Vous n'êtes pas identifié(e).
Pages : 1 bas de page
Ce fuseau fait suite à mon message sur la conférence de Cirdan à l'Université Paul Valéry-Montpellier le 21 novembre dernier.
Je terminais par un pinaillage qui nous a conduit à la présente discussion.
Je reporte ledit pinaillage ici.
Et je raccroche les messages qui ont suivi.
Je crois que c'est sur la fin où tu as insisté sur la distinction à faire entre Tolkien « écrivain et catholique » et Tolkien « écrivain catholique », comme quoi la seconde façon de décrire la réalité n'était pas certaine. J'ai du mal à concevoir Tolkien coupé en deux (même si, « aujourd'hui, une âme coupée en deux est un phénomène quotidien », ainsi que le déplore Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme, p.160). Je suis quant à moi non seulement médecin et catholique mais aussi, ou plutôt donc, médecin catholique (le fait de savoir si je suis un bon médecin catholique est une autre question). Son écriture le montre. Le Seigneur des Anneaux et, plus largement, le Conte d'Arda, sont fondamentalement catholiques — non parce que Tolkien l'a dit, mais parce que c'est une évidence de part en part (je renvoie à mon article sur L’unité spirituelle catholique du légendaire tolkienien : l’exemple du libre arbitre — ne te cogne pas au plafond si tu bondis à cause de la revue Laurent ;)).
J'imagine que cette façon de séparer Tolkien de son catholicisme est plus ou moins consciemment guidée par la crainte de sous-entendre que l'écrivain catholique et donc son œuvre seraient réservés aux catholiques. Il n'en est rien (d'une certaine façon, il en va peut-être de ce quiproquo comme de celui relatif à la morale chrétienne ... dont les chrétiens n'ont pas le monopole : « Quand des païens, sans avoir de loi, font naturellement ce qu’ordonne la loi, ils se tiennent lieu de loi à eux-mêmes, eux qui n’ont pas de loi. Ils montrent que l’œuvre voulue par la loi est inscrite dans leur cœur ; leur conscience en témoigne également ainsi que leurs jugements intérieurs qui tour à tour les accusent et les défendent », Romains 2.14-15).
Avec cette coupure, il me semble que l'agnosticisme devient alors quasi nécessairement la base à partir de laquelle tout devrait être examiné. C'est en tout cas ainsi que j'ai perçu ta conclusion. Car il est parfaitement exact de dire que « les préoccupations d’écrivains et penseurs chrétiens comme Tolkien rejoignent par d’autres voies celles de poètes agnostiques tels que Yves Bonnefoy sur l’urgence à être au monde à notre époque ». Mais (et c'est l'écueil de prendre l'agnosticisme comme base commune), il ne me paraît pas parfaitement juste de dire que l'œuvre de Tolkien « invite à l’amour d’un monde dont il sait la blessure irréparable, dont il perçoit l’empreinte du Mal, mais qu’il convient d’aimer encore et de tenter de sauver, malgré l’ampleur d’une tâche qui semble au-delà de tout espoir. En somme, d’aimer dans le combat, en appliquant la philosophie de la Bataille de Maldon mise en abyme dans Le retour de Beorhtnoth : Hige sceal þē heardra, heorte þē cēnre, / mōd sceal þē māre, þē ūre mægen lytlað. = Heart shall be bolder, harder be purpose, / More strong the spirit as our strength lessen ». Pour Tolkien, nous n'avons pas à « tenter de sauver le monde » : il l'est déjà et c'est cela que (pour les Chrétiens) nous avons à manifester. Semblablement, à mon sens, le mot d'ordre que nous donnerait Tolkien ne serait pas celui de l'héroïsme nordique en lui-même et par lui-même mais de l'héroïsme nordique transcendé par l'espérance chrétienne.
Hors ligne
Je suis désolé d'avoir à intervenir entre vous deux, Yyr et Círdan, mais il est notamment des choses que je ne peux pas laisser passer sans rien dire.
je crois que c'est sur la fin où tu as insisté sur la distinction à faire entre Tolkien « écrivain et catholique » et Tolkien « écrivain catholique », comme quoi la seconde façon de décrire la réalité n'était pas certaine. J'ai du mal à concevoir Tolkien coupé en deux (même si, « aujourd'hui, une âme coupée en deux est un phénomène quotidien », ainsi que le déplore Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme, p.160). Je suis quant à moi non seulement médecin et catholique mais aussi, ou plutôt donc, médecin catholique (le fait de savoir si je suis un bon médecin catholique est une autre question). Son écriture le montre. Le Seigneur des Anneaux et, plus largement, le Conte d'Arda, sont fondamentalement catholiques — non parce que Tolkien l'a dit, mais parce que c'est une évidence de part en part (je renvoie à mon article sur L’unité spirituelle catholique du légendaire tolkienien : l’exemple du libre arbitre — ne te cogne pas au plafond si tu bondis à cause de la revue Laurent ;)).
J'ai déjà eu plusieurs fois l'occasion de l'écrire, notamment dans un long message de janvier 2021 figurant dans le fuseau sur le libre arbitre : Faërie, à mes yeux, ne subsume pas à (ou sous) la Vérité chrétienne.
En ce qui concerne la distinction qu'il faudrait faire ou non entre Tolkien « écrivain et catholique » et Tolkien « écrivain catholique », il me semble que Leo Carruthers — qui a fort bien montré dans son livre Tolkien et la religion que l'écrivain en question n'a pas écrit sa fiction en tant que « projet chrétien » — a su bien formuler les choses en considérant Tolkien comme étant un « catholique auteur » et non un « auteur catholique ».
Pour ce qui est de ta situation personnelle, Jérôme, et puisque tu as choisi de l'évoquer ici, je pense que tu es effectivement un médecin catholique (et non donc un catholique médecin), et que cela m'a toujours paru poser problème quant à la question du droit à l'IVG (droit auquel tu sais que je suis favorable), quant à la question de ce que l'on appelle le droit de mourir dans la dignité (droit auquel je suis également favorable, la sédation profonde que permet la loi française actuelle étant loin de convenir à toutes les situations de souffrances insupportables notamment en cas de maladie incurable), etc. Manipuler le serment d'Hippocrate pour le faire rentrer dans un paradigme chrétien "pro-Vie" me parait, à cette aune, également poser problème, pour le moins. Et aucune argumentation supposément "réussie" devant un jury de thèse n'y changera rien. Nous en avons déjà discuté en privé par le passé, et je n'ai pas envie d'en remettre une couche (je n'ai pas/plus de temps pour cela, alors même que je suis confronté à des questions médicales pour le moins sérieuses...), mais sache simplement qu'à te lire (y compris sur la question de la vaccination des soignants [cf. ton message initial dans un autre fuseau]), je me demande sérieusement parfois s'il est possible d'être, en soi, « un bon médecin catholique ». Et c'est quelqu'un de culture (et même d'expérience) catholique qui te le dit (il faudra lire ou relire tout ce que j'ai pu écrire sur ce forum à ce propos, si tu en doute). Mon propos, qui n'est pas haineux, pourra cependant paraître dur, mais je me trouve devant des échéances (même si ce n'est pas [encore] pour moi-même) qui ont à voir avec la sincérité.
En ce qui concerne ton article pour la revue Nouvelle École, je pense qu'il y aura peut-être moins de possibilité que Círdan se cogne au plafond, en bondissant à cause de cette publication, si on lui rappelle simplement que ladite revue, pour le moins idéologiquement orientée, et à laquelle Yyr et Elendil ont cru bon de contribuer (ce que je continue personnellement de regretter), a fait l'objet à mon initiative d'échanges dans le fuseau "Revue de presse V" en juin-juillet 2021 : https://www.jrrvf.com/fluxbb/viewtopic. … 212#p90212
Il me parait fort probable que la publication en question fasse partie des revues françaises de la Nouvelle Droite qu'évoque Stéphane François, dans l'entretien qu'il a accordé pour le hors-série sur Tolkien du magazine chrétien d'actualité La Vie, hors-série dont j'ai proposé un compte-rendu de lecture en août dernier, dans le fuseau dédié : https://www.jrrvf.com/fluxbb/viewtopic. … 128#p92128
J'imagine que cette façon de séparer Tolkien de son catholicisme est plus ou moins consciemment guidée par la crainte de sous-entendre que l'écrivain catholique et donc son œuvre seraient réservés aux catholiques. Il n'en est rien (d'une certaine façon, il en va peut-être de ce quiproquo comme de celui relatif à la morale chrétienne ... dont les chrétiens n'ont pas le monopole : « Quand des païens, sans avoir de loi, font naturellement ce qu’ordonne la loi, ils se tiennent lieu de loi à eux-mêmes, eux qui n’ont pas de loi. Ils montrent que l’œuvre voulue par la loi est inscrite dans leur cœur ; leur conscience en témoigne également ainsi que leurs jugements intérieurs qui tour à tour les accusent et les défendent », Romains 2.14-15).
Il en est de la morale humaine, qu'elle soit ou non éventuellement d'inspiration chrétienne, comme de Faërie : à mes yeux, elle ne subsume pas à (ou sous) la Vérité chrétienne. Si c'était le cas, de facto l'œuvre de Tolkien se trouverait effectivement plus ou moins réservée, au moins pour ce qui est de sa "compréhension" supposée "profonde", à un public religieux (quoique pas forcément seulement catholique) et notamment plus ou moins en phase avec le conservatisme politico-religieux antimoderne de l'écrivain.
Si cela peut rassurer, je ne me mêlerai pas davantage aux actuels échanges sur ce fuseau, lesquels ne doivent pas, évidemment, tout-à-coup s'interrompre sous prétexte que j'aurais osé intervenir, moi qui certes ne suis pas docteur ou enseignant-chercheur...
Peace and Love anyway,
B.
[EDIT: rajout entre crochets de la mention d'un lien hypertexte pour contextualisation de propos, suite à la création du présent fuseau]
Hors ligne
En ce qui concerne la distinction qu'il faudrait faire ou non entre Tolkien « écrivain et catholique » et Tolkien « écrivain catholique », il me semble que Leo Carruthers — qui a fort bien montré dans son livre Tolkien et la religion que l'écrivain en question n'a pas écrit sa fiction en tant que « projet chrétien » — a su bien formuler les choses en considérant Tolkien comme étant un « catholique auteur » et non un « auteur catholique ».
Pour (re)dire très brièvement ce qui mériterait un long développement, je suis entièrement d'accord avec Leo à ce propos... dans le cadre qu'il définit, c'est-à-dire tant qu'on se cantonne au SdA, ou tout au moins aux écrits publiés du vivant de Tolkien, donc en faisant abstraction non seulement des textes relatifs au Légendaire mais non destinés à la publication (par exemple ceux de la deuxième partie de NoMe), mais encore des projets de publication restés inachevés de son vivant, en particulier le Silmarillion.
A ce titre, la démarche de Hostetter de rappeler la manière dont les concepts chrétiens font partie indissociable du Légendaire tel que Tolkien le conçoit à partir de la finalisation du SdA est elle aussi éminemment défendable, mais elle s'inscrit dans une perspective différente, qui est celle de considérer la manière dont Tolkien élabore les concepts qui sous-tendent son univers, et non la façon dont il a rédigé les récits qu'il est parvenu à faire aboutir. Voilà ce que je dis du premier Appendice éditorial de NoMe dans un brouillon de la notice qui devrait paraître dans la prochaine édition du Dictionnaire Tolkien :
Le premier des deux appendices éditoriaux cherche à établir un lien entre certaines notions mythopoétiques propres à la Terre du Milieu et le catholicisme de Tolkien. En effet, Hostetter considère que le Légendaire de Tolkien est bâti sur une conception du monde spécifiquement catholique, suivant certaines déclarations de Tolkien lui-même dans les Lettres (n° 142 et 211, notamment). Cet appendice propose donc une liste alphabétique de différents concepts, précisés par des citations de Tolkien donnant le contexte dans lequel ils s’inscrivent. À la suite de celles-ci, Hostetter ajoute un commentaire où il indique les liens possibles avec certains aspects de la foi catholique. Ainsi concernant les Âges du Monde, Hostetter rappelle que ceux-ci ne sont pas seulement évoqués par Hésiode, mais que le concept d’âges numérotés se retrouve dans le Matryrologium Romanum, où il est dit que le Christ était né « au sixième âge du monde ». Ce passage fait partie de la Proclamation de la naissance du Christ, qui était lue avant la Vigile de Noël dans le rite tridentin, que Tolkien pratiqua l’essentiel de sa vie. Cet appendice aborde ainsi des notions comme celles de la Chute de l’Homme, du mal, de l’hylomorphisme ou du mariage.
