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L'ouvrage usuel La Philosophie de A à Z (sous la direction de Laurence Hansen-Løve) propose une synthèse si claire et concise de la pensée de Karl Jaspers (1883-1969) que je ne peux guère ici faire autrement que de fortement m'en inspirer pour la présenter dans ce fuseau, avant d'évoquer ensuite un ouvrage en particulier : la première partie de la série d'écrits de Jaspers publiée sous le titre Les Grands philosophes (Die Grossen Philosophen), partie consacrée à Socrate, Bouddha, Confucius et Jésus de Nazareth.
Jaspers est un philosophe qui accorde un sens particulier à l'existence. Cette dernière, selon lui, ne peut qu'être éclairée, et non connue ou décrite. En ce sens, on peut affirmer une liberté existentielle, avec pour « éclairage » une quête philosophique pouvant aussi bien orienter ou égarer, et qui peut mener à la source (transcendantale) du sens, mais en tenant forcément compte de ce que Jaspers appelle les « situations-limites », voire les « situations-limites particulières », que sont la naissance, la mort, la souffrance, le hasard, le combat, la faute (sans parler de péché), et qui font que cette liberté existentielle s'enracine dans le monde réel, la transcendance, elle, restant cachée.
Dès lors, qu'est-ce que la vérité absolue ? Quelque-chose d'inaccessible, d'impossible à établir. Irréductibles et plurielles, telles sont les modalités de la vérité : pour les désigner, Jaspers parle de « modes de l'englobant ». À cette aune, les vérités de la vie et celles de la conscience ne sont pas la même chose, et les vérités de l'existence que sont les certitudes et convictions religieuses ne sont pas valables pour tous. Cependant, la vérité est ce qui lie les êtres humains entre eux - « la vérité est ce qui nous rattache les uns aux autres » -, en ce que son principe véritable est en fait ce que Jaspers appelle la « communication illimitée » : écoute, dialogue, partage, sans aucun dogmatisme, sur la base de la bonne volonté de tous, quelles que soient les idées, les traditions, les cultures, sont la condition d'une pensée vraie parce que vivante, non figée - soit ce que j'appelle moi-même une pensée en mouvement -, et mise au service d'une unité de l'humanité conçue comme à la fois précaire en étant perpétuellement inachevée et féconde en étant forcément plurielle.
C'est à cette aune que Jaspers considère l'histoire de l'être humain et de sa pensée, en nommant notamment « tournant axial de l'humanité », ou « période axiale », l'époque très ancienne, antique - Jaspers la situe en particulier de 800 à 200 ans av. J.-C. -, où l'être humain, en plusieurs endroits du monde (Grèce, Palestine, Perse, Inde, Chine), est devenu une question pour lui-même, où le concept transcendant de Dieu fut façonné et où se sont établis les fondements d'une pensée de l'humain conscient de son être et de ses limites.
Et c'est ainsi que j'ai été marqué, durant mes jeunes années d'initiation à la réflexion philosophique (une seule année de lycée, mais une année féconde vis-à-vis des quelques années autodidactes qui ont suivi), par le regard qu'a proposé Karl Jaspers sur les grands philosophes, et surtout au-delà, sur les figures qu'il a appelé « ceux qui ont donné la mesure de l'humain » :
... des hommes qui, par leur vie et leur nature, ont défini historiquement l'être-humain comme nul autre ne l'a fait. Ils sont attestés par une action qui perdure à travers les millénaires jusqu'à aujourd'hui : Socrate, Bouddha, Confucius, Jésus. On ne pourrait guère en nommer un cinquième de la même puissance historique, on n'en citerait aucun qui nous parlât encore aujourd'hui d'aussi haut(*). On peut hésiter à les appeler des philosophes. Mais ils ont eu pour la philosophie une importance hors de pair. Ils n'ont rien écrit (hormis [peut-être] Confucius). Mais ils sont devenus le fondement de prodigieux mouvements de pensée philosophiques. Nous les appelons « ceux qui ont donné la mesure de l'humain ». Ils se tiennent avant et en dehors de tous les autres, pour qui l'appelation de philosophes répond à l'opinion universelle.
