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#1 28-10-2018 06:43

Hyarion
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Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Parfois, la nuit, il m'arrive de zapper un peu devant la télé, en allant voir au hasard ce qui se passe ailleurs que sur les quelques chaînes que je suis régulièrement (telles que ARTE ou les chaînes d'information publiques justifiant le paiement de la redevance), et parfois il m'arrive ainsi de tomber sur... KTO, la chaîne de télévision catholique française, qui diffuse ponctuellement des conférences sur des questions de société pouvant être organisées par exemple par l'Observatoire de la modernité du Collège des Bernardins.
Or cet Observatoire, dirigé par Louis Manaranche, proposait, il y a environ trois semaines (le 8 octobre), une conférence finalement diffusée par KTO il y a quelques jours, et sur la rediffusion nocturne de laquelle je suis donc tombé, au hasard du zapping du moment. Ladite conférence était consacrée au travail très intéressant d'un auteur, sociologue britannique d'origine polonaise, dont l'inspiration intellectuelle est à chercher, non pas du côté du christianisme, mais du côté du marxisme hétérodoxe : Zygmunt Bauman (1925-2017), auteur notamment de La Vie liquide (Liquid Life, 2005), du nom de sa définition (à partir de 1998) de la société consumériste actuelle, une « société liquide » faite de liens toujours éphémères, de désengagements, de mobilité permanente, de vitesse, et de dates de péremption appliquées à tout, y compris à l'être humain englué dans une consommation qui, seule, finit par le définir au milieu d'une dilution générale des liens sociaux.

En voyant notamment Élisabeth Geffroy, jeune professeure agrégée de philosophie, qui s'est par ailleurs discrètement fait connaître pour son attachement à la doctrine sociale de l'Église catholique, exposer intelligemment (avec son tout aussi jeune collègue prof agrégé Timothée Gautier) l'œuvre de Zygmunt Bauman et son concept de « société liquide », concept fort pertinent me semble-t-il pour définir lucidement la situation sociale « post-moderne » que nous vivons actuellement, je me suis dit que cela pourrait peut-être vous intéresser, et ce quel que soit votre propre cheminement en matière spirituelle, vu que la pensée de Bauman s'adresse clairement à tout le monde, en ces temps sinistres de soumission à une tyrannie de l'urgence et des apparences dont on ne voit pas, hélas, encore la fin...

Voici un lien vers la vidéo de l'émission retransmettant la conférence (mise en ligne le 23 octobre) : https://youtu.be/WQAK29fPV4E

Amicalement,

Hyarion.

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#2 01-11-2018 01:14

Hyarion
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Je me permets de compléter un peu mon message précédent en signalant l'enregistrement audio — diffusé par la radio France Culture il y a environ un an — d'une conférence consacrée à Zygmunt Bauman « penseur aux aguets » par le sociologue Pierre-Antoine Chardel, conférence enregistrée en octobre 2017 à l'Institut Français de la Mode : https://www.franceculture.fr/conference … te-liquide

Amicalement,

Hyarion.

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#3 01-11-2018 16:11

ISENGAR
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Merci smile

I.

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#4 20-11-2018 21:30

Yyr
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Merci Benjamin.

Un ami m'avait déjà parlé de Zygmunt Bauman, pour qui « la postmodernité n’est pas le contraire de la modernité, c’est le développement de la modernité poussé à son maximum ».

Cette conférence est intéressante.

En la suivant, on constate le plein recoupement de l'analyse de Bauman avec celle d'Ellul (tous deux partis de Marx).
Trois différences avec Ellul, cependant :
- Lorsque, apparemment (je n'ai pas lu Bauman moi-même), lorsque l'on nous parle ici de conspiration extra-territoriale de la part des élites : pour Ellul, il n'y a pas besoin de conspiration : le système qui s'est mis en place s'autonomise sans cela : la loi de l'efficacité, tant que nous nous y soumettons, nous y contraint.
- Ensuite, si les analyses se recoupent entièrement, Ellul offre cependant, en plus, une compréhension de l'essence du problème, avec la Technique et l'esprit de puissance.
- Enfin, les conférenciers concluent ici que Bauman montre, en gros, un espoir inversement proportionnel à sa lucidité : aucun espoir. Ellul partage la même lucidité, effroyable, mais montre aussi le chemin de l'espérance : si la loi de cette modernité liquide est celle de l'efficacité et de l'esprit de puissance, le salut est spirituel et il existe — c'est le Christ.
Je dois avouer, à ce sujet, que les cinq pistes proposées à la fin de l'émission pour réfléchir sur des éléments de réponse à la vie liquide me laissent dubitatifs (écologie, politique, soins, espace urbain, numérique), s'il s'agit d'essayer d'apporter des réponses aux conséquences sans traiter la cause.

À noter de nombreuses correspondances, pas seulement avec Ellul. Le « mouvement perpétuel » de la société liquide nous renvoie au dernier essai de François-Xavier Bellamy (Demeure). L'empire du consumérisme sur les corps puis sur les âmes, et maintenant sur le contrôle de plus en plus anxieux du corps aux essais d'Olivier Rey (en particulier Leurre et malheur du transhumanisme). Et le déchet comme référence, ou, plus exactement, le fait de devenir soi-même déchet parce que devenant nous-mêmes marchandises à ce que Günther Anders avait développé sur la « honte prométhéenne » (L'obsolescence de l'homme). D'autres encore ...

Jérôme

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#5 24-11-2018 10:37

Hyarion
Inscription : 2004
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Effectivement, on peut constater que l'analyse de Bauman recoupe en de nombreux points celle des auteurs que tu as cité, dont Ellul.

Yyr a écrit :

Enfin, les conférenciers concluent ici que Bauman montre, en gros, un espoir inversement proportionnel à sa lucidité : aucun espoir. Ellul partage la même lucidité, effroyable, mais montre aussi le chemin de l'espérance : si la loi de cette modernité liquide est celle de l'efficacité et de l'esprit de puissance, le salut est spirituel et il existe — c'est le Christ.
Je dois avouer, à ce sujet, que les cinq pistes proposées à la fin de l'émission pour réfléchir sur des éléments de réponse à la vie liquide me laissent dubitatifs (écologie, politique, soins, espace urbain, numérique), s'il s'agit d'essayer d'apporter des réponses aux conséquences sans traiter la cause.

En ce qui concerne l'espérance, j'avoue pour ma part que j'aurai été extrêmement déçu si cette conférence de l'Observatoire de la modernité du Collège des Bernardins s'était terminé avec une réflexion du genre : « Zygmunt Bauman n'offre pas d'espoir spirituel, mais heureusement que Jacques Ellul et J. R. R. Tolkien sont là pour cela, avec leurs valeurs morales chrétiennes exceptionnelles. » Je dis cela sur un ton taquin, mais avec un fond de sérieux : je ne crois pas que les chrétiens soient forcément, par « nature » en quelque sorte, des « mieux-disants » en matière de critique de la modernité ou de la post-modernité (contrairement à ce qu'a l'air de penser Olivier Rey, par exemple, dans certains passages du livre que tu mentionnes). Comme je le dis souvent, nous sommes tous des êtres humains, faillibles et imparfaits... et tous capables de critiquer la modernité.

On connait, en effet, le chemin de l'espérance montré par Ellul (ou par Tolkien) : hors du Christ, point de salut. Ellul est même particulièrement clair là-dessus dans ses écrits (pour le peu que j'en ai lu) : ainsi en conclusion de La Parole humiliée, on peut lire que la « foi fondée sur la Révélation » chrétienne par la « Parole de Dieu » est pour lui une « certitude sans laquelle nous n'avons rien à vivre ». Le chemin montré est donc celui de la certitude religieuse, dogmatique. Devant cela, on ne peut être que dubitatif, et je me demande bien en quoi l'espoir ainsi « offert » par Ellul (très étroit et très insuffisant malgré la prétention du christianisme à l'universalité) vaudrait mieux que celui de Bauman, vu la situation dans laquelle nous sommes actuellement, dans le monde comme il va. Du reste, l'espoir n'est pas nié par Bauman, quand on le lit, et même s'il était clairement pessimiste.

Aussi inévitablement que la rencontre de l'oxygène et de l'hydrogène produit de l'eau, l'espoir est conçu chaque fois que l'imagination et le sens moral se croisent. Pour reprendre l'inoubliable formule d'Ernest Bloch, avant d'être homo sapiens, une créature pensante, l'homme est une créature espérante. On n'aurait guère de mal à démontrer qu'Emmanuel Levinas entendait la même chose lorsqu'il soutenait que l'éthique précédait l'ontologie. De même que c'est au monde extérieur de prouver son innocence au tribunal de l'éthique et non le contraire, l'espoir ne reconnait pas et n'a pas à reconnaître la compétence de « ce qui est ». C'est à la réalité qu'il revient d'expliquer pourquoi elle n'a pas réussi à satisfaire le critère de décence fixé par l'espoir.
(Zygmunt Bauman, La Vie liquide [Liquid Life, 2005], traduit de l'anglais par Christophe Rosson, Le Rouergue/Chambon, 2006, rééd. Librairie Arthème Fayard/Pluriel, 2013, 7. « Penser dans de sombres temps (relecture d'Arendt et d'Adorno) », p. 238)

Pour Bauman, l'espoir est donc bien là, tant qu'il y a vie humaine. Nul besoin de certitudes religieuses dogmatiques pour cela, me semble-t-il.
Or, que propose Ellul à part ce genre de certitudes ? Le principal problème, qui m'a toujours marqué, avec un type de discours critique comme celui de Ellul (ou de Rey, de façon plus subtile), c'est qu'il épargne systématiquement le fondement même du discours, sa cause même, qui n'est jamais un objet de critique : ici, le christianisme en tant qu'idéal censé constituer LA solution pour les problèmes de nos sociétés humaines.

On ne s'est pas gêné, en comparaison, pour critiquer le socialisme, pourtant lui aussi basé sur un espérance en un monde meilleur, fût-il ici-bas plutôt que là-haut. Je me souviens d'une ancienne discussion sur le sujet, dans un autre fuseau. On y avait notamment évoqué le point de vue catholique conservateur de Tolkien sur le « Socialisme », dans une lettre de janvier 1945 (Lettre 96), point de vue incroyablement simpliste et manichéen pour quelqu'un censé avoir lu William Morris : en évoquant « le Socialisme dans l'une ou l'autre de ses formes qui s'affrontent actuellement », Tolkien mettait très sommairement et improprement dans un même sac étiqueté « Socialisme » aussi bien le nazisme que le communisme stalinien, avec un mépris total pour une notion complexe sensiblement plus ancienne que les idéologies du XXe siècle, et si je me souviens bien, tu avais essayé de m'expliquer qu'en fait il s'exprimait dans une sorte de méta-langage théologique, forcément incompréhensible pour les non-initiés (les « vrais chrétiens » ?). Et finalement, on revient toujours un peu à la même chose : tout ici-bas semble être un problème... sauf le point de vue chrétien, à la fois « mieux-disant » et inaccessible, insaisissable, même par des gens qui se diraient chrétiens mais qui ne le seraient pas vraiment aux yeux des « vrais chrétiens », etc.

Si je prends la peine de revenir ici sur le sujet du socialisme, ce n'est pas seulement parce que la question m'intéresse, mais parce que le socialisme a été le terreau intellectuel de Zygmunt Bauman, dans le contexte très particulier du communisme soviétique stalinien, il convient de le préciser. Né en 1925, réfugié juif polonais en URSS, Bauman avait fuit le nazisme dès 1939 face à l'invasion de la Pologne par Hitler, et à l'époque où Tolkien exprimait par écrit son point de vue sur ce qu'il appelait le « Socialisme », en 1945, ledit Bauman, engagé à 18 ans dans l'armée polonaise de l'Est, participait au côté de l'Armée rouge soviétique à la prise de Berlin. Baignant très tôt dans le marxisme-léninisme soviétique stalinien, forme dévoyée de socialisme (selon moi et d'autres), Bauman a été à cette aune un communiste convaincu pendant plusieurs années, pendant et après la Deuxième Guerre Mondiale, ayant même participé au système de renseignement militaire soviétique jusqu'à la fin des années 1940 (officier, il sera expulsé de l'armée en 1953, dans un contexte antisémite).
Par la suite, devenu sociologue, il évolua vers un marxisme hétérodoxe, émancipé du carcan idéologique marxiste-léniniste officiel. Le socialisme devint pour lui un idéal et non plus un but à atteindre, comme l'écrit Simon Tabet (dans un article du magazine Sciences Humaines en 2013). En rappelant le rôle qu'a joué la lecture par le sociologue des Carnets de Prison de Antonio Gramsci, Tabet cite Bauman : « Gramsci m'a sauvé d'une destinée antimarxiste, si répandue chez les penseurs désenchantés, qui m'aurait poussé à rejeter tout ce qui était et demeure précieux et actuel dans l'héritage de Marx. » En 1968, il sera évincé du Parti communiste polonais et de l'université de Varsovie, pour avoir « corrompu la jeunesse polonaise » (et parce qu'il était juif). Exilé un temps en Israël, il s'installera au Royaume-Uni en 1971, où il enseignera la sociologie à l’université de Leeds jusqu'à sa retraite en 1990. Outre Karl Marx et Gramsci, Zygmunt Bauman lisait des auteurs variés, parmi lesquels Max Weber, Émile Durkheim, Martin Heidegger, Edmund Husserl, Theodor W. Adorno, Georg Simmel, Hannah Arendt, Emmanuel Levinas, Knud Løgstrup, Cornélius Castoriadis, Albert Camus, Maurice Blanchot, et d'autres... Cela a certainement contribué à la vision très large et plurielle de sa réflexion, assez inclassable en ce sens (au grand dam de certains universitaires aimant mettre les chercheurs dans des cases). Avec lui, dès lors, pas de dogme, pas de pensée systémique univoque, pas d'explications et de solutions définitives à décréter, en raison même de la variété des influences qui furent les siennes.
Sa pensée a été marquée par deux phénomènes qu'il considérait comme étant d'une violence comparable sur le plan social  : le contrôle totalitaire de la société par le système soviétique et le démantèlement systématique de l'État-providence par Margaret Thatcher au Royaume-Uni dans les années 1980. C'est ainsi qu'il analysera, à partir des années 1990, nos sociétés d'abord par lui appelées « postmodernes » puis « liquides ». Critiquant les systèmes qui aliènent les êtres humains, comme le dit Pierre-Antoine Chardel dans sa conférence évoquée dans mon précédent message, Bauman nous incitait à penser pour nous émanciper au sein de nos sociétés complexes et surinformées. Face à des systèmes informationnels qui nous séparent, il invite à tout faire pour « fusionner les horizons », décloisonner les imaginaires et les savoirs, il invite par exemple à construire une Europe non plus basée sur la technocratie mais sur la culture, il invite à préserver la diversité des langues, à développer des formes de solidarité et de sociabilité dans nos espaces urbains, il appelle à défendre la créativité, à se parler et à s'écouter autrement qu'à travers des écrans, en ayant le souci de l'autre de façon générale au-delà de la technologie et de l'hyperconnexion promues par tout un tas de discours, etc.

Dans le monde comme il va, on peut toujours invoquer le besoin de métaphysique de l'être humain, mais je crois qu'il y aussi un besoin de réfléchir, un besoin de comprendre, face à l'overdose informationnelle que nous subissons via l'hyperconnexion. Nous avons besoin de prendre du recul, pour réfléchir, pour se parler, autrement. Nous avons besoin de prendre le temps, quand bien même la fin du monde serait pour demain matin. Et je crois que la situation présente est trop grave pour être abandonnée (assez lâchement) à la « solution » de « salut » que représenterait les certitudes religieuses dogmatiques. Bauman a su d'expérience que le socialisme devait être plus un idéal qu'un but. Il serait bon que les « vrais chrétiens » croyant avoir trouvé une solution dans les discours de Ellul, ou de Tolkien, ou d'autres ayant la même appartenance religieuse, se demandent, enfin, si le christianisme ne devrait pas, lui comme les autres, être un idéal plutôt qu'un but. Impossible, me dira-t-on, car le dogme est là, indiscutable, indéboulonnable. Pourtant, et je l'avais déjà écrit ailleurs dans d'autres fuseaux, entre principe et réalité, entre l'idéal et le réel, il y a contradiction. Et si un « vrai chrétien » pourra toujours, pour condamner le socialisme, manipuler les (contre-)exemples de sociétés gouvernées par des régimes politiques prétendument « socialistes » du XXe siècle pour justifier de prétendre être, lui, dans le camp du « Bien », de la « Vie » et de la « solution » de « salut », il est aussi possible de rappeler à son bon souvenir des exemples de sociétés chrétiennes ayant notoirement échouées en tant que telles.
Un des meilleurs exemples est peut-être celui de l'Empire byzantin. J'ai salué récemment, dans le fuseau dédié, la mémoire de l'historien byzantiniste Alain Ducellier, qui fut un de mes professeurs d'université. Un de ses ouvrages s'appelle Le Drame de Byzance. Idéal et échec d'une société chrétienne. On entend assez rarement les penseurs chrétiens occidentaux contemporains, qu'ils soient catholiques ou protestants, parler des chrétiens orthodoxes, et de la culture religieuse byzantine dont ils sont les héritiers. C'est un peu dommage, car Byzance est un sujet instructif, sa civilisation fût-elle éteinte depuis plus de cinq siècles. Dans son ouvrage, ainsi que son titre l'annonce, Ducellier évoque un véritable drame civilisationnel qui fut, au-delà des évènements politiques, des phénomènes économiques et des conflits sociaux qui ont fait l'histoire de l'Empire byzantin, le drame d'une société profondément chrétienne, mentalement déchirée entre le règne idéal de Dieu et la vie terrestre des êtres humains, l'auteur décrivant, avec beaucoup de sources à l'appui, et beaucoup de nuance, « le mode de vie pathétique d'un peuple qui, tout en sachant fort bien que le meilleur parti est celui du juste milieu, ne peut presque jamais échapper à la fascination des extrêmes ». Même s'il est toujours difficile de savoir exactement ce que pensaient les hommes et les femmes des siècles passés, Ducellier met en évidence un système mental typiquement byzantin, « un des plus cohérents, un des plus unanimement acceptés de toute l'histoire de l'humanité » :

En vertu de ce système, à peu près tout le monde admet la validité d'un modèle idéal dont les traits correspondent en gros à l'image traditionnelle que nous nous faisons du Byzantin, tout jugement de valeur mis à part, celui d'un homme qui vit en contact étroit avec Dieu toujours présent et accessible. Mais Dieu ne se laisse atteindre qu'à certaines conditions qui, toutes remplies, mènent l'homme à la presque totale désincarnation : tel est l'ascète, que rien n'attache plus au monde que la stricte nécessité de ne pas laisser mourir son corps.

Cependant, et l'on peut dire heureusement, un tel idéal est à peu près inaccessible à l'homme ordinaire. D'autres civilisations monothéistes, et en particulier le Christianisme occidental, finissent par en prendre leur parti et laissent l'homme vivre au sein d'un compromis plus ou moins confortable, quitte à lui rappeler périodiquement et rituellement ce qu'il est et ce qu'il devrait être. À Byzance, un tel confort mental, qui implique, sauf en des moments rares et privilégiés, une véritable rupture existentielle entre le monde terrestre et la sphère céleste, n'est strictement pas concevable : même lorsqu'il n'agit ou ne pense point en vertu du modèle idéal, et peut-être surtout dans ce cas, le Byzantin ne réussit jamais vraiment à le perdre de vue et ressent donc avec une acuité exceptionnelle une pénible et constante impression d'échec ou d'indignité. [...]

D'où cette manière fondamentalement instable et excessive d'appréhender la vie [...].

(Alain Ducellier, Le Drame de Byzance. Idéal et échec d'une société chrétienne, Librairie Hachette, 1976, rééd. Hachette Littératures, 1997, « Conclusion », pp. 354-356)

Je ne peux pas citer trop de passages, mais c'est en tout cas un livre intéressant, qui se conclue même par une évocation de ce qui s'est passé bien plus tard en Russie, le principal pays ayant reçu l'héritage mental de Byzance sur le plan politique et religieux, héritage que l'on retrouve même dans des agissements ayant eu lieu à l'époque soviétique, avec toujours ce déchirement entre idéal et réel, sur fond d'attachement à un dogme par nature ennemi du moindre confort mental.

Bref, même si la situation actuelle est grave, même si la fin du monde est pour demain matin, je ne crois que Ellul ait raison avec son « offre » péremptoire du Christ pour seule solution. C'est, en soi, comme je l'ai déjà écrit, trop étroit et trop insuffisant face aux problèmes qui sont devant nous. Le monde est trop complexe, trop divers, trop vaste, trop inconnu même, pour que l'on puisse se contenter de ce genre de solution, qui malgré sa prétention universaliste, sonne plus comme un retour en arrière (une pensée circulaire ? ;-)...) que comme une ouverture sur le champ des possibles. Ceci étant dit, selon moi, la solution n'est pas non plus dans l'athéisme, et encore moins dans cette fascination générale pour le chaos qui fascine tant la société d'un pays comme la France. La spiritualité a, d'une manière ou d'une autre, son rôle à jouer, mais selon moi sûrement pas l'unique rôle à jouer, et certainement pas via ces certitudes religieuses dogmatiques qui semblent tant avoir la faveur de quelqu'un comme Ellul. Les certitudes idéologiques, le dogmatisme, n'aident pas à penser de façon ouverte, bien au contraire. La toute récente et pathétique histoire de cet évangélisateur américain mort stupidement la semaine dernière dans une des îles Andaman, sous les flèches d'une des tribus de cet archipel dont le sort peut faire songer à celui des Drúedain de Tolkien, rappelle tragiquement combien le christianisme n'est qu'une option spirituelle et culturelle parmi bien d'autres sur cette planète, et que vouloir l'imposer partout, au nom d'un dogme et de ce que l'on pense être la « Vérité », n'a pas de sens : https://www.francetvinfo.fr/monde/inde/ … 47139.html

Mais revenons à Bauman. Comme je l'ai écrit plus haut, il était pessimiste à la fin de sa vie, et il avait de quoi l'être en regardant notamment l'Occident, ayant eu le temps de voir avant de mourir (en janvier 2017, à 91 ans) les pitoyables résultats du référendum britannique sur le Brexit et de l'élection présidentielle américaine de 2016, possible réaction au brouillard généré par la modernité liquide. John R. Hall a écrit un article consacré aux derniers temps de la réflexion de Bauman et à l'expérience de travail que Hall a eu alors avec lui. L'idéal de Bauman au soir de sa vie, l'idéal vers lequel il espérait que l'on tende, était celui d'une communauté interprétative mondiale capable d'« embrasser cette fois – pour la première fois de l'histoire humaine – le tout de l'humanité », sachant « pour devenir une proposition réaliste, ce processus ne nécessiterait rien de moins qu'un combat extrêmement difficile destiné à renégocier et remplacer les modalités humaines d'être-au-monde, qui sont vieilles de milliers d'années, et pour le moins profondément enracinées ». Tendre vers cet idéal suppose assurément bien des efforts, bien des remises en cause, de la part des prétendues « élites » comme de la part des êtres humains qui laissent ses « élites » être ce qu'elles sont. Et en matière de remises en cause, les certitudes religieuses dogmatiques ne sauraient faire exception, même si la spiritualité en général fait évidemment partie de la solution, puisqu'elle fait partie du tout.

L'histoire est ainsi ouverte. Bauman nous a laissé des conseils aussi clairs qu’importants quant aux défis propres à notre moment historique, des défis aussi formidables, bien que de manière différente, que ceux que posa le fascisme dans les années 1930. Les idées de Bauman sont elles-mêmes liquides, et comprendre son point de vue peut nous aider à continuer à comprendre et refaire le monde.
(John R. Hall, « Bauman liquide » [« Liquid Bauman »], traduit de l'anglais par Aurélien Blanchard, in Socio [En ligne], 8 | 2017, mis en ligne le 28 juin 2017, consulté le 24 novembre 2018. URL : http://journals.openedition.org/socio/2708 )

Pfff... Je viens de passer un temps fou à écrire ce message, un temps que j'aurai pu (et sans doute dû) utiliser plutôt pour un travail de rédaction autrement plus important... mais bon, on peut toujours mourir demain, n'est-ce-pas ?

À bientôt, peut-être.

B.

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#6 26-11-2018 21:20

Yyr
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Oh là là Benjamin !

Encore une réaction d'urticaire généralisée !
Avec, comme toujours des choses intéressantes, mais aussi des confusions (entre la foi, les dogmes, et le « dogmatisme ») et donc des sottises (sur ces auteurs qui seraient « dogmatiques »).
Et toujours toujours toujours cette contradiction pratique qui consiste chez toi à pourfendre le dogmatisme à partir d'un dogmatisme sous-jacent qui n'est pas perçu.

Je t'en reparlerai en aparté wink.

En tous les cas, merci pour les choses intéressantes : cela m’intéressera certainement de rediscuter avec toi de Byzance voire du socialisme (tu as certainement des choses à m'apprendre en la matière, j'en conviens volontiers !).

La citation de Bauman sur l'espoir est malheureusement très ... postmoderne : complètement auto-référentielle, l'espoir étant juge de ce qui est ! le réel devant répondre devant le tribunal de ma volonté, celui-ci- venant avant celui de la raison (créature espérante avant d'être pensante, le désir vient ici avant l'intelligence) : mais alors qu'espérer ? si l'on espère avant de comprendre ce qu'est le monde, ce que nous sommes ? avec quels mots, avec quelles pensées, avec quelles représentations espérer ? On retrouve ici le suicide de la lignée sceptique de la philosophie occidentale (comme le disait CS Lewis, à propos du naturalisme je crois : « il se coupe lui-même la gorge »).

Effectivement, je veux bien croire alors que la pensée même de Bauman soit liquide ...

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#7 27-11-2018 09:12

Hyarion
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Yyr a écrit :

Encore une réaction d'urticaire généralisée !

C'est juste ton impression, Jérôme, et j'en prends acte, mais essaie un peu de te mettre à ma place, sachant ce que sont censés être tes convictions, tes présupposés métaphysiques, ton avis de façon générale, et surtout ce que l'on peut en lire, ici et ailleurs (y compris en aparté, sans quoi cela manquerait pour essayer d'avoir une idée d'ensemble). Je t'avoue que je ne sais même pas, du reste, pourquoi j'ai pris le temps d'écrire tout cela, tant les bases de discussion sont difficiles, même en s'efforçant de mettre de côté ces préjugés que nous pouvons tous avoir, fussent malgré nous. Cela demande beaucoup de patience, d'autant plus que je ne cherche pas à avoir raison, et que je ne suis vraiment pas sûr qu'il en soit de même pour toi, qui a l'air tellement en phase avec, entre autres, la « solution » d'Ellul pour affronter les problèmes de notre temps.

Yyr a écrit :

... des confusions (entre la foi, les dogmes, et le « dogmatisme ») et donc des sottises (sur ces auteurs qui seraient « dogmatiques »).