Au demeurant, je suis tout à fait d'accord avec la formulation de Hyarion : le SdA n'est pas un « projet chrétien » au sens où il serait une allégorie chrétienne consciente, comme c'est le cas du cycle de Narnia chez C.S. Lewis. Pour ma part, je continue à considérer que la lettre n° 142 résume bien l'avis de Tolkien à propos de son roman :
I think I know exactly what you mean by the order of Grace; and of course by your references to Our Lady, upon which all my own small perception of beauty both in majesty and simplicity is founded. [...] For the religious element is absorbed into the story and the symbolism. [...] For as a matter of fact, I have consciously planned very little; and should chiefly be grateful for having been brought up (since I was eight) in a Faith that has nourished me and taught me all the little that I know...
Chose intéressante, un passage de cette lettre coupé lors de la première édition a été restauré dans la récente réédition. Il montre que Tolkien estimait que son roman plairait surtout dans les milieux catholiques :
Though arrant non-Catholics they [the publishers] fully realize that I shall get a large part of my support, if any, from Catholic circles.
Bien qu'absolument pas catholiques, ils [les éditeurs] réalisent qu'une grande partie de mes soutiens, si j'en reçois, devrait venir des cercles catholiques.
L, n° 142, éd. rév.
Bien évidemment, il me semble tout aussi crucial de distinguer entre allégorie et applicabilité, comme Tolkien le faisait, ou entre intention (consciente ou non) de l'auteur et réception chez le public. Le passage cité juste au-dessus montre d'ailleurs bien que Tolkien pouvait parfaitement faire erreur à propos du public qui apprécierait son œuvre.
E.
Hors ligne
Merci Elendil, pour ton message, qui apporte des précisions utiles sur les points qu'il aborde.
J'avais dit que je n'interviendrai plus (pour ne pas "déranger"... et sachant que ma situation personnelle — que tu connais, Damien — fait désormais qu'il est des positionnements, notamment dans le champ médical dès lors qu'il est à mes yeux excessivement mêlé au champ religieux, qui me mettaient déjà mal à l'aise auparavant et qui, maintenant, me sont devenus encore plus difficiles à accepter dans le cadre d'échanges dont idéalement je souhaiterai, comme tout le monde, qu'ils restent constructifs)... mais puisque tu fais l'effort de faire en sorte que la discussion ne tourne pas court, en restant concentré sur Tolkien et la création littéraire, je te réponds.
Hyarion a écrit :En ce qui concerne la distinction qu'il faudrait faire ou non entre Tolkien « écrivain et catholique » et Tolkien « écrivain catholique », il me semble que Leo Carruthers — qui a fort bien montré dans son livre Tolkien et la religion que l'écrivain en question n'a pas écrit sa fiction en tant que « projet chrétien » — a su bien formuler les choses en considérant Tolkien comme étant un « catholique auteur » et non un « auteur catholique ».
Pour (re)dire très brièvement ce qui mériterait un long développement, je suis entièrement d'accord avec Leo à ce propos... dans le cadre qu'il définit, c'est-à-dire tant qu'on se cantonne au SdA, ou tout au moins aux écrits publiés du vivant de Tolkien, donc en faisant abstraction non seulement des textes relatifs au Légendaire mais non destinés à la publication (par exemple ceux de la deuxième partie de NoMe), mais encore des projets de publication restés inachevés de son vivant, en particulier le Silmarillion.
A ce titre, la démarche de Hostetter de rappeler la manière dont les concepts chrétiens font partie indissociable du Légendaire tel que Tolkien le conçoit à partir de la finalisation du SdA est elle aussi éminemment défendable, mais elle s'inscrit dans une perspective différente, qui est celle de considérer la manière dont Tolkien élabore les concepts qui sous-tendent son univers, et non la façon dont il a rédigé les récits qu'il est parvenu à faire aboutir.
Mon message précédent a été écrit dans un contexte, notamment émotionnel, qui ne permettait guère de développements... et je te remercie d'apporter ces nécessaires précisions à travers l'expression de ton avis, qui tend à rejoindre le mien.
Effectivement, nous avons affaire à deux perspectives différentes, et qui peuvent chacune se défendre mais sans que, à mes yeux, l'une l'emporte sur l'autre pour ce qui serait de « comprendre » ou apprécier l'œuvre de Tolkien (sauf à vouloir sempiternellement soumettre toute perspective à la Vérité chrétienne, conçue comme « Vérité » antéposée, soit le contraire d'une démarche, sans doute plutôt d'inspiration agnostique, n'imposant aucune « Vérité » absolue en matière de connaissance et de perception).
Je vais oser un parallèle avec l'œuvre littéraire, très majoritairement érotique, mais aussi érudite, d'un écrivain comme Pierre Louÿs. On peut aborder cette œuvre à travers sa partie « publique », celle qui fut publiée du vivant de l'écrivain (Aphrodite, La Femme et le Pantin, Les Aventures du Roi Pausole, Les Chansons de Bilitis, etc.), partie qui trouva son public, obtint un succès y compris critique, et pour laquelle Louÿs reste un écrivain reconnu aujourd'hui, un classique même, quoique les esprits prudes et/ou excessivement moralistes pourront toujours la rejeter. Mais on peut aussi aborder cette œuvre en tenant compte de sa partie longtemps restée cachée, non destinée à la publication, dispersée à travers divers manuscrits après la mort de l'auteur en 1925, somme d'écrits (romans, nouvelles, contes, dialogues, pièces de théâtre, manuels d'érotologie, lexiques, poèmes libres) immense en quantité en comparaison de la partie « publique », et disons sensiblement moins aisément « présentable » que celle-ci en matière d'audience en raison de son contenu très libre, lequel pouvant être très érotique voire ouvertement et fortement pornographique (N.B. : je parle ici de pornographie en ayant une échelle d'évaluation notoirement plus souple que celle d'esprits prudes occidentaux, et notamment anglo-américains, voyant volontiers de la « pornographie » partout dès qu'il peut être question d'érotisme, même "soft" : je me souviens notamment d'un passage du livre Tolkien's Modern Reading: Middle-earth Beyond the Middle Ages [Word on Fire Academic, 2021] dans lequel l'autrice, Holly Ordway, considère comme a priori « pornographique » le contenu d'histoires mythologiques où il serait question de mœurs des nymphes et des faunes, comme si toutes les nuances possibles en matière de sensualité et d'érotisme étaient réductibles à une pauvre conception moraliste — ici à la fois anglo-américaine et catholique, et donc doublement à prétention « universelle » — de la “pornography”).
Louÿs a exploré le domaine du sexe durant toute sa vie d'écrivain, à travers des écrits de formes très variées, avec selon les textes, élégance, application, implication, audace, crudité, poésie, érudition, provocation aussi, et avec une ambition que Jean-Paul Goujon, grand spécialiste de cet auteur, a pu qualifier d'encyclopédiste. On peut parler, dès lors, d'œuvre-monde, ce qui autorise une comparaison avec Tolkien, même si elle ne manquera pas de choquer les plus prudes des tolkienophiles/tolkienologues. Dans un cas comme dans l'autre, deux perspectives sont possibles : l'appréhension de l'œuvre écrite dans sa partie achevée dont la diffusion s'est faite du vivant de l'écrivain, et l'appréhension de l'œuvre en tenant compte de tout ce que peut révéler des conceptions de l'auteur, y compris les plus intimes, la partie inachevée et/ou non destinée en soi à la publication de ladite œuvre écrite. Laquelle des deux perspectives est-elle la plus à même de permettre d'apprécier ou de « comprendre » au mieux l'œuvre d'un auteur ? Aucune ne me parait devoir s'imposer absolument, car il faut tenir compte de l'histoire de la diffusion et de la réception des œuvres, et en particulier de la part de l'œuvre telle qu'elle a été diffusée achevée avec l'aval de l'auteur, surtout si c'est avant tout cette part qui a assuré la postérité et la reconnaissance de l'écrivain, ce qui est le cas pour Louÿs comme pour Tolkien, fut-ce à des échelles différentes.
Voilà ce que je dis du premier Appendice éditorial de NoMe dans un brouillon de la notice qui devrait paraître dans la prochaine édition du Dictionnaire Tolkien :
Le premier des deux appendices éditoriaux cherche à établir un lien entre certaines notions mythopoétiques propres à la Terre du Milieu et le catholicisme de Tolkien. En effet, Hostetter considère que le Légendaire de Tolkien est bâti sur une conception du monde spécifiquement catholique, suivant certaines déclarations de Tolkien lui-même dans les Lettres (n° 142 et 211, notamment). Cet appendice propose donc une liste alphabétique de différents concepts, précisés par des citations de Tolkien donnant le contexte dans lequel ils s’inscrivent. À la suite de celles-ci, Hostetter ajoute un commentaire où il indique les liens possibles avec certains aspects de la foi catholique. Ainsi concernant les Âges du Monde, Hostetter rappelle que ceux-ci ne sont pas seulement évoqués par Hésiode, mais que le concept d’âges numérotés se retrouve dans le Matryrologium Romanum, où il est dit que le Christ était né « au sixième âge du monde ». Ce passage fait partie de la Proclamation de la naissance du Christ, qui était lue avant la Vigile de Noël dans le rite tridentin, que Tolkien pratiqua l’essentiel de sa vie. Cet appendice aborde ainsi des notions comme celles de la Chute de l’Homme, du mal, de l’hylomorphisme ou du mariage.
Dès ma premier lecture de NoMe à sa parution, j'ai vu également, tout de suite, qu'elle était la démarche d'Hostetter, laquelle ne m'a d'ailleurs pas du tout surpris : il faut dire que, sur JRRVF, nous sommes habitués aux propositions associant plus ou moins fortement le Légendaire au christianisme, et au catholicisme en particulier...
Très bonne synthèse de ce premier Appendice de NoMe que la tienne, au demeurant, pour le Dictionnaire, du moins à ce qu'il me semble. Si je puis me permettre, et sauf erreur de ma part, je suppose que tu veux parler de l'hylémorphisme dans ton brouillon de notice, et non d'"hylomorphisme" (?).
Au demeurant, je suis tout à fait d'accord avec la formulation de Hyarion : le SdA n'est pas un « projet chrétien » au sens où il serait une allégorie chrétienne consciente, comme c'est le cas du cycle de Narnia chez C.S. Lewis. Pour ma part, je continue à considérer que la lettre n° 142 résume bien l'avis de Tolkien à propos de son roman :
J.R.R. Tolkien a écrit :I think I know exactly what you mean by the order of Grace; and of course by your references to Our Lady, upon which all my own small perception of beauty both in majesty and simplicity is founded. [...] For the religious element is absorbed into the story and the symbolism. [...] For as a matter of fact, I have consciously planned very little; and should chiefly be grateful for having been brought up (since I was eight) in a Faith that has nourished me and taught me all the little that I know...
Chose intéressante, un passage de cette lettre coupé lors de la première édition a été restauré dans la récente réédition. Il montre que Tolkien estimait que son roman plairait surtout dans les milieux catholiques :
Though arrant non-Catholics they [the publishers] fully realize that I shall get a large part of my support, if any, from Catholic circles.
Bien qu'absolument pas catholiques, ils [les éditeurs] réalisent qu'une grande partie de mes soutiens, si j'en reçois, devrait venir des cercles catholiques.
L, n° 142, éd. rév.
Bien évidemment, il me semble tout aussi crucial de distinguer entre allégorie et applicabilité, comme Tolkien le faisait, ou entre intention (consciente ou non) de l'auteur et réception chez le public. Le passage cité juste au-dessus montre d'ailleurs bien que Tolkien pouvait parfaitement faire erreur à propos du public qui apprécierait son œuvre.
Nous sommes d'accord. J'avais moi-même repéré ce passage coupé, et à présent restauré, de la lettre 142 que tu cites.
Rappelons par ailleurs qu'Allen & Unwin, l'éditeur historique de Tolkien fut notamment aussi celui de Bertrand Russell (pour certains de ses écrits) : dès le départ, et ne serait-ce que parce qu'il s'agit d'une œuvre de commande, il n'était pas question, avec le Seigneur des Anneaux, d'un projet éditorial catholique destiné aux cercles catholiques, même si Tolkien escomptait visiblement y recevoir des soutiens pour peu qu'on le lise.
Amicalement,
B.
Hors ligne
Merci Hyarion. Je voulais bien parler d'hylémorphisme et j'ai été induit en erreur par le terme anglais, hylomorphism (je dois dire qu'en matière de noms composés dérivés du grec, c'est bien la première fois que je fois varier la voyelle finale du premier élément entre anglais et français).
E
Hors ligne
Pour (re)dire très brièvement ce qui mériterait un long développement, je suis entièrement d'accord avec Leo à ce propos... [...] la démarche de Hostetter de rappeler la manière dont les concepts chrétiens font partie indissociable du Légendaire tel que Tolkien le conçoit à partir de la finalisation du SdA [...] s'inscrit dans une perspective différente, qui est celle de considérer la manière dont Tolkien élabore les concepts qui sous-tendent son univers, et non la façon dont il a rédigé les récits qu'il est parvenu à faire aboutir.
