrivant ce texte. Si nous voyons un jour une publication de The Ulsterior Motive, je ne doute guère qu'elle confortera cette hypothèse.

Qu'il s'agisse de la réforme liturgique (non pas de la Réforme du XVIe siècle ;)) ou de la séparation entre ‘lit.’ & ‘lang.’, ou d'autre chose éventuellement, il suffit de saisir le commun entre les cas pour saisir l'essence de Faërie justement : une tentative de restauration d'une perte, de réparation d'une blessure, de réconciliation d'une séparation. Tel est le chemin, telle est l'intention fondamentale (et plurivoque, si l'on veut) de l'artiste. Au colloque justement, Yannick Imbert aura l'occasion de revenir sur Smith, tandis que je montrerai le rapport entre art et salut chez Tolkien. Ce sera aussi une autre façon, pour Yannick comme pour moi, d'éclairer la distinction entre applicabilité et allégorie : applicabilité et rejet de l'allégorie, non pas au sens où l'on peut faire ce que l'on veut de l'œuvre, mais au sens où la signification de l'œuvre, son intention, vise une vérité par l'imagination, ce qui implique peu de détermination (à l'inverse de la réflexion philosophique ou théologique, même si Tolkien sait faire les deux, et l'on verra aussi pourquoi).

Elendil a écrit :
Yyr a écrit :

ce n'est pas moi qui vais reprocher quoi que ce soit, étant complètement passé à l'époque à côté de cette exégèse millimétrée de l'épreuve de Galadriel, mais le lien doit être fait avec la thématique fondamentale du Marrissement d'Arda : l'étymologie de mar comme de marrir, et leurs sens premiers, ce sont précisément de s'écarter du chemin ! c'est-à-dire de sa loi naturelle / éternelle — renvoi au commentaire relatif au chapitre précédent ;)

Là, je serais volontiers preneur d'une source, Yyr. ;) Pour autant que je sache, to mar aussi bien que « marrir » sont des verbes dérivés du proto-germanique *marzijaną « déranger, entraver » (cf. got. marzjan « ennuyer, déranger, offenser »), lequel provient à son tour de l'indo-européen mers- « ennuyer, déranger, négliger, oublier ». Il ne s'agit donc pas de s'écarter de son chemin que d'empêcher (volontairement ou non) le voisin de le suivre. Ce qui n'est pas véritablement la même chose. Or il me semble que c'est précisément dans ce sens-là que Tolkien emploie ce terme : c'est bien la Terre du Milieu qui est « marrie » (je dirais plutôt « maculée », en français), non Melkor ou Morgoth.

J'empruntais ici un raccourci en passant à la forme pronominale et j'aurais mieux faire de parler du dévoiement, en effet. Note toutefois que l'analogie vient naturellement. L'histoire des mots en question en témoigne d'ailleurs, qu'il s'agisse du sens (archaïque) de mar en anglais : « To err ; to go astray ; to be or become bewildered or confused » (OED) ou de l'ambivalence du vieux français marrir : « égarer, écarter (d'un chemin) » relevé aussi bien à la forme active que passive (Godefroy) (cf. des relevés d'il y a quelques années maintenant ;)). Ça ne me paraissait pas choquant pour un commentaire extrêmement synthétique de 3 lignes. Cela étant, oui, tu as raison, il ne s'agit pas de laisser croire que le Marrissement en Arda soit l'action d'un sujet sur lui-même (encore que l'on pourrait pinailler car aussi bien le langage que la réalité désignée ne sont pas strictement compartimentées : le Marrissement du Marrisseur a aussi nécessairement un double sens ...).

Le Maculage est une belle traduction et qui en certains endroits réussit très bien, mais qui ne peut fonctionner aussi bien que la reviviscence de marrir : cf. la Feuille de la Compagnie n°3. Elle manque aussi, justement, le sens fondamental, chez Tolkien, de dévoiement. Point renforcé par la présente exégèse de Jean dans son livre, aussi bien que par celle de Rémi Brague dans sa conférence du 24 mars dernier, qui a souligné l'usage et la place du mot way pour dire la nature des choses chez Tolkien.

Hors ligne

#38 18-04-2025 07:48

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Hyarion a écrit :
Yyr a écrit :

6. La question de la mort et d'un au-delà
Encore un très excellent chapitre. [...] Jean attire au passage notre attention sur la double redondance du premier vers du poème de l'Anneau (les hommes sont mortels et voués à mourir), saisit le cœur de l'opposition entre les neuf Marcheurs et les neuf Nazgûl, et dresse une comparaison entre Aragorn et les plus grands héros mythologiques (grecs) qu'il dépasse. [...]