Problème de définitions ? ^^'

Je peux toujours me tromper, bien sûr, et ne pas être clair notamment sur de tels sujets, mais ouvrons tout même ensemble le TLF (sans tout recopier !) :

DOGME, subst. masc.
Proposition théorique établie comme vérité indiscutable par l'autorité qui régit une certaine communauté.
A.− RELIG. Point de doctrine contenu dans la révélation divine, proposé dans et par l'Église, soit par l'enseignement du magistère ordinaire et universel (dogme de foi), soit par le magistère extraordinaire (dogme de foi définie) et auquel les membres de l'Église sont tenus d'adhérer. Dogme de la Communion des Saints, de l'enfer, de l'Eucharistie. Synon. article de foi [...]
SYNT. Dogme de l'immortalité, de la présence réelle, de la Providence, de la Rédemption, du péché originel, de la Trinité, de l'Immaculée Conception, de l'infaillibilité pontificale; dogme exprimé, dogme révélé.
Au sing. Le dogme. L'ensemble des dogmes. La lettre, l'esprit du dogme; établir le dogme, admettre le dogme attaquer le dogme, croire au dogme, enseigner le dogme; la formation du dogme, un professeur de dogme. Synon. la doctrine.
"Si jamais le christianisme n'avait été attaqué, jamais il n'aurait écrit pour fixer le dogme; mais jamais aussi le dogme n'a été fixé par écrit que parce qu'il existait antérieurement dans son état naturel, qui est celui de « parole »" (J. de Maistre, Constit., 1810, p. 35).
P. anal. (et souvent avec une nuance péj.). Affirmation, thèse, opinion émise sur le ton de la certitude absolue et imposée comme une vérité indiscutable.
"L'infaillibilité du suffrage universel est prête à devenir un dogme qui va succéder à celui de l'infaillibilité du pape" (Flaub., Corresp., 1852, p. 415). [...]
B.− PHILOS. et IDÉOL. Thèse admise dans une école philosophique particulière [...]
Au sing. Ensemble des points de doctrine d'un système de pensée. "Car tout comme celle au catholicisme, la conversion au communisme implique une abdication du libre examen, une soumission à un dogme, la reconnaissance d'une orthodoxie. Or toutes les orthodoxies me sont suspectes" (Gide, Journal, 1933, p. 1175).

DOGMATISME, subst. masc.
A.− PHILOS. Doctrine qui affirme pour l'homme la possibilité d'aboutir à des certitudes, à des dogmes; p. méton. le fait de croire à ces dogmes. Anton. scepticisme, pyrrhonisme. [...]
B.P. ext. Disposition d'esprit d'une personne à affirmer de façon péremptoire ou à admettre comme vraies certaines idées sans discussion; p. méton. système qui en résulte. Dogmatisme étroit, fanatique, pesant, prétentieux. [...]

FOI, subst. fém.
A.− [L'idée dominante est celle d'engagement] Vieilli ou dans des loc.
1. Assurance donnée de tenir un engagement. [...]
2.
a) Assurance, garantie résultant d'un engagement. Promettre qqc. sous la foi du serment. [...]
b) Spéc. Fidélité aux exigences de l'honnêteté. S'en remettre à la foi de qqn (Ac.). [...]
B.− [L'idée dominante est celle d'assentiment]
1.
a) Confiance assurée en quelqu'un ou en quelque chose. [...]
2. Adhésion ferme et entière de l'esprit à quelque chose; en partic., croyance assurée à la vérité de quelque chose. Foi politique, philosophique, religieuse; ardeur d'une foi démocratique, patriotique. [...]
Spécialement :
α) Croyance aux dogmes de la religion. Foi fervente, robuste; acte de foi; avoir, perdre la foi; il n'y a que la foi qui sauve; la foi est un don de Dieu; la foi, avec l'espérance et la charité, est une des trois vertus théologales. "La doctrine luthérienne de la foi justifiante et de la certitude du salut implique la négation des sacrements" (Théol. cath. t. 14, 1, 1938, p. 560). "Ce pauvre Lazare était pourtant un solide compagnon. Il avait la foi qui déplace les montagnes" (Aymé, Vogue, 1944, p. 153):
13. "... il était homme de peu de foi; mais il avait à certaines heures des retours attendris vers la religion et des poussées mystiques." France, Génie lat., 1909, p. 287.
14. "... la foi n'est pas seulement un acte de l'intelligence, une conviction, mais un acte de la sensibilité et de la volonté, un sentiment de confiance, un désir de soumission." Martin du G., J. Barois, 1913, p. 540.
♦ Foi du charbonnier. Foi d'un homme simple, qui exclut tout raisonnement. P. anal. "C'est impossible de penser ce qu'on ne pense pas, de vouloir ce qu'on ne veut pas; pour faire un bon militant, il faut la foi du charbonnier, je ne l'ai pas" (Beauvoir, Mandarins, 1954, p. 224).
[...]
β) P. méton. L'objet de cette croyance. Prédication, propagation de la foi; article de foi; les ennemis de la foi; péchés contre la foi; abjurer sa foi, renoncer à la foi, renier la foi de ses pères; mourir pour la foi. "La foi chrétienne n'est pas évidemment croyable" (Théol. cath. t. 4, 11920, p. 842). "La tradition est la règle suprême de la foi! mais qu'est-ce que la tradition? et où pouvons-nous la consulter?" (Boegner dsFoi et vie, 1936, p. 108). "La foi chrétienne a toujours impliqué un certain élément, spécifique et essentiel, d'obscurité" (Marrou, Connaiss. hist., 1954, p. 144):
15. "Comment ne pas mourir de honte quand on pense que c'est à nous qu'est confié le dépôt de la foi chrétienne et que c'est à nous de le transmettre?" Green, Journal, 1949, p. 315.
♦ Profession de foi. « Exposition des dogmes ou principes que l'on tient pour orthodoxes » (Littré); déclaration publique de sa foi. "Je vous ai décrit (...) les rites d'une profession de foi à Solesmes" (P. Lalo, Mus., 1899, p. 476):
16. "L'unité de Dieu le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, de toutes les choses visibles et invisibles est encore énoncée dans la profession de foi que Pie IV rédigea à la demande du concile de Trente." Théol. cath. t. 4, 1, 1920, p. 1298.
[...]

(TLFi : Trésor de la Langue Française informatisé, http://atilf.atilf.fr/tlf.htm , ATILF - CNRS & Université de Lorraine, extraits des entrées « DOGME », « DOGMATISME » et « FOI »)

Or donc, un auteur (Ellul, par exemple) analyse, disons, un phénomène des sociétés humaines (la modernité, par exemple), et identifie, un élément central pour essayer d'en comprendre la nature et les limites (le phénomène technicien, par exemple), et après avoir mis en évidence cet élément central, avec lucidité autant que pessimisme, l'auteur (Ellul ici, donc) expose comme conclusion que la solution, c'est le Christ... et qu'il n'y pas à discuter, car l'auteur se base sur son jugement, ses idées, sa foi religieuse, et que c'est comme ça. Comment veux-tu qu'on prenne la chose ?
Avec Ellul, et cela avait été même reconnu par un de ses défenseurs, dont j'avais lu un article sur la question il y a quelques années, on a l'impression que l'on est, au moins un petit peu, un imbécile quand on ne pense pas exactement comme lui. On a l'impression de ne pas avoir de jugement, d'idées, de convictions, alors que lui en a, naturellement, et qu'il a surtout cette forme de croyance que l'on appelle « la foi » dont il semble estimer que tout le monde devrait avoir la même que lui. Et là, on parle bien d'une croyance religieuse, en l’occurrence relevant du christianisme, lequel s'appuie sur un dogme, dans les sens religieux du terme donnés par le TLF, voire plus particulièrement dans l'idée que s'en fait Joseph de Maistre dans la citation du dictionnaire. La nature chrétienne des idées de Ellul entraîne d'elle-même sinon une confusion, du moins une superposition de définitions des termes évoqués supra. Si tu y ajoutes le ton, volontiers pamphlétaire et surtout péremptoire de Ellul, si celui-ci ne voulait pas passer pour un esprit dogmatique au sens aussi bien littéral que péjoratif par extension ou analogie, il aurait peut-être mieux valu qu'il exprime ses idées autrement !

Ceci étant dit, je peux très bien comprendre le souci qu'a eu Ellul de préserver l'intégrité de ses convictions et, en ce sens, de ne pas être notamment enclin à se compromettre avec la pseudo-neutralité ou la pseudo-objectivité prônée par un certain milieu universitaire s'estimant « scientifique » (je ne crois pas moi non plus que l'on puisse être vraiment objectif dans le domaines des sciences humaines et sociales, même si on peut toujours essayer de tendre à l'être). Mais l'affirmation, clairement péremptoire je le répète, de ses présupposés métaphysiques avec comme une volonté d'en découdre avec qui prend le temps de lire ce qu'il veut partager, ne risque pas d'aider à convaincre de la pertinence de son positionnement, pour ne parler que de mon point de vue. Et puisque la proposition de Ellul est un peu comme un tout « à prendre ou à laisser », cohérent avec une pensée basée sur un dogme, ici clairement érigé en dogmatisme, il ne reste plus qu'à faire un effort pour retenir la pertinence d'une critique lucide de la modernité (technicienne chez Ellul, comme elle est liquide chez Bauman) et laisser Ellul à ses certitudes personnelles pour continuer son propre chemin, y compris spirituel.

En dehors de la Parole humiliée, dont la lecture m'a été en particulier utile pour mon livre, je ne sais plus trop ce que j'ai lu de Ellul, au hasard des nombreuses consultations que j'ai pu faire en bibliothèque publique ces dernières années, mais toujours est-il que c'est ce qui m'a marqué chez lui de façon générale, d'autant plus qu'il me parait indéniable que c'est en étant ostensiblement intransigeant (au risque de paraître méprisant) dans au moins certains de ses écrits, que cet auteur m'a paru le plus sincère. D'où ma conclusion en l'état le concernant... et, ma foi, tant pis si tu trouves que cela relève de la sottise...

Je n'ai pas vraiment parlé de dogmatisme s'agissant des autres auteurs, mais j'ai pointé du doigt le fait que leurs options religieuses, si elles sont chrétiennes, s'appuie sur le dogme, cette sorte d'injonction à « croire » sans quoi on estime qu'il n'y a pas vraiment d'adhésion... Je connais le discours sur la foi : ce n'est pas qu'une histoire d'injonction relevant de l'évidence pour les prosélytes, c'est aussi (et peut-être même surtout, notamment de nos jours) une histoire de démarche personnelle. Mais il n'empêche : si le christianisme, du moins tel que prétendent le concevoir « les vrais chrétiens », suppose une adhésion personnelle entrainant une rencontre entre le croyant et Dieu qui l'accueille, il ne s'agit pas dès lors d'adhérer à une philosophie de vie, ou à une communauté constituée autour de rituels, il s'agit bien au-delà, du moins théoriquement, d'adhérer à tout un système de pensée, de doctrine, basée sur une « Vérité » révélée, religieuse, qui ne peut pas être discutée. C'est un système de pensée global, totalisant, et prétendant à l'universalité. Or, il me semble que l'adhésion à ce système de pensée n'incite pas, par nature, à discuter le bien fondé du positionnement théorique d'un chrétien sur telle ou telle question, d'où le fait que je parle de cette tentation des auteurs chrétiens à partir du principe que les chrétiens sont forcément en soi des « mieux-disants » en matière de critique de la modernité, tentation à laquelle Olivier Rey me semble céder à certains endroits de son livre Leurre et malheur du transhumanisme, en ayant notamment tendance à vouloir mettre un peu dans le même sac tout ce qui semble ne pas lui convenir dans la vaste histoire des idées (capitalisme, Lumières, « socialisme », transhumanisme, positivisme et même antispécisme), pour mieux mettre en valeur un positionnement chrétien supposé « naturel » et donc forcément en soi « mieux-disant », et à propos duquel il serait dès lors comme incongru d'émettre une critique, ce que suppose la certitude (religieuse) d'être du côté de la « Vérité » (révélée) et du « langage de la Création ». La lecture du livre documenté de Rey est par ailleurs intellectuellement stimulante, mais son positionnement religieux, quoique subtilement et épisodiquement apparent, ne m'a pas échappé, même si tu pourras toujours dire que je surinterprète, et sachant qu'il y a sans doute d'autres niveaux de croyance dans la pensée de Rey, qui est par ailleurs un scientifique. Au moins est-il plus agréable à lire que Ellul quant à sa façon d'argumenter (je suis d'ailleurs d'accord avec lui pour considérer le transhumanisme comme étant à la fois une illusion technologique et une perte de temps face à des questions bien plus urgentes).

Yyr a écrit :

Et toujours toujours toujours cette contradiction pratique qui consiste chez toi à pourfendre le dogmatisme à partir d'un dogmatisme sous-jacent qui n'est pas perçu.

Oui... on est tous le dogmatique de quelqu'un, je suppose... ou l'aliéné de quelqu'un... ou l'imbécile de quelqu'un, comme il te plaira... Mais rassure-toi : je perçois fort bien les limites de mon propre discours. ^^ J'espère qu'il en est de même pour toi, même si j'avoue ne pas me souvenir de t'avoir jamais vu avoir une attitude critique vis-à-vis du dogme auquel est censé correspondre tes convictions. Je ne cherche pas à avoir raison, et je me pose toujours des questions : ce n'est pas un dogme, juste l'attitude minimale qu'il me semble mieux valoir suivre quand on est un être humain, par nature curieux et sociable, en espérant être sur la voie d'un certain équilibre. Ma méfiance envers les certitudes idéologiques, quelles qu'elles soient, est à cette aune, ni plus, ni moins, et je crois t'avoir déjà dit que, en cela, je suis volontiers, et bien modestement, le « scepticisme mitigé » (« mitigated scepticism ») de David Hume. Sans rejeter les convictions ou les croyances, mais sans esprit de système, donc... car que savons-nous ?

Les croyances jouent évidemment un rôle très important dans nos vies, et on oublie parfois combien elles ne sont pas toutes de même nature. J'avais déjà signalé, dans d'autres fuseaux du présent forum, l'ouvrage très intéressant de Henri Atlan intitulé Croyances. Comment expliquer le monde ? J'y reviens ici dans la mesure où sa réflexion tend à rejoindre mon propre positionnement, notamment quant à mon fameux souci de l'équilibre et aussi sur la question de la « religion », qu'il ne faut pas confondre avec toutes formes de croyances. Sans vouloir se lancer dans une classification excessive, Atlan distingue quatre sortes de croyances : « les scientifiques et trois autres le plus souvent réunies à tort dans la catégorie de « religieuses ». » Et il poursuit ainsi :

Dans une terminologie plus différenciée, le nom de religion proprement dite est réservé à ce qui s'organise, sur un modèle chrétien étendu aux autres monothéismes, autour de professions de foi explicitées comme conditions d'appartenance. Une deuxième catégorie constitue des représentations collectives organisées autour de rituels et de mythes, définissant de façon pratique l'identité de sociétés et de populations diverses. Enfin, il faut aussi distinguer ce qu'on appelle « expériences mystiques » au sens large, ou du Dreamland, ou d'une « autre réalité », considérées d'un point de vue différent de celui qui les associe nécessairement à des croyances religieuses. C'est plutôt du côté de la neurophysiologie des états de conscience qu'il faut regarder - états modifiés, soit spontanément sous l'effet de circonstances particulières dans l'existence, rêves, passions extrêmes, expériences esthétiques, érotiques, états limites par exemple de mort imminente, soit provoqués artificiellement.
Toutes ces considérations conduisent à distinguer en outre, de façon transversale avec cette classification, entre croyances en tant qu'idées ou représentations mentales exprimées dans des énoncés et des croyances pratiques, avec parfois entre les deux des croyances sur le mode du « comme si ». Mais cette distinction ne fonctionne pas partout de la même manière, suivant la place accordée à l'usage de la raison et d'un principe d'objectivité qui caractérise la pratique des sciences, ou à la subjectivité des expériences diverses, tant morales que cognitives, souvent singulières et non reproductibles, exprimées dans des langues et des contextes culturels particuliers, qui ponctuent notre vie quotidienne. D'où l'existence de régimes de croyances différents pouvant coexister sans se confondre, permettant de progresser dans ces chemins du milieu sur la voie d'une bonne gestion de nos croyances. Et pour cela, sur les pas de philosophes atypiques tels que Spinoza, William James, Wittgenstein, de nous attacher à un néo-pragmatisme plutôt qu'à une métaphysique.
Attitude ni sceptique donc, ni relativiste radicale, ni dogmatique à la façon du scientiste ou du croyant religieux, ou du militant enfermé dans une idéologie où il place une forme de salut.
(Henri Atlan, Croyances. Comment expliquer le monde ?, Éditions Autrement, collection « Les Grands Mots », 2014, pp. 322-323)

C'est une lecture fort stimulante que celle de ce livre Croyances...

Yyr a écrit :

En tous les cas, merci pour les choses intéressantes : cela m’intéressera certainement de rediscuter avec toi de Byzance voire du socialisme (tu as certainement des choses à m'apprendre en la matière, j'en conviens volontiers !).

Oh, tu sais, je ne cherche pas à étaler une quelconque science, et j'apprends moi-même tous les jours... On partage, c'est tout, et tant pis si tout n'est pas intéressant pour autrui. Il faut être curieux, simplement. ^^

Yyr a écrit :

La citation de Bauman sur l'espoir est malheureusement très ... postmoderne : complètement auto-référentielle, l'espoir étant juge de ce qui est ! le réel devant répondre devant le tribunal de ma volonté, celui-ci- venant avant celui de la raison (créature espérante avant d'être pensante, le désir vient ici avant l'intelligence) : mais alors qu'espérer ? si l'on espère avant de comprendre ce qu'est le monde, ce que nous sommes ? avec quels mots, avec quelles pensées, avec quelles représentations espérer ? On retrouve ici le suicide de la lignée sceptique de la philosophie occidentale (comme le disait CS Lewis, à propos du naturalisme je crois : « il se coupe lui-même la gorge »).

Effectivement, je veux bien croire alors que la pensée même de Bauman soit liquide ...

Parce que ta pensée à toi, Jérôme, ne le serait pas, elle, liquide ? Une pensée solide comme du béton, assise sur des certitudes, rigide, sans vie, qui ne bouge pas, qui ne se meut pas... aurait-elle davantage ta faveur ? J'ose espérer que tu sais que c'est plus compliqué. La bêtise relevant de « l'esprit qui ne veut pas souffler » (cf. Michel Adam, Essai sur la bêtise), ce que je m'efforce d'avoir, pour ma part, c'est un esprit dont le souffle n'est pas retenu, sans quoi ce serait l'asphyxie ! La pensée de Jacques Ellul lui-même, il me semble, se voulait en mouvement : on pourrait donc aussi bien parler de pensée liquide à son propos ! Et c'est la même chose pour Zygmunt Bauman. Tu sembles essayer d'appliquer sa métaphore liquide sur la modernité à sa propre pensée, en espérant que cela fera double-sens de façon péjorative. On pourrait jouer longtemps comme ça, sur les mots...

Pour autant, j'ai cité Bauman simplement pour te répondre sur la question de la place de l'espoir dans sa pensée, puisque tu ne semblais ne pas en voir une (de place) dans son esprit. Je ne partage pas l'idée d'établir une hiérarchie entre espoir et raisonnement, dans la mesure où les deux me paraissent s'être toujours volontiers mêlés, comme la nature et la culture, n'en déplaisent à certaines personnes. Bien malin qui pourrait vraiment faire strictement une distinction à travers la complexité de ce qu'est l'être humain... Mais je ne suis pas sûr que Bauman établisse vraiment une telle hiérarchie, l'espoir supposant toujours une forme de raisonnement, et finalement, je pense que ce qui te déplait surtout, c'est qu'il n'y ait pas la foi en la Sainte Trinité dans l'équation de Bauman. Tu pourras certes toujours lui reprocher son matérialisme marxiste, mais je crois que l'essentiel de son message, c'est que l'espoir est consubstantiel à l'être humain, sans qu'il y ait forcément besoin d'un Estel tolkieno-chrétien pour le concevoir. L'espoir selon Bauman, au fond, c'est simplement un certain refus de la fatalité, fût-il utopiste (N.B. : être utopiste ne signifie pas être transhumaniste, hein, je le souligne au cas où... ;-)...). En guise de conclusion, voici une dernière citation de Bauman, complémentaire de la précédente :

Les résidents de la planète ont beau être, pour ainsi dire, dans le même bateau du point de vue de leurs perspectives de survie (leur unique choix se pose entre navigation collective ou naufrage collectif), leurs tâches immédiates et par conséquent leurs destinations préférées n'en diffèrent pas moins pour autant ; dès lors, les actions et les buts qui les influencent s'en retrouvent biaisés (ils représentent des sources d'antagonismes alors que l'impératif du jour est la solidarité).
Le précepte d'Adorno (affirmant que la pensée critique « n'est pas la conservation du passé, mais la réalisation des espoirs du passé ») reste d'actualité ; mais c'est précisément pour cela que la pensée critique doit être continuellement repensée afin de rester à la hauteur de sa tâche. L'espoir de parvenir à un équilibre acceptable entre liberté et sécurité - les deux conditions sine qua non pas immédiatement compatibles et pourtant aussi cruciales l'une que l'autre de la société bienveillante - doit aujourd'hui encore être placé au centre de cet effort de réflexion. Parmi les espoirs du passé qui ont besoin d'être rachetés de toute urgence, ceux contenus dans Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique [d'Emmanuel Kant (1784)] peuvent légitimement revendiquer le statut de méta-espoir : un espoir qui rend possible tout espoir.
Il n'y a qu'à regarder la planète pour se rendre compte qu'il ne s'agit pas là d'une petite exigence, et que la côte que nous devrons grimper lors des batailles à venir est des plus raides.
Néanmoins, équipés - pour le meilleur et pour le pire - du langage, de cette curieuse particule « non », déclaration de déni, de rejet et de refus qui nous élève, nous les êtres humains, au-dessus du témoignage de nos sens et distingue les apparences de la réalité, équipés également de ce temps du futur tout aussi bizarre qui nous conduit au-delà de l'immédiat et du donné, nous, êtres humains, ne pouvons cesser d'imaginer comment modifier les choses par rapport à ce qu'elles sont. Nous ne pouvons tout bonnement pas nous satisfaire de « ce qui est » parce que nous ne sommes capables de saisir ce que cela « est » qu'en allant chercher plus loin. Nous posons à cet « est » des questions maladroites qui demandent explications et excuses. Nous espérons que les choses vont changer - et nous sommes résolus à les modifier. Les petites comme les grandes.
Équipés - pour le meilleur et pour le pire - de la connaissance du bien et du mal, nous, les êtres humains, sommes jugés et jugeons - en ce qui concerne ce qui s'est passé et ce que nous avons fait ou cessé de faire. Nous mettons le « devrait » au banc des jurés et le « est » à celui des accusés. Nous transportons le président du tribunal (couramment appelé « conscience ») avec nous (en nous) où que nous allions et quoi que nous fassions : il détient le pouvoir de nous changer, nous, et le monde qui nous entoure - pour le meilleur, ou du moins pour le moins mal.
(Zygmunt Bauman, La Vie liquide [Liquid Life, 2005], traduit de l'anglais par Christophe Rosson [traduction complétée], Le Rouergue/Chambon, 2006, rééd. Librairie Arthème Fayard/Pluriel, 2013, 7. « Penser dans de sombres temps (relecture d'Arendt et d'Adorno) », p. 236-238)

Yyr a écrit :

Je t'en reparlerai en aparté wink.

Et pour ma part, je crois que j'ai assez parlé (d'autant plus avec tout le travail qui m'attend). ^^'

B.

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#8 27-11-2018 09:42

Yyr
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Tu n'es pas patient.

Pour la citation de Bauman sur l'espoir, j'ai montré qu'elle place la faculté de volonté avant celle de l'intelligence, le désir avant la réalité, et donc, qu'au bout du compte, il y a une contradiction, comme dans toute la lignée matérialiste sceptique. Lorsque je termine donc sur la liquidité de sa pensée, je ne fais que venir en écho à la fin même de ton message, c'est tout. Tant mieux si ailleurs Bauman remet la raison à l'endroit.

À nouveau, ton message est un pavé, qui, pour ce qui est de ma partie, contient des choses vraies, des exagérations et des choses fausses. À nouveau, c'est indémêlable en l'état.

Tout cela, parce que je faisais, tout au début, une synthèse à vol d'oiseau de la différence factuelle que je percevais entre Bauman et Ellul !
Si par malheur la position ellulienne ou tolkienienne sur le sens de l'histoire doit être seulement mentionnée sur ce forum, c'est la réaction anaphylactique assurée.

Mais la question de pourquoi tu écris tout cela est effectivement une bonne question (ce n'est pas de l'ironie, encore moins de la moquerie).

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#9 27-11-2018 10:38

Hyarion
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

...

Yyr a écrit :

À nouveau, c'est indémêlable en l'état.
[...]
Si par malheur la position ellulienne ou tolkienienne sur le sens de l'histoire doit être seulement mentionnée sur ce forum, c'est la réaction anaphylactique assurée.

Tiens... comme si on n'avait pas eu tout loisir de faire plus que la mentionner en ces lieux, librement, depuis des années... Ai-je appelé à la censure pour raison de santé ? Tu essaies peut-être de me faire passer pour un intolérant, je ne sais pas et dans le fond peu importe, mais si c'est le cas, je crains que tu n'aies vraiment rien compris...

Et voila du reste pourquoi il est si difficile de discuter avec toi : il n'y aura sans doute jamais assez de « maturité », assez de structure dans la pensée, voire assez de maîtrise corporelle supposée, ou du moins de patience (selon toi)... sans parler de l'élévation de l'âme... J'ai donc encore effectivement perdu mon temps... C'était probablement la dernière fois : ma patience sera sans doute mieux investie ailleurs que dans ce genre de discussion, auquel cas créer ce fuseau était probablement une erreur. Tant pis... puisse les références des lectures évoquées ici être malgré tout utiles à quelqu'un !

Yyr a écrit :

Mais la question de pourquoi tu écris tout cela est effectivement une bonne question (ce n'est pas de l'ironie, encore moins de la moquerie).

(alors disons que je prends plutôt cela pour un diagnostic médical : auquel cas, merci pour la consultation gratuite)

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#10 27-11-2018 11:39

Yyr
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Écoute Benjamin, je regrette de t'avoir blessé. Je plaide non coupable de toutes les charges dont tu m'accables (ce qui ne veut pas dire que je pense avoir raison ni que je me repose sur des certitudes — hormis le principe de non-contradiction d'Aristote, à la rigueur). Tes propos m'intéressent et sont susceptibles de me faire évoluer dans mes idées. Mais je ne puis les traiter en l'état. Je te propose d'en reparler entre nous.

Amitiés,

Jérôme

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#11 29-11-2018 01:28

Hyarion
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Je n'étais pas revenu sur le forum depuis mon précédent message sur ce fuseau, mais sachant qu'il y a déjà eu, depuis ton dernier message ici, Jérôme, des échanges de courriels entre nous, par égard pour celles et ceux qui nous lisent et qui pourraient s'inquiéter d'une rupture du dialogue, je crois utile de préciser publiquement que ta proposition de poursuivre (sereinement) les échanges sous une autre forme a été acceptée.
Quitte à n'être parfois qu'un point de départ pour discuter ailleurs ensuite, puisse le présent forum continuer longtemps d'être avant tout un lieu de partage.

Amicalement,

Benjamin.

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#12 29-11-2018 16:04

Elendil
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Voilà un débat dans lequel j'ai jusqu'à présent évité de m'immiscer, notamment par manque de temps. Sans doute aussi du fait que je doute qu'il puisse être adéquatement traité par échanges épistolaires quand les postulats de base des deux principaux débatteurs semblent aussi éloignés que possible l'un de l'autre, sans parler du fait que l'un expose in extenso ses arguments quand l'autre se refuse à le faire. Il n'en reste pas moins que c'est un sujet important, qu'on s'intéresse simplement à Tolkien ou qu'on adopte un point de vue plus large.

