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Cela faisait un petit moment qu'un article n'avait été publié sur JRRVF...
Je suis donc heureux de vous donner accès à une étude par Laurent Alibert, aka Cirdan, que je remercie vivement pour sa confiance (renouvelée).
C'est ici :
- Le Lai de Leithian ou l’Héroïsme du Couple
Même si l'article date quelque peu, son contenu reste très intéressant et pertinent.
J'espère que vous apprécierez :-)
Bonne lecture !
Cédric.
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Bel article en effet. Merci Cirdan.
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Oui, superbe article — que je ne connaissais pas.
C'est pas bien ça, Cirdan :) :) :)
j'ai été édifié à plus d'un titre. Merci Laurent !!
Sur les motifs d'héroïsme et de chevalerie, sur la différence d'héroïsme et, en lien, de transcendance, entre Beren et Lúthien ...
Sur le « contrat indo-européen » (Tolkien a en effet coutume de retourner des images), la catabase chevaleresque ...
La dernière et longue partie sur « Tolkien : le couple païen et le fil caché[19] / l'Amour sauvant l'héroïsme » est absolument remarquable !
Avec tout cela je me sens très petit, et te partage néanmoins trois toutes petites réflexions.
Concernant le passage sur Finrod Felagund en vis-à-vis du (contre-)modèle arthurien, je trouve que, pas moins que pour Lúthien voire peut-être plus, il s'agit là déjà d'un « héroïsme spirituel ». En ce qui me concerne, je n'avais pas perçu tout ce que tu m'as dévoilé sur Beren et Lúthien. En revanche, le personnage de Felagund m'avait tôt frappé. À mon sens, il ne donne pas sa vie seulement pour « remplir un serment d'amitié » mais parce qu'il aime Beren et, à travers lui, les Atani depuis le début. Plus que de « l'abnégation », il s'agit du don de soi, un reflet de la Charité. Et, s'il « est un roi exemplaire », alors l'exemple me paraît être davantage celui du roi serviteur — le Christ — que celui du roi méritoire. Sa « mort [dans l']anonymat », le dénuement, et le rejet par les siens, me paraît éloquente. Et l'on peut aussi penser à l'Athrabeth : avant d'offrir sa vie, Finrod avait été et restera le seul personnage du Légendaire à avoir touché du doigt la théologie de l'Espérance ...
Concernant le rapport des Eruhíni à Eru, tu écris : « Dieu, qui n’a pas encore été révélé, ne peut être présent dans la pensée des amants ». Alors c'est un détail mais, s'ils ne le connaissent pas au sens où le disciple du Christ connaît Dieu, ici Lúthien (Elda ! fille de roi !! fille de Melian !!!) et donc Beren ne peuvent pas être entièrement ignorants d'Ilúvatar (qu'ils prendront d'ailleurs à témoin pour se marier : cf. les Lois & coutumes parmi les Eldar).
Enfin, sur la « préfiguration du fil chrétien », le « sens pré-chrétien », l'« image pré-biblique », le « couple déjà pré-chrétien », tu insistes sur le fait que la Révélation n'a pas encore eu lieu. Cela me fait penser à la question du rapport de l'Estel à l'Espérance théologale que j'avais travaillée dans Pour la gloire de ce monde (art. « Correspondances mythopoétiques »). Il me semble que le mythe ne se situe pas réellement dans notre passé mais comme dans notre passé ... Et qu'il n'a pas vocation à suivre notre temporalité. J'avais donné dans mon article quelques exemples qui montrent que le Conte d'Arda ne le fait pas. Et j'avais cité Irène Fernandez, même s'il s'agit d'une réflexion sur C. S. Lewis, certes :
Le récit est ici ce déploiement temporel même du non-temporel qu’il vise pourtant, et qui ne peut être visé autrement. Il rapporte une série d’événements qui se suivent dans le temps, mais cette série n’est pas là pour elle-même : l’intrigue, le scénario n’est que le filet fait pour attraper quelque chose d’autre, une réalité non successive qui ressemble plus à un état ou à une qualité qu’à une aventure temporelle.
Mythe, raison ardente. Imagination et réalité selon C. S. Lewis, Ad Solem, Genève, 2005, p.245
D'ailleurs, à la fin de son essai, le professeur a cette formule :
La Naissance du Christ est l’eucatastrophe de l’histoire de l’Homme. La Résurrection est l’eucatastrophe de l’histoire de l’Incarnation. Cette histoire débute et s’achève dans la joie [— et cette joie] regarde en avant (ou en arrière : la direction à cet égard n’a aucune importance) vers la Grande Eucatastrophe [:] Dieu est le Seigneur des anges et des hommes — et des elfes.
Faërie et autres textes, pp.139-140
Quand bien même les Elfes sont situés comme dans notre passé ...
Ceci pour affirmer, je crois, la liberté du Conte, qui peut aller « plus loin » (une formule ambiguë donc) que sa situation fictive dans notre temps : car sa narration, sa temporalité, n'est pas réellement la nôtre.
Jérôme
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Merci Silmo. Merci Yyr pour ce très aimable commentaire et pour ces précisions qui m'ont parfaitement convaincu.
En réalité, je me souviens avoir envisagé aux fils de relectures postérieures cette dimension christique chez Finrod Felagund, et formulé ainsi c'est quelque chose qui devrait me pousser, si je trouve un jour le temps, à rajouter une précision en ce sens à cet article.
Pour la question de la préfiguration du fil chrétien, oui, ta présentation du rapport des contes à la Bonne Nouvelle est davantage nuancée, plus précise, même si certains passages de HoME tels que l'Athrabeth m'avaient poussé à faire ce raccourci, évidemment fallacieux si l'on s'exprime rigoureusement.
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Je viens d'achever la lecture de la Chute de Gondolin — c'est beau :).