De quels héros mythologiques grecs s'agit-il ?

De tous ceux qui sont passés par les Enfers. Jean indique une différence essentielle entre eux et Aragorn : ce dernier change les choses.

PS : bon rétablissement :).

Hors ligne

#39 18-04-2025 23:53

Hyarion
Inscription : 2004
Messages : 2 414

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Yyr a écrit :
Hyarion a écrit :

De quels héros mythologiques grecs s'agit-il ?

De tous ceux qui sont passés par les Enfers. Jean indique une différence essentielle entre eux et Aragorn : ce dernier change les choses.

C'est en effet une différence avec notamment le mythe d'Orphée et Eurydice, que l'on a déjà souvent comparé par ailleurs à l'histoire de Beren et Lúthien. Cependant, je pense également à Héraclès allant aux Enfers, pour en ramener le terrible Cerbère et pour libérer Thésée : il me semble, à cette aune, que le fils de Zeus et d'Alcmène peut, lui aussi, changer les choses, même s'il est vrai que lever une armée de morts comme le fait Aragorn n'a pas d'équivalent, à ma connaissance, dans la mythologie classique (gréco-latine). Merci en tout cas pour ta précision.

Yyr a écrit :

PS : bon rétablissement :).

Merci Jérôme. :-)
Décidément, depuis le mois de janvier, j'attrape malgré moi tout ce qui passe...

Amicalement,

B.

Hors ligne

#40 19-04-2025 08:32

Yyr
Lieu : Reims
Inscription : 2001
Messages : 2 988
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Hyarion a écrit :

C'est en effet une différence avec notamment le mythe d'Orphée et Eurydice, que l'on a déjà souvent comparé par ailleurs à l'histoire de Beren et Lúthien. Cependant, je pense également à Héraclès allant aux Enfers, pour en ramener le terrible Cerbère et pour libérer Thésée : il me semble, à cette aune, que le fils de Zeus et d'Alcmène peut, lui aussi, changer les choses, même s'il est vrai que lever une armée de morts comme le fait Aragorn n'a pas d'équivalent, à ma connaissance, dans la mythologie classique (gréco-latine). Merci en tout cas pour ta précision.

En effet ça mériterait une nuance.
(en notant que le point de Jean n'est pas le fait de lever une armée des Morts mais de les délivrer de leur malédiction, mais justement avec Héraclès et Thésée il y a bien une libération comme tu le notes)

Hors ligne

#41 20-04-2025 22:37

sosryko
Inscription : 2002
Messages : 1 994

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Je reviens sur le livre de Jean.

1.
Notez que Jean, probablement pour des raisons de format imposé par l'éditeur, n'a pas pu référencer quelques citations. Ainsi , lorsqu'il rappelle que, à propos du "Fragment de l'histoire d'Aragorn et d'Arwen", pour Tolkien

ce récit était la plus pure des histoires d'amour [de son oeuvre]", et qu'il le trouvait "poignant , une allégorie de pure espérance".

Jean Chausse, Le Dieu de Tolkien, Ed. Première Partie, p. 127. 

La première citation correspond bien à la Lettre 131, ainsi que précisé en note, mais la seconde, elle, provient d'une lettre absente de la correspondance publiée et que Tolkien avait adressée à Rayner Unwin le 12 mai 1955. Jean y faisait déjà référence dans son essai sur le pouvoir féminin en Arda publié dans Pour la gloire de ce monde

2.
Si on ajoute Enée à la liste des visiteurs des Enfers, il faudrait parler de mythologie gréco-romaine plutôt que de mythologie grecque seulement (à mon connaissance, seul Virgile évoque cet épisode).

3.
Je trouve quelques occasions d'échange p. 128-129 dans les éloges de la figure d'Arwen :

"Elle a donc abandonné une immortalité certaine pour une espérance hypothétique. Elle a fait un pari bien plus hasardeux que le fameux pari de Pascal.  [...] Non seulement elle a renoncé à une vie quasi infinie sur cette terre, mais elle a aussi accepté de quitter définitivement toute sa famille. [...] Arwen a donc dû leur faire ses adieux pour l'éternité".

