Vous n'êtes pas identifié(e).
Résumé :
Tolkien fût marqué à vie par une perte fondamentale de son temps : celle de l’authentique simplicité qui caractérisait une manière d’être-au-monde plus ancienne. Cette perte est liée à l’apparition de l’homme moderne qui n’a plus de relation direct aux choses : celui-ci vit en partie séparé du monde et l’observe à travers un intermédiaire : celui de la raison. Il n’est donc plus authentiquement « simple ». Tolkien aura pourtant à coeur de renouer avec cette simplicité prémoderne – par exemple par la mise en valeur du peuple Hobbit ou par l’adoption d’un processus littéraire dépourvu de sophistication – notamment parce que la puissance « évocatrice » des langues et des écrits des temps héroïques lui semble nettement supérieure à son équivalente moderne. Mais, surtout, Tolkien va élaborer une nouvelle forme de simplicité adaptée au temps présent parce qu’il sait pertinemment que l’homme moderne ne peut recouvrer l’original. Cette nouvelle forme de simplicité viendra prendre place entre « l’authentiquement terrestre » et « l’absolument moderne ».
Bertrand Alliot, J.R.R. Tolkien : Une simplicité entre l’« authentiquement terrestre » et l’« absolument moderne » in cet ouvrage dont l'auteur nous annonçait la sortie il y a 4 ans.
J'ai beaucoup aimé cet article, dont je me permets de brosser à très grands traits ses 27 pages (lesquelles référencent une bonne soixantaine d'extraits, tirés, essentiellement, des Lettres) :
Le Seigneur des Anneaux « possède, comme la majorité des œuvres littéraires qui ont marqué leur temps, un message à caractère universel. Il s’agira ici d’en saisir partiellement la portée et de comprendre comment il a pris forme ». Après avoir rappelé la condition de Feuille, de Niggle de Tolkien, qui devait à contre-cœur remettre sans cesse sa mythopoésie à plus tard du fait des nécessités de chaque jour, l'auteur commence par redire combien Tolkien était « un terrien, un être fermement rattaché au concret comme les arbres qu’il aimait tant et dont les racines pénètrent profondément dans le sol ». Le souci du détail, des mouvements de la Lune aux langues elfiques, montre son amour du réel. Et de rappeler son amour pour sa terre natale (le sol anglais et non le sol britannique !) « Pour Tolkien, sans doute, tout homme est enraciné, « incarné » [...]. Comme une langue, un être humain a des racines à partir desquelles il est au monde ». « Le mal bouscule l’équilibre des forces, déloge les créatures de leurs emplacements. Déviées de leur course naturelle, toutes les choses se meuvent concurremment et, dans un mouvement d’apparence désordonné, tendent lentement à retrouver leur place et le monde son point d’équilibre : l’Anneau est attiré vers son maître, les Hobbits vers la Comté, les Elfes vers la terre des Valars et le Roi errant vers son trône. Chaque être à sa place. »
C'est pourquoi Tolkien fut lui-même si proche des Hobbits qui « ont les défauts de tous ces gens ordinaires et obtus qui sont « nés quelque part », avec leur esprit de clocher » mais qui sont capables du meilleur courage et du plus haut héroïsme — aussi « on comprend pourquoi « les relations mutuelles entre le "noble" et le "simple" (ou le commun, le vulgaire) » et surtout « l’ennoblissement des humbles » l’émeuvent particulièrement. ». La simplicité qu'il aime tellement, c'est aussi celle de son art et c'est pourquoi l'intention de former une vaste mythologie a été abandonnée en même temps que toute intention allégorique, des prétentions trop sophistiquées, trop artificialisées à son goût. « Il se peut que ce tableau grandiose advienne, mais, si ce devait être le cas, ce serait par la seule force des histoires. [...] Tolkien associe donc à la simplicité « qui tient au sol », qui constitue la base de ses histoires, une simplicité de la démarche artistique, celle de l’élan créateur. » bien sûr, « si l’auteur disait n’avoir aucun dessein allégorique, il ne refusait pas en revanche l’« applicabilité ». Son histoire était applicable au monde dans lequel il vivait dans la mesure où son œuvre naissait de la vie : dans ce sens, il est impossible « d’écrire une histoire qui ne soit pas allégorique » ». C'est pourquoi « il sait bien que « tout cela se rapporte essentiellement à la Chute, à la Mortalité et à la Machine » ». C'est pourquoi aussi les Hommes ont fini par surgir dans le récit : « Simplement, parce que l’auteur est un homme, son humanité « surgit » dans le récit » et, avec elle, « sa « christianité », son « anglicité », sa « Suffieldité » ». C'est pourquoi enfin « l’œuvre échappe à son créateur et acquiert une autonomie : « les histoires (…) jaillissaient dans mon esprit comme si elles m’avaient été "données" » dit Tolkien. C’est en relisant son œuvre que l’auteur prendra conscience des thèmes et des messages qu’elle contient ».
En contrepoint de l'amour du réel et de la simplicité il y a bien entendu la question de la technique. « On le suit, page après page, dans ses retranchements et en compagnie de son œuvre, à l’abri d’un monde qui prend parfois les allures du Mordor. Il ne condamne pas véritablement la technique en tant que telle mais plutôt sa propension à envahir toutes les sphères de l’existence humaine. Face à l’esprit de la machine qui s’empare du monde, Tolkien ne perçoit que la force évidente de ce qui est dans sa simplicité et de toute éternité. » La critique de la technique fait écho aux pensées des philosophes comme Heidegger : « On retrouve chez le philosophe allemand le désespoir de voir la pensée calculante envahir de manière exclusive l’être de l’homme. Contre le calcul qui arraisonne toute chose, il fait lui aussi l’éloge du simple « qui garde le secret de toute permanence et de toute grandeur » ». Ce « secret de toute permanence » n'est pas sans rappeler que « Tolkien laisse à dessein dans son œuvre des parts d’ombre, des épisodes inexpliqués. Ces mystères dans l’œuvre font écho à ceux qui demeurent suspendus à l’existence humaine, à l’existence véritable ». Au final, « c’est en parallèle de cette méditation sur le monde et même en opposition à elle, que Tolkien développe une critique de la technique, de la propension à la fabrication qui, d’une certaine manière, est un refus du monde et une corruption de l’être humain dans ce qu’il a de plus cher ».
C'est du fait de son appareil raisonnable (que parachève la technique) que l'homme moderne a perdu en simplicité, séparé qu'il est désormais des choses. « Dans un contexte moderne, l’existence humaine est autonome, elle est une partie affranchie d’un tout alors qu’elle fut auparavant « intégrée », elle fut une « participation » à un ordre supérieur, naturel ou divin. [...] L’homme « désuni » regarde le monde par l’intermédiaire d’un troisième œil, l’œil de la connaissance et de la raison, l’œil qui réfléchit le monde et le rend extérieur à soi, définitivement séparé ». En même temps, c'est du fait de cette altération de la relation de l'homme au monde que Tolkien peut en retour faire l'éloge du simple, mais « malgré cette consolation, Tolkien ne peut se débarrasser de l’impression d’être « né trop tard » » : avec cette altération les valeurs ne sont plus transmises sans dommage : « elles n’ont heureusement pas disparu, mais ont été corrompues par l’atmosphère du temps présent par le simple fait que leur validité peut être à tout moment réévaluée, discutée, remise en cause par la raison de l’homme dorénavant hors du monde. Elles sont « investis » avec infiniment moins de conviction parce que l’homme a pris ses distances avec toutes choses ; sa manière d’être au monde n’est plus authentique ». Tel L'Homme dans la lune exilé du monde réel, « l’homme moderne [se voit] contraint d’habiter une dimension excentré du monde véritable et qui le laisse dans un état de « désunion » permanent et le met dans la situation de ne pouvoir exister « qu’à la surface des choses » ». Tiraillé entre la conviction de la plus grande authenticité de la manière d’être-au-monde pré-moderne et celle de l’éloignement fondamental des hommes d’aujourd’hui de cette authenticité, « toute sa pensée sera engagée dans la résolution de cette équation : recouvrer, sans dénier les données inédites de l’âge moderne, une manière d’être-au-monde plus authentique, capable de donner des réponses appropriées aux soucis de l’existence quotidienne et surtout de renouer, dans la sphère artistique, avec l’expérience du chant du monde ».