En rapport avec ce que j'écrivais l'autre jour, sur le fait que les Enfants d'Eru, a fortiori Beren et Lúthien, « ne peuvent pas être entièrement ignorants d'Ilúvatar » :
D'étranges contes du Soleil et de la Lune et des Étoiles, de l'agencement de la Terre et de ses éléments, et des profondeurs des cieux, lui furent racontés ; et [Tuor] apprit les caractères secrets des Elfes, et leurs langages et leurs langues anciennes, et il entendit parler d'Ilúvatar, le Seigneur pour Toujours, qui demeure au-delà du monde, de la musique des Ainur aux pieds d'Ilúvatar dans les profondeurs ultimes du Temps, d'où vint le monde et sa façon, et tous ceux qui le peuplèrent et leur gouvernement.
La Chute de Gondolin, p.49
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Des soucis m'ont fait me replier en Faërie ces derniers temps, pour renouer avec ce qui est beau et bon. Cela m'a fait beaucoup de bien et j'ai envie de le partager ici. En fait deux choses m'ont fait beaucoup de bien ces derniers temps : non seulement ce retour en Faërie mais encore l'invitation personnelle de Silmo et l'amitié partagée autour de lui en son logis. Et je suis d'accord avec lui : les amitiés liées grâce à Tolkien viennent d'abord en importance et les découvertes ensuite. C'est donc avec cet ordre d'importance à l'esprit que je vous partage ce qui suit, en espérant que les tableaux que je dépeins vous plaisent.
Mon cher Cirdan, j'ai eu l'impression de relire ton article pendant ma lecture de la Chute de Gondolin
— et aussi de me rappeler les travaux de Sosryko et Jean dans Pour la gloire de ce monde.
On y retrouve, entre autres, ce rapport à la transcendance privilégié chez les femmes.
Ainsi, alors que Turgon (dont l'épouse avait péri dans la traversée des Glaces) rejette le message de Tuor, c'est-à-dire le message d'un dieu, Idril l'écoute, l'entend et le met en pratique.
Le contraste entre le roi et la fille du roi est appuyé : dans la littérature sapientiale, il ne s'agirait ni plus ni moins que du contraste entre la folie et la sagesse. Plus que la sagesse, même, pour Idril, qui va jusqu'à percevoir la perfidie à venir de Mæglin : il y a en outre de la prescience.
Le Conte puis l'Esquisse de la mythologie nous présentent ainsi la princesse de Gondolin :
Idril, par sa pensée, possédait un grand pouvoir de pénétration de l'obscurité dans le cœur des Elfes et des Hommes, et des pénombres de l'avenir qui en découlaient — plus loin encore que le pouvoir habituel des peuples des Eldalië ; c'est pourquoi elle parla ainsi un jour à Tuor : « Sache mon époux, que mon cœur est gros d'appréhension car je doute de Meglin, et je crains qu'il apporte un malheur en ce doux pays [...] Voici, je rêvai une nuit que Meglin construisait un fourneau, et nous surprenant y jetait Eärendel notre enfant [...] ».
[...] Avec l'approbation de Meglin, le roi rejette le message de Tuor, en dépit des paroles d'Idril la clairvoyante (aussi appelé Idril Pied-d'argent, car elle aime marcher pieds nus), sa fille, et de ses plus sages conseillers.
La Chute de Gondolin, pp.53,98
Tuor avait perçu les mêmes choses, c'est vrai. Cependant sans avoir de songe.
Et c'est Idril qui lui conseille de rassembler auprès de lui et en grand secret mineurs et carriers pour concevoir et creuser le chemin de salut des Exilés.
Le Quenta Noldorinwa va davantage souligner les choses :
Meglin s'élevait constamment contre Tuor aux conseils du roi, et ses paroles semblaient avoir plus de poids en ce qu'elles agréaient au cœur de Turgon. Ainsi donc, Turgon rejeta le commandement d'Ulmo ; bien qu'il y en eût parmi ses plus sages conseillers qui furent remplis d'inquiétude. La fille du roi était d'une sagesse sans commune mesure même avec celle des filles d'Elfinesse, et elle parla toujours en faveur de Tuor ; mais rien n'y fit, et elle en eut le cœur lourd. Elle était très belle et très grande, presque de la taille d'un guerrier, et ses cheveux étaient comme une fontaine d'or. Idril était son nom, et on l'appelait Celebrindal, Pied-d'argent, pour la blancheur de son pied ; et elle marchait et dansait toujours pieds nus sur les chemins blancs et les pelouses vertes de Gondolin.
[...] Un jour qu'Eärendel était encore jeune, et que les jours de Gondolin passaient dans la joie et la paix (pourtant le cœur d'Idril était inquiet, et un mauvais pressentiment vint assombrir son esprit comme un nuage), Meglin fut perdu [...] et Meglin retourna dans les salles du roi, visage souriant et cœur malveillant, tandis que les ténèbres s'approfondissaient autour d'Idril.
La Chute de Gondolin, pp.108-109
J'ai aussi souligné ici la beauté d'Idril, ainsi que son rapport à la vie à travers la description de ses cheveux — une « fontaine d'or » — pour y revenir plus loin.
Pour le reste, la partition se précise ici entre Idril (et avec elle les femmes) et Tuor (et avec lui les hommes) en rapportant la sagesse d'Idril non à celle des Eldar mais à celle des filles des Eldar, tandis que l'homme est par métonymie appelé guerrier.
Enfin, si la dernière version (= les Contes et Légendes Inachevés) s'arrête à l'arrivée de Tuor en vue de Gondolin et ne nous permet pas de nous rapprocher davantage d'Idril, elle parvient quand même à enrichir notre thématique avec la mère de Tuor :
Et Rían dit aux Elfes : « Qu'il soit nommé Tuor, car tel est le nom qu'a choisi son père avant que la guerre ne se vienne mettre entre nous. Et je vous supplie de la nourrir et de le tenir caché sous votre garde ; car je prévois qu'il sera source de grands bienfaits pour les Elfes et pour les Hommes. Et quant à moi, il me faut partir à la recherche de Huor, mon Seigneur. »
La Chute de Gondolin, p.113
Car Rían anticipe ici les paroles même du dieu Ulmo (en plus que d'annoncer, plus tard, celles de Gilraen, une autre veuve dans une autre histoire).