Hyarion a écrit :

Je peux toujours me tromper, bien sûr, et ne pas être clair notamment sur de tels sujets, mais ouvrons tout même ensemble le TLF (sans tout recopier !) :

DOGME, subst. masc.
Proposition théorique établie comme vérité indiscutable par l'autorité qui régit une certaine communauté.
A.− RELIG. Point de doctrine contenu dans la révélation divine, proposé dans et par l'Église, soit par l'enseignement du magistère ordinaire et universel (dogme de foi), soit par le magistère extraordinaire (dogme de foi définie) et auquel les membres de l'Église sont tenus d'adhérer. Dogme de la Communion des Saints, de l'enfer, de l'Eucharistie. Synon. article de foi [...]
SYNT. Dogme de l'immortalité, de la présence réelle, de la Providence, de la Rédemption, du péché originel, de la Trinité, de l'Immaculée Conception, de l'infaillibilité pontificale; dogme exprimé, dogme révélé.
Au sing. Le dogme. L'ensemble des dogmes. La lettre, l'esprit du dogme; établir le dogme, admettre le dogme attaquer le dogme, croire au dogme, enseigner le dogme; la formation du dogme, un professeur de dogme. Synon. la doctrine.

Il y a là déjà un point d'achoppement inévitable, car la définition première de ce terme s'est construite suivant un point de vue catholique, donc d'un corpus doctrinaire commun et sanctionné par une autorité ecclésiastique. Il y aurait sans doute déjà beaucoup à dire sur le dogme catholique et sur sa perception moderne dans l'Eglise ou hors de l'Eglise, mais le terme est-il même approprié s'agissant d'Ellul, qui est protestant et oppose volontiers foi et religion ? Au demeurant, dès lors qu'Yyr invoque conjointement Tolkien et Ellul, dont les points de vue théologiques sont sans doute irréconciliables en dépit de convergences importantes sur certains points, peut-on parler de dogmatisme religieux à son égard ?

Si ce n'est pas le cas, ne bascule-t-on pas assez vite vers la définition extensive du terme, que tu signales plus bas ?

Hyarion a écrit :

DOGMATISME, subst. masc.
[...]
B.− [L'idée dominante est celle d'assentiment]
1.
a) Confiance assurée en quelqu'un ou en quelque chose. [...]
2. Adhésion ferme et entière de l'esprit à quelque chose; en partic., croyance assurée à la vérité de quelque chose. Foi politique, philosophique, religieuse; ardeur d'une foi démocratique, patriotique. [...]
Spécialement :
α) Croyance aux dogmes de la religion. Foi fervente, robuste; acte de foi; avoir, perdre la foi; il n'y a que la foi qui sauve; la foi est un don de Dieu; la foi, avec l'espérance et la charité, est une des trois vertus théologales. "La doctrine luthérienne de la foi justifiante et de la certitude du salut implique la négation des sacrements" (Théol. cath. t. 14, 1, 1938, p. 560). "Ce pauvre Lazare était pourtant un solide compagnon. Il avait la foi qui déplace les montagnes" (Aymé, Vogue, 1944, p. 153):
13. "... il était homme de peu de foi; mais il avait à certaines heures des retours attendris vers la religion et des poussées mystiques." France, Génie lat., 1909, p. 287.
14. "... la foi n'est pas seulement un acte de l'intelligence, une conviction, mais un acte de la sensibilité et de la volonté, un sentiment de confiance, un désir de soumission." Martin du G., J. Barois, 1913, p. 540.
♦ Foi du charbonnier. Foi d'un homme simple, qui exclut tout raisonnement. P. anal. "C'est impossible de penser ce qu'on ne pense pas, de vouloir ce qu'on ne veut pas; pour faire un bon militant, il faut la foi du charbonnier, je ne l'ai pas" (Beauvoir, Mandarins, 1954, p. 224).

En-dehors de la "foi du charbonnier", qui n'est guère en cause ici, dès lors qu'on croit à la réalité de quelque chose, fut-ce à l'absolue primauté de la raison humaine, il est possible de parler de dogmatisme. Et à ce compte, qui pourrait s'en exonérer ?

Hyarion a écrit :

Or donc, un auteur (Ellul, par exemple) analyse, disons, un phénomène des sociétés humaines (la modernité, par exemple), et identifie, un élément central pour essayer d'en comprendre la nature et les limites (le phénomène technicien, par exemple), et après avoir mis en évidence cet élément central, avec lucidité autant que pessimisme, l'auteur (Ellul ici, donc) expose comme conclusion que la solution, c'est le Christ... et qu'il n'y pas à discuter, car l'auteur se base sur son jugement, ses idées, sa foi religieuse, et que c'est comme ça. Comment veux-tu qu'on prenne la chose ?
Avec Ellul, et cela avait été même reconnu par un de ses défenseurs, dont j'avais lu un article sur la question il y a quelques années, on a l'impression que l'on est, au moins un petit peu, un imbécile quand on ne pense pas exactement comme lui. On a l'impression de ne pas avoir de jugement, d'idées, de convictions, alors que lui en a, naturellement, et qu'il a surtout cette forme de croyance que l'on appelle « la foi » dont il semble estimer que tout le monde devrait avoir la même que lui. Et là, on parle bien d'une croyance religieuse, en l’occurrence relevant du christianisme, lequel s'appuie sur un dogme, dans les sens religieux du terme donnés par le TLF, voire plus particulièrement dans l'idée que s'en fait Joseph de Maistre dans la citation du dictionnaire. La nature chrétienne des idées de Ellul entraîne d'elle-même sinon une confusion, du moins une superposition de définitions des termes évoqués supra. Si tu y ajoutes le ton, volontiers pamphlétaire et surtout péremptoire de Ellul, si celui-ci ne voulait pas passer pour un esprit dogmatique au sens aussi bien littéral que péjoratif par extension ou analogie, il aurait peut-être mieux valu qu'il exprime ses idées autrement !

Pour le coup, j'ai tendance à être assez d'accord sur une bonne partie des points que tu exposes ici. Ellul est intéressant dans le sens où il fait se rejoindre analyse sociologique et théologique, mais cela implique de lire presque de front les livres qu'il consacre à l'un et l'autre aspect du monde, sans quoi une partie de ses conclusions reste incompréhensible. Pour autant, je ne te rejoins pas sur l'impression qu'on retirerait de la lecture de ses livres quand on se trouve en désaccord avec lui, ou du moins je signalerais que mon impression personnelle avait été fort différente. En effet, c'est plutôt le point de vue marxiste d'Ellul qui m'apparaît discutable à bien des points de vue, et notamment la tendance qu'il a (pour aller vite) à considérer la technique comme intrinsèquement aliénante alors que je la considère comme éthiquement neutre et entièrement dépendante de l'usage qu'on en fait. Quoi qu'il en soit, la lecture d'Ellul m'avait plutôt conduit à prendre des pages entières de notes sur les points sur lesquels je m'éloignais de son point de vue. Et je pense que le ton effectivement très tranchant adopté par Ellul n'était pas étranger à cette réaction.

Hyarion a écrit :

Je n'ai pas vraiment parlé de dogmatisme s'agissant des autres auteurs, mais j'ai pointé du doigt le fait que leurs options religieuses, si elles sont chrétiennes, s'appuie sur le dogme, cette sorte d'injonction à « croire » sans quoi on estime qu'il n'y a pas vraiment d'adhésion... Je connais le discours sur la foi : ce n'est pas qu'une histoire d'injonction relevant de l'évidence pour les prosélytes, c'est aussi (et peut-être même surtout, notamment de nos jours) une histoire de démarche personnelle. Mais il n'empêche : si le christianisme, du moins tel que prétendent le concevoir « les vrais chrétiens », suppose une adhésion personnelle entrainant une rencontre entre le croyant et Dieu qui l'accueille, il ne s'agit pas dès lors d'adhérer à une philosophie de vie, ou à une communauté constituée autour de rituels, il s'agit bien au-delà, du moins théoriquement, d'adhérer à tout un système de pensée, de doctrine, basée sur une « Vérité » révélée, religieuse, qui ne peut pas être discutée. C'est un système de pensée global, totalisant, et prétendant à l'universalité.

Ici en revanche, j'ai bien peur d'être assez loin de cette série d'affirmations, hormis le fait que le dogme, en tout cas dans sa version catholique, est bien "un système de pensée global, totalisant, et prétendant à l'universalité". D'une part, le dogme n'est pas franchement une adhésion à croire, puisqu'il ne s'adresse qu'à ceux qui croient déjà à une vérité, qui dans le cas chrétien s'écrit avec une majuscule et se nomme Jésus Christ. Au demeurant, le dogme n'incite peut-être pas à questionner le fondement théorique des propositions qu'il synthétise, mais ne l'interdit pas non plus. Libre à chacun de se plonger dans les arcanes de l'agrégation successive des différentes propositions formant le Credo puis les autres points de doctrine, ce qui permet d'ailleurs de voir qu'à chaque pas le dogme ne s'est formé qu'en tranchant entre plusieurs options qui semblaient possibles, dont certaines sont tombées dans l'oubli tandis que d'autres perdurent encore.

Sur l'aspect de la foi, il est intéressant que tu parles de démarche personnelle, quand l'Eglise insiste sur le fait qu'il s'agit plutôt d'un appel divin et adressé à tous, mais auquel tous ne sont pas sensibles. Là encore, c'est un point clef qui ne peut qu'amplifier les malentendus de part et d'autre. (Je précise au passage qu'une formulation comme "l'Eglise insiste" tend à souligner le fait que ma proposition ne prétend à aucune originalité et montre que ce point de vue dépasse mon expérience personnelle.) Quant à savoir si la foi relève de l'évidence pour les prosélytes, j'aurais tendance à répondre négativement : si évidence il y avait, il n'y aurait pas matière à discussion ou à doute, y compris de la part des croyants, et s'il n'y avait pas eu matière à doute, y aurait-il eu besoin d'une Révélation ? Enfin en ce qui concerne la question de l'adhésion personnelle et de la rencontre, j'aurais là aussi tendance à inverser la relation de cause à effet.

Hyarion a écrit :

Or, il me semble que l'adhésion à ce système de pensée n'incite pas, par nature, à discuter le bien fondé du positionnement théorique d'un chrétien sur telle ou telle question, d'où le fait que je parle de cette tentation des auteurs chrétiens à partir du principe que les chrétiens sont forcément en soi des « mieux-disants » en matière de critique de la modernité, tentation à laquelle Olivier Rey me semble céder à certains endroits de son livre Leurre et malheur du transhumanisme, en ayant notamment tendance à vouloir mettre un peu dans le même sac tout ce qui semble ne pas lui convenir dans la vaste histoire des idées (capitalisme, Lumières, « socialisme », transhumanisme, positivisme et même antispécisme), pour mieux mettre en valeur un positionnement chrétien supposé « naturel » et donc forcément en soi « mieux-disant », et à propos duquel il serait dès lors comme incongru d'émettre une critique, ce que suppose la certitude (religieuse) d'être du côté de la « Vérité » (révélée) et du « langage de la Création ».

Il me semble assez logique de constater qu'un chrétien va avoir tendance à considérer son point de vue comme plus cohérent que les points de vue concurrents : sans quoi pourquoi serait-il chrétien plutôt que bouddhiste, communiste ou sceptique (énumération évidemment non exhaustive) ? Pour aller un peu plus loin, je souhaiterais toutefois souligner que se dégage dans le christianisme un double niveau d'appréhension du monde : ce qui relève de ce qu'on appelle la religion naturelle, et qui regroupe (toujours pour aller vite) les grands principes métaphysiques et sociaux qui sont considérés comme universellement accessibles par le biais de la raison et ce qui tient à la Révélation, qui comporte une part de vérité inaccessible à aux efforts purement humains. Or ce sont notamment les grands principes de cette religion naturelle qui ont fait longtemps consensus en Occident, y compris chez les agnostiques ou les athées et qui sont aujourd'hui battus en brèche par de nouveaux courants philosophiques, tel le transhumanisme ou l'antispécisme (et bien d'autres encore). A ce titre, et dans la mesure où les auteurs chrétiens se sont beaucoup penchés sur l'articulation entre religion naturelle et Révélation, il semble assez naturel qu'ils estiment avoir une réponse particulièrement adéquate à ces nouvelles problématiques ouvertes par la modernité. Il y a là en filigrane une position cohérente (mais évidemment discutable) qui veut que la remise en cause du christianisme ait eu pour conséquence la remise en cause des fondements de l'anthropologie, avec le risque assez évident qu'on se dirige vers une incapacité à faire société si les principes mêmes de la société cessent d'être reconnus.

Hyarion a écrit :

Je ne cherche pas à avoir raison, et je me pose toujours des questions : ce n'est pas un dogme, juste l'attitude minimale qu'il me semble mieux valoir suivre quand on est un être humain, par nature curieux et sociable, en espérant être sur la voie d'un certain équilibre. Ma méfiance envers les certitudes idéologiques, quelles qu'elles soient, est à cette aune, ni plus, ni moins, et je crois t'avoir déjà dit que, en cela, je suis volontiers, et bien modestement, le « scepticisme mitigé » (« mitigated scepticism ») de David Hume. Sans rejeter les convictions ou les croyances, mais sans esprit de système, donc... car que savons-nous ?

Les croyances jouent évidemment un rôle très important dans nos vies, et on oublie parfois combien elles ne sont pas toutes de même nature. J'avais déjà signalé, dans d'autres fuseaux du présent forum, l'ouvrage très intéressant de Henri Atlan intitulé Croyances. Comment expliquer le monde ? J'y reviens ici dans la mesure où sa réflexion tend à rejoindre mon propre positionnement, notamment quant à mon fameux souci de l'équilibre et aussi sur la question de la « religion », qu'il ne faut pas confondre avec toutes formes de croyances. Sans vouloir se lancer dans une classification excessive, Atlan distingue quatre sortes de croyances : « les scientifiques et trois autres le plus souvent réunies à tort dans la catégorie de « religieuses ». »

Pour cette partie, peu de choses à dire, hormis un remerciement pour avoir cité l'ouvrage d'Atlan, qui m'a l'aire fort intéressant et que je rajoute à ma liste de livres à lire. La principale restriction que j'émettrais concerne la "religion proprement dite", qu'il semble restreindre aux religions transcendantales, mais qui me paraît tout aussi applicable aux religions matérialistes, marxisme-léninisme en tête. Sans connaître réellement James ou Wittgenstein, je suis toutefois quelque peu interpellé par la façon dont il considère Spinoza, parce que s'il y a bien un auteur (certes non orthodoxe) qui me semble s'être attaché à une métaphysique, ce serait lui, d'autant qu'on trouvera difficilement plus dogmatique (au sens de "doctrine qui affirme pour l'homme la possibilité d'aboutir à des certitudes") que le raisonnement conceptuel qui sous-tend son Ethique (livre remarquable au demeurant).

Hyarion a écrit :

On partage, c'est tout, et tant pis si tout n'est pas intéressant pour autrui. Il faut être curieux, simplement. ^^

Il s'en trouvera toujours qui seront intéressés, même s'ils ne le disent pas toujours. wink

Quant à la suite, n'ayant pas lu Bauman, je me garderais bien de juger sa pensée sur quelques extraits, fussent-ils choisis avec soin. Mais j'ai également noté de m'intéresser à cet auteur quand j'en aurai le loisir.

Amicalement,
E.

NB: Hyarion, c'est à toi que j'ai choisi de répondre, parce qu'il est plus simple de s'adresser à un seul qu'à deux et parce que tu avais pris la peine de plus expliciter ton point de vue. Quant à Yyr, nous avions déjà eu des discussions que j'avais trouvé passionnantes, et j'espère que nous en aurons d'autres en dépit d'une distance géographique qui s'est significativement accrue. smile

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#13 30-11-2018 02:38

Hyarion
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Merci d'avoir pris le temps de me répondre, Elendil.

Ne serait-ce que parce que j'ai déjà beaucoup parlé, et aussi parce que je voudrais vraiment me concentrer à nouveau sur mes travaux d'écriture, qui trainent en longueur (et qui parlent largement d'autres choses), je préfèrerai ne plus trop m'exprimer ici pour le moment sur ces questions, même s'il y aurait évidemment encore beaucoup à dire (par exemple sur la distinction que peuvent certes faire les protestants entre la notion de dogme associée au catholicisme et la notion de doctrine qui a davantage leur faveur : à l'arrivée on en revient toujours notamment aux Écritures, dont une interprétation dogmatique au sens large n'est jamais à exclure suivant les états d'esprit... mais je n'en dirais pas plus) et sachant que par ailleurs tout le monde est évidemment invité à participer et à donner son propre point de vue.

Néanmoins, je te réponds rapidement sur un point :

Elendil a écrit :

... se dégage dans le christianisme un double niveau d'appréhension du monde : ce qui relève de ce qu'on appelle la religion naturelle, et qui regroupe (toujours pour aller vite) les grands principes métaphysiques et sociaux qui sont considérés comme universellement accessibles par le biais de la raison et ce qui tient à la Révélation, qui comporte une part de vérité inaccessible à aux efforts purement humains. Or ce sont notamment les grands principes de cette religion naturelle qui ont fait longtemps consensus en Occident, y compris chez les agnostiques ou les athées et qui sont aujourd'hui battus en brèche par de nouveaux courants philosophiques, tel le transhumanisme ou l'antispécisme (et bien d'autres encore). A ce titre, et dans la mesure où les auteurs chrétiens se sont beaucoup penchés sur l'articulation entre religion naturelle et Révélation, il semble assez naturel qu'ils estiment avoir une réponse particulièrement adéquate à ces nouvelles problématiques ouvertes par la modernité. Il y a là en filigrane une position cohérente (mais évidemment discutable) qui veut que la remise en cause du christianisme ait eu pour conséquence la remise en cause des fondements de l'anthropologie, avec le risque assez évident qu'on se dirige vers une incapacité à faire société si les principes mêmes de la société cessent d'être reconnus.

De mon point de vue, le cœur du problème est là : la prétention éventuelle d'auteurs chrétiens à consubstantiellement lier le christianisme avec « les fondements de l'anthropologie », prétention qui justifierait aujourd'hui, en quelque sorte, une légitimité plus ou moins exclusive des chrétiens pour défendre ce que tu appelles « les grands principes métaphysiques et sociaux qui sont considérés comme universellement accessibles par le biais de la raison »... et cela uniquement sous prétexte que certaines personnes, via notamment le mouvement illusoire et morbide du transhumanisme, ont décidé de faire n'importe quoi au nom de la « modernité » et du « progrès ». Être socialiste, ou plus généralement utopiste, par exemple, ne signifie pas en soi que l'on ne serait pas capable de dire « stop » quand on estime que quelqu'un va trop loin au nom de l'idée de « rendre le monde meilleur » : on peut ainsi vouloir lutter contre les injustices et les inégalités, et savoir sagement faire la distinction entre l'espoir réel pour un être humain justement « réparé » et préservé par la médecine, et le faux espoir que représente un être humain « augmenté » (voire « désincarné ») totalement fantasmé par les transhumanistes. Or, cette capacité à faire la part des choses (sans forcément être un « vrai chrétien »), c'est quelque-chose que semblent contester des auteurs comme Olivier Rey, lequel va jusqu'à établir une sorte de filiation « fatale » entre l'esprit des Lumières et l'imposture du transhumanisme, en exonérant au passage le christianisme de tout reproche pour l'essentiel. Mais ne peut-on pas pourtant établir d'autres filiations, cette fois-ci avec le christianisme constaté en amont et des choses déraisonnables et finalement condamnables constatées en aval, y compris certains aspects de notre « modernité », industrielle, technicienne, ou liquide ? De fait, d'autres auteurs le font... par exemple Pierre Musso, qui dans son livre La Religion industrielle (2017), propose une autre interprétation du cheminement idéologique de l'Occident que celle de Rey, en prenant même par ailleurs le contrepied de la thèse contenue dans l'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme de Max Weber : selon Musso, l'Occident est porteur - depuis plus longtemps que ne le croyait Weber à propos du capitalisme industriel - d'un esprit industrialiste ou « industriation » s'enchâssant dans une matrice monothéiste chrétienne qui fut d'abord catholique puis protestante, l'auteur faisant remonter le phénomène notamment au « culte gestionnaire » présent dans les monastères médiévaux bénédictins et cisterciens. De cet esprit industrialiste serait issue une « religion industrialo-positiviste » vénérant l'entreprise, s'épanouissant aux XIXe et XXe siècles et restant d'actualité à l'aune du double paradigme « hyperindustriel » de notre temps, soit le paradigme cybernétique (dont la numérisation n'est qu'un des aspects) et le dogme « managérial » (vouloir gouverner avec des chiffres, des machines...). Pourquoi cette interprétation des choses quant à notre « modernité » serait-elle moins « vraie » que celle de Rey ? Ce n'est pas moi, en tout cas, qui trancherait.

Mais pour en revenir à ce que tu as écrit sur « les grands principes métaphysiques et sociaux [...] universellement accessibles par le biais de la raison », on peut se poser cette question : faut-il être forcément chrétien (et même, plus encore, un « vrai chrétien ») pour s'efforcer d'avoir une juste conscience du bien et du mal, et pour être respectueux de cette « religion naturelle » que les philosophes des Lumières considéraient eux-mêmes effectivement distincte d'une « Vérité » révélée (principalement chrétienne) ? Je ne crois pas, personnellement, qu'en la matière être chrétien, ou prétendre l'être, soit la panacée, loin s'en faut (y compris à la lumière des hauts et des bas de l'histoire de l'humanité), et cette sorte de suspicion morale (sinon moraliste) d'auteurs chrétiens à l'égard de personnes n'ayant pas fait exactement les mêmes choix idéologiques qu'eux, me parait être en tout cas un vrai problème si, comme le dit Zygmunt Bauman, notre « unique choix se pose entre navigation collective ou naufrage collectif » dans le contexte du monde comme il va... À cette aune, si c'est bien la question de la survie de l'humanité qui se pose avant tout, il me semble, en tout cas, que l'on ne risque pas d'aller bien loin si l'on ne s'efforce pas d'établir, en Occident comme ailleurs, d'une manière ou d'une autre, un minimum de relations de confiance entre un maximum d'êtres humains de bonne volonté, et cela « sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation » pour reprendre l'expression de la DUDH, fût-elle éventuellement un peu datée dans sa formulation...

Mais voila que je me laisse encore aller à trop parler... J'arrête là ! ^^'

Ah, pour finir, juste un dernier point :

Elendil a écrit :

... un remerciement pour avoir cité l'ouvrage d'Atlan, qui m'a l'aire fort intéressant et que je rajoute à ma liste de livres à lire. La principale restriction que j'émettrais concerne la "religion proprement dite", qu'il semble restreindre aux religions transcendantales, mais qui me paraît tout aussi applicable aux religions matérialistes, marxisme-léninisme en tête. Sans connaître réellement James ou Wittgenstein, je suis toutefois quelque peu interpellé par la façon dont il considère Spinoza, parce que s'il y a bien un auteur (certes non orthodoxe) qui me semble s'être attaché à une métaphysique, ce serait lui, d'autant qu'on trouvera difficilement plus dogmatique (au sens de "doctrine qui affirme pour l'homme la possibilité d'aboutir à des certitudes") que le raisonnement conceptuel qui sous-tend son Ethique (livre remarquable au demeurant).

À vrai dire, je n'ai fait que citer un élément de la synthèse concluant le livre Croyances, et il serait trop long pour moi de citer à nouveau Henri Atlan, d'autant plus qu'il faudrait dès lors - un résumé étant impossible ici en l'état - recopier de nombreux passages dudit livre où sont évoquées les pensées de Spinoza, James et Wittgenstein de façon approfondie. Pour aller plus loin, je ne peux donc que te recommander la lecture de l'ensemble de ce très stimulant ouvrage.

Et maintenant, j'arrête vraiment là. ^^'

Amicalement,

Hyarion.

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#14 30-11-2018 08:02

Elendil
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Merci d'avoir à ton tour répondu à mon message. Je ne peux guère faire autrement qu'apporter quelques éléments supplémentaires, mais tu n'as pas d'obligation de réponse rapide à fournir à ceux-ci (même si je serais ravi d'avoir une réponse à terme).

Hyarion a écrit :

De mon point de vue, le cœur du problème est là : la prétention éventuelle d'auteurs chrétiens à consubstantiellement lier le christianisme avec « les fondements de l'anthropologie », prétention qui justifierait aujourd'hui, en quelque sorte, une légitimité plus ou moins exclusive des chrétiens pour défendre ce que tu appelles « les grands principes métaphysiques et sociaux qui sont considérés comme universellement accessibles par le biais de la raison »... et cela uniquement sous prétexte que certaines personnes, via notamment le mouvement illusoire et morbide du transhumanisme, ont décidé de faire n'importe quoi au nom de la « modernité » et du « progrès ».

Cette position chrétienne, que tu nommes prétention (ce qui est en soi un jugement de valeur, mais je passe là-dessus) est logique à double titre : d'abord parce qu'elle découle d'une réflexion approfondie sur les raisons qui firent que tous les hommes ne se convertirent pas au christianisme après la Révélation, alors même qu'un large accord régnait déjà en Occident sur une bonne partie des grandes questions métaphysiques qui s'étaient posées jusque-là. Ensuite, parce qu'il me semble nécessaire de s'accorder sur des bases anthropologiques minimales pour former une société qui ne soit pas qu'un agglomérat d'individus en guerre les uns contre les autres et où les désaccords plus fins puissent être diversement, mais pacifiquement traités. Or justement, en l'absence de perspective transcendantale (fut-elle théiste au sens le plus vague du terme), quelle est la mesure qui peut servir de référence commune ? Dès lors que nous passons dans une optique purement matérialiste, les différentes options philosophiques me paraissent devenir irréconciliables et la mesure du bien se réduire à un critère d'efficience : plus de résultats pour moins de moyens, ce qui constitue précisément le danger de la technique dès lors qu'on perd de vue quels résultats sont universellement souhaitables.

En revanche, je souhaite préciser que je ne suis absolument pas d'accord avec le corollaire que tu mentionnes : quand bien même des auteurs chrétiens considèreraient leur point de vue comme ayant une justesse particulière (et encore une fois, si ce n'étaient pas le cas, pourquoi seraient-ils donc chrétiens, s'ils connaissent les alternatives ?), je doute fort qu'ils s'arrogent l'exclusivité de la légitimité à exprimer cette critique. Sans doute estiment-ils formuler une synthèse entre arguments de certains penseurs matérialistes et positions de certaines écoles spirituelles (car c'est bien cela qu'est le christianisme : une synthèse), mais je ne pense pas qu'ils déconsidèrent les auteurs provenant de courants de pensée différents. Témoin Ellul, d'ailleurs, qui s'inspire très fortement de la réflexion marxiste, alors qu'il n'ignorait nullement les positions de Marx concernant le christianisme.

Hyarion a écrit :

Être socialiste, ou plus généralement utopiste, par exemple, ne signifie pas en soi que l'on ne serait pas capable de dire « stop » quand on estime que quelqu'un va trop loin au nom de l'idée de « rendre le monde meilleur »  : on peut ainsi vouloir lutter contre les injustices et les inégalités, et savoir sagement faire la distinction entre l'espoir réel pour un être humain justement « réparé » et préservé par la médecine, et le faux espoir que représente un être humain « augmenté » (voire « désincarné ») totalement fantasmé par les transhumanistes.