Car l’éloge de cette simplicité, de cette authenticité, de cet être au monde n'a pas pour but de n'en souligner que la perte actuelle. L’homme contemporain peut peut-être recouvrer une nouvelle forme de simplicité adaptée au temps présent. « Être simple, c’est accepter cette évidence que nous sommes déchus et que nous ne pouvons combler le manque qui en découle. C’est ce que précisément l’homme moderne ne semble pas accepter. Tolkien a le sentiment – et c’est ici que la critique tolkinienne de l’excès de la technique prend sa source – que « le peuple des hommes » est en train de « poursuivre la Chute jusqu’à son terme ultime » et d’une certaine manière de parachever son oeuvre en se jetant corps et âme, par l’intermédiaire de la machine et du matérialisme scientifique, dans le projet illusoire et malsain de réification du monde. Le prolongement de la chute est la tentative d’accomplissement de l’absolue modernité : le recouvrement de l’éden non par le retour à un âge d’or ou à l’authentiquement terrestre mais par la tentation de sa fabrication ». Il s'agit donc de se prémunir contre l’absolument moderne, alors que les insuffisances de la modernité « laisse[nt] l’humanité au milieu du gué, embarrassée d’une existence peu satisfaisante car inachevée ». S'il faut accepter la perte définitive de l’authentique simplicité, on peut néanmoins et il faut accepter l'héritage de sa personne : la part de soi qui lie l'individu à sa culture comme son corps le lie au monde sensible ; il faut ne pas se démettre « de ce qui le précède et le dépasse ». C'est pourquoi Tolkien « tentera de conserver au plus près de lui cette humilité devant le « donné » de l’existence, même le plus anodin ».
C'est pourquoi aussi « il relativise toujours l’importance de son travail littéraire qui peut le soustraire au réel. Ce faisant, il signifie à ses interlocuteurs et se rappelle à lui-même, que la seule chose digne d’une substantielle attention, pour l’instant et tant que nous sommes ici-bas, est le monde concret et qu’il faut le chérir pour ce qu’il est et non pour ce qu’on croit ou qu’on voudrait qu’il soit ». De même est-il bien subcréateur, désirant non pas parler du monde (et lui imposer en fait la volonté de ce que l'on voudrait qu'il soit) mais laisser parler le monde à travers lui. Aussi « sa volonté la plus farouche est de laisser son travail littéraire vierge de toutes sophistications et de toutes pensées trop réflexives qui sont soupçonnées de prolonger dans la sphère artistique immatérielle l’arraisonnement du monde que la technique opère déjà dans la sphère matérielle ou physique. La sophistication dans la sphère artistique en effet, est un signe supplémentaire de la tendance omnipotente du « calcul » à envahir l’existence humaine : c’est pour cette raison que Tolkien réprime ses velléités « allégoriques » ». Et c'est un effort, car, alors que pour les Anciens, laisser parler (et écouter) le monde était chose naturelle, cela ne l'est plus aujourd'hui. De même est-ce un effort pour Tolkien que d'obéir au réel : « de faire cohabiter désir pour la sub-création et souci pour le réel » c-à-d. pour ces « nécessités de chaque jour » — tout comme c'était un effort pour Niggle de lâcher ses pinceaux pour soigner voisin et jardin. Mais c'est bien à la fois l'humilité pour son œuvre et le respect des lois de ce monde réel qui « sauveront » ce dernier après son dernier voyage ...
S'il faut se garder de l'« absolument moderne » et en revanche tenter de renouer avec le monde réel, il est une ultime leçon, à savoir que, exilés que nous sommes, le retour à l'« authentiquement terrestre » n'est pas possible véritablement : le prétendre serait nier notre condition, ce serait aussi un artifice. « Cet enseignement sert de conclusion au Seigneur des Anneaux. À la fin de l’aventure, les porteurs de l’Anneau ne peuvent rester dans les frontières de la Comté : ils ne peuvent plus y être « un et entier ». [...] La Comté a retrouvé son lustre d’antan, mais ceux qui ont perdu l’authenticité terrestre ont perdu, dans le même temps, la capacité d’en jouir. Frodon est un « homme » changé, différencié, séparé qui ne peut se baigner dans les eaux du même fleuve même si le cours de celui-ci a été restauré. Frodon est à l’image de son créateur et d’un homme moderne : il est condamné à errer entre « deux eaux ». ». Marqués avec Tolkien par ce devoir de simplicité ou d’humilité « il nous faut donc accepter cette position inconfortable, entre deux eaux ou hors de l’eau. [...] La vraie vie est celle qui nous est donnée, celle là même qui s’immisce dans l’« entre-deux » : ayons l’humilité et la simplicité d’en prendre acte » et, comme Tolkien, de cultiver cet amour de la nature (du monde et de l'homme) « éprouvant comme les Elfes « un amour fervent pour le monde physique, et un désir de l’observer et de le comprendre pour lui-même et en tant qu’"autre" – i.e. comme une réalité provenant de Dieu (…) – non comme un matériau à utiliser ni comme rampe pour accéder au pouvoir » ».
Voilà. Je vous laisse savourer.
Peut-être trouverai-je plus tard le temps de faire moi-même quelques commentaires.
Jérôme
Hors ligne
Merci pour ce compte-rendu de lecture en ligne, Yyr, sachant que l'exercice n'a rien d'évident quand on veut faire les choses soigneusement... comme c'est le cas ici. :-)
Cordialement,
Hyarion.
Hors ligne
Miam... :)
Merci Jérôme.
I.
En ligne
Je vous en prie. Si avec ce que l'on peut y trouver de simplicité hobbit, d'humilité elfique, d'enracinement entique et d'émerveillement bombadilien (le tout merveilleusement reliée ensemble) chacun ici ne se régale pas ... :)
Le thème tolkiénien du refus du monde réel par une modernité sous l'empire de la technique (« sa propension à envahir toutes les sphères de l'existence humaine », p.11) nous renvoie à des choses déjà évoquées sur ce forum : La Machine ou la nécessité de raser le monde réel. Avant de reprendre l'article de Bertrand Alliot j'aimerais résumer ici les grandes lignes du (magistral) fuseau pré-cité (j'ai besoin de me resituer les choses :)).
Le sens de la Machine est de « prendre le chemin le plus court » (SdA VI.8) : Tolkien pose l'équivalence entre Machine et Magie ; toutes deux ont pour intention l'immédiateté, aller droit à l'utile, nécessité seulement et rejet des accidents du monde, de l'homme et de ses talents (Cf. post du 01-05-2009 à 07:33). Elle a pour conséquence une déconnexion de la Vie Réelle : « la culture [technicienne n’est] pas en contact avec la vie de la nature, ni avec celle de la nature humaine » (MC, 186). Un homme moderne « “complément parfait (comprendre esclave) de la machine” » (1) (OFS, 239), loin d’être un parfait représentant de la nature humaine, ne peut qu’« être moins incorporé à la vie » (OFS, 239) (Cf. post du 15-05-2009 à 03:05). Alors que l'homme espérait mieux vivre grâce au progrès technique, celui-ci, parce qu'il n'a que peu de rapport avec le respect de la Vie Réelle, révèle ce qui apparaît comme de l'ordre de sa nécessité : dévorer (la campagne, l'homme), et ce « aussi bien que des dragons » (OFS, 276) (Cf. post du 15-05-2009 à 03:09). Dans un monde qui n'est plus qu'un monde de moyens, ceux-là transforment et corrompent toutes les fins. À ce titre, l'Anneau de Puissance est bien « la Machine Ultime » (Caldecott) et il fait partie de l'enchantement que de croire que la technique (et son esprit de puissance) pourra être utilisée pour le bien : « Tu ne peux combattre l’Ennemi avec son propre Anneau sans devenir à ton tour un Ennemi ; mais, malheureusement, la sagesse de Gandalf semble être depuis longtemps retournée avec lui dans l’Ouest Véritable » (L84, 139) (Cf. post du 16-05-2009 à 15:39). Le problème de la Machine c'est justement qu'elle ne peut être saisie puisqu'il s'agit pour elle de nous saisir pour nous séparer du réel et nous le mettre à disposition : il s'agit de l'esprit technicien comme « décision sur la réalité de tout ce qui est réel » (Hölderlin) (Cf. post du 18-05-2009 à 11:43). La Machine est à la fois cette séparation de l'homme d'avec le monde réel et cette volonté de soumettre la réalité à ses désirs (narcissiques) d'imposer ses desseins à la réalité : notre nature n'est plus alors qu'« une machine que l’on fait travailler et que l’on met en pièces si elle ne rend pas les services attendus » (CS Lewis) (Cf. post du 18-05-2009 à 12:29). La séparation d'avec le réel est bien reliée à cette convoitise : la Machine entend tout faire venir au visible et condamne l'homme, en passant à travers toutes les choses ainsi mises à nu, à ne plus rien voir du Monde. Tel est bien le pouvoir de l'Anneau de Puissance : alors que les choses réelles deviennent transparentes, s'effacent, son Porteur lui-même s'efface, et l'on retrouve bien cette séparation d'avec le réel : « la caractéristique essentielle de notre temps [:] une désincarnation. Alors que l’inverse constitue l’homme » (Charbonneau) (Cf. post du 18-05-2009 à 12:47). Face au pouvoir de la Machine, l'une des réponses valables est l’acte poétique lui-même, qui peut permettre de recouvrer une « vision claire » du réel (MC, 181) et l’« amour nouveau » (L246, 463) des êtres et du monde pour eux-mêmes. (Cf. post du 18-05-2009 à 13:01).
