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« Ma foi, c'est le ruisseau d'Estoc ! dit Pippin. Si nous tenons à revenir sur le bon chemin, il nous faut tout de suite traverser et prendre à droite. »
Voilà une phrase bien anodine (p. 123 de la nouvelle traduction du SdA) qui trotte pourtant dans ma tête depuis quelques temps et soulève, à mon avis, une question (capitale !) d'ordre géographique... Pippin avait-il un mauvais sens de l'orientation ? :)
Rappelons les faits :
Au matin, après avoir quitté Gildor et sa suite, nos trois hobbits poursuivent leur chemin vers le Bac de Fertébouc, deux Cavaliers Noirs à leurs trousses. Partant du « bois sur les collines dominant Boischâtel » où les avait menés Gildor, Frodo décide de prendre au plus court, « tout droit à travers champs en partant d'ici » en direction du Bac, au grand dam de Pippin et Sam qui comptaient sur la bière de la Perche Dorée, la meilleure du Quartier Est !
Plus ou moins de bonne grâce donc, ils reprennent leur route en laissant « Boischâtel sur leur gauche » et en coupant « de biais […] sur le versant oriental des collines » pour, en principe, déboucher « sur les plaines au delà » et « continuer tout droit vers le Bac » qui se trouvait à environ dix-huit milles de là, à vol d'oiseau. On peut donc supposer que Boichâtel se trouve alors à peu près au nord de leur position à ce moment là. En outre, le Bac se trouve plein est de Boichâtel, et c'est en théorie dans cette direction (vers l'est) qu'ils devraient se diriger en laissant ce hameau sur leur gauche.
Bon. Après quelques échauffements et de nombreuses égratinures dus aux ronces et bourbiers qu'avait prévus Pippin et « arrivés […] au bas du talus », ils trouvent le ruisseau d'Estoc, nommé par Pippin, qui leur barre la route. Pippin a décidément l'air de connaître ce coin de la Comté. Hors c'est précisément là que ce même Pippin les invite (à ce qu'il semble sans hésiter) à le traverser et « à prendre à droite » ensuite pour reprendre leur course vers leur destination (le Bac).
Ce ruisseau, qu'ils longent un moment pour trouver des berges moins escarpées, « descendait des collines derrière eux » et la carte du Comté montre en effet un ruisseau incisant d'ouest en est la Pointe-aux-Bois et s'étirant au sud de Boischâtel puis s'écoulant à découvert, à travers La Marèche, vers le nord-est en direction du fleuve Brandivin.
Ainsi en faisant « prendre à droite » ses compagnons après avoir traversé, il les renvoit tout droit au cœur de Pointe-aux-Bois ! Au mieux vers le sud, en supposant que le ruisseau décrive une boucle à cet endroit (ce dont il n'est cependant pas fait mention) et en considérant « sa course sinueuse ». Mais en tout cas pas dans la bonne direction.
C'est d'ailleurs ensuite au sud qu'ils se dirigent un moment car Frodo décide de rester à couvert des arbres un peu plus longtemps.
On ne peut pas penser que l'auteur de ces pages, dont le souci du détail était extrême, ait fait prononcer ces mots à l'un de ses personnages sans considération pour la géographie de son univers, point essentiel de la construction de son légendaire.
Aussi, a-t-il voulu par cette remarque (pouvant passer inaperçue), nous montrer un Pippin un moment désorienté (peut-être à cause de la poursuite des Cavaliers Noirs) alors même que ce dernier ne semble pas en terrain inconnu ?
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Hello, ami géographe de la précision.
Tu as raison de souligner l'importance que Tolkien donnait à ce type de détail.
Ce point du parcours de Pippin, Sam et Frodo a fait l'objet d'une attention particulière de Tolkien, notamment après la publication du roman et de la carte en 1954, lorsqu’il s'est rendu compte que la carte (pourtant réalisée par son fils après un travail commun) figeait le bac beaucoup trop au nord de l'endroit qu'il imaginait au moment de l'écriture du roman (il en parle dans la Lettre 274).
En outre, le Bac se trouve plein est de Boichâtel, et c'est en théorie dans cette direction (vers l'est) qu'ils devraient se diriger en laissant ce hameau sur leur gauche.
Dans la version initiale du texte, Frodon dit « sud-est » et non « est » pour la position du bac pa rapport à Boischâtel . Cette précision a été corrigée dans le texte lors de la seconde édition en 1966, car la modification de la carte aurait été trop complexe (seules des corrections mineures y ont été apportées, notamment l’emplacement de Castel Brandy, redessiné au bords de la rivière).
Pour le trajet proprement dit, je pense que Frodo et cie descendent les pentes boisées de la colline, en direction du sud/sud-est (ce que Tolkien appelle « de biais à travers les bois» (to cut slanting through the woods), puis ils se retrouvent dans les halliers au pied de la colline, voient le cavalier noir sur la crête puis longent le ruisseau d’amont en aval, vers le nord-est (comme l’indique le plan, c’est le sens pris globalement par le ruisseau, qui fait quelques méandres à mesure qu’il avance en « terrain plat » (reach the levels).
A ce moment, ils ne savent plus trop où ils en sont. Mais Pippin reconnaît alors le ruisseau de Stoc et propose de le franchir (de la rive ouest vers la rive est).
A ce moment, Boischâtel est toujours sur leur gauche, mais plutôt vers l’ouest/nord ouest, et non plus strictement au nord, comme à leur réveil au matin.
Donc, le bac se trouvant à l’est du ruisseau (et même au sud-est, dans la vision initiale de Tolkien), l’étape suivant le franchissement est bien de poursuivre vers l’est, et donc plutôt à droite, si ce n’est pas strictement à droite. Puis ils pénètrent dans ce bois de chêne qui ne figure pas sur les cartes du roman, au grand regret de Tolkien (cf à nouveau la lettre 274)
Barbara Strachey (merci Jean pour les scans originaux), avait repéré cette difficulté du parcours. Elle fait bien tourner les trois Hobbits vers leur droite, mais il lui manquait le détail du bois de chêne, qui ne fait pas partie (en théorie) de Pointe aux Bois. Du coup, elle propose un parcours qui emmène tout le monde très au sud, peut-être plus au sud que ce qu’imaginait Tolkien, mais l’intention de départ était la bonne
Voici (à droite) une petite carte très approximative, et forcément fausse, pour expliquer ce que j’imagine de ce parcours. A l’instar de Barbara Strachey, je vois donc les Hobbits partir plutôt vers le sud-est à travers bois (qui ne sont donc pas sur la carte) puis à travers les champs de Magotte. En pointillé, une adaptation de ce que Tolkien imaginait sans doute, avec un positionnement plus au sud de Castel Brandy et du bac (le carré rouge).
A gauche, un extrait de la carte originelle dessinée par Tolkien (et publiée seulement en 1988, en frontispice de HoME VI). On y distingue en pointillé noir, le parcours initialement imaginé par Tolkien (et je me rends compte à quel point Barbara Strachey était proche de la vérité, sans avoir consulté cette carte puisque son livre date de 1981)
I.
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Merci Paul pour la question, merci à Jean pour les scans et merci à Isengar pour l'histoire de la question ! En trois posts, quel beau fuseau
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Je me joins à Sosryko : questions et réponses argumentées, documents à l'appui. Merci à vous !
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Merci à vous pour la précision de vos réponses ; j'étais sûr de trouver ici des cartographes de talent.
Je ne connaissais pas ces documents et avais oublié cette lettre !
Mais c'était trop gros et je me doutais qu'il y avait autre chose...
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