Ibid, p. 129-129

D'accord avec cette l'affirmation du pari d'Arwen plus hasardeux que celui de Pascal à condition de dire que Pascal parle après la révélation de l'incarnation de Dieu en Jésus-Christ, de la résurrection de celui-ci, et la promesse de son retour. Pascal parle après la réalisation historique de l'ancienne espérance des Hommes, à savoir que l'amour d'Eru pour sa création est au cœur de son agir.     
Mais axer l'argument sur le renoncement à l'immortalité certaine pour une espérance hypothétique ne me semble pas correspondre au pari de Pascal. Pascal n'étant pas un Elfe, il n'a pas pensé à prendre en compte leur immortalité. Mais l'eût-il été, son argument serait le même que pour les Hommes. Son pari consiste à renoncer à vivre une vie autonome, faite de divertissements (pour taire la voix de la désespérance) et promise au néant lorsqu'on rejette l'idée de Dieu (cette vie fût-elle immortelle au sens de celle des Elfes dans un monde limité dans l'espace et le temps) et à vivre comme si Dieu existait, afin de gagner, au mieux, l'éternité espérée. Au yeux des Hommes athées, Arwen perd au change ; aux yeux des Elfes fidèle à Eru, elle ne perd rien puisque, ramenées à l'éternité d'Eru, la vie mortelle des Hommes, la vie immortelle des Elfes comme la durée (inconnue même des Valar) du Monde tendent vers zéro.
Finrod a parfaitement saisi cela :

Je suis un Elda, et [...] je pensais à mon propre peuple. Mais en réalité, à tous les Enfants d'Eru. Je pensais que, par l'intermédiaire des Second Enfants, nous aurions pu être délivrés de la Mort.

Athrabeth, HoMe X, p. 319

D'un autre côté, Arwen est avantagée par rapport à un Pascal qui aurait eu connaissance des Elfes. Car un tel Pascal, bien qu'ami des Elfes, n'aurait pas eu comme Arwen une grand-mère qui a cotoyé anges et archanges (jusqu'à l'équivalent de Michel lui-même), qui a vu la lumière du paradis terrestre, qui a été témoin de sa corruption, et qui a dû être pour sa fille aussi bien que pour sa petite-fille porteuse d'un témoignage de première de la connaissance des Valar, de la Grande Musique et donc de l'espérance même des Valar quant aux destinées du monde et des Enfants des Eru :

Il y a bien longtemps, en Valinor, les Valar proclamèrent aux Elfes que les Hommes se joindraient à la Seconde Musique des Ainur; tandis qu'Ilúvatar n'a pas révélé son dessein  l'égard des Elfes après la fin du Monde.

Le Simarillion, p. 30 = Ainulindalë C, HoME X, p. 21-22

Pour autant, je ne pense pas qu'elle ait abandonné une espérance typiquement elfique, qu'elle a pu hériter par l'intermédiaire de Galadriel de la sagesse de Finrod.

Arda, disent [les Elfes], sera [...] guérie par l’intermédiaire de la bonté des Hommes. [...] Par la sainteté des hommes bons – leur attachement à Eru, avant et au-dessus des œuvres d’Eru – les Elfes pourront être délivrés de la dernière de leurs peines : la tristesse ; la tristesse qui accompagne nécessairement tout amour désintéressé qui n’a pas Eru pour objet.

JRR Tolkien, HoME X, p. 342-343 (ma traduction)

Arwen, en faisant le choix d'un amour humain, renonce au vain espoir des Elfes, celui d'arrêter la marche du temps. Elle connaîtra effectivement la tristesse, mais cette tristesse est aussi le lot de sa Parenté. On peut dire que sa tristesse est double (puisqu'elle se coupe de sa Parenté pour perdre son amour dans les cercles du monde) mais le Don d'Eru (inhérent à son choix de devenir humaine) est aussi l'assurance que cette tristesse ne durera pas indéfiniment à l'inverse de celle de ses parents qui conserveront son souvenir avec celui des temps disparus jusqu'à l'usure finale du monde. Arwen a choisit la tristesse limitée dans le temps aux regrets perpétuels d'une immortelle.
De fait (cf. p. 129 qui cite Jn 15,13), Jean judicieusement fait remarquer qu'Arwen est du côté de l'amour soutenu par l'espérance quand Aragorn est du côté de l'espérance guidé par l'amour.
En fin de compte, les trois vertus théologales (foi, espérance & amour) sont finalement celles que les Enfants d'Eru sont appelés à vivre qu'ils soient Hommes ou Elfes :