La perte de l'authenticité par rapport au réel est, en ce qui concerne ma lecture de l'article, le nœud central de la problématique tolkiénienne ici déroulée. Article que j'ai trouvé impressionnant de hauteur de vue et de clarté sur le sujet (et encore plus impressionnant peut-être, la saisie cohérente de Tolkien : l'amour du réel lié et non pas contradictoire avec l'amour de la Faërie, le refus de l'allégorie lié et non pas contradictoire avec la volonté de donner du sens, l'impossibilité et cependant la nécessité de la simplicité, etc.). Cette perte, dans la civilisation technicienne, d'authenticité et de simplicité vis à vis des choses réelles, nous renvoie en contrepoint à l'humilité devant le réel qui était celle des philosophes grecs, et au recours au sens commun pour connaître les choses telles qu'elles nous sont données. Cette simplicité (le monde vu comme une richesse ordonnée, un cosmos — du gr. 'parure' : les Grecs ont ainsi désigné le monde d'après l'idée de ce qui est beau) a laissé la place dans notre culture scientifique à la complexité (le monde vu comme une complexité à dénouer maille à maille) et à la « pensée calculante » (p.12) : depuis la modernité l'expérience sensible est tenue en suspicion et seule notre raison est sûre. De ce point de vue (mais de ce point de vue seulement) je suis bien d'accord pour comparer ces positions à celle de « l'innocence » (p.8,22) du petit enfant (« qu'est-ce que c'est ? » première question "philosophique" devant le réel — esprit elfique ou/et bombadilien) en face de « la sophistication » (p.8,16) des grandes personnes (« de quoi est-ce que c'est fait ? comment ça fonctionne ? que puis-je en tirer ? » — l'esprit d'Isengard, « esprit de métal et de rouages » (SdA III.4)). Pour le pré-moderne, le réel préexiste à sa pensée. Pour le moderne, c'est sa pensée qui a préexistence sur le réel (je pense donc je suis). L'hubris (gr. 'l'orgueil, la démesure') dont se méfiaient les Grecs n'est pas nouveau bien sûr, sauf que cette fois, il va s'incarner : c'est l'élaboration de la Machine. (2)
Cette perte vient d'une séparation d'avec le réel : l'homme a interposé entre le monde et lui « l’œil de la connaissance et de la raison, l’œil qui réfléchit le monde et le rend extérieur à soi, définitivement séparé » (p.13), cet appareil scientifique, technique, rationaliste, qui seul est habilité à dire l'ordre des choses, en fait à mettre son ordre dans le chaos qu'est devenu le monde. Un ordre qui n'en est pas vraiment un, parce qu'en définitive celui de la concurrence entre des composantes de la réalité que plus rien ne relie à rien. « Déviées de leur course naturelle, toutes les choses se meuvent concurremment » (p.5). En notant au passage la formulation typique du Marrissement d'Arda comme déviation des choses « de leurs nature et course normales » (MR, 217, 255), je me demandais si Bertrand avait lu Home X ? si ce n'est pas le cas il y a vraiment de quoi être jaloux ;). Cet Œil sépare et désunit. Faisant tout venir au visible (au mesurable et donc à l'utile), il condamne l'homme à s'effacer, à ne plus vivre « qu'à la surface des choses » (p.15), à « être moins incorporé à la vie » (OFS, 239). La Machine, séparant l'homme du réel, donne le pouvoir exorbitant de décider de la réalité, et conduit de ce fait celui qui en use à « une désincarnation » (Charbonneau). C'est le résultat de l'absolutisation de la pensée technoscientifique moderne : la réalité est comprise comme atomisée, les choses n'ont plus de place naturelle. Le monde de la Machine est un monde définalisé qui n'a plus d'autre fin que celle (à travers celles que chacun veut lui donner) de la concurrence des moyens. (3)
Faut-il parler de désenchantement du monde ? L'article n'emploie pas ce terme, mais il m'est spontanément venu à l'esprit au fil de l'article. On entend par cette expression assez courante (depuis Weber) le déclin de la magie, des mythes, des religions, chose heureuse pour les uns (rationalisme des Lumières, positivisme du XIXè), perte d'un âge d'or pour les autres (romantisme du XIXè). Une autre manière habituelle de le dire est de considérer que l'homme, avec la modernité, est passé de l'enfance à l'âge adulte. Il me semble que c'est ce que l'on retrouve dans l'article lorsque cette altération du rapport de l'homme au réel est justement comparée avec « celle qui se produit chez un individu passant de l’enfance à l’âge adulte » (p.14). En lien, l'article parle à de nombreuses reprise de « la chute » (p.13,17,18,22,23) pour désigner ce passage à la condition moderne. Ce dernier usage de la chute me paraît ambigü et même (c'est là ma seule critique) le produit d'une confusion : certes Tolkien s'accorde (avec les Romantiques) à considérer meilleures les époques précédentes. En revanche, il n'y a pour lui qu'une seule Chute, biblique, que la Machine ne fait "que" « poursuivre jusqu'à son terme ultime » (L96, 162). « L'Éden [qu'il y a eu] sur cette pauvre terre » (L96, 161) n'est pas identifié par Tolkien avec un âge pré-moderne. C'est pourquoi Tolkien ne dirait pas que « les Hobbits sont les représentants d’une race qui, parmi celles qui peuplent la terre du milieu, n’a pas « chuté » » (p.23). Pour Tolkien ce sont les Elfes qui « en tant que Peuple n'ont pas 'chuté' » (MR,334) (bien qu'à strictement parler on ne peut dire cela que de Bombadil, mais les accointances sont justement nombreuses entre la nature elfique et la nature bombadilienne ...). Ajouter que cette race « est encore innocente et ignorante » (p.23) renvoie à l'idée que la vraie connaissance est moderne c-à-d. rationnelle, émancipée des croyances, n'ayant plus besoin de recourir au mythe pour expliquer le monde ... bref renvoie au désenchantement du monde. Je ne suis pas sûr que Tolkien aurait suivi. L'idée que la science moderne est la clé de la vraie connaissance sur le monde, la garante de l'objectivité, la méthode, le guide universel pour nous guider dans ce monde etc. cette histoire anonyme que nous nous racontons sur la vérité de notre condition s'est élaborée à l'intérieur de la civilisation technicienne. Et un récit anonyme et propre à une civilisation que l'on se raconte sur la vérité de sa condition ... c'est ce que l'on appelle un mythe. Que celui-ci ne soit pas considéré comme tel depuis sa civilisation, c'est bien naturel, par définition ; qu'il soit adulte et les mythes des autres civilisations enfantins, c'est une appréciation faite par les mythes de la modernité.