(*) L'auteur écrit, nettement plus loin, qu'il faudrait aussi penser à Abraham, Moïse, Élie, Zarathoustra, Ésaïe, Jérémie, Mahomet, Lao-tseu, Pythagore, « mais » selon lui « l'influence historique d'aucun d'entre eux n'atteint, par l'ampleur et la durée, celle de ces quatre [Socrate, Bouddha, Confucius, Jésus]. Le seul à avoir exercé historiquement une influence comparable, Mahomet, ne les approche pas quant à la profondeur de l'être. » (NdR)
Karl Jaspers, Les Grands philosophes (Die Grossen Philosophen, 1959), I. Ceux qui ont donné la mesure de l'humain : Socrate - Bouddha - Confucius - Jésus, traduit de l'allemand par C. Floquet, J. Hersch, N. Naef, X. Tilliette, sous la direction de Jeanne Hersch, Paris, Union Générale d'Éditions, coll. "Le Monde en 10/18", 1966, Introduction, IV., 2., p. 47 (trad. X. Tilliette).
Évoquer conjointement Socrate, le Bouddha, Confucius et Jésus de Nazareth est une démarche qui m'a interpellé d'emblée par son originalité (lorsque j'ai découvert l'ouvrage en question, il y a déjà une vingtaine d'années, c'était en tout cas fort nouveau et stimulant pour moi), particulièrement en ce qui concerne l'appréhension de la figure de Jésus, soit ici une appréhension philosophique, à hauteur d'être humain. Or, s'agissant de ceux qui, selon lui, ont donné la mesure de l'humain, Jaspers l'écrit : « pour la quête philosophique, ils sont des hommes. » Le portrait commun qu'il fait d'eux est comme le seuil d'un vertigineux champ des possibles, mais aussi comme une porte vers les chemins de la pensée dont, encore aujourd'hui, j'avoue ne pas avoir vu ailleurs de véritable équivalent.
Voici précisément ce que Jaspers écrit quant à notre attitude envers ces quatre figures, et qui me parait pertinent à bien des égards, même si deux d'entre elles (Socrate et Jésus) me sont personnellement plus familières que les autres, et même si bien sûr il y a toujours là matière à débat :
Ils ne sont pas des philosophes ; en effet, la science leur était indifférente, alors que la philosophie est une pensée en cheminement conditionnée par les sciences. [...] Les quatre ne sont pas représentés dans l'histoire de la philosophie par des positions définissables en termes rationnels. [...] Trois d'entre eux sont considérés par de grandes communautés religieuses comme leur fondateur. Aux yeux de celles-ci, il est absurde de regarder comme des philosophes ces envoyés de Dieu. Dans quel sens, dès lors, peut-on les revendiquer aussi pour la philosophie ?
Pour eux, la religion, au sens de ce qui appartient au culte et à la réalité ecclésiale, n'est pas essentielle. Ils représentent une réalité historique qui a ses exigences envers la philosophie et la religion et qui se refuse à être usurpée comme propriété exclusive de l'une ou de l'autre. La philosophie peut revendiquer son droit à se laisser inspirer par les expériences de ces très grands et par la présence agissante de leur personnalité.
Le caractère originel, une vie dont ils assumaient personnellement le risque, sans qu'aucune communauté existât à l'avance pour encadrer leur action, cela se retrouve chez Jésus, chez Bouddha, chez Confucius, comme aussi chez Socrate. Tous quatre sont apparus comme les figures exemplaires qu'ils sont en effet, sans s'être donnés eux-mêmes en exemple (le mot « Je suis le chemin, la vérité et la vie » de l'évangile selon saint Jean n'est sûrement pas de Jésus). Mais ils devinrent de tels modèles, ils forgèrent une certaine manière d'être homme, sans que leur apport inépuisable se laissât fixer de manière adéquate en lois ou en pensées. Et c'est ensuite seulement que leur image se transforma jusqu'à pouvoir devenir celle de Dieu.
Pour la quête philosophique, ils sont des hommes. Ils doivent nécessairement, étant des hommes, avoir les limites qui correspondent aux traits particuliers de leur caractère, et leur historicité propre doit les priver d'une validité universelle qui les imposerait à tous. Ils sont plusieurs, il n'y en a pas un dont la valeur soit exclusive et unique. Aussi lorsqu'on voit l'un d'entre eux érigé en absolu comme le seul excluant tous les autres, le vrai en soi, c'est que des croyants ont fait subir à son image une transformation qui la prive de sa simple humanité.