[les Elfes] n'étaient pas informés ni de la volonté ni du dessein d'Eru, qui semble dans la Tradition elfique demander deux choses à Ses Enfants (de chaque Parenté) : croire en Lui, et, procédant de cela, placer en Lui leur espérance (que les Eldar appellent estel)

HoMe X, p. 338 (trad. de J. Sainton (quasiment ;-)))

Et si "tout amour désintéressé qui n’a pas Eru pour objet" est source de tristesse par le simple fait qu'il ne peut qu'être limité dans le temps et dans l'espace, se trouve désormais dans le cœur des Elfes aussi bien que celui des Hommes, une espérance commune :

[...] je pourrais [...] te dire de ne pas pleurer. [...] Mais tu n'es pas [destinée] pour Arda. Puisses-tu trouver la lumière, où que tu ailles. Attends-nous là, mon frère – et moi. But I might as well tell thee not to weep.  [...] But you are not for Arda.  Whither you go may you find light.  Await us there, my brother – and me.

Athrabeth (Finrod à Andreth), HoMe X, p. 326

Nous devons partir dans la tristesse, mais non dans le désespoir. Voyez ! Nous ne sommes pas liés à jamais aux cercles du monde et, au-delà, il y a plus que le souvenir.

Aragorn à Arwen, SdA, Ap. A (cité évidemment par Jean, p. 127)

4.
Rq : La nomenclature et les traductions du Hobbit ou du SdA sont celles de Ledoux.
Coquille p. 70 Illùvatar > Ilúvatar

5.
p. 137 (conclusion)  : "Nous espérons avoir donné à voir...", "nous espérons que cette brève étude permettra de donner une idée fidèle...", "nous espérons également qu'une meilleure connaissance de la foi de Tolkien pourra être utile... aider...".
Beaucoup d'espoirs en quelques deux paragraphes. Sois rassuré Jean : oui tu donnes à voir, oui tu donnes une idée fidèle, oui ta "brève étude" est utile et aide son lecteur ;-)

S.

Hors ligne

#42 21-04-2025 11:15

Elendil
Lieu : Velaux
Inscription : 2008
Messages : 1 095
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

sosryko a écrit :

Si on ajoute Enée à la liste des visiteurs des Enfers, il faudrait parler de mythologie gréco-romaine plutôt que de mythologie grecque seulement (à mon connaissance, seul Virgile évoque cet épisode).

Je confirme. Et je serais même tenté de mettre « mythologie » entre guillemets dans pareil cas, vu que cet épisode a autant de chances de dériver d'un récit mythologique traditionnel que la Franciade de Ronsard.

E.

Hors ligne

#43 21-04-2025 15:41

Hyarion
Inscription : 2004
Messages : 2 414

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Elendil a écrit :

Et je serais même tenté de mettre « mythologie » entre guillemets dans pareil cas, vu que cet épisode a autant de chances de dériver d'un récit mythologique traditionnel que la Franciade de Ronsard.

Curieuse tentation de « rétrogradation » (?) – sinon de « déconstruction » (!?) –, a fortiori dans un contexte ici de commentaires sur l'œuvre de Tolkien où les majuscules plus ou moins théologiques abondent par ailleurs... À cette aune, il faudrait aller au bout de la logique et donc ne plus accorder de valeur religieuse « supérieure », ou même seulement particulière, au christianisme de Tolkien dans le cadre de l'étude de son œuvre... et considérer dès lors tous les auteurs de récits mythiques – récits tous mis strictement sur un pied d'égalité quant à leur « vérité » (Évangiles compris) –, comme étant de « simples » mythographes au sens où ils releveraient « seulement » d'une catégorie particulière d'auteurs de fiction. On sortirait certes dès lors d'un « entre-deux » pourtant cher, notamment, aux dominicains exégètes de la Bible : serait-ce ton souhait ? ;-)

Question rhétorique : Virgile, Ronsard et Tolkien ont-ils écrit pour les mêmes publics, à la même époque, dans les mêmes contextes spirituel et culturel, avec des intentions strictement identiques ? Non, bien sûr. Question moins rhétorique : qu'est-ce qui peut relèver (ou non) dans tout cela de la mythologie, avec ou sans guillemets ? Je (re)mets Tolkien dans l'équation puisque je n'ai pas oublié notamment cette conviction de Leo Carruthers, affirmée il y a déjà quelques années, selon laquelle le Légendaire de Tolkien aurait plus ou moins vocation à « devenir un mythe »... Comme les Évangiles, ou à un rang inférieur ? ;-)

Bref, entre fiction et vérité, on en revient toujours à un problème de définition(s)... Mais réjouissons-nous : les sujets de colloques ne sont pas près de manquer. ^^

Amicalement,

B.