Si l'on approfondit les choses, il me semble qu'un schéma se dessine assez nettement. Ou, plutôt que le terme de schéma, je reprendrai celui de partition, à condition de l'entendre en ses deux sens à la fois : 1. le partage de ce qui forme un tout et 2. la réunion harmonieuse des parties (d'une composition musicale). Ici Tuor est un guerrier, puissant parmi les Eldar eux-même. Il est aussi un capitaine investi d'autorité. Idril est une épouse, belle et douée de prescience comme aucune autre, le texte sous-entendant clairement que les filles des Eldar sont par nature les plus douées. Elle est aussi toute tournée vers la vie, on le voit par la suite, non seulement celle de son enfant mais encore des plus fragiles. Dans l'action, bien qu'elle revête une cotte de mailles (p.61) et une épée (p.76), Idril ne combattra finalement pas lors du sac de la Cité. Son action sera destinée à sauver les futurs Exilés, action qu'elle dirigera pendant l'absence de Tuor.
Par ailleurs, il est notable que, hormis Idril, « toutes les femmes et tous les enfants » seront rassemblés et placés sous protection, d'abord « dans les palais du roi » (p.71) puis au milieu de la colonne de réfugiés, où les femmes pourront prendre soin des plus vulnérables :
Alors, à cause des lamentations des femmes dans les salles du palais et de la grandeur de sa pitié pour ce triste débris des clans de Gondolin, [Tuor] rassembla toute cette compagnie chagrinée, damoiselles, enfants et mères, et les plaçant au milieu organisa aussi bien qu'il le put ses hommes autour d'eux.
Suivaient derrière [l'avant-garde] les femmes les moins épuisées soutenant les malades et les blessés qui pouvaient aller à pied. Idril était avec celles-ci, Et Eärendel qui avait une bonne endurance [...]. Derrière encore venaient de nombreuses femmes avec des nourrissons, et des filles, et des hommes éclopés [...]. Tout à l'arrière voyageait le plus grand groupe d'hommes ingambes pour la bataille [...]
La Chute de Gondolin, p.74
Et le Quenta Noldorinwa approfondit la partition en désignant de nouveau les hommes et les femmes par métonymies :
Alors Tuor et Idril menèrent tous les survivants du peuple de Gondolin qu'ils purent rassembler dans la confusion du brasier par une voie secrète qu'Idril avait fait préparer aux jours de son pressentiment. [...] [Et], au terme de voyages fatigants et périlleux, les survivants de Gondolin parvinrent à Nan-Tathrin et s'y reposèrent un moment, et ils furent guéris de leurs maux et de leurs fatigues, mais leur chagrin était sans remède. Là, ils célébrèrent le souvenir de Gondolin et de ceux qui avaient péri, les jeunes filles, les épouses, les guerriers, ainsi que leur roi ; mais leurs chants furent nombreux et mélodieux en l'honneur de Glorfindel le bien-aimé.
La Chute de Gondolin, pp.110-111
Ainsi, d'un côté l'homme renvoie à l'autorité et à la force (et donc à la guerre et, cf. par ailleurs, à la chasse), de l'autre, la femme renvoie à la prescience et à la vie (et donc au conseil et au soin). Il est sans doute utile de préciser que l'autorité dont il est question a le sens de service ou de ministère (l'autorité, dans le Conte d'Arda, s'exerce sur un royaume, une armée, une compagnie, ...), tandis que ce sont les éléments féminins qui sont régulièrement mis en rapport avec la beauté. On observe aussi qu'à la primauté de l'homme (qui vient en premier, ce sera encore plus évident plus loin) répond la grâce (on pourrait encore parler d'éclat ou de splendeur) de la femme — telle une perle dans son écrin. On retrouve enfin la spécificité d'un certain rapport féminin à la transcendance, mise en exergue par Cirdan entre Beren et Lúthien, et de même chez Jean de façon plus générale, avec une féminisation de la sagesse et du rôle d'intercesseur auprès de l'autorité (Idril auprès de Turgon, Lúthien auprès de Mandos, Nienna auprès des Valar, Yavanna auprès de Manwë/Eru, pour les cas les plus évidents).
Plus loin, on retrouve cette partition. Ulmo est l'autorité « dont la puissance vient en premier après Manwë » (Valaquenta) qui plane sur l'ensemble du conte de la Chute de Gondolin. Pourtant, voilà en quels termes Voronwë décrit la Vallée des Saules à son compagnon :
Mais je me suis attardé en chemin. Car je ne connaissais guère la Terre du Milieu, et nous arrivâmes à Nantathrin au printemps de l’année. Belle à ravir le cœur est cette terre, Tuor, comme toi-même le découvriras, si jamais tes pas te mènent sur les routes du sud qui descendent le cours du Sirion. Là guérit-on de tout languir de la mer, sinon pour ceux que la Malédiction ne veut point lâcher. Là, Ulmo n'est plus que le serviteur de Yavanna, et la terre a doué de vie une profusion de choses merveilleuses, bien au-delà de ce que dans les rudes collines septentrionales, le cœur peut concevoir. En ces terres confluent le Narog et le Sirion, et ils ne se hâtent plus, mais coulent larges et paisibles, à travers de vivantes prairies; et tout alentour du fleuve qui scintille foisonnent les iris d'eau — toute une forêt de calices — et l'herbe est semée de fleurs, tels des joyaux, des sonnailles, des flammèches rouge et or, une lande d'étoiles multicolores dans un firmament d’émeraude.
La Chute de Gondolin, p.134
En effet, tandis que son époux est décrit comme un seigneur dont « [l]a suzeraineté s'étend sur toutes les substances dont Arda est composée », le titre de Yavanna insiste sur son rapport à la Vie : elle est « Celle qui apporte les Fruits » (Valaquenta — toutes les citations qui suivent sont également tirée du Valaquenta sauf mention contraire).
Il n'échappera à personne que la finale de la description de Nan Tasárinan, à travers l'image spéculaire entre les fleurs et les étoiles si chère à Tolkien, nous renvoie en fait à deux reines : non seulement Kementári mais encore Elentári. Et il n'y eut pas de plus belles œuvres en Arda que celles de ces deux Reines : les Étoiles et les Deux Arbres — qui donnent la Lumière et donc la Vie.