J'ai prévu de relire le livre de Leo en détail. Mais je ne suis pas d'accord avec son opposition entre un « catholique auteur » et « auteur catholique » (*). Leo a écrit ici, je pense, une carabistouille (pas d'inquiétude, je serai plus sage qu'Abraracourcix ;)). Non que cette opposition en elle-même n'ait pas de sens (on peut très bien rencontrer des chrétiens qui ne le sont plus dans leurs œuvres : écrivains, médecins, enseignants ...), mais elle est fausse pour Tolkien — ce que Leo lui-même a confirmé il y a 2 jours à ce sujet, même si je ne lui en ai pas encore parlé, cf. infra ;). C'est la même chose avec la dichotomie que tu introduis Damien entre l'élaboration des concepts d'un côté et la narration fondée sur ces mêmes concepts de l'autre : cette dichotomie est vraie mais en déduire que cela donne un « catholique auteur » et non un « auteur catholique » est une carabistouille. Une autre façon d'exprimer la problématique donnée par Leo me paraît en revanche tout-à-fait juste, en tout cas je le suis sans réserve : le christianisme en général (le catholicisme en particulier) de l'auteur est non explicite dans son œuvre. Mais cela n'en fait pas une œuvre non chrétienne ! Ce serait un contresens assez fâcheux, surtout quand on sait que « le royaume des cieux est semblable à du levain qu'une femme a pris et mis dans trois mesures de farine, jusqu'à ce que la pâte soit toute levée » (Mt 13,33). Cf. « For the religious element is absorbed into the story and the symbolism » ...
Outre les démonstrations produites en ce sens (cf. « Estel Eruhínion », « Correspondances mythopoétiques », « L’unité spirituelle catholique du légendaire tolkienien »), je verse au dossier les éléments qui me viennent immédiatement à l'esprit (très loin d'être exhaustifs) :
La distinction avec Lewis est vraie mais mal posée. Le fait que ce dernier (sans être allégorique non plus, à strictement parler) soit plus explicite n'est pas dirimant quant à l'essence du christianisme et ne fait pas de son œuvre une œuvre nécessairement « plus » chrétienne que celle de Tolkien. On a deux chemins subcréatifs différents, et qui ressortissent non pas tant à la foi des auteurs qu'à leurs philosophies (de la nature, du langage, etc.). Lewis est platonicien et, comme chez Platon (on en a de nombreuses figurations dans Narnia), les idées sont le paradigme des choses sensibles : on part de l’universel de ces idées pour les appliquer au singulier (et c'est pourquoi on peut avoir l'impression d'un écrasement par les idées). Tolkien (comme Ellul d'ailleurs) est tout le contraire, bien davantage aristotélicien : il part du sensible, jusque dans les sons mêmes de la langue ! (ce qui ne l'empêche pas d'accéder à l’universel), d'où aussi sa proximité naturelle avec Thomas d'Aquin (qui parle d'Aristote comme « le Philosophe » !).
Le christianisme en général, le catholicisme en particulier, ne fait pas nombre avec les autres « sources », il les transcende, sans concurrence ; la encore l'élément est absorbé comme le levain dans la pâte, là encore je renvoie tout spécialement à ma conclusion dans « Estel Eruhínion » sur le rapport dynamique et « synergique » si je puis dire entre foi et culture.
Quant à l'essence du Christianisme, celle-ci n'est ni un projet ni une dogmatique ni quoi que ce soit de la sorte (même si évidemment on peut aussi avoir des projets, une dogmatique, etc.) et, pour l'exprimer par rapport à la problématique présente, appartient à cette essence le fait que Dieu ne se manifeste pas dans le tonnerre et les éclairs mais dans « le murmure d'une brise légère » (1R 19,12) ; tout le travail (l'œuvre) de Sosryko honoré il y a 2 jours pourrait aussi être résumé ainsi, côté Tolkien, par cette mise en évidence de cette brise légère qui souffle dans chacune des phrases du Seigneur des Anneaux.
Je connais une personne qui, à la première lecture du Seigneur des Anneaux a immédiatement compris que son auteur, qu'il ne connaissait en rien, était chrétien ; j'en connais d'autres pour qui l'œuvre tolkienienne a été déterminante dans leur conversion ...
Je subodore que la réticence à qualifier Tolkien d’auteur chrétien s’explique par des raisons extrinsèques à la réalité de l’œuvre en soi. Citons la crainte d’accaparement / récupération / exclusion (ce qui est dommage au vu de la véritable essence du christianisme et de son rapport à la culture, au vu aussi de la philosophie de l'imagination de Tolkien, ces deux composantes étant tout sauf exclusives) ... Mais aussi l'intériorisation du sécularisme et de l’agnosticisme comme norme commune de la parole publique à notre époque (tout comme à une autre époque on aurait été porté à tout qualifier de chrétien ....).
Je précise que je n'étais pas du tout convaincu de tout cela il y a 22 ans quand j'ai mis les pieds sur la Route ... ;).
Mais c'est aujourd'hui une évidence. Le fait qu'il puisse y avoir de l'excès dans ce que certains en feront (mais de quoi cette règle n'est-elle pas vraie en ce monde ?) ne change strictement rien à la réalité. Tolkien est bien un auteur chrétien (et plus spécifiquement catholique).
À la fin, j'appelle à la barre un témoin irrécusable :) : Leo, à la soutenance d'il y a deux jours, a commencé en reprochant légèrement au doctorant de n’avoir pas suffisamment insisté sur le fait que la dimension chrétienne de l’œuvre était non explicite, rappelant que les parties les plus explicites comme l’Athrabeth n’étaient pas publiées à la mort de l’auteur et que l’on ne savait pas comment exactement Tolkien comptait les publier, bref, la position défendue par Leo dans Tolkien et la religion … mais il a terminé, j'allais dire inéluctablement, porté non plus par ce constat mais par l'œuvre elle-même (ou par les deux œuvres, celle de Tolkien et celle de Sosryko) en expliquant à tout le monde que l’on n’a jamais fini d’explorer les profondeurs spirituelles de l’œuvre tolkienienne, et je me suis empressé de transcrire et graver dans le marbre sa phrase finale : « lire Tolkien, c’est partir en voyage spirituel » ! Et, si cela ne suffisait pas, sur la fin de la soutenance, bien après son intervention, alors que le doctorant et des membres du jury s’accordaient pour qualifier Ellul de philosophe alors qu’Ellul ne se désignait jamais comme tel, Leo de prendre la parole en disant : « remarquez que l’on peut dire exactement la même chose de Tolkien théologien ! » — CQFD.
(*) Je n'ai jamais osé lui dire. Dans ce livre il a été tellement gentil avec moi, en employant une même expression commune élogieuse deux fois, une fois pour Tolkien et une fois pour moi, que je n'ai rien osé dire (c'est bête de ma part mais non irrémédiable).
Hors ligne
Merci pour ce post, Yyr.
Je me suis évidemment reconnu en cette personne qui ne connaissait rien de l'auteur à la lecture du Seigneur des Anneaux, etc. ;-)
S.
Hors ligne
Non que cette opposition en elle-même n'ait pas de sens (on peut très bien rencontrer des chrétiens qui ne le sont plus dans leurs œuvres : écrivains, médecins, enseignants ...)
Je ne crois pas, au souvenir de ma lecture, que ce soit une opposition dans ce sens restreint, et je crains aussi que ta parenthèse soit une sorte de carabistouille, du moins formulée ainsi de façon fort rapide, si tu me le permets: il ne s'agit pas certainement pas de ne plus l'être dans son œuvre, là n'est pas le véritable débat et le centre. Car c'est bien une question de centrage (du discours, et au-delà, de la perspective offerte), beaucoup plus fine que cela... De même que la distinction avec Lewis ne relève pas effectivement de savoir qui serait plus ceci ou cela que l'autre...
Le christianisme en général, le catholicisme en particulier, ne fait pas nombre avec les autres « sources », il les transcende, sans concurrence.
C'est un argument très délicat à manier, non? Car il ne peut au fond venir que d'un chrétien / catholique convaincu de cela. (Quant au "sans concurrence", il est délicat aussi historiquement, il faudrait nuancer... Beh, que Charlemagne brûle des Irminsuls... Ce ne sont que des arbres, au fond, restant eux-mêmes).
Dieu ne se manifeste pas dans le tonnerre et les éclairs mais dans « le murmure d'une brise légère » (1R 19,12)
Erm... mais il aime bien se manifester avec tonnerre et éclairs aussi... Ex. 19, 16-18: Le troisième jour au matin, il y eut des tonnerres, des éclairs, et une épaisse nuée sur la montagne; le son de la trompette retentit fortement; (...) La montagne de Sinaï était tout en fumée, parce que l'Éternel y était descendu au milieu du feu; cette fumée s'élevait comme la fumée d'une fournaise, et toute la montagne tremblait avec violence.
Ou Actes, 2, 2: Tout à coup il vint du ciel un bruit comme celui d'un vent impétueux. -- Ou Ap, 1, 7: Voici, il vient avec les nuées etc.
j'en connais d'autres (personnes) pour qui l'œuvre tolkienienne a été déterminante dans leur conversion ...
L'argument est encore plus délicat, à utiliser une particularité personnelle comme généralité. On connait tous une voisine de palier dont l'ami d'un oncle connaît un gars qui... On peut ainsi en trouver que l’œuvre tolkienienne aura conduit à d'autres choix que le catholicisme. J'en connais, donc. Je reste incertain que cela ajoute à tout propos.
D., qui aime titiller.
Hors ligne
Tu as raison Didier, Yyr aurait dû écrire "pas seulement dans le tonnerre et les éclairs mais aussi dans « le murmure d'une brise légère » (1R 19,12)", mais il a opéré ce raccourci parce que son propos concernait l'essence du christianisme (pour faire le lien avec la foi vécue par Tolkien au quotidien, et donc dans son activité aussi d'écrivain), qui est bien de manifester les fruits de l'Esprit, dont la douceur (Ga 5,22), avec l'appel à être "imitateur de Dieu" c'est-à-dire à "marcher dans l'amour" (Eph 5, 1-2). L'extraordinaire de la puissance (le tonnerre, les éclairs, le vent impétueux) ne sont ni la norme des manifestations de Dieu dans la Bible, encore moins la part des chrétiens puisque prérogative divine en des tournants de l'histoire biblique de la révélation de Dieu aux hommes.
Yyr a écrit :
j'en connais d'autres (personnes) pour qui l'œuvre tolkienienne a été déterminante dans leur conversion ...
L'argument est encore plus délicat, à utiliser une particularité personnelle comme généralité. On connait tous une voisine de palier dont l'ami d'un oncle connaît un gars qui... On peut ainsi en trouver que l’œuvre tolkienienne aura conduit à d'autres choix que le catholicisme. J'en connais, donc. Je reste incertain que cela ajoute à tout propos.
Pour ma part, j'ai compris que le propos d'Yyr était de ne pas exagérer la distinction entre les notions d'"écrivain catholique" et de "catholique écrivain". S'il s'agit donc de dire que l'oeuvre de Tolkien est porteuse d'une dimension spirituelle, chrétienne et même catholique, cet argument me semble probant.
On lit un texte avec une culture, un passé, des opinions qui nous sont propres et chacun le reçoit différemment. Evidemment, tous les lecteurs de la Bible ne se convertissent pas (et on peut même aller jusqu'à dire que tous ceux qui se convertissent n'auraient pas dû la lire si c'est pour la détourner, de même que tous ceux qui voient dans le Seigneur des Anneaux une œuvre catholique ne sont pas animés de bonnes intentions ou veulent y voir une allégorie, à mille lieues du projet tolkienien).
On peut même penser que la majorité des lecteurs de la Bible ne se convertissent pas. Mais la plupart de ceux qui se convertissent ont un rapport avec elle, que ce soit directement ou avec une oeuvre (parole, écrit ou action) qui, sans forcément chercher à porter un témoignage volontaire, entretient un rapport explicite ou implicite avec elle. Rares sont ceux qui ont une expérience fondatrice directe avec le Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob et de Jésus-Christ ("directe" dans le sens d'une absence de rapport aucun avec la révélation biblique).
Pour ce qui concerne l'écriture de Tolkien, lorsqu'il lui arrive de faire signe vers le texte biblique (ses thèmes ou des sources qui se fondent sur lui) ou la tradition catholique, je n'y vois aucun geste apologétique, mais un travail d'entretissage soucieux d'être porteur de sens et ce, dans Le Seigneur des Anneaux, sans jamais prendre le pas sur le récit proprement dit.
S.