Au contraire l'homme n'est-il pas actuellement enchanté ? Certes, avec la modernité, l'homme a perdu « l’expérience du chant du monde » (p.16). Il ne sait plus l'entendre. pour lui le monde dont il s'est séparé, cette matière inerte à soumettre selon sa volonté, ne lui parle pas. Il lui chante encore moins :). N'est-ce pas cependant du fait d'un (autre) enchantement ? Un autre chant que celui du Monde. Celui de la Machine, qui conte que l'existence du monde et de l'homme est affaire de hasard, d'atomes et de purs mécanismes, déterminismes anonymes incapables de nous dire du sens. Tel l'enchantement de la sorcière du Fauteuil d'Argent (CS Lewis) qui convainc les Narniens que son monde à elle est le monde réel et qu'ils ont « seulement rêvé, ou inventé, toutes [les] choses : arbres, soleil, lune, étoiles et même [Dieu] » (Narnia VI, 191). Dans une civilisation technique, la nature, l'essence des choses n'existe plus, il n'en existe plus que l'étendue, les quantités que l'on mesure, que l'on arraisonne, et que l'on fait servir. L'on pense aussi à l'image rappelée par Sosryko de cet homme moderne qui marche « d’un pas de somnambule, [...] conduit par le chant des inventeurs... » (René Char). Dans la même idée, plus qu'une corruption des valeurs qui « ne peuvent avoir été transmises sans dommage des époques héroïques à l’époque moderne » (p.16), j'ai plutôt tendance à comprendre que la civilisation technicienne substitue à celle des autres civilisations une autre hiérarchie de valeurs (la technique elle-même, l'efficacité, l'utilité, le normal, les résultats ...) et de vertus (l'illimité, l'action, l'adaptation, la performance ...), redéfinissant ainsi l'axe du bien et du mal (et ne le supprimant certainement pas). (4) Une morale technicienne s'est élaborée le long de cet axe en même temps et aussi nécessairement que les mythes par lesquels il a bien fallu que l'homme s'explique vaille que vaille sa place dans ce nouveau monde : mythe de l'histoire, mythe de la science, et, à l'articulation des deux, le mythe du progrès. (5) Mythes qui traduisent une nouvelle histoire sacrée, le sacré n'ayant que changé de domaine, étant passé de ce qui était auparavant sacré aux puissances ayant opéré leur désacralisation, à commencer par ... la technique. (6) Donc je ne peux que suivre et adhérer pleinement à la thèse de l'article dans tous ses admirables détails — sauf celui qui consiste me semble-t-il à assimiler chez Tolkien chute (romantique) à Chute (biblique) et, en lien, l'enfance à l'état pré-moderne et l'âge adulte à la modernité. (7)
Défaire l'Anneau, défaire l'enchantement de la Machine et réentendre le Chant du Monde réel, sa nature, sa richesse, son sens et ses valeurs, constitue ainsi l'enjeu pour qui voudrait recouvrer une vue claire des choses telles qu'elles sont. Ainsi que l'article insiste, l'authenticité véritable est impossible (le fait de devoir le vouloir porte la contradiction). Néanmoins, et c'est pourquoi Tolkien parle de recouvrement on peut rechercher un positionnement plus juste par rapport au réel. C'est avec cet article « se tenir entre l'authentiquement terrestre et l'absolument moderne », avec Sosryko « accéder à une pensée libérée de la Machine », avec Caldecott « défaire l'Anneau » : on ne peut faire comme si l'Anneau n'avait pas été forgé et notre rôle est de mener (chacun mais aussi ensemble, en tant que communauté de personnes) la quête de Frodo. Cela demande un effort de simplicité ... « que le conte de fées nous aide à réaliser » (MC, 181) : car il existe de nombreuses écoles dans le Petit Royaume (comme il existe de nombreuses demeures dans le Grand - cf. Jn 14, 2 :)). Celle des Hobbits bien terrestres :). Celle des Ents bien enracinés :). Celle des Elfes pleins d'« un amour fervent pour le monde physique » (L181, 335) (on peut rappeler ici que physique à l'origine vient du gr. 'nature') :). Et celle de Tom « l'esprit qui aspire à la connaissance des autres choses, de leur histoire et de leur essence, parce qu'elles sont « autres » et totalement indépendantes de la pensée qui les examine » (L153, 274) (8) :) — « Personne, jamais, n’attrapa le vieux Tom » (ATB, 103) ! Même l'Anneau, c'est dire ! S'il y en a un pour nous aider à sortir de notre enchantement et se faire l'interprète du Chant du Monde, c'est bien lui ;). Dit-il, mine de rien, espérant faire avancer la floraison et la fructification d'une œuvre ayant bien poussé, il le sait, depuis la crème jaune et les rayons de miel ... :).
Pour la route, un petit morceau choisi de cette authenticité, parmi ce que seuls les Hobbits savent produire :) :
'I saw him, Mr. Butterbur,' said a hobbit; 'or leastways I didn't see him, if you take my meaning. He just vanished into thin air, in a manner of speaking.'
'You don't say, Mr. Mugwort!' said the landlord, looking puzzled.
'Yes I do!' replied Mugwort. 'And I mean what I say, what's more.'
‘There's some mistake somewhere,' said Butterbur, shaking his head. There was too much of that Mr. Underhill to go vanishing into thin air; or into thick air, as is more likely in this room.' [...]
'Well, I saw what I saw, and I saw what I didn't,' said Mugwort obstinately.
SdA I.9
(Je brise ici le Serment du Zimmer - d'autant plus facilement que je ne l'ai pas prêté :) - car en lisant l'original je riais avec les larmes aux yeux, mais impossible de ressaisir l'émotion dans la traduction)
Jérôme
_______________________________________________
(1) Notons que la distinction entre technique et machine est justement résumée ainsi par Jacques Ellul : d'une part, la technique est cet ensemble homme & machines : adaptation des machines à l'homme ... et de l'homme aux machines, de sorte qu'à un certain niveau l'homme n'est parfois que le complément des machines, d'autre part les machines en questions ne sont pas que des machines matérielles (cf. techniques de management, de propagande, de marketing ...). Cf. le sens de l'histoire où Sosryko avait expliqué la correspondance entre technique, Machine et machines.
(2) À très grand trait (expression dont j'espère ne pas vous lasser :)) : À partir de Galilée - Descartes, de fil en aiguille, on ne peut considérer comme véritable que ce qui se vérifie par la mesure. L'outil ultime de la raison, mathématique et géométrique, devient méthode et cette méthode devient universelle pour appréhender toute la réalité. Bientôt, à considérer devoir mettre de côté ce qui ne rentre pas dans la méthode on en vient à considérer que ce qui n'y rentre pas (ce qui ne se mesure pas) n'existe pas (cf. Eddington : « ce que mon filet n'attrape pas n'est pas un poisson »). Ainsi en est-il de la nature, de l'essence des êtres et des choses. Seules leurs facultés et leurs rapports entre eux, leur fonctionnement, leurs mécanismes, sont conservés. La science moderne est née qui a pour mission d'arraisonner la réalité, c'est une science que l'on a qualifié d'expérimentale, c'est une science opératoire du réel, c-à-d. technique. Dans le même mouvement (en lien avec d'autres facteurs) s'amorçait la mutation de la technique, laquelle devient scientifique, rationnelle, ayant pour principe non plus de s'adjoindre à l'agir en tant qu'outil mais bien la rationalisation totale de l'agir : le mot d'ordre est l'efficacité, prendre le chemin le plus court. Tandis que la technicisation du monde ôtait à ce dernier ses valeurs et sa finalité, elle lui donnait de nouvelles valeurs (ce qui sert, ce qui est utile, ce qui est efficace) et de nouvelles finalités (celles que chacun voudra bien donner puisqu'il n'existe plus de sens objectif au monde réel). Science et technique modernes désignent ainsi un seul et même processus d'arraisonnement de la réalité : la vérité est incluse dans la science, et la vérité de l'agir, c’est la technique purement et simplement. Vérité incluse dans la science, c'est-à-dire que le modèle scientifique est identifié avec la réalité (par exemple on identifie la nature à la biologie). Vérité de l'agir, c'est-à-dire que le sens de l'agir est déterminé par la technique (et non par l'éthique, laquelle est confondue avec la technique). C'est le résultat d'un long processus d'autonomisation de la science-technique, laquelle n'est plus dans les représentations collectives une opération intellectuelle et pratique mise en œuvre par un sujet, mais un système sans sujet établissant les lois du monde (ce qui soutient le monde, ce n'est plus la volonté de Dieu, ce sont les lois de la physique).