Je ne dis pas qu'un socialiste ou un utopiste ne soit pas capable de dire « stop », toutefois je serais curieux de savoir comment tu définis dans ce cas de figure ce qui « va trop loin ». Quel est le référentiel, et celui-ci est-il fixe ou mobile ? Il me semble qu'on en voit ces jours-ci un excellent exemple dans le cas du PACS, qui devait prévenir l'avènement d'un mariage homosexuel, qui ne devait pas déboucher sur la PMA homosexuelle (nous y sommes presque), laquelle est supposée ne pas être un pas vers la GPA (mais étrangement, les défenseurs de la GPA n'ont jamais bénéficié d'autant de publicité bienveillante), laquelle n'est évidemment pas censée aboutir à un eugénisme du choix commercial de l'enfant (mais comme cela se pratique déjà dans certains pays, il est difficile de croire que des lobbies bien organisés ne tenteront pas de l'introduire en France), tout ceci n'étant supposément pas un prélude à la manipulation génétique de l'embryon (sauf qu'en Chine justement...), qui pour le coup débouche tout droit sur le transhumanisme. Chacune des étapes a peut-être été considérée par ses promoteurs politiques comme la dernière, mais il devient de plus en plus difficile de nier leur enchaînement logique. À ce stade, on peut considérer que dire « stop » à la manière socialiste (pour le coup, au sens politique du terme) revient à patienter quelque peu que les changements précédents rentrent dans les mœurs (ou soient oubliés) afin qu'une nouvelle génération politique puisse promouvoir les suivants, sans qu'en réalité cesse jamais cette fuite en avant. Le plus ironique dans l'affaire étant d'ailleurs que la majorité des médias progressistes français passe le plus souvent sous silence les réticences des promoteurs des anciens changements lorsqu'ils se trouvent face aux étapes d'après, ce qui tend à montrer que dire stop à titre personnel et suivant un référentiel individuel n'est guère suivi d'effet.

NB : J'ai pris cet exemple parce qu'il me paraît remarquable dans l'enchaînement de ses étapes, mais je ne pense pas qu'ici soit le lieu de débattre du bien-fondé de l'une ou l'autre desdites étapes et des controverses philosophiques attenantes. Le présent sujet est déjà suffisamment vaste, ce me semble.

Hyarion a écrit :

De fait, d'autres auteurs le font... par exemple Pierre Musso, qui dans son livre La Religion industrielle (2017), propose une autre interprétation du cheminement idéologique de l'Occident que celle de Rey, en prenant même par ailleurs le contrepied de la thèse contenue dans l'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme de Max Weber : selon Musso, l'Occident est porteur - depuis plus longtemps que ne le croyait Weber à propos du capitalisme industriel - d'un esprit industrialiste ou « industriation » s'enchâssant dans une matrice monothéiste chrétienne qui fut d'abord catholique puis protestante, l'auteur faisant remonter le phénomène notamment au « culte gestionnaire » présent dans les monastères médiévaux bénédictins et cisterciens. De cet esprit industrialiste serait issue une « religion industrialo-positiviste » vénérant l'entreprise, s'épanouissant aux XIXe et XXe siècles et restant d'actualité à l'aune du double paradigme « hyperindustriel » de notre temps, soit le paradigme cybernétique (dont la numérisation n'est qu'un des aspects) et le dogme « managérial » (vouloir gouverner avec des chiffres, des machines...). Pourquoi cette interprétation des choses quant à notre « modernité » serait-elle moins « vraie » que celle de Rey ? Ce n'est pas moi, en tout cas, qui trancherait.

Bien sûr qu'on peut proposer d'autres matrices explicatives, et heureusement d'ailleurs. C'est précisément ce qui permet ensuite de discuter de la part relative de vérité qu'on trouve dans l'une ou l'autre de celles-ci. D'ailleurs, je veux bien convenir avec Musso que l'esprit gestionnaire des monastères occidentaux a été un prélude aux entreprises commerciales de plus en plus vastes et audacieuses qui ont finalement débouché sur l'industrialisation de l'Occident. Toutefois, je serais curieux de savoir quelle est l'explication de Musso quant au fait que l'évolution technique de l'Occident a longtemps opéré au même rythme (voire à un rythme plus lent) que les civilisations alentours et que l'accélération ne semble avoir débuté qu'à la Renaissance sous l'effet de facteurs conjugués qui n'ont pas grnad-chose à voir avec le christianisme ? Traite-t-il aussi des autres civilisations « vénérant » l'efficience et qui n'ont pourtant pas débouché sur un même esprit industrialiste ou seulement par mimétisme de l'Occident : Égypte antique, Chine et Japon impériaux, etc. ?

Hyarion a écrit :

Mais pour en revenir à ce que tu as écrit sur « les grands principes métaphysiques et sociaux [...] universellement accessibles par le biais de la raison », on peut se poser cette question : faut-il être forcément chrétien (et même, plus encore, un « vrai chrétien ») pour s'efforcer d'avoir une juste conscience du bien et du mal, et pour être respectueux de cette « religion naturelle » que les philosophes des Lumières considéraient eux-mêmes effectivement distincte d'une « Vérité » révélée (principalement chrétienne) ?

Ici, la réponse est contenue dans ta question, qui ne semble d'ailleurs que rhétorique : non, évidemment. Il va de soit que s'il s'agit d'un principe universel, il dépasse le cadre théologique du christianisme. Là où je m'écarte à nouveau de ton corollaire, c'est que je ne perçois précisément pas de « suspicion morale » là où tu en vois une. À moins que tu considères qu'il soit intrinsèquement suspicieux de prétendre que le point de vue qu'on défend possède un niveau de pertinence (ou de vérité) supérieur aux explications alternatives, ce qui reviendrait à verser dans un relativisme intégral où toutes les explications se vaudraient.

A fortiori, je pense que les auteurs chrétiens — du moins ceux que j'apprécie — sont particulièrement sensible à l'idée que nous sommes dans une navigation collective et qu'il nous revient collectivement à éviter le naufrage. Pour ma part, j'ai d'ailleurs le sentiment inverse, l'impression que nombre de penseurs dits progressistes préfèraient le naufrage plutôt que de reconnaître des convergences avec la doctrine chrétienne. Mais il est vrai qu'il existe des fanatiques de part et d'autre et qu'il convient de ne pas s'arrêter à cette constatation en oubliant l'exortation évangélique : « paix sur terre aux hommes de bonne volonté ». wink

Amicalement,
E.

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#15 13-08-2019 16:34

Yyr
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Ayant un peu plus de loisir à consacrer au forum, je repasse ici ...

Comme j'ai pu le dire à Benjamin en privé, je comprends mieux, notamment grâce à nos  échanges qui ont suivi par courriels, ce qui a pu l’agacer ici.
Ça a aussi été l'occasion de percevoir ce qui m'agaçait de mon côté.
Et donc le cercle vicieux à la clé wink.
J'en suis à nouveau sincèrement désolé, et je ne doute pas que nous aurons d'autres occasions d'échanger de façon plus fructueuse.

J'ai aussi depuis partagé en privé et en (très) long à Benjamin mon idée sur son idée du dogmatisme.
Elle recoupe d'ailleurs la réponse de Damien — auquel, admiratif, je tire mon chapeau pour son dernier et remarquable post !

Amitiés à tous deux,

Jérôme

Hors ligne

#16 21-08-2019 11:38

Hyarion
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Le dernier message que Jérôme m'a envoyé, en janvier dernier, était une longue lettre de 20 pages. Ma réponse à vous deux, Jérôme et Damien, à laquelle je travaillais encore en début de semaine, parallèlement à mes autres travaux d'écriture depuis maintenant plus de huit mois, représente actuellement l'équivalent d'environ... 150 pages. Dans la mesure où je ne conçois pas cette réponse autrement que publique et à destination collective (pour des raisons de fond comme de forme), et que cela m'a déjà pris beaucoup trop de temps, je me retrouve confronté, comme de juste, à mon libre-arbitre sur fond de scepticisme : continuer encore, ou tout arrêter ? Après (très) mûre réflexion, il est temps pour moi de dire « stop », et d'annoncer ici que je ne posterai finalement pas cette très (trop ?) longue réponse telle quelle et même pas terminée. Pourquoi ? Parce que, comme d'habitude, j'en ai probablement trop fait... Trop d'argumentation devant trop peu de répartie in fine, trop de citations à colorier façon Sosryko, trop d'illustrations à commenter, trop de comptes-rendus de lectures dépassant de loin le seul Zygmunt Bauman à l'origine du présent fuseau, trop de confidences personnelles aussi, s'agissant notamment de mon rapport à la religion, au catholicisme, au message de Jésus de Nazareth, à la spiritualité de façon plus large, à la politique, au socialisme, à l'amour, à la sexualité, aux relations hommes/femmes, à l'enfance, à l'intolérance... En face, je risquerais de n'obtenir probablement que des réactions décevantes, faite d'incompréhension, de volonté de seulement tester son intelligence, de raideur morale ou de pudeur mal placée, y compris à travers des silences. Du moins est-ce ma crainte. Alors disons simplement « stop », même si je garde tout ce travail sous le coude, au cas où.

Quelques précisions, malgré tout, en particulier en ce qui concerne le dogmatisme et le scepticisme...

Elendil a écrit :

En-dehors de la "foi du charbonnier", qui n'est guère en cause ici, dès lors qu'on croit à la réalité de quelque chose, fut-ce à l'absolue primauté de la raison humaine, il est possible de parler de dogmatisme. Et à ce compte, qui pourrait s'en exonérer ?

Personne ne peut effectivement s'exonérer, Damien, de la tentation de tomber dans le dogmatisme en tant qu'« adhésion ferme et entière de l'esprit à quelque chose; en partic., croyance assurée à la vérité de quelque chose » selon les termes du TLF évoqués précédemment. Mais c'est là tout le problème pour moi : de quelle vérité peut-on se prévaloir pour prétendre y adhérer si fermement et si assurément que peuvent le faire, entre autres, les esprits religieux, notamment chrétiens, revendiquant une croyance en des idées absolues ? Jérôme a souvent dit avoir observé une contradiction pratique chez moi dans la mesure où je rejetterai le dogmatisme à partir d'un autre dogmatisme qui serait chez moi sous-jacent, mais la seule chose qui me pose problème, pour ce qui est de véritablement débattre, c'est le fait de ne pas faire l'effort de mettre (au moins un peu) de côté les idées absolues que l'on peut avoir. Lesdites idées absolues constituent pour moi, dans une très large mesure, une impasse à la fois intellectuelle et spirituelle, relevant de ce que j'appellerais le « lithisme » - soit littéralement l'attitude des gens dont la pensée s'est changée en pierre -, mais si je ne conteste pas que l'on puisse avoir des idées absolues, j'avoue toujours regretter que l'on y accorde une importance si excessive pour réfléchir et échanger, tant il est vrai qu'elles ne sont pas de nature à s'intégrer dans une authentique discussion... En tout cas, il me semble que l'on ne peut pas discuter dès lors que l'on se jette mutuellement, même courtoisement, même avec l'air de ne pas y toucher, ses certitudes idéologiques et religieuses à la figure, sans laisser de place à ce qui me semble véritablement stimulant pour la pensée : le doute. Voila pourquoi, dans mon esprit, le scepticisme ne relève pas du dogme, et n'est pas « l'écueil principal » à éviter pour la pensée comme me l'a écrit Jérôme dans sa lettre, mais se trouve être à mes yeux simplement une sorte de garde-fou, allant chez moi un peu plus loin que le doute pratique, mais qui a ses limites, et qui s'exerce sur une base à la fois rationnelle et ouverte sur le champ des possibles au-delà de ce que nous croyons voir et entendre... Je n'exclue pas, à cette aune, que le réel que nous entendons appréhender de façon rationnelle ne soit pas, lui-même, seulement une illusion (pourquoi devrions-nous exclure cette possibilité, même si, dans nos esprits rationnels, elle n'est pas forcément prioritaire ?). Complètement à l'opposé me parait être en tout cas le « lithisme », soit tout ce qui relève des certitudes absolues, des dogmes, d'une pensée qui au fond a cessé de fonctionner, et dont je ne pouvais pas trouver meilleure illustration ailleurs que dans une des peintures de Zdzisław Beksiński.


Zdzisław Beksiński (1929-2005).
Œuvre sans titre (Peinture AC85), 1985.
Huile sur carton, 133 x 98 cm.
Sanok (Pologne), Musée historique.

Elendil a écrit :

Sur l'aspect de la foi, il est intéressant que tu parles de démarche personnelle, quand l'Eglise insiste sur le fait qu'il s'agit plutôt d'un appel divin et adressé à tous, mais auquel tous ne sont pas sensibles. Là encore, c'est un point clef qui ne peut qu'amplifier les malentendus de part et d'autre. (Je précise au passage qu'une formulation comme "l'Eglise insiste" tend à souligner le fait que ma proposition ne prétend à aucune originalité et montre que ce point de vue dépasse mon expérience personnelle.) Quant à savoir si la foi relève de l'évidence pour les prosélytes, j'aurais tendance à répondre négativement : si évidence il y avait, il n'y aurait pas matière à discussion ou à doute, y compris de la part des croyants, et s'il n'y avait pas eu matière à doute, y aurait-il eu besoin d'une Révélation ? Enfin en ce qui concerne la question de l'adhésion personnelle et de la rencontre, j'aurais là aussi tendance à inverser la relation de cause à effet.

Ne jouons pas trop sur les mots, Damien, si tu veux bien. Mes souvenirs de catéchisme remontent certes à une époque assez lointaine, et je n'exclue pas d'avoir déjà entendu l'Église catholique insister sur l'appel divin, mais je ne vois pas trop où il y aurait un malentendu, sinon dans une perspective théologique un brin trop sophistiquée : à mon sens, l'essentiel est qu'il y ait une rencontre, entre Dieu et le croyant, et Dieu peut dès lors se trouver où il veut et téléphoner ou non à qui il veut, s'il n'y a pas de démarche personnelle de l'autre côté, que ce soit pour répondre au téléphone ou pour passer soi-même un coup de fil, il ne se passera rien, d'où l'importance de cette démarche. Quant à l'évidence de la foi pour les prosélytes, tout dépend des personnes, certes, mais en général, quand on veut convertir quelqu'un, à moins d'être un tartuffe (ce qui est toujours possible), on est censé être convaincu parce que l'on dit et donc avoir soi-même la foi...
Décidément, on peut se demander parfois comment le christianisme a pu s'imposer en Occident, quand on songe aux subtilités intellectuelles dont l'Église a voulu vêtir sa religion, et ce point de discussion m'a fait d'ailleurs repenser à un passage d'un livre de Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394) :

La faiblesse du christianisme était, il est vrai, sa supériorité même, dont l'originalité n'était comprise que d'une élite de « virtuoses », pour reprendre l'expression de Max Weber et de Jean-Marie Salamito (*). Sans le choix despotique de Constantin, il n'aurait jamais pu devenir la religion coutumière de toute une population ; et il ne l'est devenu qu'au prix d'une dégradation, de ce que les huguenots appelaient paganisme papiste, de ce que les historiens actuels appellent christianisme populaire ou polythéisme chrétien (à cause du culte des saints) et de ce que les théologiens appellent la « foi implicite » des illettrés.
(*) : [Cf.] Jean-Marie Salamito, Les Virtuoses et la multitude. Aspects sociaux de la controverse entre Augustin et les Pélagiens, Grenoble, Millon, 2005. (NdA)
Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), édition revue et augmentée, Paris, Éditions Albin Michel, 2007, III., p. 85.

Elendil a écrit :

Je ne dis pas qu'un socialiste ou un utopiste ne soit pas capable de dire « stop », toutefois je serais curieux de savoir comment tu définis dans ce cas de figure ce qui « va trop loin ». Quel est le référentiel, et celui-ci est-il fixe ou mobile ?

J'ai envie de te répondre : à ton avis, Damien ? :-) Si tu prétends être curieux de savoir, c'est en fait à toi de te poser la question et d'avoir le courage d'essayer d'y répondre, quelles que soient les certitudes du haut desquelles tu peux vouloir poser ladite question. Je n'ai pas de certitudes, pour ma part, et notamment pas de certitudes « fixistes », « lithiques », car la vie est mouvement, et le champ des possibles fort vaste. Jadis, pour nous donner la mesure de l'humain, comme l'a écrit Karl Jaspers, il a fallu rien de moins que Socrate, le Bouddha, Confucius, Jésus, et l'expérience fondamentale que ces grandes figures, inscrites dans l'histoire, ont faite de nôtre condition, au-delà même de la quête philosophique qu'elles peuvent par ailleurs continuellement inspirer tant leur influence a été grande : crois-tu donc que, depuis, nous en ayons fini en matière de référentiels à adopter et de limites à énoncer ? Moins que jamais, me semble-t-il, alors que nous nous trouvons précisément à une époque où beaucoup de questions se posent quant aux bouleversements actuels que connaissent nos rapports à ce qui est supposé être l'essence de l'être humain, aux représentations que nous pouvons avoir de la personne humaine, et à la question plus particulière de savoir si la sexualité naturelle restera encore longtemps le principal moyen de l'espèce pour se perpétuer. Dans la fragile condition qui est la nôtre, face à tous les problèmes que posent notamment les sciences de la vie, nous ne cessons de nous interroger, et c'est très bien, car c'est le signe d'une pensée vivante. Quelles que soient nos capacités de dire « stop » quand nous l'estimons nécessaire, il nous faut en tout cas être lucides, notamment quant à l'insatiable curiosité de l'être humain. Je repense à ces propos que George Steiner a tenu en 1990, en comparant l'attitude contemporaine - notamment quant à la possibilité recherchée de création in vitro de la vie - avec l'interdit mis en scène dans Le Château de Barbe-Bleue (A kékszakállú herceg vára), opéra de Béla Bartók inspiré du fameux conte de Charles Perrault (La Barbe bleue) : « C'est la septième et dernière porte, mais ne pas l'ouvrir nous est probablement impossible, puisque l'homme est un animal qui transgresse l'interdit des portes closes. [...] » Comme Steiner, je pense que nous ne savons pas à quoi cela aboutira, en bien ou en mal, mais de mon point de vue, si référentiel il doit y avoir, dans le cas que tu évoques (de manière très orientée) comme dans d'autres, il ne peut être, en tout cas, ni tout fixe, ni tout mobile, ni tout « lithique », ni tout « liquide ». La question des limites du permis et l'interdit se pose toujours à cette aune, sur fond d'inévitable évolution des référentiels, qu'ils soient ici biologique, technique, éthique, juridique, etc. Du moins, à ce qu'il me semble. Dans un monde dans lequel nous vivons, qui est un monde plein d'incertitudes, je pense que nous devons faire des choix, et que par exemple l'avortement doit pouvoir faire partie de ces choix, et en l'occurrence avant tout pour les premières concernées, les femmes (pour mémoire, je n'ai pas d'utérus et tu n'en as pas non plus Damien, pas plus que Jérôme : ce sont les femmes qui en ont un, et c'est notamment pourquoi elles doivent avoir le choix). Et cela en soi sans aucun « lithisme » ni aucune « fuite en avant » a priori. Pour aller plus loin, je pourrais d'ailleurs prendre, en matière de bioéthique, l'exemple précis de la famille et en particulier du fameux désir d'enfant, qui épouvante tant les « vrais chrétiens » à partir du moment où il n'est pas strictement encadré par le seul enseignement de l'Église (ou des Églises)... et c'est d'ailleurs ce que j'ai longuement fait dans la réponse que j'avais initialement prévue, réponse dans laquelle j'ai aussi longuement traité de l'épineuse question éthique du statut de l'embryon. À moins que tu en exprimes le souhait, je n'en dirais toutefois pas plus ici, sachant qu'un échange sur ces sujets précis n'aurait d'intérêt que s'il a lieu publiquement, quand bien même tu continuerais à estimer que le présent forum ne soit pas « le lieu de débattre » de ces questions importantes et complexes dans tous leurs aspects (ce qui me parait un brin discutable compte tenu de ce que l'on cherche parfois à faire dire à Tolkien, du moins à ce qu'il me semble).

En ce qui concerne le socialisme, j'en avais déjà un peu parlé avec toi en 2014 dans un autre fuseau mais sans trop insister alors. Voyant tout ce que tu sembles continuer à mettre d'impropre et de hors-sujet derrière le mot « socialisme », j'avais préparé pour toi, dans ma longue réponse, une sorte d'« Histoire du socialisme racontée par un socialiste inactuel à un lecteur de Valeurs actuelles », faite sérieusement mais sans me prendre au sérieux (comme toujours), avec notamment beaucoup de citations commentées de Charles Fourier, de William Morris, de Jean Jaurès, de Rosa Luxemburg, de Paul Lafargue, de Karl Marx, et même de Chateaubriand et de Tocqueville, ainsi que beaucoup de précisions sur ce que je conçois comme étant le socialisme et son histoire, soit quelque-chose qui dépasse très (très) largement les seules actuelles obsessions sexuelles, conjugales et familiales des adversaires et ennemis du socialisme (même si, dès le XIXe siècle, face aux inégalités sociales et à l'exploitation du travail par le capital, la remise en cause des carcans de la morale sexuelle et familiale traditionnelle de la société bourgeoise a naturellement toujours fait partie de la critique générale des socialistes à l'égard des valeurs d'une telle société capitaliste rendant possibles tant d'injustices). Mais je renonce donc à poster ici tout cela. Sache simplement que « mon » socialisme est assez inactuel (dans un sens nietzschéen), et que je me débrouille avec comme je peux, en m'efforçant de rester lucide à propos du monde comme il va, et en étant quelque peu écartelé entre un pragmatisme « tactique » social-démocrate au moment des élections et un idéalisme hérité à la fois du socialisme utopique du XIXe siècle et de la IIe Internationale d'avant 1914. Mon scepticisme naturel ne peut guère faire de moi quelqu'un de particulièrement « militant », mais toujours est-il que le capitalisme ne sera jamais ma tasse de thé, qu'il soit (d'un point de vue français) à la sauce sarkozyste hier ou à la sauce macroniste aujourd'hui (ce qui, pour moi, revient au même), ou plus théoriquement et globalement qu'il soit « ultralibéral » ou « néolibéral » (ce qui renvoie à deux doctrines différentes mais toutes aussi dangereuses). Or, s'il s'agit bien de se préoccuper de la finitude de la planète et du destin commun de l'humanité, c'est plutôt de la fuite en avant dudit capitalisme, si méphitique et funeste dans ce monde surchauffé et surexploité, que j'aimerai que l'on se préoccupe d'abord, plutôt que de la fuite en avant dont tu parles, celle de je-ne-sais quel « progressisme » fou de technique contrariant tant les « vrais chrétiens » si angoissés à force d'être en proie à ces obsessions dont j'ai parlé. Est-on seulement vraiment prêts à se mettre d'accord sur les priorités les plus urgentes quant aux problèmes à régler ? Il est permis d'en douter... Que l'on soit conservateur, « libéral », « progressiste », « populiste », « vrai chrétien » ou que-sais-je encore, au point où l'on en est, je me demande parfois si tout ce qu'il me reste à faire n'est pas tout simplement de vous renvoyer tous dos à dos, surtout si vous êtes des obsédés de la norme, tous partant de ce que vous croyez être l'intelligence et pourtant de facto incapables d'une pensée digne de ce nom, a fortiori par les temps qui courent...  Or, personnellement, collectivement, nous avons de besoin de penser, et non pas de « flipper » tout en feignant d'ironiser sur le voisin, du moins à ce qu'il me semble. Bien sûr, il y aurait tant d'autres choses à dire... Mais je t'épargne là encore toutes les longueurs de ma réponse initialement prévue. ^^'

Elendil a écrit :

Pour ma part, j'ai [...] l'impression que nombre de penseurs dits progressistes préfèraient le naufrage plutôt que de reconnaître des convergences avec la doctrine chrétienne.

C'est bien possible, hélas, mais tu connais le proverbe : chat échaudé craint l'eau froide. ;-) L'histoire du christianisme, et notamment de la papauté, si riche en chasses aux « hérétiques », chrétiens schismatiques, « infidèles », apostats, idolâtres, démonolâtres, sorcières, sorciers et autres « ennemis de la vraie foi », nous rappelle abondamment quel est le cœur du problème, hier comme aujourd'hui : les « vrais chrétiens » ont trop souvent tendance à ne pas chercher la vérité avec leurs interlocuteurs, mais plutôt à vouloir seulement les amener à la « seule et vraie Vérité » du christianisme. Je ne reprocherai pas à un catholique de se référer, entre autres, aux discours des papes pour façonner sa propre pensée spirituelle (religieuse), mais les idées absolues généralement considérées comme consubstantielles auxdits discours entachent selon moi irrémédiablement la portée véritablement universelle de ceux-ci. Je n'énonce pas cela comme prétexte pour refuser les échanges et les possibles convergences, mais je pense simplement que ceux-ci seraient forcément moins biaisés d'emblée si les « vrais chrétiens » avaient davantage (sinon pleinement ?) conscience que les personnes qui ne pensent pas (totalement ou seulement en partie) comme eux ne sont pas forcément des sortes d'« âmes (potentiellement) perdues » censées avoir le « malheur » supposé d'être prétendument « insensibles à l'appel » (fût-il « universaliste ») du Dieu... des seuls chrétiens. Tu as terminé ton dernier message ici en sollicitant évangéliquement la bonne volonté de tous, comme si celle des personnes pensant peu ou prou comme toi n'était plus à prouver... or il me semble, pour commencer, que ce ne serait pas un mal que ces personnes, « vrais chrétiens » ou assimilés avec toutes les nuances que tu voudras, commençaient par dire si elles sont vraiment prêtes à accepter les autres êtres humains comme ils sont, sans chercher à s'affirmer sans arrêt eux-mêmes comme étant ceux qui auraient identifié la « seule et vraie Vérité » vers laquelle il faudrait amener le reste de l'humanité : ce serait déjà un grand pas pour favoriser un dialogue par ailleurs nécessaire, même si, c'est entendu, faire des efforts pour cela est l'affaire de tout le monde.

Je me permets à présent de recommander quelques lectures, parmi les nombreuses références que comportaient ma réponse initialement prévue :

1. - Tout d'abord, un ouvrage récent de la philosophe Barbara Stiegler (fille de Bernard S.), spécialiste de Nietzsche : «Il faut s'adapter». Sur un nouvel impératif politique (NRF Essais, Gallimard, 2019). Un ouvrage très intéressant dans le cadre de l'indispensable critique des idéologies soutenant l'ordre établi capitaliste actuel, et qui est consacré aux sources biologiques de ce que l'on appelle le « néolibéralisme » ainsi qu'au débat ayant eu lieu dans le courant du XXe siècle entre d'une part Walter Lippmann, théoricien américain de ce nouveau libéralisme devenu pour ainsi dire une biopolitique (au sens foucaldien du terme), et d'autre part John Dewey, célèbre philosophe pragmatiste lui aussi américain. Le « néolibéralisme » ayant la particularité de ne pas prôner l'État minimal cher aux « ultralibéraux » et aux libertariens mais d'encourager plutôt une intervention étatique dans le but de modifier l'espèce humaine et la rendre aussi mobile, flexible et adaptable à l'infini au nouveau monde prétendument « ouvert » de la sacro-sainte compétition capitaliste, John Dewey, contre cette théorie « néolibérale », estimait lui qu'il ne fallait pas renoncer à la leçon de Darwin selon laquelle le « laboratoire expérimental de la vie » part continuellement dans de multiples et imprévisibles directions sans que personne ne puisse imposer de cap indiscutable, et que de fait s'il y a une direction que l'humanité doit prendre, c'est avec une véritable démocratie ne pouvant qu'être expérimentale, et dans laquelle les publics s'éduquent mutuellement, en permanence, et en évolution « buissonnante », comme un organisme vivant en interaction avec son environnement, de façon variable selon les lieux. Dans ce contexte, le rôle de l'État ne doit pas être, comme c'est trop souvent le cas actuellement en Occident (y compris en France), de forcer les individus et la société à s'adapter aux exigences du capitalisme et de la mondialisation, mais bien plutôt de se mettre au service desdits individus et de ladite société, en partant du principe qu'ils sont les mieux placés pour eux-mêmes transformer les environnements au sein desquels ils souhaitent vivre. Une réflexion philosophique stimulante, d'autant plus accessible que Barbara Stiegler abuse nettement moins de l'usage de concepts et de néologismes que son père Bernard dans ses propres ouvrages.