Et la Reine des Étoiles de nous mener au couple royal d'Ilmarin. Varda Elentári est la Dame, révérée par tous les Eldar, dont « [l]a beauté est trop forte pour être chantée par les mots des Humains ou des Elfes, car l'éclat d'Ilúvatar est encore sur son visage » ; et Melkor « la haïssait et la craignait plus que toute autre créature d'Eru ». Mais Manwë son époux est l'Autorité (déléguée) Suprême : « le premier des Rois : seigneur du royaume d'Arda et maître de tous ses habitants ».
Les éléments masculins et féminins de la conjugalité se déclinent de manière semblable chez les autres Valar (et Maiar) :
- Mandos « le grand Juge » des événements tissés par Vairë son épouse ;
- Irmo « maître des visions et des rêves » et Estë « la douce, qui soigne tous les maux et les fatigues [et qui] apporte le repos » ;
- Tulkas « le Vaillant », qui dépasse tout le monde « en force et en actions d'éclat » et son épouse Nessa dont « la danse est [l]a passion ») ;
- Oromë « puissant seigneur [dont l]a colère est terrible [et] grand chasseur de monstres et de bêtes féroces », et Vana « la Toujours jeune [:] les fleurs se dressent sur son passage, elles s'ouvrent sous son regard, et tous les oiseaux chantent pour l'accueillir » ;
- Ossë « vassal d'Ulmo [et] maître des mers » et Uinen qui « aime toutes les créatures qui vivent dans les courants salés, et les herbes qui y poussent » et vers qui se tournent les marins cherchant « protection » (erreur de Pierre Alien qui en fait « la patronne des créatures qui y vivent ... »).
Cette partition m'évoque aussi celle des noms donnés aux Eldar ...
Les Eldar au Valinor avaient en règle générale deux noms, ou essi. Le premier était le nom paternel, reçu à la naissance. Il rappelait habituellement le nom du père, auquel il ressemblait dans son sens et dans sa forme ; il s'agissait parfois simplement du nom du père auquel, dans le cas d'un fils, un préfixe distinctif pouvait être ajouté plus tard une fois l'enfant adulte. Le nom maternel était donné plus tard, souvent des années après, par la mère ; mais il était donné quelquefois tôt après la naissance. Car les mères des Eldar étaient douées d'un grand pouvoir de pénétration du caractère et des talents de leurs enfants, et nombre d'entre elles étaient également douées de prescience prophétique.
[Le nom paternel est l'ataressë — ex. : Finwë > Curufinwë (Fëanor) > Nelyafinwë (Mædhros) ... ou encore : Voronwë Aranwion = Voronwë fils d'Aranwë. Dans le cas d'une fille, « le nom paternel [...] dérivait souvent du nom de la mère » (HoMe X, p.217). Le nom maternel est l'amilessë, qui pouvait être, selon qu'il révélât une caractéristique dominante de la personnalité ou de la destinée de la personne, un essë tercenya ou un essë apacenya respectivement (HoMe X, p.216)].
HoMe XII, p.339
... Ainsi que la description des différences entre les « neri » (hommes) et les « nissi » (femmes) dans les Lois & coutumes parmi les Eldar. Ces différences, qui procèdent pour une part d'inclinations naturelles et pour une autre part d'usages établis par la coutume, ont notamment conduit les neri à porter les armes et les nissi à prendre soin (HoMe X, pp.213-214).
Revenons maintenant à la belle Idril dont il est dit que « ses cheveux étaient comme une fontaine d'or ». Si la fontaine évoque la vie, et même la vie toujours jaillissante, l'or se rapporte dans le Conte d'Arda au Soleil, tandis que l'argent se rapporte à la Lune. Ce qui nous amène à un autre couple, non marié ... mais presque : Arien et Tilion. Tilion, qui « était un des chasseurs d'Oromë, armé d'un arc d'argent » était attiré par la « splendeur » d'Arien qui, « au temps des Arbres, soignait les fleurs dorées dans les jardins de Vana » (Silmarillion). Dans la version du Quenta Silmarillion, on raconte que :
Il aimait Arien, mais elle était un esprit de plus grande sainteté et de plus grand pouvoir que lui, et elle désirait demeurer à jamais vierge et solitaire [consécration] ; et Tilion la poursuivait en vain. [...] Pourtant, il arrive par moments qu'il vienne au-dessus du Valinor alors que le Soleil s'y trouve encore, et qu'il y descende et retrouve sa bien-aimée, chacun laissant son vaisseau pour un temps ; alors la joie est grande, et Valinor est emplie d'argent et d'or, et les Dieux rient, se rappelant le mélange de la lumière d'antan, quand Laurelin fleurissait et Silpion bourgeonnait.
The Lost Road, pp.240-242
L'or et l'argent, le Soleil et la Lune (la Soleil et le Lune en fait), nous renvoient à leur tour à d'autres couples ... à commencer par celui des Deux Arbres, qui enracine une poétique conjugale dans le Légendaire :
De la terre surgirent deux pousses fragiles, et le monde fut plongé dans le silence en cette heure, car il n'y eut d'autre murmure que le cantique de Palúrien. Sous son chant deux beaux arbres s'élevèrent et grandirent. De toutes les œuvres de Yavanna, celles-ci furent les plus célèbres, et celles dont le sort est mêlé (woven) à l'ensemble des récits des Jours Anciens. Le feuillage du premier était vert foncé et son envers était d'argent brillant, et il donnait (he bore) de nombreuses fleurs blanches comme celles du cerisier, mais plus grandes et plus belles ; et de chacune de ses innombrables fleurs une rosée de lumière argentée s'écoulait, tandis que la terre se baignait dans l'ombre dansante de ses feuilles frémissantes. Les feuilles du second étaient d'un vert tendre comme celui du jeune hêtre, et leurs bords étaient d'or étincelant. Des fleurs se balançaient sur ses branches (her branches) comme des grappes de flammes jaunes, telles des cornes rutilantes déversant une pluie dorée sur le sol ; et de l'efflorescence de cet arbre provenaient une douce chaleur et une grande lumière.