Hors ligne
Yyr a écrit :Non que cette opposition en elle-même n'ait pas de sens (on peut très bien rencontrer des chrétiens qui ne le sont plus dans leurs œuvres : écrivains, médecins, enseignants ...)
Je ne crois pas, au souvenir de ma lecture, que ce soit une opposition dans ce sens restreint, et je crains aussi que ta parenthèse soit une sorte de carabistouille, du moins formulée ainsi de façon fort rapide, si tu me le permets: il ne s'agit certainement pas de ne plus l'être dans son œuvre, là n'est pas le véritable débat et le centre. Car c'est bien une question de centrage (du discours, et au-delà, de la perspective offerte), beaucoup plus fine que cela... De même que la distinction avec Lewis ne relève pas effectivement de savoir qui serait plus ceci ou cela que l'autre...
Tu fais très bien de titiller. Et tu as raison de recentrer. Oui je suis d'accord avec ce que tu dis pour expliciter la dichotomie de Leo en parlant d'une question de centrage et de perspective offerte. Je suis d'accord, tout comme je suis d'accord avec le caractère non explicite, etc. Et je suis d'accord avec ce qu'en dit Hyarion aussi, si l'on met derrière la notion d'écriture catholique celle d'un projet spécifiquement catholique, etc.
Ce que je conteste, et ce que tu m'aides à préciser, Didier, c'est le syntagme de « catholique auteur » ou de « catholique écrivain » ce qui, inévitablement, sépare indûment les deux qualités, à mon sens. Je pense que ce hiatus n'est pas étranger au fait que Laurent termine sa conférence (remarquable ! je suis honteux de pinailler d'une certaine manière mais c'est parce que sa conférence est remarquable et me dépasse par ailleurs que je me le permets) par une « blessure irréparable », un monde « à sauver », ce qui semble « au-delà de tout espoir », en en restant à l'héroïsme de Maldon, alors que Tolkien opère justement une transformation de cette fatalité et de cet héroïsme dans son œuvre à lui (c'est toute l'eucatastrophe !). Et je pense que ce hiatus est finalement intenable : ainsi de Leo qui dit « partir en voyage spirituel » en lisant Tolkien et termine par « Tolkien théologien » ! En gros, je suis d'accord avec cette question de centrage, mais pas avec une façon de l'exprimer qui va au-delà : pour éviter le risque d'abus qu'il y aurait à parler d'écrivain ou d'auteur catholique (au sens où il aurait écrit une œuvre apologétique, ou dont l'appréciation serait réservée aux chrétiens, ou que sais-je ... certes non !!!), il faudrait parler de catholique écrivain ou auteur, un syntagme bizarre (mais qui me fait aussi penser à Obélix : « vous aimez mon chien petit ? ») dont l'insistance sépare les qualités : le remède est pire que le mal, de mon point de vue.
Pour le reste, à la suite de Sosryko qui corrige avec raison et avec l'équilibre dont je manque certainement, j'aurais pour ma part précisé mon affirmation par les deux versets suivants : « Les disciples Jacques et Jean, voyant cela, dirent: Seigneur, veux-tu que nous commandions que le feu descende du ciel et les consume ? Jésus se tourna vers eux, et les réprimanda, disant : Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés.… » (Luc 9,54-55). Plus largement, dans la foi chrétienne, la clef d'interprétation de l'Ancien Testament est le Christ. C'est à partir de lui que l'Église interprète le reste. Idem pour ce qu'ont pu faire Charlemagne ou les Croisés ;). On pourrait se pinailler et se titiller sur les autres points à l'occasion, ce serait un réel plaisir (et certainement profitable pour moi). Peut-être oralement, pour m'éviter d'argumenter à l'emporte-pièce, à ce qu'il semble ;).
Hors ligne
... ce que tu m'aides à préciser, Didier, c'est le syntagme de « catholique auteur » ou de « catholique écrivain » ...
Soyons précis, le syntagme en question ci-dessus était de « catholique auteur » ou de « auteur catholique ». On peut éventuellement aussi discuter de la dichotomie auteur / écrivain, en mettant aussi ce dernier devant ou derrière, mais cela relève encore d'autres choses, il me semble. Intéressantes aussi, cela dit. Tu peux affiner ton propos
P.S. Hors sujet (encore que pas totalement), mais son « but consciously in the revision »... Un jour j'ai dit, par ici, toutes proportions gardées, « alors il faut faire sien le "Vice Secret" ». Depuis, mais je le soupçonnais déjà, j'ai connu ma révision. Il faut beaucoup s'interroger, sur chaque mot -- Et on en revient, en actes, au langage, à la conscience ou à l'inconscient...
Hors ligne
Je vais affiner mon propos.
— Tu te souviens quand tu m'avais demander de préciser ce que j'avançais sur amdir / estel il y a une vingtaine d'années ? ;)
Et je vous montrerai que, de tous les peuples de la Gaule, c'est moi le plus brave.
(pas d'inquiétude, je serai plus sage qu'Abraracourcix ;))
Eh bien non en fait ;).
Hors ligne
> Et je vous montrerai que, de tous les peuples de la Gaule, c'est moi le plus brave.
Derrière la boutade, une volonté de convaincre... Ou de convertir puisque le vocable a été utilisé (à l'emporte-pièce aussi). Eh. C'est très contraint comme agenda annoncé, non? Peut encore affiner!
Ho Antilegôn ;-)
EDIT: Croisée dans mes travaux typographiques récents: "... ἀλλὰ φιλόξενον, φιλάγαθον, σώφρονα, δίκαιον, ὅσιον, ἐγκρατῆ ... παρακαλεῖν ἐν τῇ διδασκαλίᾳ τῇ ὑγιαινούσῃ καὶ τοὺς ἀντιλέγοντας ἐλέγχειν" (Tite, 1, 8-9). (Le même ne dit pas que de sages choses comme là; en 2, 9, il n'a pas l'air gêné par l'esclavagisme. Autres temps...)
Hors ligne
Rhôô :)
une volonté de convaincre... Ou de convertir puisque le vocable a été utilisé (à l'emporte-pièce aussi)
Convaincre probablement (quel mal ?).
Mais cela ne suffirait pas comme but. La démonstration risque d'apporter des choses plus intéressantes par ailleurs.
Convertir non : il y a confusion complète.
Fais-moi confiance Didier : cette boutade est là pour dire qu'après réflexion, je ne pourrai (telles sont mes limites) affiner sans y consacrer un véritable travail. Pas plus, pas moins. Et pardonne ma maladresse si ma façon de répondre n'était pas adaptée.
Hors ligne
EDIT: Croisée dans mes travaux typographiques récents: "... ἀλλὰ φιλόξενον, φιλάγαθον, σώφρονα, δίκαιον, ὅσιον, ἐγκρατῆ ... παρακαλεῖν ἐν τῇ διδασκαλίᾳ τῇ ὑγιαινούσῃ καὶ τοὺς ἀντιλέγοντας ἐλέγχειν" (Tite, 1, 8-9). (Le même ne dit pas que de sages choses comme là; en 2, 9, il n'a pas l'air gêné par l'esclavagisme. Autres temps...)
Ce verset ne supporte aucunement l'esclavage.
En revanche, il est vrai qu'il s'en accommode, d'une certaine façon.
Parce qu'en cet autre temps, il y avait des choses plus importantes dont découlait tout le reste.
Aujourd'hui on s'occupe du reste sans s'occuper de ce dont tout dépend, notamment de ce à partir de quoi discerner le mal de l'esclavage.
Hors ligne
Voici un premier jet de mes réflexions, après relecture attentive de la thèse développée par Leo dans Tolkien et la religion : comme une lampe invisible (paru aux Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2016, 312 p., ci-après abrégé TR). Une thèse synthétisée dans l'article écrit par Leo pour le hors série de Philosophie magazine de l'été 2022 : « Il était une foi ... » (pp.94-98, ci-après abrégé IF). Et où Leo, rappelant que « ce n'est pas parce que quelqu'un est catholique que ses ouvrages le sont » (IF, p.95), développe une argumentation contre l'idée selon laquelle Tolkien pourrait être qualifié d'auteur catholique (ou chrétien, cf. infra). Mon traitement de la question partira de la mise en regard opérée par Damien entre les arguments de Leo (références données supra) et ceux de Carl (rassemblés dans The nature of Middle-earth, Houghton Mifflin, 2021, App. I, pp.401-412, ci-après abrégé NM), augmentés des miens (implicites mais aisément identifiables, dans ma triple étude sur l'espérance dans le Conte d'Arda dans Pour la gloire de ce monde : recouvrement et consolation en Terre du Milieu, au Dragon de Brume, 2016, 416 p., ci-après abrégé PG). Suivra mon analyse personnelle de la problématique ainsi qu'une synthèse et, à la fin, une tentative de recontextualisation.
I. Liminaire
Je laisse de côté le débat auteur / écrivain. Non que ce point ne mérite pas d'être débattu mais qu'il ne modifie pas, à mon avis, le présent (et suffisant) débat.
Je n'insisterai pas sur la distinction chrétien / catholique. Je partirai le plus souvent du terme catholique parce que c'est à partir de lui que Leo a argumenté (et parce que c'est aussi en référence à l'affirmation de Tolkien dans sa correspondance comme quoi le Seigneur des Anneaux était fondamentalement catholique). Mais la problématique pourrait aussi bien être traitée autour du terme de chrétien : ils sont, sous le rapport du présent débat, parfaitement interchangeables.
Il me semble devoir être signalé que « catholique auteur » ou « chrétien auteur » sont des tournures difficiles. Ce ne sont pas les termes de chrétien et de catholique, tout à la fois substantifs et adjectifs, qui rendent cette tournure difficile, mais celui d'auteur : celui-ci n'étant jamais adjectivé, il sonne curieusement dans cette position. Donc, à compter que la question de fond soit résolue en faveur de la thèse de Leo, cette inversion ne sera pas idéale (i.e. : tout au plus pourra-t-on contester l'expression d'« auteur catholique », mais on pourra difficilement prescrire de parler de « catholique auteur »).
On ne s'attardera pas plus sur cette question de formulation. On a bien compris que la question qu'il y a derrière, et dont on s'occupera ici, est la suivante : Tolkien peut-il être qualifié d'auteur chrétien ou catholique, au sens où cette qualité vaudrait non seulement pour lui mais aussi pour ses œuvres ? Telle est la question que nous traitons ci-après.
II. Un auteur catholique
• Objections
1. (a) Les romans de Tolkien ne contiennent pas la moindre allusion à Dieu, et aucune référence explicite à une quelconque religion réelle, encore moins au christianisme, même dans un ouvrage comme le Silmarillion (TR, pp.77, 143, 169, 188). Les éléments cultuels sont maigres (TR, pp. 176-182), et les éléments religieux, quoique globalement compatibles avec la théologie chrétienne, ne sont jamais explicitement chrétiens (TR, pp.223-228), pas plus que les éléments culturels (TR, p. 238). (b) Les romans de Tolkien sont toujours situés dans une ère indéfinie et en tous les cas préchrétienne, n'ayant aucun rapport direct ou évident avec les pratiques religieuses catholiques (TR, p.116). (c) Si certains aspects des textes trouvent des parallèles indéniables dans le mythe judéo-chrétien — création, incarnation, existence du mal, être maléfique rebelle, chute des anges et des hommes, rédemption, etc. (TR, p.158) —, d'autres évoquent plutôt les mythologies polythéistes, germaniques ou celtiques, c'est-à-dire des éléments païens — divinités, monstres, autres créatures intelligentes que l'homme (TR, pp.158, 218, 208-231). On a là un mélange qui rappelle celui opéré par les auteurs de Beowulf et Sire Gauvain et le chevalier vert (ibid.). D'ailleurs, les éléments moraux ne sont pas spécifiquement chrétiens (TR, pp. 231-236 ; IF, p.95).
2. Un texte comme celui de l'Athrabeth, particulièrement congruent avec la théologie chrétienne — au point de faire signe vers l'Incarnation de Dieu lui-même dans le Monde —, a été rédigé « après-coup », en réfléchissant, plus en tant que théologien qu'auteur, à notre peur de la mort et à notre espérance en la vie après la mort. Aussi serait-il serait erroné d'imaginer que ce débat métaphysique puisse s'appliquer rétroactivement aux légendes, et surtout pas au Seigneur des Anneaux (TR, pp. 273-274).
3. (a) Tolkien n'avait pas de projet chrétien mais celui de créer une mythologie parallèle (TR, pp.73, 281) ; la correspondance de Tolkien ne doit pas être confondue avec sa fiction, comme si elle faisait partie de son œuvre : ses lettres ne peuvent être prises à témoin de ses intentions primitives (TR, pp.281, 283). (b) Lorsqu'il y a une ambiance spirituelle dans le texte, Tolkien n'impose rien au lecteur (TR, p.239). Il a évité toute allusion concrète à sa propre religion afin de laisser à chacun la liberté d'y voir un sens plus universel ; tout au plus a-t-il pris garde à ce que son œuvre soit compatible avec la pensée chrétienne (TR, pp.281, 289 ; IF, p.95). (c) Tolkien n'avait aucune intention prosélyte, apologétique ou missionnaire (TR, pp.73, 170, 173, p.277), ni l'état d'esprit d'un prédicateur (TR, p.278).