2. - J'ai signalé que ladite Barbara Stiegler est une spécialiste de Friedrich Nietzsche : ayant assez abondamment cité ce philosophe dans la réponse que j'avais prévu, peut-être est-ce l'occasion de signaler ici au moins quelques références à Damien, dont j'ai lu un message sur un autre forum dans lequel il disait récemment mal connaître la pensée philosophique nietzschéenne. À moins de préférer les lire directement en allemand, les œuvres de Nietzsche peuvent être lues en français dans deux gros volumes intitulés Œuvres et parus dans la collection « Bouquins » de chez Robert Laffont, même si personnellement, il y a déjà bien des années, quand j'étais lycéen puis étudiant, j'avais commencé par lire Nietzsche dans des éditions individuelles de ses livres parus en poche chez Folio Gallimard, Le Livre de poche, ou chez GF-Flammarion. Les ouvrages de Nietzsche que j'apprécie le plus (sans pour autant cautionner absolument tout ce qu'il a pu écrire) sont Aurore, Le Gai Savoir, Humain, trop humain, Ainsi parlait Zarathoustra, Par delà le bien et le mal, Le Crépuscule des Idoles, et L'Antéchrist. Nietzsche n'a pas fait de moi un athée, mais sa pensée est toujours stimulante, à mille lieues de tout « lithisme » religieux ou autre. Relire par exemple sa vision de la Genèse dans L'Antéchrist (§ 48) a toujours quelque-chose de savoureux. Si tu étais intéressé par un livre introduisant à la pensée nietzschéenne, Damien, je te recommanderais Nietzsche ou la passion de la vie de Bertrand Vergely (Éditions Milan, 2008), mais comme Vergely (chrétien orthodoxe par ailleurs) le dit lui-même, la lecture de Nietzsche peut se suffire à elle-même (c'est l'avantage, avec lui... ;-)...).

3. - Ce fuseau mérite bien que l'on signale ici la parution, elle aussi récente (en français), du dernier livre écrit par Zygmunt Bauman avant sa mort, intitulé Retrotopia (Premier Parallèle, 2019, traduction de l’anglais par Frédéric Joly). Le sociologue disparu en 2017 y évoque la tendance de l'individu contemporain à diverses formes de régression, face aux craintes que suscite la marche actuelle du monde dans sa folie capitaliste : ces mouvements, pratiques et sentiments rétrogrades, Bauman les qualifie de « rétrotopiques » et propres à notre époque qu'il définit comme un « âge de la nostalgie ». Il évoque ainsi plusieurs retours en arrière : premièrement, un retour au temps philosophique d'avant le Leviathan de Thomas Hobbes, retour dont on a pris le chemin avec une lutte de tous contre tous impossible à arbitrer par un pouvoir politique digne de ce nom, compte tenu de la faiblesse grandissante des États pour ce qui est de ce pouvoir ; deuxièmement, un retour à une forme de tribalisme sur fond de disparition de la solidarité, avec des individus ayant tendance à se replier sur leurs petites identités nationales ou communautaires, encouragés qu'ils sont par une société réticulaire (en réseaux) qui encourage l'entre-soi, en particulier via Internet ; troisièmement, un retour des inégalités, non pas de celles qui ont toujours été là au point d'être hélas confondues avec la banale réalité quotidienne, mais de celles que l'on avait cru au moins atténuer avec l'interdépendance entre capital et travail, interdépendance remise en cause aujourd'hui ; enfin, quatrièmement, un « retour au moi » (ledit moi fut-il vide) comme dernier lieu où faire vivre un espoir désormais « privatisé » au lieu d'être collectif, dans un monde - celui de la « vie liquide » - où l'on doit subir en permanence le jugement exigeant et normatif des autres, soit ce que Bauman appelle le « retour à l'utérus » (selon une idée qu'il emprunte à Melissa Broder, auteure d'un livre à succès dont il cite notamment les propos suivants : « Mettre au monde un enfant sans son consentement ne semble pas éthique. Sortir du ventre de la mère est juste insensé. L'utérus est le nirvana. »). Pour finir, après avoir analysé toutes ces formes de régression, constatant qu'il y a là une question de vie ou de mort pour l'humanité, Bauman en appelle impérieusement à « regarder vers l'avenir, pour un changement », et en particulier à une coopération à l'échelle de la planète qui passerait par une « capacité de dialogue » restant à construire ou reconstruire. Cette conclusion du livre, par la dernière référence que l'auteur invoque (un discours du pape actuel prononcé en 2016), plaira certainement à Jérôme (je trouve pour ma part un peu dommage que Bauman n'ait rien pu trouver d'autre, s'agissant de cette référence, notamment compte tenu des propos ignobles tenus depuis par le pape en question sur l'avortement, mais je comprends que c'était difficile, vu le contexte politique actuel, et même d'un point de vue laïc et athée comme celui de Zygmunt Bauman, d'autant plus que je ne serais pas surpris que Jorge Mario Bergoglio ait lu Bauman par ailleurs, tant il semble avoir repris certains concepts du sociologue dans ses discours, ce qui n'est certes pas un mal. Disons au moins que c'est constructif sur le principe, même si cela n'enlève rien à ce que j'ai dit plus haut sur les conditions à remplir « pour favoriser un dialogue par ailleurs nécessaire » ainsi que sur les priorités à établir).

4. - Jérôme, par rapport à certains développements contenus dans la dernière lettre que tu m'as écrite, je me permets de t'inviter à lire un roman, si tu ne le connais pas déjà : il s'agit de L'Œuvre de Dieu, la part du Diable (The Cider House Rules) de John Irving, paru en anglais en 1985 et en français aux éditions du Seuil l'année suivante (réédition en collection Points en 1995, traduction de l'anglais de Françoise et Guy Casaril). C'est un beau roman dickensien dont l'action se passe aux États-Unis d'Amérique dans la première moitié du XXe siècle, dans un orphelinat de l'État du Maine. Il a fait l'objet d'une adaptation cinématographique, réalisée par Lasse Hallström, scénarisée par John Irving lui-même, et que j'avais vu en salles à l'époque de sa sortie en France, en l'an 2000. Mon point de vue sur le sujet qui nous divise (parmi d'autres) est, comme tu pourras t'en douter, très proche de celui du personnage du docteur Wilbur Larch (brillamment interprété par l'acteur Michael Caine dans le film), et si je te dis que selon moi tu as de la chance, en tant que médecin, de pouvoir faire aujourd'hui librement les choix que tu as fait, peut-être comprendras-tu au moins en partie pourquoi en lisant ce roman.

Pour finir, deux citations.

D'abord une de Franz Kafka, d'après Gustav Janouch, en guise de réponse aux références contenues dans le message sur l'amour que Jérôme avait prévu de nous adresser amicalement lors du moot des 20 ans de JRRVF l'année dernière, message que j'avais déjà lu sur le site il y a plusieurs mois, même si l'annonce de mise en ligne n'a été faite que tout récemment. Il y aurait bien des choses à dire sur l'amour, et d'ailleurs j'avais commencé à le faire dans la réponse que j'avais initialement prévue pour ici, mais bon...

Le jeune F. W. s'était donné la mort à la suite d'un amour malheureux. Nous en parlâmes et, au cours de la conversation, Kafka me dit :
« Qu'est-ce que l'amour ? Mais c'est très simple ! L'amour est tout ce par quoi notre vie est intensifiée, élargie, enrichie. En direction de tous les sommets et de tous les abîmes. L'amour est aussi peu problématique qu'un véhicule. Il n'y a de problématique que le conducteur, les passagers et la route. »
Gustav Janouch, Conversations avec Kafka (Gespräche mit Kafka, 1968), traduction française de Bernard Lortholary, Éditions Les Lettres Nouvelles / Maurice Nadeau, 1978, rééd. 1988, p. 239.

Le conducteur, les passagers, la route (voire plus exactement l'autoroute, dans le cas d'un pape ou d'un Tolkien... ;-)...) : disons que tout est là, effectivement. :-)

Et enfin, probablement le plus important : une citation extraite d'un livre auquel j'ai déjà fait allusion dans un message du présent fuseau, à savoir le fameux Essai sur la bêtise de Michel Adam, qu'étant étudiant j'avais découvert lors de sa réédition en 2004, et que j'ai relu à l'occasion de la longue préparation de ma réponse. S'il est un livre qui m'a marqué dans le développement de ma réflexion philosophique et de mon scepticisme, c'est bien celui-là (avec les Essais de Michel de Montaigne, et plus tard l'Enquête sur l'entendement humain [An Enquiry concerning the Human Understanding] de David Hume). Dans cet ouvrage, Michel Adam a présenté le doute comme un devoir face à la bêtise, dans des pages admirables et lumineuses où je reconnais volontiers clairement ma propre démarche, aujourd'hui comme hier. Ne pouvant mieux m'exprimer que lui là-dessus, il me faut le citer à son tour :

Nous voulons insister sur l'engagement dans le doute. S'il est suspension de jugement, le doute est d'abord vouloir d'une personne. On ne doute que si on le veut ; il faut du courage et de l'audace pour quitter la stabilité de l'opinion reçue et s'engager dans une pensée que l'on rendra incertaine. Il faudra même trouver les raisons pour lesquelles on doutera. L'opinion qui donne apparence de pensée peut être collective alors que le doute doit être personnel ; il est manifestation d'une pensée visant l'originalité. C'est peut-être pourquoi il est aussi facile de se faire croire et de se croire original, en critiquant.
    Mettre ainsi en valeur le doute nous situe dans une longue tradition. Sans évoquer les sceptiques grecs, on rappellera Montaigne, Descartes, Hume et Claude Bernard. Mais nous voudrions d'abord montrer que le doute ne possède une valeur authentique et vivante que s'il ne se ferme pas sur lui-même et n'aboutit pas à une dogmatique. Situons notre dessein par rapport à ce texte de Chestov : « Il faut douter de tout, mais non pas pour revenir ensuite aux convictions solides ; cette opération serait vaine... Il faut que le doute devienne une force constante, créatrice, il faut qu'il imprègne tout l'être jusqu'en son essence la plus intime »(1). On constate ainsi que la fonction du doute est de nous détacher peu à peu de la connaissance pour nous ramener à nous-mêmes. Par le doute, nous quittons notre savoir pour nous retrouver comme force vive de réflexion et de jugement. Le doute relève d'un effort effectué par soi. On ne s'abandonne pas au doute, car ce serait cesser de douter. Il faut dans le doute toute la volonté que requiert une attention vivante, qui prend l'initiative de sa propre pensée. Le doute est dynamisme, exercice ; il veut à la fois l'austérité du devoir envers la vérité et la confiance entraînante dans le pouvoir de son esprit.
    Cependant le doute trouble. Il relève d'une inquiétude première et n'est ainsi réservé qu'à ceux qui sont capables de faire front. Le doute montre d'autant plus son aspect pénible qu'il est évitable. La vie quotidienne peut être menée sans que le doute intervienne : il suffit d'accepter l'apparence des choses et l'opinion à la place de la pensée. Il faudra aussi se buter contre toute réflexion, toute antinomie, toute difficulté. Au lieu, selon l'image de Descartes, de regarder toutes les pommes du panier pour trier celles qui sont avariées, l'homme borné gardera tout le contenu du panier sans pratiquer l'inspection souhaitable. On ne peut être plus stupide, et Montaigne nous renvoie au bestiaire habituel. « L'obstination et ardeur d'opinion est (sic) la plus seure preuve de bestise. Est-il rien certain, resolu, desdeigneux, contemplatif, serieux comme l'âne ? »(2). Le refus du doute aboutit au résultat suivant : la crainte de voir l'esprit ne pouvoir faire face aux difficultés soulevées amène le rejet de la pensée elle-même. Le doute non seulement laisse intact le processus mental, mais il l'active, le rajeunit. L'esprit se saisit vraiment comme esprit, comme aptitude à l'évaluation ; il devient source de la recherche de la valeur, en même temps que souci de fonder le savoir et de l'obtenir avec ordre et méthode.
    [...]
    Le doute n'a de sens que par sa finalité : rendre une pensée à elle-même plus présente et obtenir un savoir qui permette de justifier sa connaissance. Le doute isole le sujet, mais en lui faisant expérimenter une orientation vers son savoir. Virtuellement, l'homme qui doute participe déjà au vrai qu'il cherche en voulant le trouver. Il a, pour cela, accepté le sacrifice de sa tranquillité. L'homme digne de la pensée qu'il fait vivre y trouve son but et sa satisfaction. Mais le sot y prendra peur, peur de déboucher sur l'impossible pensée qui ne se nourrirait pas de matière extérieure, peur de rencontrer seulement l'inconfortable absurde, peur de l'isolement face à l'opinion si rassurante. La possibilité du doute recouvre trop d'insatisfactions et de troubles potentiels. Le sot quittera le doute le plus vite possible et retrouvera rassuré le terrain sûr de l'objectivité, du dogmatisme, de l'opinion partagée. Mais la peur entrevue accentuera sa dépendance envers le savoir qu'il s'impose. Et il deviendra plus agressif, plus sûr de lui, plus péremptoire dans ses affirmations. Il l'a échappé belle ; il a failli penser ! Il vaut mieux se laisser penser. L'autorité est commode aux esprits faibles ; il y a tant de personnes qui veulent aussi penser pour les autres !
    Les imbéciles sont heureux, assure-t-on. Ils s'évitent, en effet, l'exercice pénible du fendillement, c'est-à-dire du doute. L'homme sensé se demande s'il ne risque pas de faire ou de dire une sottise et il se tient un discours sur la méthode pour ne pas tomber dans la sottise. L'imbécile, hélas, ne sait pas douter. Nous avons vu comment le sérieux de la vie sociale à laquelle il participe lui évite cette mise à la question de son esprit. Comme il ne souffre pas de sa sottise, il ne fera rien pour en sortir. [...] Ce sont les gens sensés qui seront traités de sots, car ils veulent empêcher les imbéciles d'être heureux. Ils transforment les idées commodes acceptées par les sots en propositions douteuses. La vie deviendrait impossible s'il fallait changer les normes de la « vérité ». Ce qui réussit suffit au bonheur du sot. Il n'est besoin d'en chercher ni les causes, ni les effets, ni la pensée qui l'explique, ni les valeurs qui le jugent.
    Le sot est donc celui qui n'éprouve pas le besoin de se mettre en question. [...]
    Dans sa phobie de la bêtise, Flaubert a cherché derrière les idées reçues ce qui pouvait les caractériser. Une lettre à Louis Bouillet, écrite de Damas le 4 septembre 1850, nous précise : « La bêtise consiste à vouloir conclure »(3). On ne peut dire plus clairement qu'il s'agit d'arrêter sa pensée. Une pensée authentique s'examine, se reprend, doute d'elle-même. Sa vérité n'est pas dans son affirmation, mais dans sa pesée. Elle prend toutes les nuances possibles pour tenir compte des circonstances, comme pour s'en dégager. L'empirie lui sert à la fois de cadre et de repoussoir. Une pensée née dans le monde ne peut pas être si vite péremptoire. Ce sont les interlocuteurs de Socrate qui ont hâte de conclure ; leur pensée veut éviter tout embarras, et elle suppose qu'elle échappe à la contradiction, étant si assurée dans le monde. [...]
    Le doute n'a ainsi de sens que pour l'homme qui est assez fort pour se mettre en état d'infériorité. Pour pouvoir s'interroger sur la valeur de ses connaissances, il faut accepter de les perdre comme telles. Au moment où l'esprit devient vivant, le contenu de cet esprit semble échapper et il faut chercher des connaissances que l'on ne possède pas encore. Le doute est ainsi l'expérience de l'absence, de l'incertitude. L'homme dubitant doit s'accepter comme être fini, abandonné à ses propres initiatives. Le doute exige une force d'âme qui est la présence virtuelle en moi de la liberté et qui prend l'aspect concret de l'aventure puisqu'on ne sait pas de quoi les lendemains de l'esprit seront faits. Il faut accepter de se situer par rapport à ce que l'on veut, au-delà de ce que l'on « savait ». Et il faut affronter comme possibilité le désespoir, si rien ne vient compenser ce que l'on fait tomber sous le doute. Même si le doute est conduit méthodiquement, ne débouchant sur rien, il ne peut qu'accroître le trouble de l'esprit. L'homme du doute doit s'affirmer dans son individualité ; il est l'homme de la volonté et du devenir de la pensée. Il est celui qui refuse les aliénations et les facilités. Est-il besoin de redire que le sot ne peut courir tous ces risques, et plus pour des raisons psychologiques que pour des raisons intellectuelles ?
    [...]
    Le doute porte sur la modalité de la pensée, c'est-à-dire ce qu'elle contient en tant que certitude, mais il qualifie aussi la pensée elle-même. Une pensée dénuée de doute est une pensée arrivée ; elle est devenue un dogme, ce n'est plus une pensée. La signification de la pensée est non dans son avoir, mais dans son désir ; la pensée est recherche, tension. On ne fait un bilan que lorsqu'on a obtenu, et en prévision de l'activité à venir. La pensée ne s'arrête, de même, que pour repartir. [...]

(1): CHESTOV, La philosophie de la tragédie, Flammarion, 1967, p. 247.
(2): MONTAIGNE, Essais, III, 8, Garnier, 1958, t. 3, p. 171.
(3): FLAUBERT, Correspondance, Conard, 1910, t. I, p. 446.

Michel Adam, Essai sur la bêtise, éd. augmentée, Paris, La Table Ronde, 2004 (première publication : Presses Universitaires de France, 1975), Chapitre IV. - Ce que penser veut dire, 2. Le devoir de douter, p. 147-157.

Je me suis imposé des coupes, mais c'est tout le chapitre qu'il faudrait citer...
Que pourrai-je dire d'autre sur ce sujet ? Entre entrave à la décision d'un côté et stimulation de l'agilité intellectuelle et du courage de penser autant que d'agir, l'incertitude qu'expérimente celui qui doute se vit de façon ambivalente. Hier comme aujourd'hui, et notamment à notre époque, pleine de risques et de mutations, les êtres humains répondent à l'incertitude en suivant deux tendances : soit en n'écoutant que leur besoin de sécurité qui tend à les pousser vers la pensée arrivée, vers le dogmatisme ou ce que j'ai appelé plus haut le « lithisme », soit en réinventant leurs aspirations et leurs compétences à travers ce que l'on peut appeler la résilience et une pratique du doute qui anime la flamme de la pensée en mouvement. La deuxième tendance me parait naturellement plus féconde que la première, et la position la plus équilibrée à adopter sur un plan aussi bien intellectuel que spirituel.
Et cette incertitude de celui qui doute me parait d'ailleurs tout-à-fait compatible avec une attitude que promeut Jérôme dans sa longue lettre : « L'émerveillement devant tout ce qui est ». L'un, en effet, n'empêche pas l'autre sur le principe, du moins à ce qu'il me semble. À propos de l'évocation de cet émerveillement, Jérôme m'a d'ailleurs précisé en note que « toute réminiscence elfique ou bombadilienne n’a[vait] ici rien de fortuit ». Je veux bien en convenir, naturellement, mais il faudra peut-être un jour que nous revenions sur cette notion d'émerveillement « bombadilien », dont on peut se demander jusqu'où elle peut vraiment aller selon les personnes, quand bien même celles-ci se voudraient par ailleurs tolkienophiles, vu que sur la planète des « fans » de Tolkien, tout le monde ne fume pas forcément de la même herbe à pipe...


Burk Uzzle (né en 1938).
Woodstock, Dressed in Pipe, 1969.
Photographies (tirages à la gélatine argentique et en couleurs).

Que voulez-vous, en ce mois du cinquantenaire de Woodstock, je me devais de compléter ce (déjà long) bout de réponse par un clin d'œil de circonstance. ;-)

Peace and love anyway,

B., un peu soulagé, mais pas encore sorti de l'auberge...

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#17 22-08-2019 10:49

Elendil
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Hyarion a écrit :

En face, je risquerais de n'obtenir probablement que des réactions décevantes, faite d'incompréhension, de volonté de seulement tester son intelligence, de raideur morale ou de pudeur mal placée, y compris à travers des silences. Du moins est-ce ma crainte. Alors disons simplement « stop », même si je garde tout ce travail sous le coude, au cas où.

Cher Hyarion,

Il est clair que si tu considères les présentes réponses de Jérôme ou de ma part sous l'angle des qualificatifs que tu mentionnes, je ne comprends même pas comment tu y as consacré autant de temps... Souhaites-tu même une discussion ? Il est permis d'en douter, si tu commences par une telle diatribe. Pour ma part, si je passe cet étrange exorde (et les quelques répliques sismiques disséminées plus loin), il y a bien des choses qui m'interpellent et m'inviteraient à discuter la suite, mais je ne le ferai pas en détail, surtout par manque de temps, un temps qui me fait trop défaut en ce moment. Au demeurant, je ne risque en aucune circonstance de vouloir engloutir tout contradicteur sous une avalanche de citations et de réflexions de 150 pages ou plus. Le dialogue risquerait bien de devenir monologue.

Concernant les "idées absolues" dont tu parles, j'avoue ne pas bien saisir ce que tu veux dire, contrairement à ce que tu appelles le lithisme, que tu explicites fort bien. Or l'un et l'autre ne me paraissent pas relever du même plan. Si par idées absolues tu entends toute forme de croyance transcendantale, cela ne signifie pas nécessairement être chargé de certitudes monolithiques. A contrario, il me semble assez évident que de telles idées ne peuvent pas être mises de côté dans la moindre discussion philosophique sérieuse, pour la simple raison qu'elles conditionnent en bonne part l'appréhension qu'on peut avoir du monde. En partant de postulats différents, on aboutit très naturellement à des démonstrations aux antipodes les unes des autres. Cela n'empêche pas le débat, à mes yeux, mais empêche certainement toute convergences sur certains sujets, dès lors que les axiomes de départs sont incompatibles. A ce titre, le peu que je connais de Nietzsche me fait penser qu'il a l'immense mérite de la cohérence de pensée sur le versant athée de l'appréhension du monde. Mais si je défendais une position de type nietzschéen en écartant un moment mes convictions personnelles, cela n'aurait que fort peu de liens avec ce que je pense vraiment et pour le coup nous tomberions dans l'exercice sophistique que tu dénonçais.

Hyarion a écrit :

Je n'ai pas de certitudes, pour ma part, et notamment pas de certitudes « fixistes », « lithiques », car la vie est mouvement, et le champ des possibles fort vaste. Jadis, pour nous donner la mesure de l'humain, comme l'a écrit Karl Jaspers, il a fallu rien de moins que Socrate, le Bouddha, Confucius, Jésus, et l'expérience fondamentale que ces grandes figures, inscrites dans l'histoire, ont faite de nôtre condition, au-delà même de la quête philosophique qu'elles peuvent par ailleurs continuellement inspirer tant leur influence a été grande : crois-tu donc que, depuis, nous en ayons fini en matière de référentiels à adopter et de limites à énoncer ? Moins que jamais, me semble-t-il.

A lire ta réponse, je me demande encore si je dois ici exprimer mon accord ou mon désaccord. D'un côté, il ne me semble possible de concevoir de référentiel mobile qu'en se rapportant à un référentiel fixe plus fondamental. Si aucun référentiel n'est fixe, alors la définition même de référentiel perd nécessairement son sens. D'un autre côté, je ne prétendrais pas qu'il faille s'abstenir de réinterroger constamment ces constantes pour comprendre les conséquences qu'elles ont concrètement pour nous dans la situation qui est la nôtre. Cela implique des réponses constamment nouvelles, et même parfois une vue plus claire et plus précise du référentiel lui-même. Peut-être la différence entre nous est-elle là : tu sembles postuler qu'il faille sans cesse réinventer notre référentiel quand j'aurais tendance à dire qu'il faut perpétuellement le (re)découvrir. wink

Hyarion a écrit :

Voyant tout ce que tu sembles continuer à mettre d'impropre et de hors-sujet derrière le mot « socialisme », j'avais préparé pour toi, dans ma longue réponse, une sorte d'« Histoire du socialisme racontée par un socialiste inactuel à un lecteur de Valeurs actuelles », faite sérieusement mais sans me prendre au sérieux (comme toujours), avec notamment beaucoup de citations commentées de Charles Fourier, de William Morris, de Jean Jaurès, de Rosa Luxemburg, de Paul Lafargue, de Karl Marx, et même de Chateaubriand et de Tocqueville, ainsi que beaucoup de précisions sur ce que je conçois comme étant le socialisme et son histoire, soit quelque-chose qui dépasse très (très) largement les obsessions sexuelles, conjugales et familiales des adversaires et ennemis du socialisme. Mais je renonce donc à poster ici tout cela.

Voilà une partie que j'aurais été très curieux de lire, vu que l'histoire du socialisme m'a intéressé depuis longtemps. Même si je ne prétends pas avoir lu tous les auteurs que tu cites, j'en connais raisonnablement bien un certain nombre et je ne vois actuellement aucun argument sérieux pour qualifier ma conception du socialisme d'impropre ou de hors-sujet. Surtout si l'on considère que la majorité de mes critiques s'adressent plus particulièrement au socialisme tel qu'il existe actuellement dans le cadre de la politique française, et non à l'ensemble du mouvement des idées socialistes. De fait, entre les idées de Jaurès et la politique de Hollande ou celle prônée par Hamon, il n'y a pas un fossé, il y a un gouffre.

Par contre, là où je pense que tu fais fondamentalement erreur, c'est dans ton opposition entre le progressisme social et l'ultralibéralisme modernes. Les deux se complètent admirablement bien. Au demeurant, pour se mettre d'accord, comme tu le demandes, encore faudrait-il qu'il y ait un référentiel commun, ce qui est précisément antinomique avec l'un et l'autre. Pour le coup, c'est bien une question qui mériterait un long développement.

Hyarion a écrit :

L'histoire du christianisme, et notamment de la papauté, si riche en chasses aux « hérétiques », chrétiens schismatiques, « infidèles », apostats, idolâtres, démonolâtres, sorcières, sorciers et autres « ennemis de la vraie foi », nous rappelle abondamment quel est le cœur du problème, hier comme aujourd'hui : les « vrais chrétiens » ont trop souvent tendance à ne pas chercher la vérité avec leurs interlocuteurs, mais plutôt à vouloir seulement les amener à la « seule et vraie Vérité » du christianisme.

Bravo, bravo, bel exercice de caricature ! Mais si c'est la démonstration pratique de ton plaidoyer pro domo sur le doute et la capacité à penser par soi-même pour éviter l'écueil de la bêtise, c'est un peu faible.

J'ai bien été tenté de faire un résumé des Temps modernes qui m'aurais permis en retour d'assimiler le socialisme à une longue variation sur le thème des Khmers Rouges, mais c'eut été un peu trop facile et sans doute même un peu injuste. wink Il y aurait long à dire sur la distinction entre les abus temporels s'appuyant sur la religion comme argument pour poursuivre des buts politiques et ceux ceux réellement attribuables à l'Eglise, sur les débats qui ont agité l'Eglise à l'époque même où furent commis ces abus, sur la question de la violence dans les sociétés anciennes, voir même sur l'évidente inadéquation entre la doctrine de référence et lesdits abus, mais j'imagine que tu connais déjà tout cela.