(3) En termes philosophiques, la Machine nourrit donc (et se nourrit de) à la fois le matérialisme, l'empirisme (aboutissement de l'itinéraire de la pensée sceptique, les choses ne peuvent rien dire de leur sens à notre intelligence : perte de l'authenticité des choses réelles) et l'idéalisme (aboutissement de l'itinéraire de la pensée stoïcienne, la volonté seule décide la réalité et le sens à donner aux choses : séparation d'avec la réalité sensible). Un exemple de cette séparation d'avec le réel, désincarnation dans un monde définalisé, dans cet article du Monde : la technique, et le droit doit suivre, doit permettre de décider de la réalité, de ce qu'est être parent, être enfant ... C'est le désir, la volonté qui informe la réalité, réalité autrement sans signification par elle-même. À l'arrière-plan de cet article il y a la théorie dite du Gender, théorie idéaliste (quoique ouvrant peut-être le champ nouveau d'une philosophie surréaliste :)) qui pose que la notion de famille ne se détermine qu'à partir de la volonté, du « projet familial » : « Le parent est celui qui exprime une volonté de l'être ». La nature des êtres qui la composent (y compris la nature sexuée !) doit être tenue pour indépendante à cet égard : « la vraisemblance biologique ne doit plus servir d'obstacle ». La Machine est bien « nécessité de raser le monde réel », que ce soit la nature des montagnes ou la nature des hommes : « obstacle » seulement à son « esprit de puissance et de domination sans frein ». L'ensemble de ce court article présente par ailleurs en lui-même une bonne synthèse des mythes et lieux communs de l'« absolument moderne » (cf. note 5).
(4) Je me demandais au passage : un exemple de ces changements de valeur n'est-elle pas détectable au niveau du regard porté actuellement sur la magie et les dragons ? C'est me semble-t-il un regard positif, familier ... Rien de comparable chez Tolkien (ce que Vinyamar a déjà relevé de mémoire mais je ne retrouve pas où dans ce cas). Mais ce changement est compréhensible s'il se réfère à un changement plus profond : la magie est identifiable à la technique, vers laquelle s'est porté le sacré de notre civilisation, le dragon incarne la puissance, valeur ultime d'une civilisation technicienne. Bien sûr il y a ensuite, de la façon la plus arbitraire, les gentils et les méchants magiciens, les gentils et les méchants dragons ... combinaisons incongrues selon la vraisemblance mythopoétique tolkiénienne laquelle, située à l'extérieur de la civilisation technicienne, est en revanche capable de saisir technique, magie et dragons, et de révéler leur sens (et leur malice !), alors que dans l'histoire que la modernité se raconte d'elle-même, le sens de ces choses-là comme du reste du monde, n'existe pas en lui-même et se voit fixé au gré des décisions d'un homme séparé du réel.
(5) Pour ce qui est des mythes les plus profonds (je suis ici l'analyse de Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, essai réédité aux Mille et Une nuits, 2003). Mythe de l'histoire en ce que cette dernière ne reçoit plus un sens d'un extra-historique : Dieu, la Vérité, la Liberté, etc. c'est elle qui inclut tout : « l'histoire jugera » (et non plus Dieu !) - cf. le matérialisme dialectique. Mythe de la science lorsque celle-ci, comme pour l'histoire, devient juge du vrai c-à-d. qu'elle ne reçoit plus un sens extra-scientifique mais qu'elle inclut tout en tant que seule médiatrice de la vérité, de l'objectivité sur notre nouveau milieu. Mythe du progrès : en avant du progrès des sciences et des techniques ce qui est bon, vrai, en arrière ce qui est mal, faux et ... obscurantiste ... À partir de ces lignes mythiques profondes d'autres mythes plus "superficiels", que Jacques Ellul associe aux lieux communs : un bon nombre par exemple tournent autour de la libération par la technique : libération du prolétariat par le progrès technique, libération de la femme par le travail, libération de la sexualité par la contraception, etc. bref le mythe se reforme instantanément derrière le travail effectué par la raison : il est dans la différence entre les faits et la croyance portée sur ces faits. Il est clair que Tolkien n'adhérait à aucun de ces mythes. Pour lui comme pour les nombreuses références données par Sosryko, le mythe moderne en appelle d'autant plus généreusement aux valeurs de « liberté », de « libération », qu'il cherche à dissimuler la « courte chaîne » (OFS, 276) qui en réalité sert plus à emmêler qu'à révéler les choses.
(6) « La technique est pour l'homme actuel ce qui assure son avenir [...]. En contrepartie de cette certitude, cet homme se donne pour origine d'avoir toujours été Homo faber. Cette réversion de la technique vers le passé, cette proclamation que l'homme n'a été homme qu'à partir du moment où il était faber, c'est-à-dire technicien, est probablement une des marques les plus sûres de ce sacré : car c'est toujours dans son sacré qu'il établit son origine. Dans un monde peuplé de dieux, l'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux. Mais dans un monde peuplé de machines, il n'a comme origine que le point de départ de la technique. Sa façon de représenter son point de départ, sa première caractéristique exclusive dénote immédiatement où est son sacré. Et à partir de là, il reconstitue son histoire en fonction de la technique. Là encore, la façon de raconter l'histoire est indicative du sacré. Et maintenant, ce n'est plus l'histoire des grands héros, des guerres, des charismes et des dieux, c'est l'histoire édifiée peu à peu dans le progrès des techniques : il ne pouvait pas s'y tromper, ce n'est pas là une histoire séculière, c'est une autre histoire sacrée. » (Ellul, Les nouveaux possédés, p.118). Un exemple amusant du sacré transféré à la technique a peut-être été donné à quelques reprises sur ce forum lorsque les analyses de la technique provoquaient de vives réactions (sans technique pas d'internet, sans internet comment vivre ? ;)) : l'analyse était-elle blasphématoire ... ?
(7) Sosryko dans le fuseau donné en référence au début aborde d'ailleurs comment sous un certain regard, l'esprit technicien est infantile, qu'il « ne se comporte plus en adulte (en « homme fait », cf. Paul) » mais en véritable tyran à l'égard du réel comme peut le faire un enfant dans ses jeux (cf. aussi le « jouet mécanique [...] échappé de l’étage des enfants » (OFS, 276)). L'un de nos docteurs en psychiatrie en cours a d'ailleurs comparé naturellement (mais je n'arrive pas à deviner si cela l'inquiétait outre mesure) la psychologie de l'homme dans un milieu technicisé à celle du tout petit enfant, lorsqu'il pense ordonner le monde d'après sa pensée magique (cf. la technique/magie comme principe d'abstraction du réel du fait de son efficacité à lui imposer la volonté) ... Sans être docteur en psychanalyse, on doit réaliser la caractère infantilisant de bon nombre de messages, publicitaires, marketing, politiques ... lesquels d'ailleurs lorsqu'ils sont infantilisants renvoient ... au recours à la technique. Cela étant, précisons que l'esprit d'enfance n'a rien à voir avec cet infantilisme et renvoie alors à l'esprit de simplicité, à la fois victime de la Machine et permettant de « recouvrer une vue claire » du réel ... L'esprit d'enfance « est aux antipodes de toute puérilité. Il n'y a que les adultes pour être infantiles. les enfants sont neufs, bondissants. Avec la fraîcheur d'une terre parousiaque, leur innocence est explosive. Ils ne connaissent pas le doute. Dans leur gratuité, ils courent pour courir et non pour arriver. Ils sont pur élan. C'est pourquoi ils sont irrésistibles. » (préface de Péguy, Le porche du mystère de la deuxième vertu)
(8) Pour Tom, comme pour Tolkien, les choses pré-existent à la pensée. La réalité s'impose à l'intelligence — comme pour Aristote, pour Thomas d'Aquin : le monde est une demeure pour des êtres avec leur essence, leur nature, leur place, et l'art de vivre est d'être au monde. C'est un renversement qui a été opéré à partir de la modernité où la pensée est première en tout et où en conséquence la connaissance du réel n'est plus que méthode (scientifique) qui finit par réduire le réel à ce qui rentre dans la méthode (cf. note 2) : l'art de vivre est alors déconnecté du réel (et se reconnecte à la méthode). Tandis que la Machine exacerbe ainsi une philosophie dualiste, « désunie », « séparée » entre options matérialistes et idéalistes (le monde comme matière définalisée indépendante des idées seules sources de finalité - cf. le dualisme cartésien âme-conscience vs. corps-machine), le Maître de la Vieille Forêt renoue avec la philosophie réaliste (peut-être les grands personnalistes, Jaspers, Marcel, Mounnier ... étaient-ils des voyageurs de Faërie ? :)) et une vision intégrée, non morcelée, de la personne et des choses ... réelles.