Le premier fut appelé Telperion en Valinor, et Silpion, et Ninquelótë, et en chansons par bien des noms encore ; mais dans la langue sindarine on l'appelait (he was called) Galathilion. Le second fut appelé Laurelin, et Malinalda, et Kulúrien, et par encore bien d'autres noms ; mais les Sindar l'appelaient (named her) Galadlóriel.
[...] Telperion était l'aîné des Arbres et fut le premier à atteindre sa pleine stature et à fleurir [...]
HoMe X, pp.154-155
La Lune aussi s'élèvera en premier. Et l'on ne peut manquer le parallèle entre le récit de l'éveil des Deux Arbres et celui de l'éveil des Quendi, où les trois « Pères des Elfes » s'éveillent « avant leurs épouses » et « au crépuscule de l'aube (in the early twilight before dawn) », eux qui « étaient endormis "dans les entrailles de la Terre", sous l'herbe verte », dans le silence que l'on devine (HoMe XI, p.421, cf. Pour la gloire de ce monde, « Estel Eruhínion », §II.3.c).
La symbolique conjugale des Deux Arbres se déploie ensuite dans l'ensemble de l'Histoire d'Arda, jusqu'à certains couples dont la symbolique reflue alors entièrement jusqu'à celle de Telperion & Laurelin. C'est le cas, Benilbo l'a montré, avec Celeborn et Galadriel qui sont, pour ainsi dire, les Deux Arbres de la Lórien (L’effigie des Elfes, « Lothlórien, la Fleur de Rêves », p.194). Là encore, la partition est nette : tandis que Celeborn est le Seigneur des Galadhrim qu'il conduira à la bataille contre les armées du Seigneur Ténébreux, Galadriel, la plus pénétrante des esprits et des surtout des cœurs (elle qui, déjà en Valinor, avait eut un pressentiment à l'égard de Fëanor), est à l'origine de ce « pouvoir caché » (SdA, II.8) capable de résister à la malice de l'Ennemi.
On pense aussi à un autre couple, celui du « Maître » (SdA, I.7) et de celle dont « le cœur palpitait » (ATB) : dans Il était une fois, c'est au Soleil qu'est associée Baie d'Or (première strophe) tandis que Tom Bombadil entre en scène sous la Lune (deuxième strophe). Mais c'est encore la même symbolique qui se déploie, cette fois sur le mode de la confrontation, entre Míriel, sélénique, et Indis, solaire, confrontation superbement commentée par Didier, qui souligne l'enjeu de la féminité et de la fertilité au cœur de cette confrontation — par ailleurs tout entière résumée dans le nom d'Indis « la jeune mariée litt. la femme par excellence ».
Bien entendu, si le couple de la lune et du soleil renvoie aux couples, les membres de tous les couples ne renvoient pas à la lune et au soleil : tous les hommes ne s'inscrivent pas dans une symbolique argentée ; toutes les femmes ne s'inscrivent pas dans une symbolique dorée — ainsi, même si Beren aperçoit les « fleurs d'or » qui habillent le vêtement de Lúthien, et si « parmi les ombres de ses cheveux | Il vit là scintiller comme en un miroir | La lumière tremblante des étoiles aux cieux », «la belle Tinúviel, | L'immortelle vierge à la sagesse elfique, | Sur lui répandit ses cheveux ombreux | Et l'enserra de ses bras semblables à l'argent miroitant » (SdA, I.11). Pour des raisons triviales — toutes les femmes ne sont pas blondes (à l'attention d'Isengar & Gawain : il n'y a pas plusieurs niveaux de lecture ;)) — ou symboliques — l'argent et l'or pouvant aussi, il me semble, signifier la partition entre les Elfes (Premiers-Nés) et les Hommes (Seconds-Nés).
Après Beren & Lúthien et Tuor & Idril, on pourrait encore étudier les riches dialogues entre Húrin & Morwen, Aragorn & Arwen, ou Thingol & Melian. De façon systématique, l'autorité et la force sont à l'homme, la prescience et la vie à la femme. Éowyn ne fait pas exception. Ou bien s'agit-il de l'exception qui confirme la règle. Le Cavalier qui part au combat avait « le visage de quelqu'un qui, sans espoir, allait au devant de la mort » (SdA, V.3), mais la future Dame d'Ithilien revint de la mort, et, quand « le cœur d'Éowyn changea, ou bien enfin comprit-elle [, alors] soudain son hiver passa et le Soleil brilla sur elle » (SdA, VI.5), et elle déclara :
« Je me tiens dans Minas Anor, la Tour du Soleil, dit-elle ; et voilà que l'Ombre est partie ! Je ne serai plus vierge guerrière, je ne le disputerai plus aux grands Cavaliers, et je ne trouverai plus la joie dans les seuls chants de massacre. Je serai guérisseuse, et j'aimerai tout ce qui pousse et n'est pas stérile ».
SdA, VI.5
Incidemment, la défaite du Seigneur des Nazgûl n'est pas le fait de l'héroïsme d'Éowyn seule, mais de l'héroïsme ... d'un couple — Merry et Éowyn —, couple ayant cheminé dans le secret ... celui d'une longue chaîne de solidarité « qui unissait, du passé jusqu’au présent, les morts oubliés de l’Ouistrenesse, un vieux sage (Tom Bombadil), un "vieillard bienveillant" (Théoden), un jeune semi-homme (Merry) et une jeune femme (Éowyn)… Autant de représentants qui n’entrent pas dans le cadre de la puissance » (Pour la gloire de ce monde, « Un secours comme un vis-à-vis », p.147).
Cette dernière citation nous amène au chef d'œuvre de Sosryko : « Un secours comme son vis-à-vis ».
En toile de fond, deux couples (et de nombreux autres par devant), l'un en négatif, celui de l'Homme sans ombre et « la femme (bride) ombre », l'autre en positif, celui de Tom Bombadil et Baie d'Or. Le premier constitue une perversion du couple :
Telle la belle Tinúviel, la Dame libre d’aller, de venir et de s’attarder « étincelante dans le crépuscule » (v. 9-11) était invitation à la vie. Mais l’Homme sans ombre est incapable de répondre à un tel appel : durci et desséché au fil des saisons, il se meurt, au point de berner les chouettes blanches qui le prennent déjà pour un cadavre (v. 7).