Je voudrais juste souligner que tu adoptes ici un argument qui m'inspire immédiatement une profonde méfiance quant à l'honnêteté intellectuelle de qui le fait sien, car le rhéteur qui insiste sur les erreurs et les crimes du passé le fait généralement pour faire oublier la réalité du présent. Or précisément, le socialisme (ou ce qui s'en réclame) tue encore aujourd'hui dans de nombreuses parties du monde, en fait dans la plupart des pays où il est au pouvoir. Le christianisme... nettement moins. Or s'il faut admettre que Torquemada était chrétien, qui peut sérieusement prétendre qu'un Maduro ne serait pas socialiste ? La réalité des choses, Lord Acton l'a énoncée il y a plus d'un siècle : le pouvoir corrompt. C'est une réalité dont nul n'est exempt, ceux qui n'ont aucun principe évidemment, mais aussi ceux qui se réclament d'un idéal supérieur.

Hyarion a écrit :

Tu as terminé ton dernier message ici en sollicitant évangéliquement la bonne volonté de tous, comme si celle des personnes pensant peu ou prou comme toi n'était plus à prouver... or il me semble, pour commencer, que ce ne serait pas un mal que ces personnes, « vrais chrétiens » ou assimilés avec toutes les nuances que tu voudras, commençaient par dire si elles sont vraiment prêtes à accepter les autres êtres humains comme ils sont, sans chercher à s'affirmer sans arrêt eux-mêmes comme étant ceux qui auraient identifié la « seule et vraie Vérité » vers laquelle il faudrait amener le reste de l'humanité : ce serait déjà un grand pas pour favoriser un dialogue par ailleurs nécessaire, même si, c'est entendu, faire des efforts pour cela est l'affaire de tout le monde.

Je ne comprends pas le moins du monde comment tu peux lire "tous" comme signifiant "tous les autres, hormis ceux qui pensent comme moi". Il me semble évident que s'il s'agit de tous, je m'inclus dans l'exorde. Je ne suis hélas pas le dernier à être capable de mauvaise volonté, je ne le sais que trop bien. Mais ta réponse semble malheureusement trahir une pleine réserve de préjugés, ces mêmes préjugés que tu jettes à la tête des autres. Là encore, comment le dialogue serait-il possible si tu soupçonnes perpétuellement les autres d'intentions cachées et prétends lire leurs sentiments mieux qu'eux-mêmes ne les expriment ? Loin de moi l'idée de te juger ou de rejeter qui tu es, même si je me trouve en désaccord avec toi sur certains sujets.

Hyarion a écrit :

Et cette incertitude de celui qui doute me parait d'ailleurs tout-à-fait compatible avec une attitude que promeut Jérôme dans sa longue lettre : « L'émerveillement devant tout ce qui est ». L'un, en effet, n'empêche pas l'autre sur le principe, du moins à ce qu'il me semble.

Pour le coup, je suis tout à fait d'accord avec toi sur ce point. Le doute n'est d'ailleurs nullement incompatible avec une croyance transcendantale, comme l'ont montré Descartes, Spinoza, Kant, Teilhard de Chardin et bien d'autres. wink

E.

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#18 23-08-2019 00:31

Yyr
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Elendil aura mérité d'être appelé Voronda :).

La querelle autour du référentiel a déjà été débattue (Platon, Théétète).
Elendil reprend ici le rôle de Socrate et Hyarion de Protagoras. Le résultat est inchangé.
Mais aurais-tu la longévité des Eldar, Damien, je ne sais pas si tu pourrais répondre aux 150 pages et aux suivantes, car il y en aura encore et encore.
Il y a ici en arrière-plan l'histoire (et la querelle) de la philosophie de la connaissance.
Voici la longue parenthèse épistémologique que j'avais rédigée dans la lettre que j'ai adressée à Benjamin : Lettre à un ami sceptique (extraits).
Le scepticisme a déjà été réfuté. Je n'y passerai pas davantage de temps.
Le seul qui ait été conséquent était Pyrrhon : il s'est tû.
Les autres finissent par se prendre les pieds dans le tapis, ce dont Benjamin, j'en suis désolé, nous donne régulièrement démonstration.
Ici : « Je n'ai pas de certitudes, pour ma part » aussitôt suivi de celle-ci : « la vie est mouvement » (Héraclite) et de toute une longue dogmatique sur comment il convient de penser, etc. Alors, certes, cette dogmatique n'est dogmatique que par analogie, mais ... Plus largement : quelle constance, quelle persévérance, quelle ferveur, à nous enseigner la pratique du doute et à nous dire comment faire pour ne pas être dogmatiques (plus loin aussi sur les questions de bioéthique) ... Comme bien des sceptiques avant lui, il a la foi du scepticisme chevillée au corps. Les autres veulent imposer leur vérité mais pas lui. On en revient au complexe d'Épiménide (cf. extraits).

Ce n'est pas très grave.
Ce qui est davantage déplaisant, Benjamin, est que tu règles aussi tes comptes avec l'Église par le biais du forum et de ses membres (enfin, surtout un :)).
Tu ne manques pas une occasion, même quand elle pourrait rester à des kilomètres, pour traquer et pourfendre les « certitudes religieuses » (de préférence catholiques).
Non seulement :
- tes messages font « disque rayé » ;
- ils faussent la réflexion en déportant la question vers cette problématique personnelle qui te tient à cœur (et risquent davantage de renforcer les certitudes éventuelles ou d'en faire naître chez ton auditeur, vu la façon dont tu t'y prends) ;
- cela tourne à l'inquisition, parfois à la sottise ou/et à la diffamation (dernier exemple en date avec le suicide comme "péché ultime" pour l'église ; plus généralement l’Élise qui veut imposer sa vérité à tous) ;
- tes formules sont vexantes, parfois méprisantes (« l'autoroute » entre autres) ;
Mais encore :
- j'en ai personnellement assez de servir de paratonnerre.

Le forum de JRRVF n'a pas été conçu pour cela.
Et même l'espace libre, dont je suis à l'initiative, ne peut s'y prêter que jusqu'à un certain point.

Il y a un peu d'exaspération ici et donc peut-être (sans doute) de l'exagération, comme une goutte d'eau fait déborder le vase. Le fait d'avoir été accueilli dans le fuseau sur le libre arbitre par « Le point de vue de untel a le mérite d'être relativement émancipé d'une grille de lecture étroitement catholique de l'œuvre de Tolkien » n'y est pas étranger, non plus que d'avoir ensuite vue les contributions de Damien ou moi dans le même fuseau être à toute force ramenées à « se placer du point de vue (catholique) du subcréateur et ne pas pouvoir s'empêcher de voir (comme par hasard) dans ce geste le "péché ultime" ». À une époque, on avait plutôt tendance à se féliciter qu'il y ait un nouveau fuseau, à en remercier l'auteur, et à donner ses idées (et non pas à forcer les autres à avoir celles que l'on veut enfoncer).

C'est dommage, car tu es, et je ne le dis ni par flatterie ni pour adoucir le propos précédent, quelqu'un avec qui j'aimerais partager davantage et véritablement lier amitié. C'est peu dire que je te trouve intelligent et cultivé (et je serai heureux, à l'occasion, de t'écouter me parler de ton socialisme). Et tu es de bonne compagnie. Mais, quant à moi, certaines de tes préoccupations passeront mieux entre quatre yeux. Je veux bien débattre avec toi des sujets évoqués plus haut ou de ce qui te chagrine dans l'Église. Mais pour ma part, non, ça ne sera pas sur le forum. J'y viens pour Tolkien. Il se trouve que certaines réflexions ne peuvent faire l'économie du Christianisme, j'en suis désolé pour toi. Tolkien m'a ému et touché au cœur. Hume (qui se désolait de la « malheureuse solitude » et du « désespoir » en lesquels sa philosophie l’avaient placé) et Nietzsche (qui a terminé dans la folie) ne l'ont pas fait.

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#19 23-08-2019 06:30

Hyarion
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Cher Elendil,

Lorsque j'ai parlé de « trop d'argumentation devant trop peu de répartie in fine », c'est précisément au risque de monologue que je faisais allusion : sois donc bien persuadé que j'étais conscient du problème. Concernant plus généralement l'« étrange exorde » qui t'interpelle, je reconnais avec le recul qu'elle était formellement peut-être mal placée, même si elle me parait sur le fond lucide quant aux difficultés profondes que pose, pour ce qui nous concerne en ces lieux, la question de ce que Zygmunt Bauman appelle la « capacité de dialogue ». Tu n'as qu'à y voir le signe d'une profonde lassitude de ma part, à bien des niveaux... C'est étrange que nous en soyons d'ailleurs venu à parler du Mythe de Sisyphe d'Albert Camus, dans un autre fuseau, ces jours-ci, car il va peut-être décidément falloir que je le relise encore, tant l'attitude et l'état d'esprit des gens avec qui je suis pourtant censé toujours essayer, malgré les différences et les inévitables divergences, avoir une attitude sociable me désespère souvent littéralement... Oui... décidément, il doit être temps de dire « stop », sous peine de devenir complètement fou...

Comme j'ai pu déjà le dire, en tout cas, chat échaudé craint l'eau froide... Je souhaite toujours laisser la porte ouverte à la discussion. Toujours. Sans quoi, je n'aurai pas passé autant de temps à réfléchir à une réponse adéquate, mais à tort sans doute, décidément, vu ce que tu m'écris. On m'avait d'ailleurs conseillé de ne pas répondre, ni à toi, ni à Jérôme. J'aurai peut-être dû suivre ce conseil. Pour ce qui est de ce que l'on met derrière le mot « discussion », force est de constater, à la lumière de l'expérience, qu'en ce qui concerne ta façon de concevoir la chose, tu me donnes trop souvent davantage l'impression de tester ton intellect que celle d'être véritablement dans l'échange. Tester son intellect, tester les autres... Comment peut-on trouver de l'intérêt (je n'ose dire du plaisir) à cela ? Et quel sens peut bien avoir, à cette aune, là encore, de solliciter évangéliquement la bonne volonté de l'interlocuteur ? Tu me parles de ma « pleine réserve de préjugés », mais qu'en est-il de toi au juste, et notamment à l'aune de ce que tu crois être l'intelligence ? Même si je veux bien continuer moi-même à faire preuve de bonne volonté, il me suffit encore de relire le paragraphe où tu t'es essayé à l'ironie s'agissant de ce que tu appelles en gros « la fuite en avant du progressisme »... Avec toi, Elendil, une chose au moins est claire : ce qui toujours pour toi « va trop loin », comme par nature, c'est apparemment le « socialisme », et plus largement tout ce qui est susceptible de remettre en cause la stabilité d'un ordre établi auquel tu m'as toujours paru être très attaché, sans jamais vraiment le discuter, quasiment en « panglossien ». L'amalgame, méprisant (et méprisable), que tu fais entre ledit socialisme, le « progressisme », les sexualités apparemment jugées chrétiennement par toi « contre-nature », l'eugénisme et le transhumanisme, tout cet amalgame est à peine moins grossier (mais tout aussi insultant) que celui pratiqué par certains « libéraux » entre socialisme et nazisme, je suis désolé d'avoir à te le dire. Mais en es-tu seulement conscient ? Il est permis d'en douter. En tout cas, si tu en étais conscient, peut-être prendrais-tu la mesure des efforts que l'on peut avoir à faire pour essayer de discuter (même si je suppose naturellement que tu en fais aussi, des efforts, de même que Jérôme : des efforts, nous avons tous à en faire).

Elendil a écrit :

A lire ta réponse, je me demande encore si je dois ici exprimer mon accord ou mon désaccord. D'un côté, il ne me semble possible de concevoir de référentiel mobile qu'en se rapportant à un référentiel fixe plus fondamental. Si aucun référentiel n'est fixe, alors la définition même de référentiel perd nécessairement son sens. D'un autre côté, je ne prétendrais pas qu'il faille s'abstenir de réinterroger constamment ces constantes pour comprendre les conséquences qu'elles ont concrètement pour nous dans la situation qui est la nôtre. Cela implique des réponses constamment nouvelles, et même parfois une vue plus claire et plus précise du référentiel lui-même. Peut-être la différence entre nous est-elle là : tu sembles postuler qu'il faille sans cesse réinventer notre référentiel quand j'aurais tendance à dire qu'il faut perpétuellement le (re)découvrir.

Mon point de vue ne suppose pas que l'on doive être en accord ou en désaccord avec moi, puisqu'il témoigne simplement de ma pratique du doute. ;-) Par ailleurs, qui a dit qu'il n'y avait pas de place pour un référentiel fondamental ? C'est bien entendu tout-à-fait envisageable. Mais ce référentiel, ce n'est pas forcément Jésus-Christ, ni même le Dieu des religions du Livre. Et c'est cela que des esprits religieux peuvent avoir tant de mal à admettre. Tu parles de découvrir ou de redécouvrir, et bien sûr pourquoi pas, mais qu'est-ce que tu mets au juste derrière cela ? ;-) La fameuse « synthèse » que serait selon toi le christianisme ? Si oui, pourquoi donc lui et pas autre chose ? La « Vérité » révélée exclusive que le christianisme prétend détenir ne peut faire dudit christianisme une « synthèse » « mieux-disante », et en ce sens, les adeptes de l'hermétisme et de la théosophie ont raison de dire qu'« aucune religion n'est supérieure à la Vérité », si celle-ci existe : si l'on veut une synthèse universelle qui en soit vraiment une, il faudrait aller beaucoup plus loin que de se contenter de la foi en Jésus-Christ, jusqu'ici seulement accommodée à quelques concessions faites notamment à la science, sous la contrainte du réel qui semble être le nôtre et dans le mesure où cela ne contredisait pas (trop) la croyance religieuse.

Elendil a écrit :

Voilà une partie que j'aurais été très curieux de lire, vu que l'histoire du socialisme m'a intéressé depuis longtemps. Même si je ne prétends pas avoir lu tous les auteurs que tu cites, j'en connais raisonnablement bien un certain nombre et je ne vois actuellement aucun argument sérieux pour qualifier ma conception du socialisme d'impropre ou de hors-sujet. Surtout si l'on considère que la majorité de mes critiques s'adressent plus particulièrement au socialisme tel qu'il existe actuellement dans le cadre de la politique française, et non à l'ensemble du mouvement des idées socialistes. De fait, entre les idées de Jaurès et la politique de Hollande ou celle prônée par Hamon, il n'y a pas un fossé, il y a un gouffre.

Tout le problème est là : à te lire, tu ne me parait malheureusement pas appréhender le sujet de la façon qu'il mériterait, notamment en te limitant à la politique française actuelle et (comme d'habitude) aux régimes autoritaires se réclamant encore aujourd'hui faussement du socialisme. Honnêtement, je pense que j'ai été vraiment trop généreux d'avoir écrit autant là-dessus : mon point de vue sur la question ne t'intéresse pas vraiment, je le crains, seul le test de ton intellect semblant compter, apparemment, et qui plus est à l'aune de tes propres opinions politiques et religieuses, et en ne retenant, bien sûr, que ce qui t'arrange, en profitant notamment de la cruauté de l'histoire humaine à l'image de nôtre si faillible condition. Bien évidemment tu pourras toujours te réclamer de la réalité, cependant je t'invite à ne pas oublier que ce n'est jamais que toi qui l'interprète, du haut de ce qui te parait évident ou intelligent. Mais qui puis-je, de toute façon ? C'est ton choix, après tout.

Elendil a écrit :

Or s'il faut admettre que Torquemada était chrétien, qui peut sérieusement prétendre qu'un Maduro ne serait pas socialiste ?

Là, j'ai quand même envie de sourire... « Qui peut sérieusement [le] prétendre » ? Eh bien, pour ma part, je le prétend. Et sérieusement. Ne t'ai-je pas déjà écrit que « mon » socialisme est inactuel ? Je ne dis pas cela pour me sentir « supérieur », évidemment, ni pour me soustraire à la critique, mais parce que la plupart des choses qui m'intéressent dans le socialisme n'ont décidément rien à voir avec les choses qui t'intéressent toi, prétendument au nom d'un principe de réalité que tu manipules selon ton goût, et qui semblent toutes entières contenues dans ton message.

Sans même parler de la défunte URSS ou de la Chine totalitaire actuelle héritée de Mao, lesquelles mériteraient des développements spécifiques (ce que j'avais d'ailleurs fait dans ma réponse initialement prévue), s'agissant de toutes les dictatures encore existantes dans le monde que l'on pourrait me citer, en prétendant hâtivement savoir de quoi l'on parle en matière de socialisme ou même de communisme, que ce soit le régime dément de la dynastie des Kim en Corée du Nord, celui du Viêt Nam hérité notamment de l'oncle Hô, celui de la Cuba castriste revendiquant encore un « socialisme » au « caractère irrévocable », celui du stalinien Loukachenko en Biélorussie, celui d'Afwerki (maoïste de formation) en Érythrée, ou celui du Vénézuéla « révolutionnaire bolivarien » encore présidé actuellement par un Maduro qui a osé déclarer en janvier dernier, au milieu des ruines de son pays gangréné par la corruption et la misère, vouloir « construire le socialisme du XXIe siècle », que veux-tu que je te dise ? Pour ce qui est d'être curieux de voir ce qui s'y passe, je n'ai ni l'envie ni les moyens d'aller dans ces États pour y faire du tourisme comme d'autres (adeptes d'un voyeurisme idéologique selon moi assez pervers, au moins pour certains), et même si ma vision des choses n'est pas en noir et blanc car je tiens à mon sens de la nuance pour tout sujet (je reconnais ainsi volontiers qu'à Cuba, le régime castriste peut être crédité de vraies réussites sociales en matière scolaire et médicale, par exemple), le moins que je puisse dire de mon point de vue, c'est que tous les régimes de ces pays ne sont globalement, depuis des décennies, que dévoiement et trahison des idéaux socialistes nés en Europe au XIXe siècle et tels que je les entends. Je laisse donc aux énergumènes qui dirigent les pays en question (pour le malheur de leurs populations, bonheur et malheur fussent-ils des notions relatives) le sinistre « socialisme » de caserne, d'inspiration stalinienne, castriste ou maoïste, dont ils se réclament, et les systèmes politiques autoritaires ainsi que les violations de droits humains qui vont avec : tout cela n'a évidemment rien à voir avec « mon » socialisme, ni avec le socialisme d'un Fourier, d'un Morris, d'un Jaurès, d'une Luxemburg... ou même d'un Marx ! Concernant ce dernier, si tu t'en souviens, Albert Camus, qui n'était pas marxiste (fût-il très brièvement militant communiste de 1935 à 1937), a écrit des choses fort pertinentes dans L'Homme révolté :

Certes, on a eu raison d'insister sur l'exigence éthique qui est au fond du rêve marxiste(*). Il faut dire, justement, avant d'examiner l'échec du marxisme, qu'elle fait la vraie grandeur de Marx. Il a mis le travail, sa déchéance injuste et sa dignité profonde, au centre de sa réflexion. Il s'est élevé contre la réduction du travail à une marchandise et du travailleur à un objet. Il a rappelé aux privilégiés que leurs privilèges n'étaient pas divins, ni la propriété un droit éternel. Il a donné une mauvaise conscience à ceux qui n'avaient pas le droit de la garder en paix et dénoncé, avec une profondeur sans égale, une classe dont le crime n'est pas tant d'avoir eu le pouvoir que de l'avoir utilisé aux fins d'une société médiocre et sans vraie noblesse. Nous lui devons cette idée qui fait le désespoir de notre temps - mais ici le désespoir vaut mieux que tout espoir - que lorsque le travail est une déchéance, il n'est pas la vie, bien qu'il couvre tout le temps de la vie. Qui, malgré les prétentions de cette société, peut y dormir en paix, sachant désormais qu'elle tire ses jouissances médiocres du travail de millions d'âmes mortes ? Exigeant pour le travailleur la vraie richesse, qui n'est pas celle de l'argent, mais celle du loisir ou de la création, il a réclamé, malgré les apparences, la qualité de l'homme. Ce faisant, on peut le dire avec force, il n'a pas voulu la dégradation supplémentaire qu'en son nom on a imposée à l'homme. Une phrase de lui, pour une fois claire et coupante, refuse à jamais à ses disciples triomphants la grandeur et l'humanité qui étaient les siennes : « Un but qui a besoin de moyens injustes n'est pas un but juste. »
(*): Maximilien Rubel, Pages choisies pour une éthique socialiste, Rivière. (NdA)
Albert Camus, L'Homme révolté, collection Folio Essais, Gallimard, p. 263-264.

Quant à la politique française actuelle, j'avais bien prévu d'en parler, mais avec toi et tes leçons de « réalisme » autour de la notion de gouffre, il me semble que c'est décidément peine perdue. Sache simplement que lors de l'élection présidentielle de 2017, la seule bonne idée de toute la campagne, celle du revenu universel, a été selon moi manipulée un peu n'importe comment par le candidat Hamon, pour être finalement évacuée du programme socialiste dès les élections législatives dans les semaines qui ont suivi : c'est assez dire, finalement, combien le compte n'y est pas pour moi, et depuis longtemps, s'agissant de la « réalité » du socialisme actuel en France (j'ai adhéré au PS pendant quelques années, pour ne pas rester spectateur face au sarkozysme, mais je ne sais pas si je pourrais encore me le permettre aujourd'hui). Cela ne m'empêche pas de continuer à aller voter, quoique de plus en plus avec difficulté (j'ai dû voter blanc pour la première fois en 2017), l'offre politique étant à présent fort rétrécie de mon point de vue, entre un macronisme et un mélenchonisme que j'estime être deux escroqueries, et un écologisme qui en l'état ne me parait pas (encore) laisser assez de place à ce qu'en 1977, déjà, René Dumont appelait une « écologie socialiste » ne dissociant pas les trois questions sociale, environnementale et économique. Ne me parle pas de « progressisme » : cela n'a pas beaucoup de sens pour moi. Parle-moi plutôt d'« organisation collective de la liberté dans la justice », selon l'expression de Michel Rocard, et là, peut-être, tu commenceras à comprendre un peu ce que j'entends par « socialisme ».

Elendil a écrit :

Par contre, là où je pense que tu fais fondamentalement erreur, c'est dans ton opposition entre le progressisme social et l'ultralibéralisme modernes. Les deux se complètent admirablement bien. Au demeurant, pour se mettre d'accord, comme tu le demandes, encore faudrait-il qu'il y ait un référentiel commun, ce qui est précisément antinomique avec l'un et l'autre. Pour le coup, c'est bien une question qui mériterait un long développement.

Décidément, il me semble bien que tu ne comprends pas, et c'est notamment pour cela que j'avais essayé de préparer une si longue réponse, tant il faudrait tout revoir dans tes présupposés (non pas pour te convaincre, mais simplement pour te donner à réfléchir)... Pour moi, le mot « socialisme » ne rime pas forcément avec le « progressisme », loin s'en faut, et sans doute pas tel que tu le conçois, même en ajoutant le terme « social » parce que cela satisfait ton anti-socialisme. Nous parlons des bouleversements que connaissent les référentiels, or il se trouve que les notions que l'on appelle le progrès ou la modernité sont elles-mêmes sujettes à ces bouleversements, particulièrement à notre époque, si bien que les conservateurs d'hier pourraient bien passer pour les progressistes d'aujourd'hui, et vice-versa. En ce qui me concerne, je ne me réclame pas du « progrès », notion qui pour moi n'a d'ailleurs aucun sens positif en soi, puisque l'on peut aussi bien parler du progrès d'un fléau ou d'une maladie. À partir de là, ton constat d'un progressisme social et d'un ultralibéralisme modernes se complétant « admirablement bien » a quelque-chose de tragi-comique : qu'est-ce que l'on ne ferait pas pour justifier de voir midi à sa porte... Je m'en garde bien pour ma part, quitte à ce que tu déplores finalement que mon point de vue soit trop « fou » ou idiosyncrasique. Cependant, si j'essaie malgré tout de suivre ta logique, je vois que ton amalgame semble basé sur le fait que le « laisser-faire » de l'ultralibéralisme communierait facilement avec le désir insatiable des individus (notamment le fameux désir d'enfant) au service duquel tend à se placer la technique, avec les conséquences que nous connaissons s'agissant des sciences de la vie : en quoi cela aurait-il forcément en soi un rapport avec ce que tu considères être le « socialisme » ou même le « progrès » ? En quoi la satisfaction du moindre désir de l'individu relèverait-il du « socialisme » ou de je-ne-sais quel « progressisme » ? Quand le mur de Berlin s'est effondré et que l'industrie pornographique occidentale a envahi l'ex-bloc de l'Est, était-ce du fait du socialisme ou du capitalisme libéral ? Et de quoi s'agissait-il sinon de « donner aux gens ce qu'ils désirent » selon l'idéologie de ceux qui se disent libéraux ? Les choses ne sont pas aussi évidentes que semblent te les dicter tes convictions personnelles mélangées à une grille de lecture analytique...
La notion de socialisme n'a en tout cas rien de monolithique, sans quoi elle serait tombée en désuétude depuis bien longtemps. Je note d'ailleurs que le mot « socialiste » n'est plus forcément un gros mot dans le monde capitaliste « historique », même aux États-Unis d'Amérique, où l'idée de socialisme, à travers entre autres des figures politiques comme Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, semble désormais séduire de jeunes générations, du moins en certains endroits du pays comme New York, au point de faire l'objet récemment d'une couverture de magazine que j'aurai pu croire encore fort improbable aux États-Unis il y a seulement dix ans...

Bref, tout le monde n'a pas les mêmes conceptions s'agissant de cette notion, et je ne peux honnêtement parler que de ma propre opinion à ce propos, et de mon interprétation au regard de l'histoire. Je les espère assez équilibrées, mais bien évidemment, s'il s'agit de parler à quelqu'un qui croit avoir tout compris à tel ou tel mot, de notre langage supposé commun, simplement parce qu'il ne voit que midi à sa porte, c'est peine perdue que de vouloir discuter, du moins à ce qu'il me semble... Ici c'est la pensée de Friedrich Nietzsche qui parait s'imposer, comme souvent, à moi, avec sa puissante réflexion, dans Humain, trop humain, sur le langage n'exprimant pas le réel même s'il est la condition de l'action...

Elendil a écrit :

Bravo, bravo, bel exercice de caricature ! Mais si c'est la démonstration pratique de ton plaidoyer pro domo sur le doute et la capacité à penser par soi-même pour éviter l'écueil de la bêtise, c'est un peu faible.

Toujours cette passion pour le test d'intelligence... Décidément, tu es incorrigible ! ;-D
Cependant, ce qui est faible ici, je le reconnais bien volontiers, c'est ma tentative de résumer en quelques lignes le contenu de plusieurs pages initialement écrites sur tout cela. Mais j'aurai dû me douter que tu tomberais dans le piège que je t'ai ainsi involontairement tendu, au point de susciter ta « profonde méfiance quant à l'honnêteté intellectuelle » de ma modeste personne, ce que je peux au moins comprendre sur le principe. La malhonnêteté intellectuelle n'étant pas du tout ma tasse de thé, ce que tu devrais quand même savoir depuis le temps, je ne peux que m'excuser s'agissant de ma formulation : j'ai, pour le coup, été trop synthétique, ce qui ne pouvait que prêter le flan à la critique. Ceci dit, ta réaction est quand même révélatrice, quoique ce ne soit pas une découverte...