Hors ligne
Wow! j'ai du m'y remettre plusieurs fois afin d'arriver au bout de tous ces textes tellement ils sont denses! Et c'est dans ces moments-la qu'on se rend compte combien les cours de philo sont loin derriere soi et qu'on rouille sa cervelle tres facilement...
En tout cas, merci beaucoup Yyr pour ces posts tres riches et bravo pour tout ce travail de fourmi!
FdN
Hors ligne
Merci, merci Yyr :-)... autant pour le compte-rendu que pour le développement. :-))
Je ne peux rien ajouter de précis pour l'instant, car je n'ai pas lu l'essai de Bertrand en question, mais j'aurais quelques (petits) commentaires à faire sur deux ou trois points (si jamais je me dépatouiller du problème authentiquement terrestre de la corrections des copies qui m'accapare actuellement ;-)).
Hors ligne
@ FdN : À qui le dis-tu ! :) En même temps, pour ce qui me concerne, je ne sais pas si j'étais été assez mûr pour la philosophie à l'époque où elle est enseignée au lycée ... Je n'y avais rien compris ... Mais ça m'a fait d'autant plus drôle de m'y mettre dans le cadre d'un nouveau cursus depuis quelques années ...
@ Sosryko : ;) ce cher Isengar déteint sur toi : merci pour le rafraîchissement servi :)
Comme je relisais hier soir l'un des dossiers la 2è Feuille, je tombais, par un de ces hasards propres à la Terre du Milieu, sur le travail d'Eruvikë (si le mien est de fourmi que dire du sien ! :)) ayant exhumé l'amitié d'écrivain entre Tolkien et le Père Bouyer. Voici ce que dit ce dernier de ce qui nous intéresse ici et qu'il résume me semble-t-il excellemment :
Les grands mythes, les grandes légendes – Jung et son école mais aussi d'autres psychologues contemporains l'ont bien mis en lumière – correspondent à certaines situations fondamentales de l'homme dans le monde et à son effort spontané pour les comprendre. Il y a donc en eux un point de départ que l'expérience révèle très efficace. L'exemple que j'évoquais tout à l'heure de Tolkien est tout à fait significatif. Les histoires inventées par celui-ci et qui reprenaient en les renouvelant de grands thèmes mythiques ont eu un retentissement extraordinaire en particulier chez les jeunes. C'est là un parfait exemple du besoin pour l'homme moderne de se replonger dans une humanité beaucoup moins sophistiquée, beaucoup plus proche du réel intégré et qui considère le monde non pas comme une source de jouissance ou de puissance matérielle mais comme une source inépuisable d'évocation de la totalité et de l'unité.
Louis Bouyer, Le métier de théologien. Entretiens avec Georges Daix, France-Empire, Paris, 1979, chap. V « L'homme et le sacré », p. 99
Cité par Michaël Devaux, Tolkien, les racines du légendaire (Feuille de la Compagnie n°2), Ad Solem, Genève, 2003, p. 129
Yyr
Hors ligne
Voici retrouvée (merci Isengar :)) la très intéressante (et mouvementée ;)) critique des dragons « chien-chien » par Vinyamar (et Tar Baladur), à laquelle je faisais allusion dans ma note 4 et que je ne retrouvais pas ...
Hors ligne
A vot' service maître Yyr :)
En ligne
Merci Yyr pour les sympathiques commentaires sur un article sur lequel j'ai beaucoup travaillé ... Cela fait plaisir de savoir que, quelque part, on vous lit !
Je n'ai finalement pas trop à dire sur les commentaires assez justes et bien vus. Quelques éléments quand même :
La perte d'une certaine authenticité par rapport au réel est bien au coeur de l'article. Je crois que cette authenticité regrettée était celle du monde "paysan" plus que de celles des Grecs. j'ai d'ailleurs de plus en plus l'impression que les philosophes grecs étaient des hommes modernes... Je ne crois pas par ex. qu'ils aient eu un rapport différent au réel ou à la nature que nous. En fait, j'ai de plus en plus de mal à comprendre cette notion de modernité (et j'ai évolué depuis que j'ai écrit l'article!). Mais c 'est sans doute un autre débat, un autre problème...En tout cas, il me semble donc que Tolkien regrette une certaine authenticité "paysanne" (les "lourdauds d'Angleterre", the genuine Hobbit, the tommy...). Tolkien, d'ailleurs, fait-il jamais mention des Grecs ? Mais en même temps, il me semble qu'il relit l'ancienne authenticité "terrestre" à la puissance des textes pré-modernes. Or ces textes n'étaient a priori pas l'oeuvre des paysans mais bien plutôt celle d'une ancienne élite cultivée, sophistiquée, moins authentiquement terrestre... Il y a sans doute encore une contradiction à éclaircir... Mais je me demande si cette contradiction n'est pas tout simplement Tolkienienne... Il y a une tension constante entre le simple et le sophistiqué, une contradiction permanente que l'auteur essaye de "résorber"...
Je n'ai pas lu Home X et me demande ce qu'il y a à y découvrir... J'ai encore tant à découvrir sur Tolkien. Je crois qu'il n'a pas encore été traduit en Français, n'est-ce pas?
Effectivement, on pourrait employer l'expression "désenchantement du monde"!
Sur la chute j'accepte volontier la critique! En fait, j'aurais besoin de me replonger dans les lettres. je me basais surtout sur la lettre n°96 à son fils Christopher. Je n'avais pas "vu" que pour Tolkien, les Elfes était le peuple qui n'avait pas chuté. Je serais très intéressé de connaître les passages où il parle de cela.
Mais, quand même, je pense que les Elfes (ou Bombadil) sont "hors jeu" sur cette question de la chute parce qu'ils "n'habitent" pas le monde, ils ne sont pas "terrestres" (c'est d'ailleurs pour ça qu'ils sont immortels). "The elves represent, as it were, the artistic, aesthetic , and purely scientific aspects of the Humane nature raised to a higher level than is actually seen in Men. That is: they have a devoted love of the physical world, and a desire to observe and understand it for its own sake and as ‘other' (L, il faut que je retrouve la reférence!). Ils sont uniquement dans la vie contemplative... Ils n'ont pas chuté parce qu'il ne sont pas concernés par la chute et non parce qu'ils auraient réussi à garder une innocence originelle. C'est d'ailleurs pour ça qu'ils montrent, comme Bombadil, une certaine insensibilité à l'Anneau... Ils ne sont pas de ce monde. Seul un homme, un hobbit, un nain, peut chuter, peut être sensible à l'anneau... Y a t-il un sens à parler de la chute pour des êtres aussi "vaporeux" que les Elfes? Pour être concerné par la chute, il faut être fait de chair et de sang... ce n'est pas le cas des Elfes (ou du "genuine Elf" comme on pourrait parler du "genuine hobbit")
En tout cas, je me référais à la chute comme ce qui marque la perte de l'authenticité terrestre. Ceux qui sont "nés trop tard" ont subi la chute. Mais celle ci peut être poursuivi "jusqu'à son terme ultime" (L, p.162).