[...] C’est donc un homme vidé de son verbe et de son être que l’homme sans ombre lorsqu'il voit passer la vie à ses côtés ; une vie qui apporte l’espérance d’un nouveau printemps comme le suggère la couronne de fleurs dans les cheveux de la Dame (v. 12). Muet, il manifeste son désir et de ses émotions par la violence physique : s’accrocher à la vie, la prendre, la tenir, fort, très fort avant qu’elle ne s’en aille… Acte de désespoir mais également lutte illusoire contre la puissance de mort qui le domine : loin d’accéder à la vie rêvée, il devient tombeau pour la Dame (il la serre si fort qu’elle pénètre sous terre) et s’enveloppe égoïstement dans son ombre.
Pour la gloire de ce monde, pp.120-121
L'Homme sans Ombre se comporte comme un ogre — ou comme un Troll, un Dragon, un Grendel ... ou un Gollum.
Cette attitude évoque encore une autre figure, que va rencontrer Aredhel, la Blanche Dame des Ñoldor, lorsqu'elle va s'égarer dans les profondeurs de Nan Elmoth :
Là elle éprouva les enchantements d’Eöl, l’Elfe Noir,
qui demeurait dans la forêt
et fuyait le soleil,
désirant seulement l’ancienne lumière des étoiles.
Et Eöl la prit pour femme,
et elle demeurait avec lui,
et aucun des siens ne recevait de ses nouvelles ; [HoME XI, p.47]
Le texte révèle l’intelligence dérangée d’Eöl : en faisant d'Aredhel sa femme, Eöl est persuadé de fuir la lumière dorée et la chaleur du soleil. Aredhel n’est pas le véritable objet de son désir mais le moyen de l’accomplir ; la seule chose à laquelle Eöl aspire étant de « demeurer » dans les ténèbres et les profondeurs de la forêt de Nan Elmoth. [...] Inversement, le modèle d’Eöl influence lui aussi, mais dans un sens funeste, le destin de son entourage. Car la convoitise est contagieuse, et Mæglin ne sait pas aimer d’une manière différente de celle de son père :
Il aimait la beauté d’Idril et la désirait […] [SCLI, p.138]
Mæglin désire Idril, il aime sa beauté, mais il ne l’aime pas elle ; étrangeté du verbe aimer qui diminue lorsqu'on le complète : l’amour de Beren pour Lúthien n’a rien en commun avec « l’amour de la beauté d’Idril ».
Pour la gloire de ce monde, pp.129-130
Pour fuir le soleil, Eöl prend pour femme celle qui est entièrement décrite selon la composante masculine de la partition conjugale :
Aredhel la Blanche [...] devint grande et forte : elle se plaisait à la chasse et à chevaucher dans les bois. On la voyait souvent en compagnie des fils de Fëanor, mais elle ne donna son cœur à aucun d'entre eux. On l'appelait Ar-Feiniel, la Blanche Dame des Ñoldor, car elle avait le teint pâle sous des cheveux noirs et ne se vêtait que de blanc ou d'argent.
SCLI, pp.55-60
Ainsi que Sosryko (tel C.S. Lewis que l'on croise toujours sur le sens du retour du chemin que l'on emprunte ;)) le relève :
Il est ainsi frappant de constater que la seule femme du légendaire à éprouver le plaisir de traquer une proie (de la pister, de la piéger et de lui imposer sa propre force) est aussi celle qui de chasseuse devient proie.
Pour la gloire de ce monde, p.127
En contre-point de la rencontre d'Eöl et Aredhel, il nous est donné de contempler celle de Thingol et Melian, dans les mêmes bois de Nan Elmoth :
Thingol accueille la lumière même qu’Eöl fuit. La rencontre avec Melian a lieu dans une clairière qui regarde les cieux ; Aredhel, de son côté, ne verra jamais les clairières qu’elle recherchait. Eöl, alors qu’Elwë quitte les sombres profondeurs pour la lumière de Melian, attire à lui, par ses enchantements, la lumière d’Aredhel qu’il séquestre au plus profond de sa demeure, préférant la Forêt à sa femme comme Aldarion préférera l’Océan à la sienne. Et si l’« ascension » d’Elwë vers les cieux est un mouvement d’amour souligné par les différents récits, la « chute » d’Aredhel dans la Nuit d’Eöl ne s’accompagne d’aucun vocabulaire amoureux. À la place, une expression froide et factuelle fixée dans quasiment tous les textes sous la forme suivante : « Eöl l’a prise [Aredhel] pour femme ».
Pour la gloire de ce monde, pp.131-132
Au contraire, Tom Bombadil « prend la main » de Baie d'or (tout comme fera Aragorn avec Arwen).
Et Sosryko de montrer comment, littérairement, le couple de Tom et Baie d'Or en positif, celui de l'Homme sans ombre et de la Dame en négatif, la partition conjugale ouvre à l'amour d'autrui :
Adam, sorti de son sommeil et découvrant Ève en face de lui (et avec elle « la résistance d’un Toi en chair et en os »), pointe vers Tom revenu à son réveil vers Baie d’Or — celle-là même qui, la première, avait requis son attention. Ce n’est pas la même histoire, mais c’est le même miracle : celui de la naissance de l’aimée dans le cœur de l’amant ; celui du surgissement de l’amour entre les amants. Le cœur de Baie d’Or palpite parce que celui de Tom l’a appelé, le Maître demandant à la belle fille de la rivière de remplir sa maison de rire et de joie. Car si l’autre est un visage pour Lévinas, pour le Tolkien des Aventures de Tom Bombadil, il est un cœur.
[...] Pour Tom, la dame issue de son désir (de son ombre) est celle qui, avec la grâce du papillon qui volette (flutter), donne à l’existence toutes les teintes de la Vie et fait palpiter (flutter) le cœur. [...]