En fait, il s'agissait pour moi de répondre à deux affirmations que tu m'as faite, me semble-t-il tout de même avec un certain culot, à savoir non seulement celle sur les possibles réticences de penseurs non-chrétiens à établir des convergences avec la doctrine chrétiennes, mais aussi à cette autre affirmation de ta part : « Libre à chacun de se plonger dans les arcanes de l'agrégation successive des différentes propositions formant le Credo puis les autres points de doctrine, ce qui permet d'ailleurs de voir qu'à chaque pas le dogme ne s'est formé qu'en tranchant entre plusieurs options qui semblaient possibles, dont certaines sont tombées dans l'oubli tandis que d'autres perdurent encore. »

Le Credo ou Symbole des Apôtres, tel que récité à la messe, et qui selon moi n'est pas qu'un simple agrégat de « propositions », se trouve être au cœur de la croyance relative à la foi chrétienne revendiquée par le christianisme catholique, dont toute l'histoire, à te lire, Elendil, ne serait qu'un long fleuve tranquille, avec des théologiens érudits, des « virtuoses » pour reprendre le mot employé dans ma citation de Paul Veyne, qui se seraient contentés de discuter pendant des siècles dans la quiétude de quelque monastère ou abbaye... Or, mis à part quelques évènements « ouverts » comme le concile Vatican II initié par le clairvoyant Jean XXIII, tu sais très bien que l'histoire de l'Église catholique n'est, au fond, qu'une suite de dénonciations d'hérésies et de divisions schismatiques, bien souvent à l'origine de phénomènes d'une extrême violence, avec un dogme qui a effectivement souvent « tranché », mais à l'arrivée avec du sang sur les murs ainsi qu'une forte odeur de chair humaine brûlée dans l'air, et avec a minima beaucoup d'ostracisme et d'intolérance. Les « vrais chrétiens » aiment bien dénoncer aujourd'hui le bilan du communisme, et plus largement du socialisme, car c'est sans doute bien confortable de leur point de vue, mais quid du bilan du christianisme, et en particulier du catholicisme ? Jean Jaurès, lors de son fameux discours à la jeunesse au lycée d'Albi en 1903, a ainsi fort éloquemment évoqué « l'étoile chrétienne qui enveloppa la terre d'une lueur de tendresse et d'une promesse de paix » au début de notre ère, une étoile « atténuée et douce aux horizons galiléens », mais qui « se leva dominatrice et âpre sur l'Europe féodale » :

« La prétention de la papauté à apaiser le monde sous sa loi et au nom de l'unité catholique ne fit qu'ajouter aux troubles et aux conflits de l'humanité misérable. Les convulsions et les meurtres des nations du Moyen Âge, les chocs sanglants des nations modernes, furent la dérisoire réplique à la grande promesse de paix chrétienne. »
Jean Jaurès, Discours et conférences, collection Champs, Flammarion, « Discours à la jeunesse » (31 juillet 1903 au lycée d'Albi), p. 164-165.

« Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens » ou « Massacrez-les, car le Seigneur connaît les siens » : le chef de la première croisade des albigeois, Arnaud Amaury (ou Arnaud Amalric), légat du pape Innocent III et abbé de Cîteaux, a-t-il vraiment prononcé ces mots en 1209, lors de la prise de la ville de Béziers dont un nombre incalculable d'habitants (au moins plusieurs centaines) furent massacrés, qu'ils soient « cathares » ou catholiques ? Peu importe au final : les résultats sanglants furent là, confirmant les mots peut-être apocryphes du légat pontifical, avec un massacre entièrement de la responsabilité de croisés et d'une Église catholique incapables de supporter que la moindre alternative spirituelle - fut-elle chrétienne - puisse exister, et de facto bien décidés dès le départ à employer la manière forte pour éradiquer « l'hérésie » dite albigeoise, a fortiori si celles et ceux que l'on a appelés plus tard « cathares » aspiraient à vivre selon ce qu'ils considéraient être la vraie pensée du Christ, et qui ne correspondait pas à l'évidence avec l'interprétation de l'Église. Les « cathares » s'appuyaient sur la Bible, respectaient les Évangiles dits canoniques, pensaient répondre au message de Jésus de Nazareth, mais ils n'étaient pas d'accord avec le clergé et le dogme catholiques se situant dans le cadre de la réforme grégorienne : c'était là leur seul « péché », et cela a suffit pour en faire, aux yeux de la papauté, des partisans d'une « hérésie », et donc des ennemis de l'Église méritant d'être punis par une croisade dans le comté de Toulouse. On connait, dans ce contexte haineux, les propos tenus aux croisés par le pape Innocent III lui-même, à l'époque : « Attaquez les adeptes de l'hérésie avec plus de hardiesse encore que les sarrasins, car les hérétiques sont pires qu'eux. »

Mais le siège de Béziers n'est qu'un épisode parmi bien d'autres, au milieu de tant de décennies de guerres de religion et de tant de siècles de persécutions contre les « hérétiques », et contre toutes celles et tous ceux que j'ai déjà mentionné dans ce que tu appelles mon « exercice de caricature »... Certes, pour chaque épisode, on pourra toujours dire que « c'était une autre époque » ou tout simplement que « le pouvoir corrompt », mais il n'en est pas moins vrai que l'intolérance traverse toute l'histoire de l'Église catholique, dès lors qu'elle est devenue dominante dans l'espace politique et culturel occidental, et ce jusqu'à nos jours. Lorsque le pape François prend le temps de lancer des anathèmes contre le « néo-gnosticisme » et le « néo-pélagianisme » (deux « falsifications de la sainteté » selon lui, ainsi qu'il l'a écrit en mars 2018 dans son exhortation apostolique Gaudete et Exsultate), ça n'intéresse plus grand-monde, et n'a plus de conséquences avec dangers de vie ou de mort pour quiconque, mais cela nous rappelle, tout de même, tout ce dont a été jalonné l'histoire intolérante de l'Église, notamment les chasses aux « hérétiques » du passé, et cela n'a rien d'anodin. Chacun est libre, as-tu écrit Elendil, mais ce n'est qu'une liberté bien récente, acquise au prix d'une moindre influence doctrinaire et dogmatique de l'Église sur les mentalités, et sans aucune garantie pour l'avenir, puisque le pouvoir et l'influence à l'échelle universelle intéresse toujours ladite Église... au nom de sa seule « Vérité », et ce qui est là tout le problème.

C'est notamment dans un tel contexte que la question des éventuelles convergences pouvant être établies avec la doctrine chrétienne se pose, ni plus, ni moins. Je ne conteste évidemment pas qu'il faille accepter qu'un interlocuteur ne mette pas de côté ses idées absolues dans une discussion philosophique sérieuse, précisément dans la mesure où « elles conditionnent en bonne part l'appréhension qu'on peut avoir du monde » comme tu l'écris, mais je dis simplement que dans ce cas-là, c'est à cet interlocuteur de dire exactement ce qu'il attend de la discussion compte tenu de ses croyances, transcendantales ou autres, lesquelles bien sûr lui appartiennent. Cet interlocuteur serait-il éventuellement prêt, notamment, à ce que son rapport à la « Vérité » qu'il pense connaître puisse être sérieusement un objet de la discussion ? Question délicate, à l'image de toute tentative de discussion de ce genre, sachant bien que la bonne volonté de chacun est vraiment l'affaire de tout le monde. Albert Memmi, dans un de ces livres, a évoqué cette question, d'un point de vue athée, avec notamment un exemple de tentative de discussion :

Je ne condamne [...] pas ces démarches. Par exemple, le dialogue entre le pape [Benoît XVI] et le philosophe Jürgen Habermas, qui a fait du bruit parce qu'il semble avoir rapproché les deux interlocuteurs, dont l'un serait le représentant de la foi, l'autre de la raison. Si cela pouvait rendre les croyants plus tolérants ! Mais rien ne l'indique jusqu'ici. Relisons avec attention les déclarations de Benoît XVI, alors cardinal Ratzinger : il ne s'agit nullement de concilier rationnellement la religion et la science, mais de fortifier la religion par la science et de pallier les faiblesses de la science par la vérité absolue de la foi. Ainsi, la religion y gagnerait deux fois. Le pape suggère que la science et la raison sont irrémédiablement incapables de se réformer ! (De quelle réforme s'agit-il ?) Il leur faut l'aide de la religion. On ne voit pas en quoi il a cédé. On ne voit pas ce qu'Habermas a obtenu ; il a plutôt fait une concession majeure : puisque le fait religieux est si important, reconnaît-il, il faudrait lui faire une plus grande place dans la cité. Habermas reconnaît une influence des Églises sur la morale. Mais de quelle morale s'agit-il ? En fait il s'agit toujours du même dessein : augmenter l'emprise de l'Église sur la cité. Or elle l'a déjà largement ! [...]
Albert Memmi, Testament insolent, Éditions Odile Jacob, 2009, 7. « Fictions, illusions et hallucinations », p. 157

Quand bien même l'interlocuteur serait prêt à aller au fond des choses, j'avoue avoir des doutes sur ce à quoi cela peut aboutir... Pour ce qui nous concerne plus directement, dans un des courriels qu'il m'a adressé, Jérôme m'a ainsi écrit : « le jour où l'on me convainc que je me trompe, je corrige, y compris si l'on me montre que je me suis trompé sur l'existence de Dieu ! (le Christ nous demande d'être dans la vérité : il ne nous demande pas de le suivre s'il n'existe pas ! saint Paul idem ...) » C'est un propos qu'il m'a répété par la suite dans sa longue lettre, qui plus est en insistant sur le caractère selon lui « naturel » et raisonné de sa propre morale dont la foi chrétienne serait une sorte de « confirmation ». Le problème est que Jérôme a déjà choisi une « Vérité » qu'il pense désormais connaître : est-il vraiment prêt à ne plus se contenter de cela ? Si je lui disais que ses certitudes religieuses - fussent-elles, prétend-t-il, étroitement reliées à la Raison et à ce qu'il dit être la vérité recherchée depuis Socrate - sont une négation, par essence, d'une réalité d'incertitudes qui se trouve être nôtre réalité à toutes et à tous et à tant d'égards, changerait-il d'avis sur ce qu'il pense ? Probablement pas, même si en l'état je reconnais que je n'en sais rien.

Le problème, de mon point de vue, c'est que l'on ne devrait même pas être encore en train de se prendre la tête sur l'existence de Dieu. Je dois dire qu'au fil des années, c'est une question qui a tendance à avoir une importance de plus en plus relative, car je ne crois pas qu'il y ait forcément besoin d'avoir foi en un Dieu personnel, ou d'espérance en un Royaume de Dieu ailleurs qu'ici-bas, pour effectuer au mieux mon cheminement propre vers ce que j'appelle la Conscience. Peut-être y a-t-il « autre chose », en tout cas, au-dessus de nous ou au-delà de nous : cela a toujours fait sens pour moi que de l'envisager, depuis que je suis en âge de réfléchir. Peut-être le Dieu d'Abraham. Peut-être la Moïra (le Destin) des anciens Grecs qui nous défend de commettre l'hybris. Peut-être Dieu tel que le conçoit Baruch Spinoza, ou quelque-chose d'approchant, avec ou sans causes finales. Qui sait ? Personne ne sait, me semble-t-il, quel que puisse être le fameux référentiel à découvrir ou redécouvrir dont tu parles, Elendil. Mais je suppose que nous ne sommes même pas capables d'être d'accord là-dessus, alors...

Incidemment, Elendil, je te remercie pour tes félicitations (imméritées) concernant mon supposé « bel exercice de caricature », mais comme tu l'auras peut-être compris (je ne peux que le souhaiter, sinon l'espérer), ce n'était pas mon intention, même si tu es bien sûr libre de ne pas me croire. Tout au plus, je peux bien sur le reconnaître, ai-je trop voulu « contracter » mon propos, initialement beaucoup plus développé, d'où un effet d'optique sans doute malheureux. Quand il s'agit de caricaturer explicitement, je préfère généralement laisser faire les dessinateurs satiriques, car ils le font très bien, qui plus est en se basant eux aussi sur des faits, et parfois avec vraiment beaucoup de talent, y compris bien sûr en ce qui concerne l'Église.

Elendil a écrit :

[...] le rhéteur qui insiste sur les erreurs et les crimes du passé le fait généralement pour faire oublier la réalité du présent. Or précisément, le socialisme (ou ce qui s'en réclame) tue encore aujourd'hui dans de nombreuses parties du monde, en fait dans la plupart des pays où il est au pouvoir. Le christianisme... nettement moins.

Voila de quoi me faire encore sourire, quoique si j'allais jusqu'à en rire, ce serait un rire jaune... Là encore, c'est tellement révélateur, du moins à ce qu'il me semble... Au moins auras-tu pris la peine d'apporter une précison cruciale entre parenthèses...
On ne me fera pas jouer au petit jeu de la comptabilité comparée de victimes en proportion de la population globale suivant les époques, mais si l'on considère tous les agissements violents et meurtriers qui se sont produits d'abord en Occident au Moyen Âge, notamment à partir des XIe et XIIe siècles (le premier bûcher contre des « hérétiques », à Orléans, datant de l'an 1022), puis ensuite plus largement dans le monde avec en particulier la colonisation européenne, combien de persécutés et de morts ont été victimes des agissements dogmatiquement religieux de l'Église ? Un trop grand nombre, je le crains, même si le souvenir en est nettement plus dilué dans le temps que celui des massacres de masse du XXe siècle imputables, entre autres, à des dictatures « rouges », dictatures qui ne sont du reste (il me faut sans cesse le rappeler) que trahison vis-à-vis du socialisme ou même du communisme. S'agissant des « glorieux » agissements de l'Église en matière politique au fil des siècles au nom de sa « Vérité », au moins, s'agissant du XXe siècle, reste-t-il le souvenir terrible et encore bien vivace de la guerre d'Espagne, cette guerre d'extermination que Franco prétendait précisément mener au nom du catholicisme, forcément à la grande satisfaction de l'Église catholique (en Espagne et au-delà) ayant en horreur l'athéisme présent dans le camp des républicains, soit celles et ceux qu'un certain J. R. R. Tolkien appelait « les Rouges », tout satisfait qu'il semblait être, dans le confort d'un pub oxonien, du triomphe si méphitique du camp nationaliste puis de la dictature franquiste (qualifier, à cette aune, l'écrivain de gentiment « apolitique » comme certains cherchent à le vendre au public de nos jours sous couvert de neutralité universitaire et d'œcuménisme tolkienophile, me parait, à la longue, assez consternant, et surtout hypocrite)... Bref, sur tout ce passé qui constitue un sacré passif, on pourrait toujours attendre avec curiosité la publication d'un « Livre noir du catholicisme » qui serait rédigé avec le même zèle qu'un Livre noir du communisme, publié il y a déjà plus de vingt ans sous la direction d'un historien ex-marxiste-léniniste-maoïste, « repenti » et devenu professeur dans un institut catholique... mais ce n'est en tout cas pas moi qui me chargerait d'une telle laborieuse entreprise.

Par ailleurs, je ne cherche évidemment pas à faire oublier la réalité du présent. Au contraire, Elendil, la réalité (du moins cette réalité matérielle, souvent pleine de souffrance, dans laquelle nous sommes censés vivre) ne m'effraie pas... à la différence, par exemple, de l'Église catholique, qui a si souvent tenu à cacher bien des aspects de cette réalité, surtout quand cela la concerne directement, et ce jusqu'à nos jours.
J'ai évoqué plus haut des propos du pape actuel qui me paraissent ignobles. Le 10 octobre de l'année dernière, en effet, on pouvait entendre, place Saint-Pierre à Rome, le pape François s'exprimer sur le cinquième commandement (« tu ne tueras point ») et s'acharner à dénoncer les « tueurs à gages » que seraient selon lui les médecins acceptant d'aider des femmes à avorter comme elles en ont parfaitement le droit. Le pape sait-il, entre autres choses inavouables, qu'en matière d'avortements, l'Église elle-même y a recours en son sein, dans le plus grand secret, quand cela arrange certains des membres de son clergé, parfois même au-delà du délai légal pour une IVG ? C'est une des questions posées par un film documentaire de Marie-Pierre Raimbault, Éric Quintin et Élizabeth Drévillon, « Religieuses abusées, l'autre scandale de l'Église », que j'ai pu voir en mars dernier sur la chaîne ARTE, et dont j'avoue qu'il m'a beaucoup marqué. Les informations contenues dans ce documentaire sont accablantes, et rien que d'y repenser, de repenser à cette réalité-là, celle de femmes croyantes, habitées par la foi, consacrées puisque censées être « mariées à Dieu », qui ont subies des abus sexuels au sein d'une Église qui les a totalement trahies et sacrifiées, je suis écœuré...

Elendil a écrit :

La réalité des choses, Lord Acton l'a énoncée il y a plus d'un siècle : le pouvoir corrompt. C'est une réalité dont nul n'est exempt, ceux qui n'ont aucun principe évidemment, mais aussi ceux qui se réclament d'un idéal supérieur.

Comme le Vatican ? C'est le moins que l'on puisse dire... Mais je m'étonne que tu n'ai pas cité Tolkien : quel plus beau symbole que celui de l'Anneau Unique pour représenter ce pouvoir, corrupteur par essence...

Mon idéal, lui, en tout cas, ne prétend pas être « supérieur » : il me suffit qu'il soit à hauteur d'être humain, ni plus, ni moins, ce qui cependant est déjà loin d'être simple, « mon » socialisme étant en tout cas conçu comme un idéal d'émancipation à rechercher plutôt que comme but à atteindre de façon absolue. En tout cas, cet idéal ne domine pas ma capacité de penser et de douter, ce qui pour moi reste quand même l'essentiel.

Elendil a écrit :

Loin de moi l'idée de te juger ou de rejeter qui tu es, même si je me trouve en désaccord avec toi sur certains sujets.

C'est la même chose pour moi, Elendil, malgré le ton qui peut parfois être le mien et du moins selon ce que l'autre peut éventuellement en percevoir, ainsi que le ressenti qu'à tort ou à raison je peux moi-même éprouver (celui du test d'intellect en particulier). Sur le fond, je pense que certains de nos désaccords me paraissent en l'état très difficilement dépassables, mais cela nous rappelle en tout cas combien le référentiel fondamental que nous pourrions souhaiter tous avoir en commun reste à façonner, même si nous ne partons pas de rien.

Peace and love anyway,

Hyarion.

(EDIT: rajout d'un lien oublié.)

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#20 23-08-2019 06:37

Hyarion
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Ah, zut, j'ai posté ma réponse à Elendil, mais je n'avais pas vu le message nocturne de Jérôme tandis que j'écrivais (et laissais un moment mon ordinateur en veille, pour quand même aller dormir un peu) !

Bon, tant pis, j'assume, et ce qui écrit est écrit... Ne me censure pas, Jérôme, s'il te plait. :-)

Je te réponds dans un petit moment... et ce sera mon dernier message.

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#21 23-08-2019 08:27

Hyarion
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Jérôme, je prend bonne note de tous tes reproches : ils sont sans doute au moins en partie justifiés. Ton exaspération est sans doute sincère, peut-être est-elle d'ailleurs partagée par d'autres, et j'en suis le premier désolé.

Yyr a écrit :

À une époque, on avait plutôt tendance à se féliciter qu'il y ait un nouveau fuseau, à en remercier l'auteur, et à donner ses idées (et non pas à forcer les autres à avoir celles que l'on veut enfoncer).

Je ne voulais pas te faire « mauvais accueil » dans le fuseau sur le libre arbitre, et du reste, je ne me suis jamais plaint qu'il y ait de nouveaux fuseaux : au contraire, ils sont toujours les bienvenus ! À te lire, il semble qu'il aurait mieux valu que je n'y intervienne pas, soit, mais je ne force en tout cas personne à avoir quelque idée que ce soit pour en faire ensuite je-ne-sais quoi. Toutefois, je reconnais que certains de mes propos ont trahi sans doute des préventions de ma part, très probablement en lien avec cette discussion-ci, et je m'en excuse car, effectivement, de tels échanges situés dans deux sections distinctes du forum n'ont pas vocation à s'interpénétrer, surtout compte tenu du caractère « libre » de cette section-ci. Je m'excuse donc pour cela, de même que pour les cas où mes interventions t'ont paru fausser la réflexion commune d'une manière ou d'une autre.

Régler des « comptes avec l'Église par le biais du forum et de ses membres (enfin, surtout un :)) » n'est pas non plus ce que je souhaite. Souviens-toi d'où tout cela est parti concernant ce fuseau : on aurait très bien pu en rester aux tout premiers messages. Fallait-il que tu répondes ? Fallait-il que j'ouvre ce fuseau ? Halala... fichu libre-arbitre !
Que le résultat in fine te soit déplaisant, je le conçois, et j'aurai dû me douter que tu finirais par prendre mes propos trop personnellement, surtout si tu ne vois maintenant dans ceux-ci qu'« inquisition », « diffamation », « vexation », « mépris », et finalement carrément « paratonnerre » (malgré mon prénom, je ne saurais me prendre pour son illustre inventeur ! ;-)...).
Personnellement, si cela peut te rassurer, l'idée n'a jamais été que tu me serves de « punching ball ». Et tu as tort concernant « l'autoroute » : la formule (qui n'est pas nouvelle, souviens-toi) n'a jamais été une marque de mépris de ma part, même si marquée du sceau de la critique, c'est vrai. Par rapport à la citation de Kafka, c'était un clin d'œil taquin, rien de plus (même si avec un fond de sérieux).
Pour la diffamation, là, c'est autre chose : nous ne sommes pas dans un tribunal, que je saches, je n'ai pas vocation à jouer les accusateurs publics, ni à accabler de charges je-ne-sais qui ou quoi pour reprendre un vocabulaire judiciaire déjà employé par toi il y a quelque temps. J'ai mes opinions, tu as les tiennes : si tu n'es pas d'accord avec moi, argumente, comme tu sais si bien le faire (quitte à tuer la discussion de façon cassante, ce que tu sais très bien faire aussi), mais n'exagère pas en ce qui concerne la portée de mes propos, même s'ils ne te conviennent pas.
Et puisque tu as la main là-dessus en tant qu'administrateur, de façon générale, sache que quand quelque-chose dans mes propos pose éventuellement problème, il ne faut pas hésiter à me le dire, même rapidement par message privé : je suis toujours attentif aux remarques, et ne suis évidemment pas là pour « troller ». :-)

Yyr a écrit :

tes préoccupations passeront mieux entre quatre yeux. Je veux bien débattre avec toi des sujets évoqués plus haut ou de ce qui te chagrine dans l'Église. Mais pour ma part, non, ça ne sera pas sur le forum.

Jérôme, arrête de me parler de « chagrin » comme si j'étais un gosse, s'il te plait (ce n'est pas la première fois). Je ne suis pas quelqu'un qui se « chagrine », en tout cas pas pour ça. Mais il y a des choses qui me posent problème, c'est vrai, avec d'autant plus de vivacité ces dernières années au regard d'une certaine actualité, et après avoir du reste longtemps tenu volontairement cela à distance. Mais c'est entendu : si nous devons un jour en reparler, ce sera ailleurs qu'ici, avec peut-être les avantages qu'apporte le non-verbal dans une conversation de vive voix.

Yyr a écrit :

J'y viens pour Tolkien. Il se trouve que certaines réflexions ne peuvent faire l'économie du Christianisme, j'en suis désolé pour toi.

Le problème s'agissant de Tolkien, tu le sais bien, n'est pas de tenir compte du christianisme, mais de tout ramener à lui, d'une manière ou d'une autre. Ne sois donc pas désolé : c'est à moi de continuer à faire comme j'ai toujours fait, à savoir prendre les participants du présent forum comme ils sont, avec le moins de préjugés possible, et en évitant de les mettre mal à l'aise comme cela semble bien avoir été le cas ces derniers temps, ce dont, encore une fois, je suis désolé.

Yyr a écrit :

Tolkien m'a ému et touché au cœur. Hume (qui se désolait de la « malheureuse solitude » et du « désespoir » en lesquels sa philosophie l’avaient placé) et Nietzsche (qui a terminé dans la folie) ne l'ont pas fait.

Tel est ton ressenti de lecteur, et je le respecte totalement, malgré les critiques que je peux faire par ailleurs sur ta façon d'appréhender Tolkien. Concernant les pensées de Hume et de Nietzsche, ne pas en être ému ou touché au cœur ne me paraît toutefois pas être une raison pour ne pas les apprécier : pour moi, s'il faut leur attribuer une vertu, ce n'est certes pas d'apporter la consolation, mais plutôt simplement la stimulation. Je ne suis donc pas sûr que l'on puisse comparer, sauf à considérer Tolkien comme un philosophe. Mon ressenti de lecteur est en tout cas différent, même si tu as factuellement raison en ce qui concerne les mentions entre parenthèses. Mais tout cela n'est sans doute pas très important...

Je te souhaite une bonne journée.

B.

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#22 23-08-2019 09:05

Elendil
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Cher Hyarion,

Hyarion a écrit :

Tester son intellect, tester les autres... Comment peut-on trouver de l'intérêt (je n'ose dire du plaisir) à cela ?

C'est bien ce que j'appellerais, me concernant, mon manque de bonne volonté. L'esprit de contradiction, qui n'a pas grand'chose d'œcuménique, me vient un peu trop facilement sous le clavier, d'autant que j'ai plutôt tendance à exprimer mes désaccords qu'à préciser les points de convergence. Mais s'agissant de notre discussion, je me suis efforcé — peut-être n'y ai-je pas pleinement réussi — à m'en abstenir.

Hyarion a écrit :

Avec toi, Elendil, une chose au moins est claire : ce qui toujours pour toi « va trop loin », comme par nature, c'est apparemment le « socialisme », et plus largement tout ce qui est susceptible de remettre en cause la stabilité d'un ordre établi auquel tu m'as toujours paru être très attaché, sans jamais vraiment le discuter, quasiment en « panglossien ». L'amalgame, méprisant (et méprisable), que tu fais entre ledit socialisme, le « progressisme », les sexualités apparemment jugées chrétiennement par toi « contre-nature », l'eugénisme et le transhumanisme, tout cet amalgame est à peine moins grossier (mais tout aussi insultant) que celui pratiqué par certains « libéraux » entre socialisme et nazisme, je suis désolé d'avoir à te le dire. Mais en es-tu seulement conscient ? Il est permis d'en douter.

Je crains fort que tu continues à projeter sur moi une image qui te conduit à affronter des moulins à vent. Je ne crois pas faire d'amalgame, même si le temps présent permet d'observer des convergences sur certains points. Tu ne te prives d'ailleurs pas d'associer Église et conservatisme, ce qui n'est que très partiellement vrai. D'ailleurs, qui te fait croire que je serais spécialement conservateur ? Le monde comme il est n'est pas suffisamment satisfaisant pour préférer sa conservation à la manière elfique à d'éventuels changements. Il est vrai que la direction des changements actuels n'est pas spécialement positive à mes yeux non plus, en tout cas dans certains domaines, y compris sur des points où tu as toi-même exprimé tes réticences. Sur la sexualité, je suis forcé de dire que tu mets dans ma bouche un discours que je crois n'avoir jamais tenu. Je me suis jusqu'à présent retenu d'employer le mot d'« insultant » à l'égard de ton discours, mais nous y sommes presque. J'ai certes mentionné la question du mariage homosexuel, mais je te prie de consulter le contexte, sans quoi tu passeras entièrement à côté du point que j'ai établi. S'il peut y avoir des amalgames dans mes propos, tu devrais parfois relire les tiens avec un certain recul.

Hyarion a écrit :

Mais ce référentiel, ce n'est pas forcément Jésus-Christ, ni même le Dieu des religions du Livre. Et c'est cela que des esprits religieux peuvent avoir tant de mal à admettre.

J'ai déjà répondu à ton objection. Si c'était naturellement évident, il n'y aurait pas de place pour la foi, pour le doute, pour le libre-arbitre. Je suis donc parfaitement d'accord avec toi, même si tu ne sembles pas vouloir l'admettre.