Beaux commentaires : "Au contraire l'homme n'est-il pas actuellement enchanté ?" et "défaire l'anneau". Je n'ai rien à redire...
Voilà! sans doute encore des points à éclaircir. Notamment sur ta compréhension de la chute dans mon article et sur la compréhension de ta non compréhension pour moi... Merci encore !
Hors ligne
Si les Elfes sont susceptibles de vie contemplative, ce sont avant tout des artistes et donc des créateurs. Témoins Fëanor, Celebrimbor, Finarfin et bien d'autres. Quand à l'innocence originelle, si leur race n'a pas chuté dans sa totalité (comme les Hommes), certains Elfes ont pu chuté de façon individuelle. Comme Fëanor et ses fils, justement.
Et les Elfes sont évidemment fait de chair et de sang, sinon comment expliquer qu'on puisse les blesser physiquement ou qu'ils aient pu avoir des enfants avec les Hommes. Ce n'est pas pour rien qu'ils sont qualifiés d'Incarnés, eux aussi.
Hors ligne
Ah des débats !
Je suis en fait d'accord avec Elendil. Bien sûr, ils habitent le monde, ils se battent, ils sont blessés donc fait de chair et de sang... Ils ne sont pas des "spectres" vaporeux. Mais ceci est vrai parce que Tolkien en a besoin pour faire vivre des histoires. Il est en quelque sorte obligé de les incarner, de les rendre plus humains qu'ils ne sont en théorie.; Quand je dis qu'ils sont "hors du monde", qu'ils ne sont pas fait de "chair et de sang", c'est une image bien sûr.
Je crois par ailleurs qu'il faudrait parler du "véritable Elfe" comme Tolkien parle du "véritable Hobbit". Il y a l'archétype et toutes les formes dégradés qui apparaissent petit à petit...
Le point de vue et l’intérêt ne sont pas centrés sur les Hommes mais sur les "Elfes". Les Hommes ont surgi par nécessité : après tout, l’auteur est un homme, s’il a des lecteurs ce seront des Hommes, et les Hommes doivent surgir dans nos récits, en tant que tels, et non simplement transfigurés ou partiellement représentés sous la forme d’Elfes, de Nains, de Hobbits, etc.
Lettre n°131
Les hommes doivent surgir par nécessité, de même que les Elfes doivent "s'humaniser" (pouvoir être blessé ou mourrir par ex.) sinon comment faire vivre des histoires?
Hors ligne
Merci Bertrand pour ce retour et pour ces compléments à propos de ton article :-)
Mais sur le dernier point, je suis Elendil ; il n'y a pas à distinguer les Elfes des récits d'un "véritable Elfe" ; Tolkien n'a pas fait une "théorie" des Elfes "contemplatifs" plutôt que terriens avant de faire des histoires ; ce qu'il a théorisé, ce sont des langues, qu'il n'a pas voulues théoriques justement, mais qu'il voulues incarnées, "terriennes", dans un monde d'où les Elfes ne peuvent pas sortir tant ils lui sont liés. Si l'archétype de l'Elfe est noble, élevé à des hauteurs d'intellect, de beauté et de créativité, cet archétype n'en est pas moins conçu "dans les cercles du monde", et de par sa nature même susceptible de chuter :
(…) les Elfes connaissent une chute avant que leur “Histoire” puisse être racontée. (…). Le corps du récit, le Silmarillion à proprement parler, traite de la chute de la famille la plus douée chez les Elfes, de leur exil loin du Valinor (une sorte de Paradis, la patrie des dieux) (…) le principal artisan des Elfes (Fëanor) avait capturé la Lumière du Valinor dans les trois joyaux suprêmes, les Silmarilli, avant que les Arbres ne soient souillés ou abattus. Dès lors cette Lumière survécut seulement dans ces pierres. La chute des Elfes survient en raison de l’attitude possessive de Fëanor et de ses sept fils à l’égard de ces pierres. L’Ennemi s’en saisit, en sertit sa Couronne de Fer et les conserve dans sa forteresse impénétrable. Les fils de Fëanor font le serment terrible et blasphématoire de combattre et de poursuivre quiconque (même les dieux) oserait revendiquer un droit sur tout ou partie des Silmarilli. Ils pervertissent la plus grande partie de leur famille, qui se rebelle contre les dieux et quitte le paradis, pour mener une guerre sans issue contre l’Ennemi. Le premier fruit de leur chute est la guerre au Paradis, le massacre des Elfes par les Elfes : cela, ainsi que leur serment maléfique, entache tous leurs actes héroïques à venir, entraînant des trahisons et annulant toutes leurs victoires.
L131, p. 213-214
Les Hauts-Elfes étaient des exilés venus du Royaume Béni des Dieux (après leur propre Chute spécifique)
L156, p. 290
D'autant que s'il était vrai que
Seul un homme, un hobbit, un nain, peut chuter, peut être sensible à l'anneau...
et non un Elfe (au passage, tu ne peux avancer cet argument pour ensuite citer L131 et opposer la chair et le sang de l'Homme à ceux « transfigurés ou partiellement représentés sous la forme d’Elfes, de Nains, de Hobbits, etc. »), l'artefact n'aurait pas posé de problème : Elrond ou Galadriel l'auraient porté ! Mais l'un comme l'autre connaissent le danger :
Si l'un quelconque des Sages abattait à l'aide de cet Anneau le Seigneur de Mordor en se servant de ses propres artifices, il s'établirait sur le trône de Sauron, et un nouveau Seigneur Ténébreux apparaîtrait. (...) je redoute de prendre l'Anneau pour le cacher. Je ne le prendrai pas pour m'en servir.
Elrond (SdA, II.2 Le Conseil d'Elrond)
Le mal tramé il y a longtemps se poursuit de bien des manières, que Sauron lui-même demeure ou tombe. (...) Vous me donnez librement l'Anneau ! A la place du Seigneur Ténébreux, vous établiez une Reine. Et je ne serais pas ténébreuse, mais belle et terrible comme le Matin et la Nuit ! (...) tous m'aimeront et désespéreront ! (...)
- (...) Vous remettriez les choses en bon ordre. (...)
- Oui, dit-elle. C'est ainsi que cela commencerait. mais les choses n'en resteraient pas là, hélas !
Galadriel et Sam (SdA, II.7 Le miroir de Galadriel)
... et l'un comme l'autre sont déjà sous l'influence de l'Anneau, ainsi que le poème de l'Anneau le montre : « Trois anneaux pour les Rois Elfes sous le ciel (...) Un Anneau pour les gouverner tous (...) ». Ainsi, les Elfes « sont (…) tombés, dans une certaine mesure, dans le piège de Sauron : ils ont souhaité avoir du “pouvoir” sur les choses telles qu’elles existent (ce qui est totalement différent de l’art), réaliser leur propre désir de préservation : arrêter le changement, garder tout neuf et beau, pour toujours. » (L181, p. 335)
En tout cas, je me référais à la chute comme ce qui marque la perte de l'authenticité terrestre. Ceux qui sont « nés trop tard » ont subi la chute. Mais celle ci peut être poursuivi « jusqu'à son terme ultime » (L, p.162).
Justement, il me semble que ce concept de « chute » développé dans ton article n’est pas soutenu par cette citation :
tout d’abord parce que le passage de « l'authenticité "paysanne" » à la modernité ne constitue pas la Chute pour Tolkien ; surtout dans la lettre no96 d'où ta citation est tirée et qui est précédée d'un développement sur la réalité de la Chute originelle décrite dans les premiers chapitres de la Genèse ; réalité remise en question par « de prétendus scientifiques » qui « chamboulent depuis plusieurs générations maintenant (...) la plupart des chrétiens, à l'exception des plus humbles et frustes ou de ceux qui sont protégés d'une autre manière » (p. 160-161).
parce que ceux qui ont le sentiment d’être « nés à une sombre époque et trop tard » (L52, p. 98-99) n’ont pas le regret de ne pas être des « médiocres et (…) lourdauds d’Angleterre » (L314)
d’autant que ceux-ci ne sont pas protégés par leur « simplicité » de la Chute.