• En sens contraire
4. (a) C'est en son cœur et en sa base, c'est-à-dire dans dans son essence, dans sa métaphysique et son anthropologie, que le Seigneur des Anneaux (ou, plus largement, le Légendaire) est catholique (NM, p.402). Ainsi de l'hylémorphisme aristotélico-thomiste et de la relation entre le corps et l'esprit (NM, pp.403-405, 409, 411-412), de la contingence de l'univers liée à la volonté continue du Créateur (NM, p.405), de la compréhension augustinienne et thomiste du bien et du mal (NM, p.406), de la Chute de l'Homme (NM, pp.407-409), de la nature du mariage (NM, pp.410-411), des manifestations physiques de la sainteté (NM, pp.410-411). (b) Le principe de la mythopoésie est de chercher à atteindre le cœur de la réalité ou la vérité par une autre narration et donc une autre temporalité que les nôtres : il n'y a aucun anachronisme à trouver (entre autres) des éléments chrétiens dès le début même de l'histoire dans le Conte d'Arda alors qu'ils apparaissent bien plus tardivement dans celle du Monde Primaire : « la direction à cet égard n’a aucune importance [:] Dieu est le Seigneur des anges et des hommes — et des elfes » (PG, pp.328-329). (c) À l'instar de Beowulf, le mythe d'Arda procède de la transformation des mythes nordiques au contact de la foi chrétienne. Il n'y là ni juxtaposition ni confusion ni syncrétisme, mais une tension féconde. Par exemple, aucune autre culture que celle de la littérature scandinave ne pouvait mieux souligner la dimension de persévérance de l'espérance chrétienne. Réciproquement, cette dernière montre pourquoi le caractère inéluctable de la défaite dans le temps perçu par la mythologie nordique n’est pas un désaveu (PG, pp.302-303).
• Réponse
5. Pour tout être naturel et plus encore pour toute œuvre d'art, il faut distinguer entre sa matière (ce à partir de quoi la chose est faite) et sa forme (ce qui détermine sa matière, ce qui donne à la chose d'être ce qu'elle est, ce qui l'identifie). Et, pour tout être naturel et plus encore pour toute œuvre d'art, c'est la forme qui importe le plus, c'est elle qui rend raison de ce qu'est la chose (on distingue entre une fourchette et une cuillère en métal, et non entre du métal en forme de fourchette ou de cuillère). De même dans un récit, il faut, sur le plan spirituel (comme ailleurs), distinguer entre sa matière (les divinités, les choses sacrées, les rites, les cultes, les traditions, etc.) et sa forme (sa métaphysique, sa conception du bien et du mal, sa dépendance au surnaturel, etc.) : c'est cette dernière qui détermine la première. Par exemple, on peut certes évoquer un parallèle entre Melkor-Morgoth et « le Prince de ce Monde » du Nouveau Testament, ainsi que le fait Leo (TR, p.154), mais il s'agit d'un parallèle matériel (un prince des ténèbres rebelle) qui n'est aucunement déterminant à lui seul (n'importe qui peut écrire une histoire où l'être le plus mauvais pourra être matériellement comparé au Diable, cela n'en fera pas nécessairement une œuvre chrétienne). Le caractère chrétien est donné par la forme de Melkor, en particulier celle du Marrisseur — le Marrissement est une mythopoésie de la Chute biblique (PG, pp.233-258) et appelle nécessairement une réflexion sur l'Immarrissement d'Arda mythopoésie de la Rédemption biblique (PG, pp.259-278).
6. Il faut ensuite, d'une part, distinguer dans cette qualité (chrétienne ou catholique) entre ce qui est encore en puissance (une potentialité qui n'est pas mise en œuvre) et ce qui est en acte (cette potentialité a été mise en œuvre), et, d'autre part, observer qu'une forme qualitative s'actualise toujours progressivement, de façon continue. Les qualités d'auteur, chez Tolkien, se sont actualisées de façon continue et progressive. Il est sans doute l'auteur qui peut le plus facilement nous convaincre de cela, lui dont l'œuvre n'était jamais suffisamment parfaitement aboutie, et qui nous est parvenue inachevée : beaucoup restait en puissance (même si son fils Christopher a pu en actualiser une partie). C'est le cas, entre autres, de la qualité chrétienne de son œuvre, qui s'est manifestée (actualisée) au fur et à mesure, les œuvres les plus tardives développant les semences des œuvres les plus précoces devenues les jeunes pousses des œuvres intermédiaires.
7. Enfin, s'agissant de l'intention de l'auteur et, partant, de la « cause finale » de l'œuvre (la plus importante car elle détermine toutes les autres ; elle est « la cause des autres causes » dit s. Thomas), il faut distinguer entre cause prochaine et cause lointaine. Il est acquis que la finalité immédiate la plus proche est (pour Tolkien) l'ambition linguistique et mythographique de l'auteur : subcréer de nouvelles langues et de nouveaux mythes pour sa joie et celle de ses lecteurs, et uniquement pour cette joie. Mais cette finalité est elle-même gouvernée par celle des contes, à savoir (pour Tolkien) de se tourner vers la Nature, l'Homme et le Mystère (Faërie, p.82 ; cf. PG, pp.9-15). Et l'art du Conte est lui-même gouverné par d'autres causes finales plus lointaines, qui s'imbriquent entre elles, jusqu'à celle (pour Tolkien) « première », qui est d'« améliorer selon ses possibilités sa connaissance de Dieu [et] le louer et [...] le remercier » (Lettres, p.560 ; cf. PG, p.413). On pourrait dire, en une synthèse tolkienienne (et chrétienne), de donner à boire « à ceux qui ont soif » (Lettres, p.145 ; cf. Jérémie 2,13 vs. Jean 7,37-38).
— Simplification
8. Se demander si Tolkien peut être qualifié d'auteur catholique (au sens où on l'a précisé plus haut) revient à se demander, suivant les catégories aristotéliciennes, si Tolkien est un auteur catholique « par soi » ou « par accident », c'est-à-dire s'il a œuvré « en tant que catholique » ou « en tant que personne se trouvant être catholique » (si un homme musicien joue de la musique, c'est « par soi » i.e. en tant que musicien ; si un cuisinier joue de la musique, c'est « par accident » i.e. ce n'est pas en tant que cuisinier qu'il joue de la musique : son talent culinaire est indépendant de cette opération). On ne saurait soutenir qu'une œuvre comme le Seigneur des Anneaux aurait été la même sans sa forme catholique (une évidence qui ne l'est pas pour le Hobbit). À cet égard, ce n'est pas tant une affirmation comme celle faite à Robert Murray, d'après laquelle « le Seigneur des Anneaux est bien entendu une œuvre fondamentalement religieuse et catholique » (Lettres, p.246), qui emporte le tout (car, après tout, il l'affirme sans le montrer), qu'une affirmation comme celle faite à Amy Ronald, suivant que, c'est parce qu'il est « un chrétien, et à vrai dire un catholique », qu'il ne s'attend pas « à ce que “l’Histoire” soit autre chose qu’une “longue défaite” — même si elle comporte (et dans une légende peut les contenir de manière plus claire et émouvante) quelques exemples ou aperçus de la victoire ultime » (Lettres, p.362). Or, comment mieux récapituler le Conte d'Arda, cette longue défaite avec parfois — comme au terme de la Quête de l'Anneau — un aperçu clair et émouvant de la victoire ultime ? Le lien nécessaire et non accidentel entre son œuvre et sa foi est encore explicite en conclusion de Faërie, où Tolkien explique à la fois que l'eucatastrophe est la forme parfaite du conte de fées ... et que la plus parfaite de ces formes est celle de l'Incarnation et de la Résurrection (Faërie, p.138). Incidemment, soutenir que la foi de Tolkien est accidentelle dans son écriture reviendrait à soutenir qu'elle est accidentelle dans sa vie — si l'on tient pour vrai que son œuvre a été « écrite avec [s]on sang » (Lettres, p.179).
• Solution (aux arguments des objections 1.2.3. et en sens contraire 4.)
9. Les objections 1. (a) (b) (c) et les arguments contraires correspondants 4. (a) (b) (c) se rapportent à la problématique du rapport entre matière et forme (5.). Les objections 1. (a) (b) sont inopérantes car elles ne saisissent que la matière du Conte. L'argument contraire 4. (a) à la première me paraît tout à fait recevable, qui se positionne sur la forme du Conte, même s'il n'est pas exhaustif (il faudrait y ajouter la question du libre arbitre — dont la forme excède largement celle de Boèce —, la pitié, la tentation, la nature, le respect de la vie, l'altérité sexuelle, l’amour, la mémoire, l'espérance, etc.) — mais en gardant bien à l'esprit que les correspondances entre le Conte d'Arda et la doctrine chrétienne ne se font pas selon un recouvrement exact (cf. PG, pp.321-331 et III. infra). La seconde trouve sa réponse dans l'argument contraire 4. (b) (en notant que TR même fournit déjà de très bons éléments de réponse : cf. pp.116, 163-165, 170). En revanche, l'objection 1. (c), saisissant la forme du Conte, et tout spécialement sa forme morale, est parfaitement légitime. Mais l'argument contraire 4. (c), qui découle de la lecture de Tolkien de Beowulf, montre que la forme de l'espérance chrétienne s'articule sans confusion avec la forme de l'héroïsme nordique. L'accord est tel qu'il ne me paraît pas exagéré de dire que l'on peut (entre autres) résumer le Seigneur des Anneaux aussi bien que le Conte d'Arda à cette leçon précise : la résistance (au Mal) absolue, parfaite, parce que sans espoir (forme de l'héroïsme nordique) ... n'est jamais sans espérance (forme de l'espérance chrétienne). Plus largement, s'agissant des éléments moraux, il est tout à fait vrai de dire qu'ils ne sont pas spécifiquement chrétiens. J'ai montré qu'ils étaient largement cohérents avec la loi naturelle. Mais il faut ajouter, d'une part que seuls les catholiques y adhèrent encore aujourd'hui, d'autre part que cette loi naturelle est, pour le catholicisme, indissociable de la loi éternelle, ce qui est également explicite dans le Conte d'Arda.
10. L'objection 2., qui se rapporte à la modalité d'actualisation des formes de l'œuvre tolkienienne (6.), ne me paraît pas pouvoir être soutenue de quelque façon que ce soit. Il n'y a aucun hiatus, aucune discontinuité, dans l'évolution (l'actualisation) de la forme chrétienne au fil de la composition du Conte d'Arda (ce qu'a encore montré la publication dans le Parma Eldalamberon n°17 du glossaire entamé pour le Seigneur des Anneaux). L'Athrabeth (par ailleurs le seul texte tardif abouti et parfaitement publiable en l'état) ne fait que développer des éléments en puissance sinon déjà présents dans le Silmarillion et dans le Seigneur des Anneaux. Au point que Tolkien lui-même, dans son commentaire de l'Athrabeth, en illustre la pointe à l'aide d'une comparaison entre Aragorn et les Nazgûl. Ce faisant, il applique ce débat métaphysique rétroactivement aux légendes d'Arda, et surtout au Seigneur des Anneaux. Incidemment, l'affirmation d'après laquelle l'Athrabeth aurait été rédigé dans une optique différente, extrinsèque, en se servant après-coup du Conte d'Arda pour réfléchir à notre peur de la mort et à notre espérance en la vie après la mort, n'est soutenue par aucun fait. Et elle est contradictoire. Car qu'est-ce qu'a fait Tolkien, depuis le début (de l'écriture) du Conte d'Arda, sinon réfléchir à notre peur de la mort et à notre espérance en la vie après la mort ? Rien ne permet de penser que l'Athrabeth ait été rédigé différemment du reste : en essayant toujours plus, intrinsèquement, de tirer les conséquences de ce qui avait été précédemment écrit (ou découvert ... cf. III.).
11. Les objections 3. (a) (b) (c) se rapportent à la modalité de la finalité de l'œuvre tolkienienne (7.). La première (a) se résout très simplement selon que l'on considère l'intention prochaine ou lointaine de l'auteur : l'objection est vraie sous le rapport de la cause prochaine mais pas sous le rapport de la cause lointaine, qui détermine les autres (en cascade). Les dernières (b) (c) se résolvent par ce qui a été dit avant, quant à la distinction entre matière et forme et entre puissance et acte (en notant que la traduction française de « compatibilité » ne rend pas justice à l'original qui implique une réelle cohérence). En ce qui concerne plus spécialement la toute dernière objection (c), est elle vraie mais inopérante : la qualité chrétienne ou catholique n'implique aucunement celle du prosélytisme.