P.S. : par hasard, j'ai revu hier soir à la télé le péplum monumental Cléopâtre (Cleopatra) de Joseph L. Mankiewicz, rediffusé sur ARTE. Contrairement au cahier des charges de tant de péplums hollywoodiens des années 1950, le sujet ne pouvait guère être connecté au christianisme du public américain, visé prioritairement (d'où, entre autres raisons, une préférence assez marquée du cinéma d'Hollywood pour Rome et son empire plutôt que pour la Grèce antique). Mais cependant, dans Cléopâtre, il est tout de même fait brièvement allusion au « testament du dieu hébreu », conservé dans la bibliothèque d'Alexandrie : c'était toute une époque... même s'il s'agissait plutôt de la fin de celle-ci, car après notamment les énormes difficultés de production du film de Mankiewicz, sorti en 1963, il n'y eu plus de péplums hollywoodiens pendant plusieurs décennies.

P.S. 2 : j'ai appris aujourd'hui, comme tout le monde, la mort du pape François, à 88 ans... Qu'il repose en paix. Pour la suite, de mon point de vue, si son successeur élu au prochain conclave devait particulièrement plaire aux catholiques traditionalistes, ce ne serait pas une bonne nouvelle. Mais chaque chose en son temps...

Hors ligne

#44 Hier 08:06

Elendil
Lieu : Velaux
Inscription : 2008
Messages : 1 095
Site Web

Re : Tolkien, auteur catholique ?

Hyarion a écrit :

Curieuse tentation de « rétrogradation » (?) – sinon de « déconstruction » (!?) –, a fortiori dans un contexte ici de commentaires sur l'œuvre de Tolkien où les majuscules plus ou moins théologiques abondent par ailleurs... À cette aune, il faudrait aller au bout de la logique et donc ne plus accorder de valeur religieuse « supérieure », ou même seulement particulière, au christianisme de Tolkien dans le cadre de l'étude de son œuvre... et considérer dès lors tous les auteurs de récits mythiques – récits tous mis strictement sur un pied d'égalité quant à leur « vérité » (Évangiles compris) –, comme étant de « simples » mythographes au sens où ils releveraient « seulement » d'une catégorie particulière d'auteurs de fiction. On sortirait certes dès lors d'un « entre-deux » pourtant cher, notamment, aux dominicains exégètes de la Bible : serait-ce ton souhait ? ;-)

Je défends précisément le contraire, il me semblait que c'était évident. Je ne mets précisément pas sur un pied d'égalité ce qui découle d'une religion (ou d'une mythologie... pour l'heure, je ne vais pas établir de distinguo précis sur ce point-là) traditionnelle et ce qui relève de l'élaboration artistique, où l'auteur invente et sait qu'il invente*. Spécialement quand le but de l'invention est la glorification du souverain en place. Pour le coup, il me semble y avoir plus de points communs entre l'Enéide (ou tout au moins cette partie de l'Enéide, car je veux bien admettre que Virgile n'a pas forcément inventé Enée) et la Franciade qu'entre l'Enéide et l'Odyssée.

Après, chacun met les majuscules qu'il veut. J'essaie d'en mettre le moins possible. Et de fait, si je devais évoquer l'œuvre de Tolkien dans cette lignée, il va de soit que je parlerais de sa « mythologie » entre guillemets, à moins qu'il soit évident que je n'emploie pas ce terme dans son acception usuelle.

E.

* Précisons : il me semble difficile de nier que chaque auteur a pu broder sur les mythes existants, rajouter tel ou tel épisode adventice pour une foule de raisons diverses (allusion à tel patron, volonté de relier de manière cohérente deux épisodes connus de la vie d'un personnage mythologique, etc.) Cela reste assez différent de l'invention complète d'une épopée, où la quasi-totalité des personnages n'a aucune existence préalable en dehors du texte.

Hors ligne

Pied de page des forums

Propulsé par FluxBB 1.5.10