Hyarion a écrit :

Tu parles de découvrir ou de redécouvrir, et bien sûr pourquoi pas, mais qu'est-ce que tu mets au juste derrière cela ? ;-) La fameuse « synthèse » que serait selon toi le christianisme ? Si oui, pourquoi donc lui et pas autre chose ? La « Vérité » révélée exclusive que le christianisme prétend détenir ne peut faire dudit christianisme une « synthèse » « mieux-disante », et en ce sens, les adeptes de l'hermétisme et de la théosophie ont raison de dire qu'« aucune religion n'est supérieure à la Vérité », si celle-ci existe : si l'on veut une synthèse universelle qui en soit vraiment une, il faudrait aller beaucoup plus loin que de se contenter de la foi en Jésus-Christ, jusqu'ici seulement accommodée à quelques concessions faites notamment à la science, sous la contrainte du réel qui semble être le nôtre et dans le mesure où cela ne contredisait pas (trop) la croyance religieuse.

Ma réponse serait sans doute de la même longueur que celle que tu prévoyais précédemment d'écrire. ;) Disons pour simplifier que je suis un catholique relativement hétérodoxe, quoique respectueux de l'orthopraxie, a fortiori depuis que celle-ci est devenue minoritaire en nos pays.

Hyarion a écrit :

Tout le problème est là : à te lire, tu ne me parait malheureusement pas appréhender le sujet de la façon qu'il mériterait, notamment en te limitant à la politique française actuelle et (comme d'habitude) aux régimes autoritaires se réclamant encore aujourd'hui faussement du socialisme. Honnêtement, je pense que j'ai été vraiment trop généreux d'avoir écrit autant là-dessus : mon point de vue sur la question ne t'intéresse pas vraiment, je le crains, seul le test de ton intellect semblant compter, apparemment, et qui plus est à l'aune de tes propres opinions politiques et religieuses, et en ne retenant, bien sûr, que ce qui t'arrange, en profitant notamment de la cruauté de l'histoire humaine à l'image de nôtre si faillible condition. Bien évidemment tu pourras toujours te réclamer de la réalité, cependant je t'invite à ne pas oublier que ce n'est jamais que toi qui l'interprète, du haut de ce qui te parait évident ou intelligent. Mais qui puis-je, de toute façon ? C'est ton choix, après tout.

Je constate que tu ne m'as pas lu correctement et que tu continues à prétendre comprendre mes pensées au rebours de ce que j'écris, qui plus est en prétendant que ce serait mon choix et que tu es trop généreux, ce qui est un comble. Si tu souhaitais prouver à tous les lecteurs du fuseau que le socialisme moderne n'est que prétention à la supériorité morale sous couvert de fausse générosité, tu n'agirais pas autrement. Il est paradoxal que tu cites plus bas ces grandes figures que furent Jaurès, Camus ou Rocard, parce que ton présent discours n'est pas à la hauteur des idéaux qu'ils défendaient.

Hyarion a écrit :

Là, j'ai quand même envie de sourire... « Qui peut sérieusement [le] prétendre » ? Eh bien, pour ma part, je le prétend. Et sérieusement. Ne t'ai-je pas déjà écrit que « mon » socialisme est inactuel ? Je ne dis pas cela pour me sentir « supérieur », évidemment, ni pour me soustraire à la critique, mais parce que la plupart des choses qui m'intéressent dans le socialisme n'ont décidément rien à voir avec les choses qui t'intéressent toi, prétendument au nom d'un principe de réalité que tu manipules selon ton goût, et qui semblent toutes entières contenues dans ton message.

Dans cette perspective, tu devrais alors saisir qu'à moins de vouloir employer deux poids et deux mesures, toutes tes critiques du christianisme et des «vrais chrétiens » (pour te citer) tombent à l'eau, car dévoiement et trahison des idéaux (chrétiens) seraient de bonnes manières de qualifier les agissements d'un Arnaud Amaury ou des prélats prédateurs sexuels, ainsi que de ceux qui les couvrent. Quant à dire que l'Eglise catholique, comme toutes les églises et toutes les institutions quelles qu'elles soient n'a pas toujours été à la hauteur de sa mission, qui n'en conviendrait ? Et quel est le parti politique réellement à la hauteur de ses déclarations d'intentions ? L'inclinaison naturelle de toute institution est d'acquérir plus de pouvoir pour (en théorie) mieux remplir sa mission. Souvent l'acquisition et la préservation du pouvoir devient un but en soi, tandis que la détention de pouvoir par l'institution attire vers elle des gens qui n'ont aucun attrait pour ses idéaux d'origine, mais pour le pouvoir qu'ils pourraient manier à travers elle. C'est dans la capacité à résister à cette pente fatale qu'on peut juger de la valeur d'une institution, je pense. Ce principe de réalité, dont je me réclame bel et bien, est à l'opposé de toute manipulation des faits.

Au demeurant, je distingue soigneusement l'application d'une doctrine du contenu de celle-ci. Si j'éprouve un intérêt particulier pour le socialisme, c'est que c'est une doctrine qui m'a longtemps paru généreuse et positive, bien que j'y discerne aujourd'hui certaines dissonances de fond qui expliquent les errements des théories socialistes contemporaines. Il n'en reste pas moins que j'ai le sentiment que j'aurais fort bien pu pencher pour une des variantes du socialisme si j'avais vécu dans la deuxième moitié du XIXe siècle...

Hyarion a écrit :

En quoi la satisfaction du moindre désir de l'individu relèverait-il du « socialisme » ou de je-ne-sais quel « progressisme » ?

Ce n'est pas à moi qu'il faut poser la question, mais plutôt aux théoriciens « socialistes » d'aujourd'hui.

Hyarion a écrit :

Le Credo ou Symbole des Apôtres, tel que récité à la messe, et qui selon moi n'est pas qu'un simple agrégat de « propositions », se trouve être au cœur de la croyance relative à la foi chrétienne revendiquée par le christianisme catholique, dont toute l'histoire, à te lire, Elendil, ne serait qu'un long fleuve tranquille, avec des théologiens érudits, des « virtuoses » pour reprendre le mot employé dans ma citation de Paul Veyne, qui se seraient contentés de discuter pendant des siècles dans la quiétude de quelque monastère ou abbaye... Or, mis à part quelques évènements « ouverts » comme le concile Vatican II initié par le clairvoyant Jean XXIII, tu sais très bien que l'histoire de l'Église catholique n'est, au fond, qu'une suite de dénonciations d'hérésies et de divisions schismatiques, bien souvent à l'origine de phénomènes d'une extrême violence, avec un dogme qui a effectivement souvent « tranché », mais à l'arrivée avec du sang sur les murs ainsi qu'une forte odeur de chair humaine brûlée dans l'air, et avec a minima beaucoup d'ostracisme et d'intolérance.

Où ai-je prétendu que l'histoire, y compris celle du christianisme, serait un long fleuve tranquille ? Encore une fois, tu inventes des propos que je n'ai jamais tenu. À ce compte, tu me fais rire, parlant de la IIe Internationale... Quant aux erreurs criminelles du pouvoir catholique, tu as un train de retard, car la papauté a eu l'honnêteté de se pencher sur la question depuis a minima Jean-Paul II. Je ne prétendrais pas que tout a été résolu, loin de là, notamment sur le plan des scandales sexuels, mais je connais peu d'institution qui ont eu le courage d'une telle introspection. Peut-être que celle-ci n'aurait pas eu lieu sans les circonstances extérieures qui ont (heureusement) limité le pouvoir temporel de l'Eglise, mais cela reste du domaine de la spéculation. Quant à croire que l'Eglise souhaiterait aujourd'hui encore « le pouvoir et l'influence à l'échelle universelle », je pense que ce jugement est aussi partiel que partial, mais cela mériterait un long débat.

Hyarion a écrit :

S'agissant des « glorieux » agissements de l'Église en matière politique au fil des siècles au nom de sa « Vérité », au moins, s'agissant du XXe siècle, reste-t-il le souvenir terrible et encore bien vivace de la guerre d'Espagne, cette guerre d'extermination que Franco prétendait précisément mener au nom du catholicisme, forcément à la grande satisfaction de l'Église catholique (en Espagne et au-delà) ayant en horreur l'athéisme présent dans le camp des républicains [...]

À nouveau, les arguments que tu apportes sont tronqués, faussés au point de ne plus pouvoir servir de base à la moindre discussion constructive, jusqu'à prétendre que la guerre d'Espagne serait l'agissement de l'Eglise... Exit les opinions réelles de l'Église à l'époque, exit les penseurs chrétiens comme Bernanos, exit les troubles et les massacres d'avant l'intervention de Franco, exit les massacres de civils par les communistes et les anarchistes, exit les luttes intestines entre les deux factions républicaines... La guerre d'Espagne a été une terrible tragédie et aucun de ses acteurs principaux ne s'y est grandi. Je te renvoie aux Grands Cimetières sous la Lune si tu t'intéresses sérieusement à cette question.

E.

PS 1 :

Yyr a écrit :

Elendil reprend ici le rôle de Socrate et Hyarion de Protagoras. Le résultat est inchangé.

Ma lecture du Théétète remonte à bien longtemps, et je ne me souvenais pas de cette partie-là du dialogue. En tout cas, je ne prétends ni à l'originalité de Socrate, si à son habileté maïeutique. Par contre, je me souviens fort bien que j'éprouvais une sympathie certaine pour Protagoras, le seul contradicteur de Socrate qui parvienne à peu près à lui tenir tête. ;)

PS 2 :
J'ai lu la lettre d'Yyr : rien à y rajouter, c'est nettement plus clair et mieux documenté que ce que j'ai pu écrire précédemment ou que ce que j'aurais pu argumenter par la suite. En plus, je dois bien dire y avoir appris quelques éléments supplémentaires sur Occam et sa position dans l'histoire de la philosophie. :)

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#23 23-08-2019 11:29

Hyarion
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Cher Elendil,

Une dernière mise au point rapide, pour essayer de lever quelques malentendus à clarifier d'urgence, et j'arrêterai ensuite d'intervenir pour de bon, c'est promis.

Elendil a écrit :

Je me suis jusqu'à présent retenu d'employer le mot d'« insultant » à l'égard de ton discours, mais nous y sommes presque. J'ai certes mentionné la question du mariage homosexuel, mais je te prie de consulter le contexte, sans quoi tu passeras entièrement à côté du point que j'ai établi. S'il peut y avoir des amalgames dans mes propos, tu devrais parfois relire les tiens avec un certain recul.

Nous pouvons nous renvoyer la balle indéfiniment... Il y avait effectivement, à l'origine, un amalgame (que j'estime au moins grossier, sinon méprisant) dans tes propos, et je ne souhaitais pas a priori en rajouter ou donner l'impression de placer dans ta bouche des propos qui ne reflètent pas au juste ta pensée. Merci en tout cas d'avoir clarifié les choses, et je m'excuse si tu t'es senti blessé sur ce point. Je n'avais pas l'intention de t'insulter, et je suppose que c'est la même chose pour toi, même si à la première lecture de ton précédent message, j'ai eu pour ma part clairement l'impression que tu te retenais beaucoup de me traiter d'imbécile : j'ai mis de l'eau dans mon vin entre-temps, mais il reste peut-être encore des traces de ma première humeur dans ma précédente réponse. On ne relit jamais assez.

Elendil a écrit :

Si c'était naturellement évident, il n'y aurait pas de place pour la foi, pour le doute, pour le libre-arbitre. Je suis donc parfaitement d'accord avec toi, même si tu ne sembles pas vouloir l'admettre.

Oh, mais je peux très bien l'admettre, rassure-toi : je ne me souviens plus trop maintenant, mais c'est sans doute le fait de te voir parler de redécouverte, avec clin d'œil, qui m'aura simplement titillé... Jérôme a sans doute raison : je me répète trop !

Elendil a écrit :

Je constate que tu ne m'as pas lu correctement et que tu continues à prétendre comprendre mes pensées au rebours de ce que j'écris, qui plus est en prétendant que ce serait mon choix et que tu es trop généreux, ce qui est un comble. Si tu souhaitais prouver à tous les lecteurs du fuseau que le socialisme moderne n'est que prétention à la supériorité morale sous couvert de fausse générosité, tu n'agirais pas autrement. Il est paradoxal que tu cites plus bas ces grandes figures que furent Jaurès, Camus ou Rocard, parce que ton présent discours n'est pas à la hauteur des idéaux qu'ils défendaient.

Mais que me racontes-tu là ? Je n'ai jamais pensé ni cherché à prouver que le socialisme, a fortiori moderne, ne serait « que prétention à la supériorité morale sous couvert de fausse générosité » ! Il n'est pas question de supériorité morale dans mes propos : à aucun moment ! Il faut lire ce que j'écris, quand même, même si ce n'est pas parfait ! Et quand on ne comprend pas, on demande des précisions, avant de prétendre juger si mon discours est à la hauteur des idéaux des grandes figures que j'ai cité. Quand je dis que je suis trop généreux, c'est un reproche que je me fais à moi-même : j'ai passé beaucoup trop de temps à travailler à la réponse que je pensais notamment te devoir ! J'ai simplement exprimé le fait que c'était une perte de temps pour moi, au-delà des opinions politiques, et bien sûr sans que je me prenne pour autant pour je-ne-sais quel parangon de morale « supérieure », ni que je considère comme « supérieurement moral » le socialisme ! Voila ce qu'il fallait comprendre ! Et si le socialisme t'intéresse tant que cela, pourquoi avoir été aussi avare de mots jusqu'ici là-dessus ? Regarde : il a fallu qu'on en arrive là pour que tu finisses par donner enfin quelques éléments concrets sur ton positionnement en matière de catholicisme et de socialisme ! Je m'en réjouis sur le fond, crois-moi, et m'en désole sur la forme : je ne veux pas t'accabler s'agissant du défaut que tu as toi-même reconnu au début de ta dernière réponse, mais peut-être que n'en serions pas arrivé là si tu avais joué davantage franc-jeu dès le départ, sans pour autant à avoir à écrire beaucoup comme moi d'ailleurs... Comment veux-tu essayer de discuter sereinement de ses sujets si chacun se planque pour tester l'autre et se contente de parler d'une façon faussement neutre et faussement objective ? En politique comme en religion, on parle toujours d'un certain point de vue, même en se réclamant du principe de réalité. Et à cette aune, je suis désolé, s'il n'y a pas forcément manipulations de faits, il y a forcément interprétations, y compris de ta part. Ce n'est pas un mal, il faut juste être d'accord là-dessus. Quand on dit que tel ou tel régime autoritaire, la Chine par exemple, se réclame du socialisme, c'est un fait, et ce n'est pas moi qui le nierait. Je pense avoir été clair là-dessus. Mais quand on dit que tel ou tel régime en question est socialiste, et que le socialisme serait incarné dans son action, ce n'est pas un fait, c'est une interprétation, généralement partiale, sinon carrément partisane. Tu as le droit d'avoir ton opinion là-dessus, et j'ai le droit d'avoir la mienne sans que tu m'opposes le principe de réalité. C'est la même chose pour le christianisme d'ailleurs : il est bien sûr permis de discuter du caractère chrétien des actions du Vatican et de l'Église en général. Les idées sont une chose, les actions en sont une autre. Je pense que nous pouvons être d'accord là-dessus !

Elendil a écrit :

Au demeurant, je distingue soigneusement l'application d'une doctrine du contenu de celle-ci.

À la bonne heure, donc, mais on ne peut pas dire que cela est toujours été clair dans tes propos... Encore une fois, il est dommage que tu n'aie pas joué franc-jeu d'office...

Elendil a écrit :

À nouveau, les arguments que tu apportes sont tronqués, faussés au point de ne plus pouvoir servir de base à la moindre discussion constructive, jusqu'à prétendre que la guerre d'Espagne serait l'agissement de l'Eglise... Exit les opinions réelles de l'Église à l'époque, exit les penseurs chrétiens comme Bernanos, exit les troubles et les massacres d'avant l'intervention de Franco, exit les massacres de civils par les communistes et les anarchistes, exit les luttes intestines entre les deux factions républicaines... La guerre d'Espagne a été une terrible tragédie et aucun de ses acteurs principaux ne s'y est grandi. Je te renvoie aux Grands Cimetières sous la Lune si tu t'intéresses sérieusement à cette question.

J'avais, là encore, préparé quelques pages sur cette question, encore douloureuse aujourd'hui, pages qu'il était impossible de résumer ici, d'où encore un effet d'optique malheureux, sans doute. Ce n'est pas la peine de me faire la leçon sur cette période : tu ne sais pas ce que j'ai étudié et lu concernant la guerre d'Espagne, mais c'est en tout cas un peu plus que ce que tu sembles croire, même si je ne prétendrais pas être un spécialiste du sujet (le XXe siècle n'est pas ce qui m'intéresse le plus dans la recherche historique). Je connais notamment le point de vue de Georges Bernanos exprimé dans le pamphlet que tu mentionnes, tout-à-fait remarquable. S'agissant de l'Église, il y a eu soutien de sa part à la cause nationaliste franquiste : le nier serait un mensonge. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas eu des divergences au sein de l'Église : tous les chrétiens, tous les catholiques n'ont évidemment pas agi comme un seul bloc lors d'un conflit qui a beaucoup divisé, à tous les niveaux, y compris clérical. J'ai encore appris assez récemment, par exemple, que des réfugiés républicains espagnols, au moment de la Retirada, avait vraisemblablement pu bénéficier de la charité chrétienne dans le sud de la France, y compris à un niveau épiscopal (la recherche est encore en cours, je crois, sur ce point).
De façon générale, connaissant le caractère encore très sensible du sujet, je ne me permettrais pas de parler à la légère. Ici il me faut, entre autres, mentionner le très sérieux travail de l'historien britannique Paul Preston. Ce dernier a notamment exposé récemment, dans un ouvrage de référence, les origines (sociales, politiques, idéologiques) de la haine et de la violence ayant suscité et nourri la guerre civile espagnole, au point qu’elle apparaît, au-delà des affrontements proprement militaires, comme une véritable guerre d'extermination, conçue comme telle du côté franquiste : dans ce contexte, si les deux camps sont tous deux responsables de milliers de victimes civiles durant le conflit (environ 50 000 morts dus aux républicains et environ 130 000 morts dus aux franquistes, en l'état de la recherche actuelle), en comptant les exécutions perpétrées après 1939 (plus de 20 000), on sait aujourd'hui notamment que les troupes de Franco ont tué environ trois fois plus de civils que les républicains, et sont responsables notamment de beaucoup plus de violences faites aux femmes. Concernant ce dernier point, essentiel mais échappant largement à l'analyse statistique, Preston évoque sans complaisance les violences sexuelles et les crimes dont ont été victimes des religieuses catholiques en zone républicaine (selon ses sources, une douzaine de religieuses ont été victimes de violences sexuelles et 296 qui ont été tuées, soit un peu plus de 1,3% du clergé féminin espagnol), mais il souligne que si ces violences et ces crimes sont évidemment choquants, ils sont « d'une ampleur sans comparaison avec le sort réservé aux femmes en zone rebelle (franquiste) », la persécution des femmes républicaines ayant été systématique et ayant donc fait des milliers de victimes, assassinées, torturées et violées. Je le répète, et en me basant sur des faits, même si ce serait trop long de tout étayer et que tu pourras aussi bien apporter toutes les nuances que tu voudras : Franco s'est toujours explicitement réclamé du catholicisme, et il a été soutenu par l'Église, laquelle s'est à tout le moins fort bien accommodée de sa méphitique victoire en Espagne, même si notamment certains prélats soutiens de Franco ont eu in fine, c'est vrai, mauvaise conscience. En tout cas, même si ma sympathie personnelle penche sur le principe du côté des républicains, je te rejoins volontiers sur ce point : « La guerre d'Espagne a été une terrible tragédie et aucun de ses acteurs principaux ne s'y est grandi.  »

Point final, donc, en ce qui me concerne.

B.

PS (sans jeu de mots) :

Elendil a écrit :
Yyr a écrit :

Elendil reprend ici le rôle de Socrate et Hyarion de Protagoras. Le résultat est inchangé.

Ma lecture du Théétète remonte à bien longtemps, et je ne me souvenais pas de cette partie-là du dialogue. En tout cas, je ne prétends ni à l'originalité de Socrate, si à son habileté maïeutique. Par contre, je me souviens fort bien que j'éprouvais une sympathie certaine pour Protagoras, le seul contradicteur de Socrate qui parvienne à peu près à lui tenir tête. ;)

J'ai bien vu, moi aussi, le casting proposé par Jérôme : si on doit mettre en scène le dialogue en question lors d'un prochain moot, on pourra toujours effectivement en discuter (les costumes, eux, devant être assez interchangeables) ! ;-)

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#24 23-08-2019 12:36

Elendil
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Cher Hyarion,

Hyarion a écrit :

Mais que me racontes-tu là ? Je n'ai jamais pensé ni cherché à prouver que le socialisme, a fortiori moderne, ne serait « que prétention à la supériorité morale sous couvert de fausse générosité » !

Je le sais bien, mais c'est malheureusement l'argument implicite et sans nul doute inconscient qui transparaît quand tu dis t'être considéré trop généreux dans ton effort d'argumenter au regard de ce que tu dis penser des arguments de tes contradicteurs, ou quand tu affirmes ne plus vouloir communiquer telle partie de ton argumentaire parce que tu considères que mes protestations d'intérêt seraient feintes.

Hyarion a écrit :

Regarde : il a fallu qu'on en arrive là pour que tu finisses par donner enfin quelques éléments concrets sur ton positionnement en matière de catholicisme et de socialisme ! Je m'en réjouis sur le fond, crois-moi, et m'en désole sur la forme : je ne veux pas t'accabler s'agissant du défaut que tu as toi-même reconnu au début de ta dernière réponse, mais peut-être que n'en serions pas arrivé là si tu avais joué davantage franc-jeu dès le départ, sans pour autant à avoir à écrire beaucoup comme moi d'ailleurs... Comment veux-tu essayer de discuter sereinement de ses sujets si chacun se planque pour tester l'autre et se contente de parler d'une façon faussement neutre et faussement objective ?

Je suis navré que cette retenue ait pu te blesser. Je t'avouerais être très réticent à afficher mes préférences publiquement, d'abord par pudeur, ensuite parce que je répugne à donner une forme achevée à ma pensée quand j'estime n'avoir pas toutes les clefs de la question, enfin parce que j'ai tendance à penser que donner d'entrée des arguments positifs ne peut qu'orienter le débat vers une confrontation, alors qu'ici, comme souvent, c'était plus tes propos et leur arrière-plan philosophique qui m'intéressaient. Peut-être fais-je erreur sur ce dernier point, mais j'ai trop l'habitude de tes emportements sur le forum pour ne pas être échaudé moi aussi.

Au demeurant, ma pratique de ce forum depuis maintenant quelques années est fortement contributrice de ma retenue : je suis toujours fâché à me relire plusieurs années après et à me sermonner sur les bêtises que j'ai pu écrire. D'ailleurs, je m'inquiète toujours quand on me cite ailleurs que dans les exercices intellectuels, car j'ai bien souvent peur de ne pas être à la hauteur des idées qu'on me prête ou d'avoir influencé quelqu'un d'une manière qui pourrait in fine se retourner contre lui...

Hyarion a écrit :

Et à cette aune, je suis désolé, s'il n'y a pas forcément manipulations de faits, il y a forcément interprétations, y compris de ta part. Ce n'est pas un mal, il faut juste être d'accord là-dessus.

Interprétation de ma part ou de la tienne, je suis bien d'accord là-dessus. Peut-être voulais-tu dire la même chose avec "manipulation", mais les sous-entendus ne sont pas les mêmes pour ces deux mots.

Hyarion a écrit :

De façon générale, connaissant le caractère encore très sensible du sujet, je ne me permettrais pas de parler à la légère. Ici il me faut, entre autres, mentionner le très sérieux travail de l'historien britannique Paul Preston. Ce dernier a notamment exposé récemment, dans un ouvrage de référence, les origines (sociales, politiques, idéologiques) de la haine et de la violence ayant suscité et nourri la guerre civile espagnole, au point qu’elle apparaît, au-delà des affrontements proprement militaires, comme une véritable guerre d'extermination, conçue comme telle du côté franquiste : dans ce contexte, si les deux camps sont tous deux responsables de milliers de victimes civiles durant le conflit (environ 50 000 morts dus aux républicains et environ 130 000 morts dus aux franquistes, en l'état de la recherche actuelle), en comptant les exécutions perpétrées après 1939 (plus de 20 000), on sait aujourd'hui notamment que les troupes de Franco ont tué environ trois fois plus de civils que les républicains, et sont responsables notamment de beaucoup plus de violences faites aux femmes.

Tu n'échappes pas non plus à la tentation des statistiques comparées, mais je reconnais volontiers la triste réalité de ce que tu énonces. On ne saura jamais non plus quel aurait été le total si les staliniens l'avaient emporté, mais à voir les campagnes de 1944-1945 en Europe de l'Est, ce n'aurait pas été bien joli non plus. La merci et la pitié n'ont pas vraiment été à l'honneur dans ce conflit, sinon chez ceux qui ont accueilli les réfugiés des deux camps fuyant les massacres.

Amicalement,
E.

PS : Connaissant justement le caractère sensible et douloureux du dernier sujet évoqué, y compris à titre familial pour certaine lectrice occasionnelle du forum (que je salue amicalement au passage si elle vient à nous lire), ce n'est pas précisément l'exemple que j'aurais choisi de mettre sur le tapis. J'ai sans doute eu tort de le reprendre.

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#25 20-09-2019 21:46

Elendil
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

Hyarion a écrit :

La fameuse « synthèse » que serait selon toi le christianisme ? Si oui, pourquoi donc lui et pas autre chose ?

Juste pour répondre à cette question en précisant ce que j'entendais par là. Je n'ai pas dit que le christianisme serait « la » synthèse, au sens de la seule possible, mais « une » synthèse. Je pensais qu'il était évident à la lecture de ma phrase que je pensais au fait qu'il constitue un pont entre la pensée philosophique grecque, et notamment aristotélicienne, et les spéculations mystiques orientales, dont la pensée juive était déjà une première synthèse. Ce qui ne signifie pas qu'il soit le seul possible : le gnosticime est une approche radicalement différente visant à rapprocher les deux traditions.

E.

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#26 18-10-2019 18:27

Hyarion
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Re : Une « société liquide » - Zygmunt Bauman

La précision que tu t'es senti obligé d'apporter, Elendil, me parait être à l'image du nœud de cette incompréhension mutuelle dont tu as fait état dans un autre fuseau s'agissant des échanges dans ce fuseau-ci : dans un contexte différent, notamment plus confiant, j'aurai très bien pu entendre d'emblée ce que tu as voulu dire par « une synthèse ».

Signalons ici, quelques semaines plus tard mais pour une plus grande clarté, les « appendices » à la discussion sur le présent fuseau constitués, durant le mois dernier, de quelques autres messages :
- concernant l'incompréhension mutuelle, quelques clarifications (de part et d'autre) fort bienvenues ont eu lieu dans le fuseau « Étude et Créance secondaire » : https://www.jrrvf.com/fluxbb/viewtopic. … 693#p87693
- et concernant certains aspects de ma perception du socialisme, quelques autres développements apparaissent dans le fuseau « Comté et distributisme » : https://www.jrrvf.com/fluxbb/viewtopic.php?id=7470
[EDIT (13/06/2020): - s'agissant de ce que nous pouvons, chacun, mettre derrière ce qui est censé être chrétien et notamment à propos du sujet du documentaire « Religieuses abusées, l'autre scandale de l'Église », quelques autres précisions figurent également dans le fuseau « La question du Libre Arbitre » : https://www.jrrvf.com/fluxbb/viewtopic. … 576#p88576 ]

And...

Peace and Love,

Hyarion.

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