Dans la Maison de Tom, [...] la flamme des bougies jaunes et blanches baigne les voyageurs éprouvés dans une lumière dorée et le feu d’un foyer réchauffe leurs membres. Pareillement, Baie d’Or accueille les Hobbits étrangers à la Vieille Forêt (« Entrez […] Venez […] Soyez le bienvenu ») et Tom se révèle comme le Maître, pur de toute malveillance, qui « s’occupe [des] bêtes fatiguées » de ses hôtes et dont la seule présence procure la paix : « N’ayez aucune crainte […] vous êtes sous le toit de Tom Bombadil » [...] : l’amour de l’Autre en tant que vis-à-vis rend l’homme sensible au « vivant » et capable de l’amour de l’autre en tant que prochain.
Pour la gloire de ce monde, pp.137-138,146-147
Une manière de conclure tout en revenant à l'article de Cirdan serait de dire que, si l'autorité et la force (la gouvernance, la périphérie, l'écrin) sont à l'homme, quand la prescience et la vie sont à la femme (le cœur, le centre, le joyau), ils ne vont pas (ou plus difficilement) l'un sans l'autre. Et je trouve vraiment remarquable ton titre, Laurent, qui le résume : il ne s'agit ni de l'héroïsme de Beren, ni de celui de Lúthien, mais de celui du Couple. Là encore, les exceptions confirment la règle : Jean a bien relevé que Frodo recevait la protection de Galadriel puis d'Arwen, tandis que Sam avait Rosie ; quant à Aragorn, bien qu'« étant au loin, [Arwen] veillait sur lui par la pensée » (SdA, AppA). Mentionnons encore que Beren rencontre le visage de Melian avant de soutenir l'autorité (dévoyée) de Thingol et qu'alors « il lui sembla que les mots lui venaient tout seuls à la bouche [et] la peur le quitta » (SCLI, p.168).
Lorsque ces deux natures s'harmonisent, comme ce peut être le cas chez Manwë et Varda qui « se séparent rarement » (Valaquenta), alors :
Quand Manwë monte sur son trône, son regard, si Varda est à ses côtés, voit plus loin qu'aucun autre regard, à travers les brumes et dans l'obscurité, par-dessus les étendues marines. Et lorsque Manwë est auprès d'elle, Varda entend plus clairement que tout autre les cris des voix qui viennent de l'est et de l'ouest, par-delà les monts et les vaux, celles qui viennent aussi des lieux ténébreux que Melkor a placés sur la Terre.
[Et l'on se souvient que, chez Tolkien, la vue est instrument de puissance tandis que l'ouïe est instrument de parole (connaissance, sagesse) et donc d'appel vivant (cf. Pour la gloire de ce monde, « Le seuil et le centre », pp.54 sq.).]
SCLI, p.17
L'harmonie du couple royal d'Ilmarin nous ramène à celle du couple royal de la Vieille Forêt.
Sur cette partition, le « Maître » (SdA, I.7) « couronné » (ATB) et celle qui est comparée à « une jeune reine elfique » (SdA, I.7), aux pas si différents, « cependant [...] paraissaient ne composer qu’une seule danse » (SdA, I.7).
Yyr
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Ron-ron-ron-rrrr.....
: )
Merci Yyr pour ces nombreux fils reliés et ces nouveaux parallèles qui confirment et enrichissent les recherches précédentes !
S.
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C'est un grand plaisir pour moi de voir que mon article a pu indirectement contribuer à ces belles réflexions! Merci, Yyr!
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Merci pour vos retours :).
Dans notre lecture du soir, avec Esteldil, nous en sommes arrivés au Mont Venteux (j'ai encore un peu de mal avec Montauvent mais ça vient ;)) et, lorsque Aragorn leur résume les exploits de Beren et Lúthien, j'ai repensé à ton analyse, en réalisant qu'Aragorn ne raconte pas l'exploit suprême comme nous aurions facilement tendance à le faire (par ex. dans la 4ème de couverture de l'édition française de Beren et Lúthien : « En traversant mille périls vers sa forteresse, l’Elfe Lúthien nous montre que le plus grand des héros de Tolkien est une héroïne »), mais en le ramenant à celui du couple : « ils affrontèrent ensemble de terribles dangers, jetant le Grand Ennemi à bas de son trône ; et ils prirent à sa couronne de fer l'un des trois Silmarils » (SdA, I.11, p.255).
Quant au pôle féminin de la partition conjugale, je profite de l'occasion pour tisser un lien vers ce message auquel je n'avais pas (ou peu) pensé l'autre jour : « the servient, helpmeet instinct ».
[Édit : À noter également un article de Michaël : des couples très énigmatiques dans l'œuvre de Tolkien. Michaël y relie l'histoire et l'amour de Beren et Lúthien à la question de la Mort, et évoque l'importance « des couples qui se marient, une dimension peu exploitée dans la critique ».]
Yyr
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Je signale ici, faute de fuseau spécifique (me semble-t-il) un article de Paul Nolan Hyde (publié dans Mythlore vol. 17, n° 1, d'octobre 1990), qui intéressera vraisemblablement Yyr, s'il ne le connaît pas déjà : « Emotion with Dignity: J.R.R Tolkien and Love ». C'est une analyse de la lettre n° 43, avec des remarques sur l'amour et les couples dans les récits de fiction de Tolkien (et je n'ai pas eu le temps de la lire en entier, dois-je préciser).
E.
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Très beau texte que je ne connaissais pas. L'auteur part du tout début de la lettre ...
Les relations d’un homme avec les femmes peuvent être purement physiques (elles ne peuvent pas vraiment l'être, bien sûr, mais j'entends par là qu'il peut refuser de prendre autre chose en compte, faisant ainsi grand tort à son âme (et à son corps) et aux leurs) ; ou « amicales » ; ou bien il peut être un « amant » (engageant et mêlant toutes ses affections et tous les pouvoirs de l'esprit et du corps dans une émotion complexe à laquelle la « sexualité » donne couleurs et énergie). Ce monde est un monde déchu. La dislocation de l'instinct sexuel est l’un des principaux symptômes de la Chute. Le monde va « de mal en pis » depuis le premier âge. Les diverses formes sociales changent, et chaque nouveau mode à ses dangers propres ; mais « l’âpre esprit de concupiscence » erre dans toutes les rues et est resté à lorgner dans chaque maison depuis la chute d'Adam. Nous ne mentionnerons pas les conséquences « immorales ». De ce côté, tu ne souhaites pas être entraîné. Et tu n’as pas vocation au renoncement.