Louis Bouyer (par ailleurs cité en partie dans TR, pp.92-93) récapitule et tient tout ensemble :
Tolkien en effet, d'accord avec les meilleurs historiens contemporains des religions comparées, comme un Georges Dumézil ou un Mircea Eliade, ne s'est pas contenté de montrer le caractère, non seulement de pérennité, mais de vérités essentielles, et pour cela impérissable, des mythes, où s’est projetée l'intuition première du sens de l’univers et de la vie humaine. Mais comme les meilleurs exégètes, bien loin par suite de prétendre « démythifier » la Bible ou l'Évangile, sous couleur de nous les rendre plus accessibles ou plus acceptables, Tolkien est aussi de ceux ont le mieux compris et expliqué comment la nouveauté de ce que les juifs et chrétiens ont cru être la parole divine ne pouvait s'exprimer humainement qu'en faisant siennes, fût-ce en les transfigurant, les images et les mythes. Car les mythes, si imparfaite, si provisoire qu'on puisse dire leur projection de la vie cosmique et de la nôtre, expriment une attente : l'attente, croyons-nous, l’espérance encore confuse que la Bible devait élucider, et à laquelle, seul, l'Évangile pouvait répondre par la vérité définitive du Dieu de l'univers entrant dans l’histoire des hommes et l’envahissant. Mais ce qui est la grande originalité de Tolkien, c’est d’avoir su montrer en outre que, non seulement le mythe, mais l’exercice même de la faculté mythopoétique, loin d’être dépassés et rendus comme désuets du fait de la révélation juive et chrétienne, en reçoivent, en plus de ce sens renouvelé, une stimulation toute neuve. Et c’est là, a-t-il montré lumineusement dans son livre Tree and Leaf, ce qui devait se manifester dans la littérature féerique des chrétiens : préparant, anticipant en quelque mesure cette transfiguration de toutes choses qui constitue l’objet suprême de l’espérance chrétienne. Encore ne le fera-t-elle pas en tentant stupidement de déraciner de la terre humaine cet espoir, de l’arracher à notre terroir originel, mais bien au contraire en l'y replongeant jusqu’à des profondeurs encore inconnues.
Louis Bouyer, Les lieux magiques ..., cité par Michaël dans Tolkien, les racines du légendaire, pp.139-140 (je souligne)
Mais aussi Leo lui-même, qui ré-articule à la fois acte & puissance et enchaînement des causes finales chez « cet auteur catholique » (sic, lapsus révélateur de TR, p.174) :
Mais comme Fignole (Niggle), qui découvre son Arbre ailleurs, non seulement achevé, mais vivant — dans l’Ailleurs, l’Au-delà de Faërie, le Réel qui dépasse la réalité physique de ce monde —, Tolkien gardait sans doute l'espérance de trouver un jour la réalisation de son rêve de philologue : remonter jusqu’au Verbe divin, la seule Parole parfaite, dans la joie de la Vision béatifique.
TR, p.294 (je souligne), voir aussi p.209
Ou encore Ducros :
Ainsi, la mythopoésie tolkienienne a opéré selon un mode propre. Selon un mode propre mais d’après la même vérité que celle de la Création — celle-ci n’étant pas protégée bien sûr, ici comme ailleurs, de la déformation ou de l’incompréhension (Lettres, p.277). Dans ce mode, les éléments de vérité sont absorbés par le récit, à la façon d’un levain mis dans la pâte, jusqu’à ce que l’ensemble lève (Matthieu 13,33 ; Luc 13,20-21). Si donc, l’auteur conçut (dans son rapport à la vérité) « une œuvre fondamentalement religieuse et catholique » et que (dans son mode) « l’élément religieux est absorbé dans l’histoire et dans le symbolisme » (Lettres, p.246), le second terme ne voile pas mais manifeste et révèle le premier — ce « conte de fées, ou [cette] histoire d’un genre plus vaste, qui embrasse toute l’essence des contes de fées » (Faërie, p.138).
PG, p.301 (je souligne)
III. Une prudence légitime
Cela étant (et je partage complètement le point de Leo là-dessus), une chose est de dire qu'un auteur est catholique (au sens où sa catholicité informe son œuvre), autre chose de lui coller une étiquette (cf. TR, p.77). L'étiquetage est réducteur et neutralise la singularité aussi bien de la personne que de son œuvre. Il n'y a qu'à considérer, côte à côte, les lettres n°328 et 329 : la première montre à quel point, de bout en bout, l'œuvre est transfigurée par sa forme chrétienne ; la seconde à quel point cela horripile Tolkien d'être pour autant étiqueté (en l'occurrence comme « croyant au didactisme moral »). Et pour cause, le procédé anéantit aussi bien l'auteur (pas besoin de son art) que le lecteur (pas besoin de lire, de s'émerveiller, et de réfléchir par soi-même).
En l'occurrence, la forme chrétienne de l'œuvre tolkienienne est indubitable. Pour autant, d'une part, elle n'est pas seule à informer le Conte d'Arda (même si elle a, à mon avis, une fonction architectonique évidente), d'autre part, elle est singulière, tolkienienne. Autrement dit, si Tolkien est un auteur chrétien, il est aussi et surtout un auteur tolkienien. La forme chrétienne de son œuvre, pour ce qui la concerne, ne colle jamais parfaitement avec une éventuelle « dogmatique ». Par exemple, même je ne suis pas encore très calé en philosophie, je le suis suffisamment pour percevoir que la métaphysique tolkienienne ne recoupe pas exactement celle de s. Thomas (même si, bien sûr, elle s'en rapproche de très près, autrement plus que de Plotin, Boèce, etc.). Nous échangions avec Didier à ce sujet : Tolkien se réapproprie, reprend à frais nouveaux les questions du Réel, de l'histoire, de la Chute, etc. en tant que catholique certes mais pas seulement : c'est aussi en tant que Tolkien.
Enfin, si l'on se pose la question de la participation de la foi de Tolkien dans son œuvre, on peut aussi bien se poser la question de la participation de son œuvre dans sa foi et comment celle-ci, en retour, se trouve colorée de façon toute mythopoétique : « la Résurrection a été la plus grande des “eucatastrophes” possibles dans le plus grand Conte de Fées » ; Dieu est « l'Artiste suprême et l'auteur de la Réalité » (Lettres, pp.148-149), etc. (cette relation réciproque étant encore une autre évidence du caractère chrétien de son art ...). Là encore, la question du libre arbitre se retrouve à la croisée des chemins : si ce libre arbitre est chrétien, il est aussi subcréation.
Hors ligne
Voici un premier jet de mes réflexions
Damned, j'adore la façon dont tu amènes ce message fleuve
Je ne l'ai pas encore lu mais je me réjouis que tu aies trouvé le temps pour nous faire part de tes réflexions. Ca fait plaisir !
Hors ligne
Yyr a écrit :Voici un premier jet de mes réflexions
Damned, j'adore la façon dont tu amènes ce message fleuve :D
Je ne l'ai pas encore lu mais je me réjouis que tu aies trouvé le temps pour nous faire part de tes réflexions. Ca fait plaisir !
Arf il s'agit quand même d'un mois de boulot, difficile à faire tenir sur un post-it ;).
Hors ligne
Merci pour ce travail de longue haleine que tu nous donnes à lire !
Cela pourrait servir à une belle conférence future, je pense, même si je me demande bien dans quel cadre cela pourrait se faire ;-)
J'ai bien ri d'apprendre que tu n'es pas "très calé en philosophie" tout en me réjouissant de la belle conclusion où se trouve cette confidence : j'approuve totalement l'idée d'un Tolkien auteur tolkienien et plus encore l'effet retour de son œuvre et de son imagination sur l'expression de sa foi. La finale de Faërie et les compléments dans la nouvelle édition des Lettres vont en ce sens.
Trop court commentaire de ma part, car je ne fais que passer, mais merci encore!
S.
Hors ligne
Non ce n'est pas trop court, et en tout cas très bien équilibré : car tu as raison d'insister sur la fin (qui me paraissait indispensable mais que j'ai l'impression d'avoir bâclée : car ce n'est pas la question de départ ... mais c'est la plus importante).
Hors ligne
Merci pour cette contribution, Jérôme, que je trouve constructive, et se terminant par un sage constat de prudence légitime avec lequel je ne peux qu'être d'accord.
Quelques remarques seulement, et rapidement :
Je n'insisterai pas sur la distinction chrétien / catholique. Je partirai le plus souvent du terme catholique parce que c'est à partir de lui que Leo a argumenté (et parce que c'est aussi en référence à l'affirmation de Tolkien dans sa correspondance comme quoi le Seigneur des Anneaux était fondamentalement catholique). Mais la problématique pourrait aussi bien être traitée autour du terme de chrétien : ils sont, sous le rapport du présent débat, parfaitement interchangeables.
Pas tout fait interchangeables, tout de même, sachant notamment ce que pensait Tolkien du protestantisme, a fortiori en tant qu'anglo-catholique, et même si je suis d'accord cependant pour dire que le plus grave problème spirituel pour lui était sans doute surtout l'athéisme... mais d'un point de vue chrétien se voulant avant tout catholique, sa pensée ayant parfois tendance à me faire penser à cette note de Joseph de Maistre : « Tout se ramène au grand axiome : catholique ou rien ».
3.[...](c) Tolkien n'avait aucune intention prosélyte, apologétique ou missionnaire (TR, pp.73, 170, 173, p.277), ni l'état d'esprit d'un prédicateur (TR, p.278).
[...]
En ce qui concerne plus spécialement la toute dernière objection (c), est elle vraie mais inopérante : la qualité chrétienne ou catholique n'implique aucunement celle du prosélytisme.
Un telle affirmation me parait faire curieusement peu de cas de la dimension ontologiquement apologétique des Évangiles, sans laquelle la lecture d'un passage de l'un ou l'autre d'entre eux lors de la messe n'aurait pas l'importance qu'elle a, du moins à ce qu'il me semble. Certes, il est question d'amour, de pardon, d'espérance, de refus de la violence, ce qui suppose de ne pas vouloir imposer son point de vue à autrui (c'est ce que m'a notamment appris ma grand-mère très pieuse, et c'est ainsi que j'ai toujours compris ce qu'est ou devrait être la réalité fondamentale d'une foi chrétienne, notamment catholique), mais il est aussi question de prédication et d'une Vérité, supposée universelle et donc valable pour l'humanité dans son ensemble. Ces derniers points ne seraient pas en soi problématiques si l'on ne tenait pas compte de l'histoire tourmentée du christianisme et plus particulièrement de l'Église catholique.
Il est toujours possible de ne voir les chose que du « pur » point de vue spirituel, et notamment estimer, comme l'a fait le cardinal John Henry Newman (dans le sillage de Joseph de Maistre) avec son Essai sur le développement de la doctrine chrétienne (1845), que la foi chrétienne est toujours restée la même depuis le christianisme primitif et que le catholicisme romain serait une explicitation de cette foi chrétienne à travers les âges et donc in fine la seule option possible pour le chrétien (la conversion de Newman, initialement anglican, au catholicisme s'explique ainsi, de son propre aveu). Mais une telle vision, téléologique (en sus d'être théologique), de l'histoire du christianisme en général et du catholicisme en particulier, ne saurait à l'évidence, et du moins à mes yeux, tout expliquer.
Dès lors que l'Église catholique s'est retrouvée associée au pouvoir politique en Occident, soit lorsque l'Empire romain est devenu officiellement un empire chrétien au IVe siècle, le catholicisme s'est vu inévitablement associé à un rapport de force politiquement dominant ayant accompagné son triomphe sur les polythéismes antiques « païens », triomphe qui n'était pas seulement spirituel et « moral » comme Tolkien semblait le croire, notamment dans cette lettre (254a) rajoutée dans la nouvelle édition de la correspondance de Tolkien où il se fait assez lourdement moraliste (et bien peu historien) vis-à-vis de la civilisation hellénistique ou plus largement de la civilisation grecque ancienne dans son ensemble. Or, l'histoire du catholicisme n'aurait pas été ce qu'elle est sans un prosélytisme devenu arme politique à portée très large et très profonde, au nom d'une « Vérité » antéposée, et non une simple option personnelle concevant radicalement la foi dans un sens « conversionniste », ce qui n'était certes pas le cas de Tolkien.