La signification des quatre très grands dans leur réalité, c'est l'expérience fondamentale qu'ils font de la condition de l'homme et la confirmation qu'ils apportent de la tâche qui est la sienne. Ils l'expriment. Cela les amène à poser des questions-limites, auxquelles ils donnent des réponses. Ils ont en commun d'avoir actualisé les ultimes possibilités humaines, mais cet aspect commun n'a pas chez eux une seule et même signification. On ne saurait non plus faire de ces significations diverses un agrégat qui serait le tout de la vérité. Elles ont bien en fait des rapports entre elles puisqu'elles vivent de possibilités humaines sur lesquelles elles s'interrogent et auxquelles elles cherchent à répondre ; mais elles restent cependant disparates, extérieures les unes aux autres, car elles ne peuvent s'unifier en un seul être humain, qui s'engagerait, par exemple, à la fois dans ces voies diverses.
Reste pourtant leur élément commun : des expériences et des impulsions propres à la condition humaine s'y annoncent jusque dans leurs conséquences extrêmes. Ce qu'il y a eu là d'essentiel, c'est ce qui reste à jamais l'essentiel pour la philosophie aussi. Il s'est avéré que tous quatre étaient historiquement indispensables, par leur activité réelle et leur manière de penser. Ils sont devenus des sources de la quête philosophique et une incitation à la résistance sans laquelle les résistants ne verraient pas clair en eux-mêmes. Aujourd'hui encore, nous nous demandons ce que peut être un rapport philosophique avec eux, et quelle relation ils ont entre eux pour celui qui les écoute tous, et ce qu'ils signifient, indépendamment des religions organisées pour qui ils sont des fondateurs et des autorités.
Telle est notre attitude philosophique à leur égard : nous sommes saisis par ce qu'ils ont en commun car nous nous tenons avec eux au coeur de la condition humaine. Aucun d'entre eux ne peut nous être indifférent. Chacun est comme une vivante question qui se pose à nous et refuse de nous laisser tranquilles.
Nous prenons conscience du fait que dans notre réalité propre nous ne suivons aucun d'entre eux. Éprouvant la distance qu'il y a entre leur sérieux et les problèmes de notre propre vie, nous ressentons la nécessité de découvrir le sérieux possible pour nous. Au cours de notre recherche, ces figures exemplaires nous aident à nous orienter, sans devenir des modèles à imiter. Mais le contenu restant indéterminé, il nous est possible de les suivre sur un point : en nous laissant atteindre par l'exigence de leur sérieux.
[...] Nous suivrons Socrate lorsqu'il pose ses questions, sous le regard de l'autorité suprême, inconcevable, au fil d'une pensée qui est action intérieure; nous suivons Confucius dans son effort pour réaliser une naturelle humanité.
Jésus et Bouddha sont présents d'une autre manière. Jésus enseigne, en vue de la fin du monde et du royaume de Dieu, la morale irréalisable du sermon sur la montagne. Bouddha montre le chemin conduisant, hors du monde, dans le Nirvana. Dans leur indifférence au monde, tous deux vivent de la suprême réalité. En fait, s'il y en a, les hommes qui les suivent sont très peu nombreux.
À propos de Socrate et de Confucius aussi, nous ne pouvons guère, le plus souvent, faire nôtre le contenu de leur pensée, mais leur manière de penser reste pour nous un chemin. Quant à Jésus et Bouddha, ce n'est pas seulement le contenu, mais aussi la forme de leur vie et de leur pensée qui nous sont refusés, - ou alors, il faudrait les adopter avec les conséquences sans lesquelles tout reste déloyal. Ils n'en sont pas moins pour nous des interrogations d'une portée unique. Nous ne savons ce que nous sommes et ce que nous faisons qu'en voyant leur ombre tomber sur nous.
Je crois que les Occidentaux, à peu d'exceptions près, lorsqu'ils se posent ces questions dans leur immédiateté et sans parti pris, en jugent de la même façon. Ce n'est qu'en laissant de côté des points décisifs et en recourant à des interprétations déformantes qui voilent les difficultés qu'on maintient la fiction d'une appartenance à Jésus et à Bouddha. La vérité qu'il peut y avoir cependant chez ceux qui se font les disciples de ces hommes uniques ne se trouve pas contestée par de tels manques de loyauté. Là où elle se réalise vraiment, elle commande le respect. Mais celui qui philosophe se doit de voir les conditions d'une telle appartenance et ses conséquences. Alors il peut, dans les situations concrètes de sa vie, et là seulement, savoir ce qu'il fait et ce qu'il veut.
Karl Jaspers, Les Grands philosophes (Die Grossen Philosophen), I. Ceux qui ont donné la mesure de l'humain : Socrate - Bouddha - Confucius - Jésus, op. cit., En marge de la première partie, p. 311-315 (trad. Jeanne Hersch).
Cordialement,
Hyarion.
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