Lettres, n°43 p.75 (trad. légèrement modifiée)
... pour s'intéresser successivement aux 4 options présentées ici par J.R.R. à son fils Michaël (en commençant par la dernière) :
Le renoncement, soit la vocation au célibat consacré (comme l'aîné John). L'auteur souligne l'importance et la singularité du célibat, et son lien avec un « appel » dans le SdA, ce qui ressort de l'évolution de l'écriture du premier chapitre : la perspective du mariage de Bilbo est abandonnée exactement au moment où l'importance de l'Anneau Unique fait surface (HoMe VI, p.42). P. N. Hyde trouve remarquable que « neither Bilbo or his heir (regardless of nomenclature) have placed upon them by the author the responsibilities of a husband and father once the Ring is part of the story in earnest. The Ringbearers have extraordinary pressures placed upon them and all that they do with the Ring is primarily for die salvation of their fellows. Both Bilbo and Frodo sense that it is their responsibility to bear the Ring to its destiny, as if they had been "called" to do it. Bilbo was "meant" to find the Ring, Gandalf says (I, p. 65). To Frodo Elrond remarks, "I think that this task has been appointed for you” (I, p.284). They were both part of a larger plan in which they had a small, but overwhelmingly significant part. [...] In concert with this idea, I find it equally fascinating that the Wizards, the Istari [...], do not marry [...]. » (l'auteur aurait encore pu évoquer Finrod).
La satisfaction physique, soit le plaisir sexuel désordonné. L'auteur déroule une bonne partie de la lettre à ce sujet, et oppose la pureté d'Aragorn à la convoitise de Langue de Serpent (à l'égard d'Éowyn), qui rappelle celle de Morgoth (Lúthien) ou de Mæglin (Idril), sans oublier la violence des Orques (Celebrian) — lesquelles ne sont pas graphiquement dépeintes : Tolkien n'a pas vocation à encourager le voyeurisme de ses lecteurs.
L'amitié, qui, chez Tolkien (cf. peu après le début de la lettre), se conçoit naturellement entre les personnes de même sexe, tandis que l'amour se conçoit naturellement entre les hommes et les femmes. L'auteur en profite pour répondre à la critique d'un Tolkien « irritatingly, blandly, traditionally masculine » (*) : le SdA est davantage une histoire d'amitié (masculine) qu'une histoire d'amour. L'auteur y voit l'écho des amitiés d'écrivain entretenues chez les Inklings et avant eux au sein du TCBS (avec la dernière lettre si profonde et émouvante, le legs, de G. Smith à Tolkien, cf. Biographie, p.106), et termine en se demandant « how much of the character and affection of four members of the TCBS has been woven into the four jovial companions from the Shire who played such an active and conspicuous part in the War of the Ring. At some point too, we need to consider Sam's great devotion to Frodo, Frodo's affection for Bilbo, and even Gollum's partial and momentary regenerated tenderness for Frodo, as a reflection of the importance of friendship and brother hood in Tolkien's philosophy. »
L'amour, soit le sommet des relations humaines chez Tolkien, « engageant et mêlant toutes ses affections et tous les pouvoirs de l'esprit et du corps dans une émotion complexe ». L'auteur met alors en parallèle ce que Tolkien dit plus loin dans sa lettre de la rareté « d'un amour grandiose et sublime », évoquant « [l]es myriades de poèmes et d'histoires [qui] ont été écrits sur ce thème ; plus, probablement, que le total de telles amours dans la vie réelle (et encore, les plus grandioses de ces récits ne racontent pas le mariage heureux de si grandioses amants, mais leur tragique séparation ; comme si, même dans cette sphère, le vraiment grandiose et sublime avait plus de chances d'être atteint, en ce monde déchu, par “l'échec” et la souffrance) », et les histoires d'amour de la Terre du Milieu — Bombadil et Baie d'Or constituant un « contre-exemple » ;). Il termine, après avoir rappelé l'importance essentielle pour Tolkien de l'histoire d'Aragorn & Arwen et celle de Sam & Rosie, par la considération de celle de Ronald & Édith, avec ce poème de Tolkien (cf. Biographie, p.93, dont je modifie la traduction) :
Lo! young we are and yet have stood
like planted hearts in the great Sun
of Love so long (as two fair trees
in woodland or in open dale
stand utterly entwined, and breathe
the airs, and suck the very light
together) that we have become
as one, deep-rooted in the soil
of Life, and tangled in sweet growth.
Voilà ! Nous sommes si jeunes et pourtant déjà nous sommes
comme des cœurs plantés au Soleil
de l'Amour depuis si longtemps (tels deux beaux arbres
dans la forêt ou au creux du vallon
qui se tiennent entrelacés, et respirent
l'air et boivent la lumière même
ensemble) que nous sommes devenus
comme un seul cœur, profondément enraciné dans le sol
de la Vie, enchevêtré dans sa douce croissance.
Un couple d'arbres là encore.
Bel article donc. Personnellement, je n'aurais pas ré-ordonné les 4 alternatives ainsi que l'a fait l'auteur et j'aurais conservé le renoncement à la fin, qui constitue bien pour Tolkien, il me semble, le « sommet » : le sacrifice de soi par amour des autres (le parallèle avec trois parmi Les quatre amours de C.S. Lewis — philia, eros, agape — apparaît aisément).
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(*) Cathrine Stimpson, 1969. Laquelle n'était pas à court de gentillesses :
It is hardly surprising that Tolkien generally ignores the rich medieval theme of the conflict between love and duty. Nor is it startling that the most delicate and tender feelings in Tolkien's writing exist between men. Fathers and sons, or their surrogate figures, also receive attentive notice. When Tolkien does sidle up to genuine romantic love, sensuality, or sexuality, his style becomes coy and infantile, or else it burgeons into a mass of irrelevant, surface, descriptive detail. Unlike many very good modem writers, he is no homosexual. Rather, he simply seems a little childish, a little nasty, and evasive.
Cathrine Stimpson, J.R.R. Tolkien: Columbia Essays on Modem Writers, 41 (Columbia University Press, 1969), pp.19-20
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