On ne peut pas, à mon sens, évacuer promptement la question du prosélytisme dès lors qu'il est question d'essayer de définir l'éventuelle identité religieuse d'un écrivain et de son œuvre, surtout si l'on a tendance à penser d'un point de vue « catholicocentré », a fortiori dans notre société, même « laïcisé », où le modèle catholique reste la référence pour appréhender la question religieuse (malgré la présence de plus en plus grandissante de l'islam dans le « débat » public). Tolkien a écrit son œuvre en un temps de crise spirituelle, à une époque où le christianisme en général, et le catholicisme en particulier, était dans une certaine phase de déclin en Europe occidentale, une phase de déclin qui n'était pas encore celle que l'on connait aujourd'hui, mais qui était déjà notoirement plus avancée que durant le siècle des Lumières par exemple. Ce déclin s'est produit à la fois sur un plan spirituel et sur un plan temporel, car c'est bien sur ces deux plans que l'Église catholique a exercé son influence (se voulant de portée universelle) pendant des siècles, même quand cela a fini surtout par se faire sur une pente descendante : n'oublions pas, par exemple, que c'est d'abord une crise diplomatique entre la France et le Vatican, survenue en 1904 (sous le pontificat de Pie X), qui fut à l'origine de la séparation de l'Église et l'État l'année suivante. Mais plus globalement, c'est dans un contexte de sécularisation accru en Occident, par rapport aux siècles précédents, que Tolkien a écrit et pensé en chrétien catholique. Compte tenu de la prétention universelle d'une religion (qu'il s'agisse du christianisme ou de l'islam, du reste), de son rapport passé et présent à la fois à la vérité et au pouvoir, il me parait légitime de tenir compte de la question du prosélytisme lorsque l'on entend définir, pour le cas qui nous occupe ici, l'œuvre littéraire de Tolkien comme étant ontologiquement catholique, ainsi que, si j'ai bien compris, tu entends le prouver, sinon l'imposer (ce que ton style parfois abrupt, en ces lieux et ailleurs, a pu souvent me laisser penser par le passé, mon cher Jérôme, je te l'avoue).
Même si j'avais déjà dit, il y a déjà quelques mois, que je n'interviendrai plus (les circonstances me l'imposant désormais d'autant plus...), il y aurait sans doute d'autres choses à dire et à débattre... J'imagine sans peine, par exemple, combien tu ne dois pas être d'accord avec le propos de Leo Carruthers (p. 213-214 de son Tolkien et la religion) sur le fait que Tom Bombadil peut être considéré comme un esprit de la nature, parce que ta vision de l'œuvre de Tolkien associée aux correspondances établies par Jean-Philippe avec un paradigme tolkienien chrétien à prétention universelle, entre autres, interdiraient absolument toute lecture autre que chrétienne de ce personnage, auquel pourtant Tolkien lui-même a choisi, très clairement, de ne pas donner d'identité précise et univoque... choix de l'auteur qui me parait aller, du reste, dans le sens de ta constatation, juste me semble-t-il, d'un écrivain certes catholique mais aussi tolkienien, et donc n'étant pas plus « essentialisable » d'un point de vue créatif que n'importe quel autre artiste.
Mais bon, bref, je vais essayer de ne pas déjà me décourager de vous proposer mon texte de conférence (où il est, entre autres, justement question de Tom Bombadil)... d'autant plus que ton propos, Jérôme, notamment sur la distinction à faire entre matière et forme, est intéressant, constructif comme je l'ai écrit dès le début, et pourra même peut-être m'aider à expliciter certains points potentiellement complémentaires à mon texte... si j'y consacre maintenant le peu de temps que je trouverai peut-être encore ces jours-ci à ce genre de travail intellectuel...
Peace and Love,
B.
[EDIT (07/02/2024): rajout d'un « 3. » dans une citation et correction d'une faute > « ...Évangiles, sans laquelle la lecture d'un passage de l'un ou l'autre d'entre eux... » au lieu de « d'entre elles », puisqu'il est question des Évangiles (au singulier : un Évangile)]
Hors ligne
J'imagine sans peine, par exemple, combien tu ne dois pas être d'accord avec le propos de Leo Carruthers (p. 213-214 de son Tolkien et la religion) sur le fait que Tom Bombadil peut être considéré comme un esprit de la nature, parce que ta vision de l'œuvre de Tolkien associée aux correspondances établies par Jean-Philippe avec un paradigme tolkienien chrétien à prétention universelle, entre autres, interdiraient absolument toute lecture autre que chrétienne de ce personnage, auquel pourtant Tolkien lui-même a choisi, très clairement, de ne pas donner d'identité précise et univoque...
• Objections
• En sens contraire
• Réponse
• Solution
S.
Hors ligne
Yyr a écrit :(c) Tolkien n'avait aucune intention prosélyte, apologétique ou missionnaire (TR, pp.73, 170, 173, p.277), ni l'état d'esprit d'un prédicateur (TR, p.278).
[...]
En ce qui concerne plus spécialement la toute dernière objection (c), est elle vraie mais inopérante : la qualité chrétienne ou catholique n'implique aucunement celle du prosélytisme.Un telle affirmation me parait faire curieusement peu de cas de la dimension ontologiquement apologétique des Évangiles, sans laquelle la lecture d'un passage de l'un ou l'autre d'entre elles lors de la messe n'aurait pas l'importance qu'elle a, du moins à ce qu'il me semble. Certes, il est question d'amour, de pardon, d'espérance, de refus de la violence, ce qui suppose de ne pas vouloir imposer son point de vue à autrui (c'est ce que m'a notamment appris ma grand-mère très pieuse, et c'est ainsi que j'ai toujours compris ce qu'est ou devrait être la réalité fondamentale d'une foi chrétienne, notamment catholique), mais il est aussi question de prédication et d'une Vérité, supposée universelle et donc valable pour l'humanité dans son ensemble. Ces derniers points ne seraient pas en soi problématiques si l'on ne tenait pas compte de l'histoire tourmentée du christianisme et plus particulièrement de l'Église catholique.
Je suis tout à fait d'accord que cela mérite débat, d'autant que je te suis volontiers pour une très grande part de ce que tu exposes.
C'est que, là encore, cela dépend du rapport sous lequel on entend l'apologétique. Pour ce que vise Leo, je ne peux pas être d'accord avec son association nécessaire entre une certaine forme d'apologétique et la forme chrétienne. Pour être bref, la part incompressible (si l'on peut dire) d'apologétique, chez Tolkien, me semble plus que largement remplie avec son essai sur le Conte de Fées (tout comme tel chrétien discret, dans ses œuvres, témoignera ailleurs nommément que c'est au nom du Christ).
Mais une autre façon de résoudre cette contradiction apparente est de se demander comment Tolkien, si pieux, pourrait déclarer que son œuvre est fondamentalement catholique en en ignorant alors délibérément une composante fondamentale. Ou comment, si pieux et si convaincu que « soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez quelque autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu » (1 Cor 10:31, même si j'ai bien conscience que je vais au-delà du contexte qui amène l'apôtre à dire cela), il laisserait délibérément cette part de sa vie séparée de sa vie chrétienne.
Enfin, dire que Tolkien est un auteur chrétien ne dit pas qu'il est un auteur chrétien parfait (une statue imparfaite reste quand même une statue).
J'imagine sans peine, par exemple, combien tu ne dois pas être d'accord avec le propos de Leo Carruthers (p. 213-214 de son Tolkien et la religion) sur le fait que Tom Bombadil peut être considéré comme un esprit de la nature, parce que ta vision de l'œuvre de Tolkien associée aux correspondances établies par Jean-Philippe avec un paradigme tolkienien chrétien à prétention universelle, entre autres, interdiraient absolument toute lecture autre que chrétienne de ce personnage, auquel pourtant Tolkien lui-même a choisi, très clairement, de ne pas donner d'identité précise et univoque... choix de l'auteur qui me parait aller, du reste, dans le sens de ta constatation, juste me semble-t-il, d'un écrivain certes catholique mais aussi tolkienien, et donc n'étant pas plus « essentialisable » d'un point de vue créatif que n'importe quel autre artiste.
Cet exemple sur Tom fait partie des nombreuses illustrations que j'ai laissées de côté, ne pouvant tout mettre. Mais, à strictement parler, mon désaccord avec Leo n'est pas tant qu'il ne cadre pas avec l'exégèse de Jean-Philippe que le fait qu'il se contente d'un élément matériel : Tom serait juste un esprit de la nature. Admettons. Mais qu'est-ce qu'en fait l'auteur ? qu'est-ce qu'en fait l'histoire ? Là pour moi est le problème : on ne peut rien conclure de Tom en se contentant de ce dont il serait fait (pas plus que parler d'une statue en se contentant de dire qu'elle est de marbre). Quelle forme prend-il ? Et quelle forme donne-t-il à l'histoire ? Et quelle forme cette histoire lui donne-t-il en retour ?
Yyr
Hors ligne
Yyr a écrit :Je n'insisterai pas sur la distinction chrétien / catholique. Je partirai le plus souvent du terme catholique parce que c'est à partir de lui que Leo a argumenté (et parce que c'est aussi en référence à l'affirmation de Tolkien dans sa correspondance comme quoi le Seigneur des Anneaux était fondamentalement catholique). Mais la problématique pourrait aussi bien être traitée autour du terme de chrétien : ils sont, sous le rapport du présent débat, parfaitement interchangeables.
Pas tout fait interchangeables, tout de même, sachant notamment ce que pensait Tolkien du protestantisme, a fortiori en tant qu'anglo-catholique, et même si je suis d'accord cependant pour dire que le plus grave problème spirituel pour lui était sans doute surtout l'athéisme... mais d'un point de vue chrétien se voulant avant tout catholique, sa pensée ayant parfois tendance à me faire penser à cette note de Joseph de Maistre : « Tout se ramène au grand axiome : catholique ou rien ».
Là-dessus, je n'ai pas dit que les deux termes étaient parfaitement interchangeables dans l'absolu mais relativement au présent débat. En réalité, j'aurais peut-être dû plutôt dire relativement à la réponse que je lui donne, à savoir : distinguer entre matière et forme (5.), entre acte et puissance (6.), entre causes prochaine et lointaine (7.), et entre causes par soi et par accident (8.) : sous ce rapport, peu importe que l'on ait en tête l'une ou l'autre, la forme (plus généralement) chrétienne ou la forme (plus spécialement) catholique.
Hors ligne
Très bel article de la Somme théologique des Peanuts ;)
Hors ligne
Je bosse ce matin un cours sur l'articulation des causes chez Aristote (et s. Thomas dans son commentaire de la Physique du premier) qui me fait immédiatement penser à Tolkien.
Mon point 6. peut également être envisagé sous le rapport de la finalité. Une fois une œuvre d'art achevée, la finalité n'exerce plus de causalité, elle ne meut plus l'artiste en vue de la fin puisque celle-ci est atteinte. Mais elle transparaît alors dans la forme de l'œuvre. Ainsi le sculpteur s'arrêt lorsqu'il est satisfait, lorsque la forme de sa sculpture correspond à ce qu'il cherchait, lorsque sa finalité s'est « incarnée » dans sa forme.
Il s'ensuit (élément de solution en 10.) que l'argument 2. est un contre-argument. L'inachèvement du Conte d'Arda révèle que l'auteur n'avait pas encore réussi à informer sa matière au point d'atteindre sa finalité (et le travail d'édition critique mené par Christopher montre que l'auteur n'était pas encore (jamais ?) satisfait). Et donc que la cause finale (i.e. les causes finales, s'enchaînant les unes dans les autres) de l'œuvre tolkienienne, celle qui détermine toutes les autres, n'était pas encore atteinte. Or, au vu de la nature de plus en plus spirituelle, de plus en plus chrétienne, des reprises et des approfondissements dits « tardifs », il n'y a aucun doute quant à la place « fondamentale » de cette composante chrétienne dans cette finalité (élément de solution en 11. du même coup — c'est normal, on aborde le problème sous l'angle du couple cause efficiente (l'auteur en train de travailler avec ses outils, ses limites, ses contraintes, sa temporalité, etc.) / cause finale (dont on a parlé), et de leur réciprocité dans le dynamisme de l'art).
Hors ligne
Autre élément de solution, toujours grâce au même cours sur l'articulation entre les causes — cette fois, relativement au débat sur l'absence d'apologétique dans la finalité tolkienienne.
L'élément de solution donnée en 11. (c) peut être davantage argumenté.
Je rappelle que ne suis pas d'accord, pour ma part, pour dire que l'apologétique dont parle Leo (prosélytisme, etc.) soit essentiel au catholicisme.
Mais admettons. Ou plutôt, admettons le doute, ainsi que Benjamin l'a formulé, de façon tout à fait légitime.
À ce doute, saint Thomas répond, en écho à ce que j'écrivais (« dire que Tolkien est un auteur chrétien ne dit pas qu'il est un auteur chrétien parfait ») :
Doute : Aristote avait dit que cette espèce de cause [la cause finale] a raison de bien ; or parfois, dans ceux qui agissent par élection, la fin est mauvaise.