Car si l’humilité, la pensée fruste, la « simplicité » sont des traits de caractère ou vertus qui protègent de l’hubris “machinal” (ce « danger propre » qui caractérise notre monde moderne), ils n’immunisent pas pour autant contre « “l’apre esprit de concupiscence” [qui] erre dans les rues et [reste] à lorgner dans chaque maison depuis la chute d’Adam » (L43, p. 75).
La lettre 75 que tu cites (avec raison, elle est magnifique !) règle il me semble la question :
Je me demande comment tu t’en sors avec tes vols depuis le premier en solitaire – les dernières nouvelles que nous ayons eues à ce propos. J’ai en particulier retenu tes observations sur les hirondelles qui rasaient l’eau de cette rivière. Elles touchent au cœur des choses, tu ne trouves pas ? Là est mise à nu toute la tragédie, et la vacuité, de toute machine. Contrairement à l’art qui se contente de créer en pensée un nouveau monde secondaire, elle essaie de concrétiser le désir, pour ainsi générer du pouvoir en ce Monde ; et cela ne peut pas vraiment être fait de façon vraiment satisfaisante. Les machines faites pour nous économiser des efforts ne font que demander des efforts pires et interminables. Et en plus de cette incapacité fondamentale de la créature s’ajoute la Chute, qui non seulement détourne nos procédés de ce désir, mais les dirige vers un Mal nouveau et horrible. Et nous passons inévitablement de Dédale et Icare au Bombardier Géant.
Tu associes finalement dans ton concept de « chute » ce que Tolkien prend soin de distinguer : d’un côté l’« incapacité » de nos moyens modernes à atteindre ce que Tolkien appelle « l’authentiquement terrestre » (L96) d’un autre « la Chute ». Et parce que la Chute est déjà agissante dans « l’authentiquement terrestre », les « simples » et « sophistiqués » sont victimes les uns aussi bien que les autres de cette « incapacité fondamentale ». En termes du Légendaires, « le principal leurre de Sauron (…) fait des humbles des Gollums, et des grands des Spectres de l’Anneau » (L212, p. 403) ; or ce leurre (l'Anneau) n'a de pouvoir que par la faiblesse déjà présente au coeur de la créature, laquelle faiblesse est désir de « longévité » (id), c'est-à-dire attachement excessif à la terre "nue" pour le « simple » (Gollum se contente d'une vie nue sous terre), attachement à la terre "ouvragée" pour le « sophistiqué » (les Spectres veulent concentrer le pouvoir terrestre dans leurs mains).
S.
Hors ligne
Merci de ces éléments de réflexion! Il faut que je réfléchisse... Je réponds dès que peux!
Hors ligne
Entièrement d'accord avec toi, Sosryko. Et j'ajouterais que bien que les Elfes soient par nature attachés à la Terre, la faute et la cause de la chute sont les mêmes chez eux : désir de possession exclusive de la création artistique dans un premier temps (les Silmarils, comme de juste), puis tendance à l'« embaumement », attachement là encore à la « terre ouvragée » dont tu parles, dont le symbole serait ici la Lórien. Dès lors, on comprend mieux comme la renonciation de Galadriel à la tentation de l'Anneau fait figure de rédemption de l'Exil des Ñoldor et justifie amplement son pardon personnel.
Hors ligne
Hello Bertrand, heureux de te lire ici :).
La perte d'une certaine authenticité par rapport au réel est bien au coeur de l'article. Je crois que cette authenticité regrettée était celle du monde "paysan" plus que de celles des Grecs. j'ai d'ailleurs de plus en plus l'impression que les philosophes grecs étaient des hommes modernes... Je ne crois pas par ex. qu'ils aient eu un rapport différent au réel ou à la nature que nous. En fait, j'ai de plus en plus de mal à comprendre cette notion de modernité (et j'ai évolué depuis que j'ai écrit l'article!). Mais c'est sans doute un autre débat, un autre problème...
C'est vrai qu'il s'agit d'être nuancé. Sans vouloir (trop :)) entrer dans ce débat, les schémas de la Modernité que tu présentes dans ton article ne me gênent pas du tout. Ainsi que l'un de mes enseignants aime à le citer : « toutes les idées simples sont fausses, mais les autres ne servent à rien ». (9) Certes, pour prendre par exemple l'élément central de la Modernité (sa révolution scientifique et sa volonté de maîtrise technologique), il ne s’agit pas d’imaginer qu'il surgit du néant. Si rupture il y a, elle ne s'origine pas en rien, elle s’inscrit en particulier dans la mentalité de l’Occident, dont le principe de pensée (le concept), son expression (analytique) et sa médiation (la raison, l’outil, l’efficacité), ont conditionné cette révolution (10) (sans même parler de la prégnance de la théologie chrétienne, qui seule pouvait faire affirmer à Galilée que c'est « le livre de la nature [qui] est écrit en langue mathématique » ...). Pour autant, il y a bien une véritable révolution théorique et pratique quant à la compréhension du monde et donc à la manière d'y vivre, radicalement étrangère à la compréhension du Cosmos léguée par les Grecs ...
Je dois pour ma part faire attention si j'ai laissé confondre la recherche d'authenticité tolkienienne avec celle des Grecs. Bien que l'on puisse tisser des liens me semble-t-il assez évidents. Ainsi — et pour faire aussi bien écho à ce que sont les Elfes — de l'opposition (toute heideggérienne il me semble) entre poiesis et technique (moderne) : en effet, l'Art des Elfes, le Carmë (11) est-il bien celui de Tolkien « qui se contente de créer en pensée un nouveau monde secondaire » à l'opposé de la Machine « [qui] essaie de concrétiser le désir, pour ainsi générer du pouvoir en ce Monde » (JRR Tolkien, Op. Cit.).
Je n'ai pas lu Home X et me demande ce qu'il y a à y découvrir... [...] Je n'avais pas "vu" que pour Tolkien, les Elfes était le peuple qui n'avait pas chuté. Je serais très intéressé de connaître les passages où il parle de cela.
C'est dans Home X justement, et ce que l'on peut y découvrir, pour répondre à ta question, ce sont justement la plupart des thématiques philosophiques et théologiques des haut-Elfes. Mais je n'avais évoqué ce passage que pour distinguer entre « chute (romantique) » (que Sosryko reformule plus justement en l’« incapacité » de nos moyens modernes à atteindre ce que Tolkien appelle « l’authentiquement terrestre ») et « Chute (biblique) ». je précisais que ce n'était pas vrai « à strictement parler » parce que les Elfes peuvent eux aussi Chuter ... Mais cela Sosryko nous l'a parfaitement bien expliqué — merci ! ;).
Gasp. Je m'arrête là. Je crois que j'avais terminé de toute façon. Je viens de lire le message de Cédric. La tête me tourne, mon ventre se noue, mes mains sont froides et se couvrent de sueur. Je tremble et, avant de faire mon malaise vagal, je valide ce post devenu si précieux ...
_______________________________________________
(9) Paul Valéry.
(10) Cf. Jean Brun, Le rêve et la machine, qui montre par exemple que les caricatures qui ont pu être faites d’Aristote à l'époque de la révolution scientique (par l’École d’un côté, par les cartésiens de l’autre) ont occulté l’Aristote duquel Descartes a directement tiré ses concepts et sa philosophie (que l’on songe seulement au modèle technologique du corps par Aristote …). Le même Jean Brun qui montre comment « nous [sommes] pass[és] inévitablement de Dédale et Icare au Bombardier Géant » (JRR Tolkien, Op. Cit. — ce qui est bien (entre autre) avec Sosryko dans un fuseau c'est qu'on n'a plus besoin de faire soit même des recherches :)).
(11) Contes et Légendes Inachevés, Les Istari — cf. l'essecarmë : la « confection du nom » et la cérémonie eldarine où le père annonce à l'intention des deux parentés le nom paternel de son enfant (Home X, 214).
Hors ligne