Réponse : Il importe peu que la cause finale soit vraiment bonne ou seulement apparemment bonne, parce que ce qui apparaît bon ne meut que sous la raison de bien.
Thomas d'Aquin, Physiques II, Leçon 5, n. 186
Si l'on transpose à notre problème, il importe peu (pour la réfutation de l'objection 3. (c) — je ne dis pas que la question n'a pas d'importance par ailleurs) que le catholicisme de Tolkien intègre vraiment ou seulement en apparence la cause finale de son œuvre, parce que c'est bien sous la raison de catholicisme que Tolkien a mu son œuvre. Dit encore autrement, c'est bien « en tant que catholique » que Tolkien a œuvré, au minimum de son point de vue.
& Merci, Benjamin, de m'aider à réfléchir.
Hors ligne
Évidemment, mais cela va sans doute mieux en le disant, tout cela, c'est pour réfléchir, comprendre, discerner. Cela n'a pas vocation à confondre l'art tolkienien et la foi, ni même l'art tolkienien et sa foi, mais d'identifier leurs rapports. Et en gardant bien à l'esprit que la cause finale la plus proche du Conte d'Arda est de nous enchanter et de nous émerveiller.
Hors ligne
Beau message Yyr !
Cela vole un peu haut pour moi, il faut l’avouer (j’ai appris un nouveau mot (« hylémorphisme ») et je suis allée voir sur Wikipédia l’article sur la théorie aristotélicienne de la causalité...). Mais j’ai quand même suffisamment compris pour apprécier ton travail.
Hors ligne
Il est très difficile de trouver le temps de répondre... et la question notamment de la cause finale, la finalité préexistante, transcendante est tellement vaste...
Rapidement donc... et seulement donc sur quelques points.
...comment Tolkien, si pieux, pourrait déclarer que son œuvre est fondamentalement catholique en en ignorant alors délibérément une composante fondamentale. Ou comment, si pieux et si convaincu que « soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez quelque autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu » (1 Cor 10:31, même si j'ai bien conscience que je vais au-delà du contexte qui amène l'apôtre à dire cela), il laisserait délibérément cette part de sa vie séparée de sa vie chrétienne.
...il importe peu (pour la réfutation de l'objection 3. (c) — je ne dis pas que la question n'a pas d'importance par ailleurs) que le catholicisme de Tolkien intègre vraiment ou seulement en apparence la cause finale de son œuvre, parce que c'est bien sous la raison de catholicisme que Tolkien a mu son œuvre. Dit encore autrement, c'est bien « en tant que catholique » que Tolkien a œuvré, au minimum de son point de vue.
Oui, sur ce point, je suis d'accord : sa foi l'a forcément accompagné, a minima comme garde-fou, sur le terrain de la création. Si l'on reprend la formule d'Albert Camus – employée en 1948 et cité dans un autre fuseau en 2016 – en considérant « le christianisme [comme étant] une religion totale, pour employer un mot à la mode » (à la mode à l'époque de l'auteur), la part du divin dans l'appréhension de l'existence n'a pas de limites. La foi chrétienne suppose qu'une vie se voulant chrétienne l'est, ou devrait l'être, dans toutes les actions de l'individu, y compris les actions créatives générant des œuvres de l'esprit. De ce point de vue, il y a bien un paradigme catholique chez Tolkien, aussi bien en tant qu'écrivain qu'en tant qu'homme plus généralement.
Mais ce paradigme renvoie-t-il dès lors inévitablement à une part d'apologétique et ce faisant éventuellement de prosélytisme ? Outre l'histoire du christianisme et de l'Église catholique précédemment évoquée, n'oublions pas les conditions de la réception de l'œuvre écrite de Tolkien (dont j'avais parlé dans un message précédent) : cette œuvre a été rendue publique de façon très progressive, avec d'abord une partie achevée dont la diffusion, auprès d'un lectorat dépassant tout cercle confessionnel, s'est faite du vivant de l'auteur et globalement sous son contrôle (partie capitale dans l'histoire de la réception), et ensuite une partie inachevée et/ou non destinée en soi à la publication. Pour ce qui est de la partie achevée et effectivement publiée volontairement par l'auteur, d'une part, si ce dernier escomptait recevoir des soutiens dans les cercles catholiques (cf. Lettre 142 complétée dans la dernière édition des Letters), c'est qu'il était bien conscient que sa fiction pourrait particulièrement plaire à des coreligionnaires de ces cercles (cercles supposément plutôt bien identifiés dans le contexte traditionnellement anglican du Royaume-Uni), et d'autre part, on pourra se rappeler qu'il ne lui déplaisait pas, a priori, qu'un certain « enrobage de sucre » littéraire (cf. sa lettre à G. S. Rigby du 6 décembre 1965, dont on avait parlé dans un fuseau dédié) ait pu permettre de ne pas percevoir comme « désagréable » un propos d'écrivain se trouvant avoir un fondement religieux que l'on pourra estimer « inévitable » ou « naturel » chez Tolkien (ce dont lui-même convenait, de façon plus ou moins explicite selon les occasions de l'exprimer).
Autrement dit, Tolkien savait ce qu'il faisait : au moins pour le SdA, il s'agissait d'écrire (non sans mal : ce n'était pas un écrivain professionnel) une œuvre littéraire pour le public visé par une grande maison d'édition généraliste britannique, un public sans doute assez instruit, cultivé, tout en n'étant pas particulièrement confessionnel... mais une œuvre littéraire qu'il ne pouvait pas même, ne fut-ce que pour lui seul, concevoir comme étant « neutre » d'un point de vue religieux.
Mais pour ce qui est plus précisément de l'apologétique et du prosélytisme, jusqu'à quel point Tolkien a-t-il pu éventuellement franchir le pas ? Disons que sur le plan de l'intention consciente, je suis d'accord avec toi, Jérôme, lorsque tu écris que :
...la part incompressible (si l'on peut dire) d'apologétique, chez Tolkien, me semble plus que largement remplie avec son essai sur le Conte de Fées (tout comme tel chrétien discret, dans ses œuvres, témoignera ailleurs nommément que c'est au nom du Christ).
De fait, c'est seulement lorsqu'il se trouve en situation de donner une explication, d'exposer spécifiquement ses idées à autrui, dans sa correspondance ou lors de sa conférence donnée à l'université de St Andrews en 1939 qui aboutira à l'essai On Fairy-Stories, que Tolkien « confesse » (si j'ose dire) la dimension sciemment chrétienne de son travail. Mais c'était au demeurant une conviction chez lui que le christianisme est un élément (spirituel, culturel) incontournable dans la valeur de la créativité artistique occidentale pour ce qui est de s'inspirer de la « poésie des choses anciennes ». Dans une version révisée mais inachevée d'un essai consacré au Kalevala, évoquant le fait que cette épopée nationale finnoise a été composée tardivement à partir de chants populaires de bardes caréliens, chants ayant à ses yeux probablement de facto conservés une certain « authenticité mythique » en comparaison d'œuvres relevant d'autres mythologies « païennes » passées bien plus longtemps par le filtre de la civilisation occidentale « moderne », Tolkien a pu écrire :
...there may be some whom these old songs will stir to new poetry, just as the old songs of other pagan days have stirred other Christians; for it is true that only the Christians have made Aphrodite utterly beautiful, a wonder for the soul; the Christian poets or those who while renouncing their Christianity owe to it all their feeling and their art have fashioned nymphs and dryads of which not even Greek ever dreamt; the real glory of Latmos was made by Keats.
...il se peut que ces vieux chants incitent certains à une nouvelle poésie, tout comme les vieux chants d'autres époques païennes ont stimulé d'autres chrétiens ; car il est vrai que seuls les chrétiens ont rendu Aphrodite entièrement belle, une merveille pour l'âme ; les poètes chrétiens ou ceux qui, tout en renonçant à leur christianisme, lui doivent toute leur sensibilité et tout leur art, ont façonné des nymphes et des dryades dont même les Grecs n'ont jamais rêvé ; la vraie gloire de Latmos a été faite par Keats.
J. R. R. Tolkien, « The Kalevala », in The Story of Kullervo, Londres, HarperCollins, 2015, p. 114-115.
Traduction d'après celles de DeepL et de Gogol Translate.
Malgré le souci qu'a eu Tolkien de gommer de plus en plus les traces de ses propres sources, de telles considérations (datant des alentours de 1920) laissent la porte ouverte à une créativité ne cachant pas des inspirations allant du côté des anciens mythes « païens », même si l'on sait que ledit Tolkien était loin d'être convaincu par la façon de faire d'un C. S. Lewis en la matière, a fortiori dans des intentions, en matière d'apologétique et de prosélytisme chrétiens, autrement plus affirmés et revendiqués par ledit Lewis à travers sa fiction.
Hyarion a écrit :J'imagine sans peine, par exemple, combien tu ne dois pas être d'accord avec le propos de Leo Carruthers (p. 213-214 de son Tolkien et la religion) sur le fait que Tom Bombadil peut être considéré comme un esprit de la nature, parce que ta vision de l'œuvre de Tolkien associée aux correspondances établies par Jean-Philippe avec un paradigme tolkienien chrétien à prétention universelle, entre autres, interdiraient absolument toute lecture autre que chrétienne de ce personnage, auquel pourtant Tolkien lui-même a choisi, très clairement, de ne pas donner d'identité précise et univoque... choix de l'auteur qui me parait aller, du reste, dans le sens de ta constatation, juste me semble-t-il, d'un écrivain certes catholique mais aussi tolkienien, et donc n'étant pas plus « essentialisable » d'un point de vue créatif que n'importe quel autre artiste.
Cet exemple sur Tom fait partie des nombreuses illustrations que j'ai laissées de côté, ne pouvant tout mettre. Mais, à strictement parler, mon désaccord avec Leo n'est pas tant qu'il ne cadre pas avec l'exégèse de Jean-Philippe que le fait qu'il se contente d'un élément matériel : Tom serait juste un esprit de la nature. Admettons. Mais qu'est-ce qu'en fait l'auteur ? qu'est-ce qu'en fait l'histoire ? Là pour moi est le problème : on ne peut rien conclure de Tom en se contentant de ce dont il serait fait (pas plus que parler d'une statue en se contentant de dire qu'elle est de marbre). Quelle forme prend-il ? Et quelle forme donne-t-il à l'histoire ? Et quelle forme cette histoire lui donne-t-il en retour ?
Ce sont là de très bonnes questions... auxquelles je ne suis pas sûr de pouvoir répondre « complètement » moi-même dans la partie dédiée à Tom B. au sein du texte complété de ma conférence (le texte prononcé me parait bien “light”, à la relecture : de fait, le temps de parole était compté...), mais au moins la formulation de ces questions pourra m'aider à (essayer de) préciser (au mieux) mon propre point de vue.
Évidemment, mais cela va sans doute mieux en le disant, tout cela, c'est pour réfléchir, comprendre, discerner. Cela n'a pas vocation à confondre l'art tolkienien et la foi, ni même l'art tolkienien et sa foi, mais d'identifier leurs rapports. Et en gardant bien à l'esprit que la cause finale la plus proche du Conte d'Arda est de nous enchanter et de nous émerveiller.
Parlant du travail d'un écrivain, d'un artiste, nous sommes bien d'accord.
& Merci, Benjamin, de m'aider à réfléchir.
Merci également à toi, Jérôme, pour la même raison me concernant.
• Objections
• En sens contraire
• Réponse
• Solution
Très bel article de la Somme théologique des Peanuts ;)
Voila qui méritait bien une petite variation picturale, plus ou moins en forme de sonate beethovenienne, et en réutilisant une recette éprouvée avec DALL-E 3 (toujours imitant la peinture, mais sans jamais égaler le geste artistique, comme je l'ai écrit ailleurs)...
• I - Allegretto
(Essai 0224B01)
• II - Adagio cantabile
(Essai 0224B02)
• III - Rondo : Allegro
(Essai 0224B03)
• « Bis » berliozien (car si Beethoven jouait du piano, Berlioz, pour sa part, jouait de la guitare)
(Essai 0224B04)
Amicalement,
B.
Hors ligne
Beau message Yyr !
Cela vole un peu haut pour moi, il faut l’avouer (j’ai appris un nouveau mot (« hylémorphisme ») et je suis allée voir sur Wikipédia l’article sur la théorie aristotélicienne de la causalité...). Mais j’ai quand même suffisamment compris pour apprécier ton travail.
C'est super gentil Céline :).
Mais ne t'inquiète pas : je dois être à peu près aussi mauvais pédagogue que bon analyste ;).
Hors ligne
Ne t'inquiète pas non plus :) On voit le pédagogue à la structuration de la pensée : 1a, 1bc, 1c,...réponse à 1a, 1b, 1c,....etc...
J'ai apprécié...
Hors ligne
Pages : 1 haut de page