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Dans une contribution au fuseau Túrin maudit : une illusion d'optique ?, Círdan écrit :
> On connaît l’étrange relation de Tolkien aux langues, qu’elles soient réelles ou inventées. Il me semble évident que les noms dans le SdA et le Silmarillion (et par voie de conséquence les langues elfiques) ont conquis un vaste public en premier lieu par la limpidité de la relation entre le signifiant et le signifié : le son y est toujours très proche de contenir l’idée. Or, surtout depuis Saussure, cette relation, dans le cadre des langues réelles, est considérée dans l’ensemble comme une idée caduque, un fantasme (il y a bien sûr des contre-exemples ponctuels mais qui n’érigent pas la langue dans un logique générale de cette relation). (...)
> Peut-être vais-je trop loin mais je vois ici, derrière ce problème de la relation de Turin à son nom (et ses noms), un aveu de Tolkien quant à l’impossibilité de réussir totalement cette cohésion du son et du sens même dans les langues d’Arda. Certes, comme le souligne la lettre 156 que je citais dans un autre fuseau, le Troisième Age est encore une période où le Mal reste plus clairement incarné et donc plus facilement dicible, mais cela ne suffit pas à une réussite complète. Je ne me base pas sur l’affirmation de Gwindor, celle-ci n’est qu’une conséquence. L’idée fondatrice est, comme Flieger l’a montrée, dans les conceptions linguistiques de l’ami de Tolkien, Owein Barfield membre chrétien des Inklings qui publia un ouvrage nommé « Poetic Diction » et pour qui l’évolution des langues constituait une fragmentation progressive du sens : pour Tolkien (cf. On Fairy-Stories) comme Barfield, les langues constituent une maladie de la mythologie et non l’inverse que prônait Max Müller. La connaissance de l’impossibilité d’atteindre, dans notre monde déchu, cette plénitude de relation n’empêcha pas Tolkien d’essayer de s’en approcher par le biais des langues imaginaires. En ce sens le Quenya peut apparaître comme un projet poétique qui rejoint celui d’un poète comme Mallarmé, dont la spécificité réside en particulier dans un combat qu’il sait perdu d’avance visant à atteindre une pureté, un état supérieur de la langue dans lequel le mot, par sa place dans la structure harmonique du vers, puisse retrouver cette adéquation signifié/signifiant. (...)
> En un sens, Tolkien, par des moyens différents, cherche lui aussi a retrouvé ce « quelque chose de perdu, d’ ‘oublié’ » dans la nature du mot. Il ne s’agit pas d’une redécouverte des mots par une « composition », car les langues elfiques, plus proches que nous de l’Eden, sont sujettes à un moins grand degré d’impureté de corruption dans leurs mots. Aussi est-il possible en ces Ages lointains de se rapprocher de cette « transparence native » à l’intérieur de chaque mot. Et l’hymne Sindarin à Elbereth, le poème de Galadriel en adieu à la Lorien apparaissent sous cet angle comme des recherches poétiques radicales. C’est plus encore le cas des versions de l’ « Ataremma » ou de l’ « Aia Maria » publiées dans le VT 43. L’idée même de l’entreprise de ces poèmes est hardie et montre que Tolkien devait considérer le Quenya, malgré l’impossibilité d’un succès total, comme un véritable progrès dans le rapprochement de la « transparence native ». Eut-il écrit une version Animalic ou Nevbosh de ces prières ? J’en doute. Turin est pour moi le pendant de cette réussite, car Tolkien ne peut – et ne veux pas – faire des langues elfiques pures. Turin est un peu semblable à l’homme d’aujourd’hui, redevenu « païen » et victime de mots déchus qui ne sont plus porteurs du réel. A quoi peut-il se fier si ce qui lui donnait une identité est désormais inaccessible ? Lui tente de nier ces mots trompeurs en leur donnant un sens qui s’avère toujours faux, tandis que bien des linguistes ou des poètes modernes, désabusés par l’extravagance des langues n’y voient pas les traces d’une plénitude perdue (celle-ci est un « mythe », c’est-à-dire quelque chose d’infondé selon leur acceptation du terme) mais juste le déterminisme du hasard, qui est aussi une forme de malédiction et de « destin dyscatastrophique ».
>Cirdan
>PS : Bien sûr, je ne cherche pas à limiter l’interprétation de Turin à cette lecture un peu extrême, car son histoire, si isolée dans le légendaire, ne peut être « expliquée » d’une seule manière. Elle est trop riche pour cela. Il s’agit juste d’un point de vue, et qui doit pouvoir se développer.
>PPS : Ces considérations sommaires amènent d’autres questions. On sait que Shippey souligne combien la conception des langues plus ou moins esthétiques dans l’absolu était considérée comme quasi-hérétique dans le milieu des linguistes. Je me suis souvent posé la question du statut de la beauté des sonorités linguistiques chez Tolkien. La langue naine est-elle « unlovely » (cf. HoME XI, p10) simplement pour les elfes ou justement dans l’absolu ?
L'arbitraire du signe
J'ai des réticences à voir dans les langues imaginaires de Tolkien un essai pour se rapprocher d'une langue primordiale, parfaite, édénique où le sens "correspondrait" au son. C En effet, il ne faut pas oublier que sa création ne se limite pas au quenya : il s'est aussi délecté dans le sindarin (et le noldorin et le gnomique qui le précédèrent) pourtant phonétiquement assez différent. Si Tolkien insiste sur l'importance qu'a dans les langues inventées la relation du son au sens (ce qu'il appelle "propriété phonétique", "phonetic fitness"), par exemple dans l'essai A Secret Vice dans The Monsters and the Critics :
The instinct for 'linguistic invention' - the fitting of notion to oral symbol, and pleasure in contemplating the new relation established, is rational, and not perverted.
L'instinct d' "invention linguistique" – la propriété de la notion au symbole oral, et le plaisir à contempler la nouvelle relation établie, est rationnel, et non perverti.
il dit à plusieurs reprises que cette relation est un sentiment personnel, privé : a private sense of fitness.
Par ailleurs, il ne me semble pas rechercher la pureté du sens dans les langues elfiques ; au contraire, serais-je même tenté de dire : ses langues sont conçues comme des entités historiques, où les mots évoluent, se dissocient, s'associent et s'influencent. Il compare même leur évolution à de nombreuses cuissons successives. Tolkien me paraît très sensible à ce que les mots suggèrent au delà de leur sens de base, des associations qu'ils éveillent dans l'esprit de l'auditeur ou du lecteur : c'est flagrant par exemple dans l'article On translating Beowulf (également dans The Monsters and the Critics). On l'y voit avertir le lecteur de nuances de sens du vieil anglais, souvent difficiles à rendre en traduction moderne (ainsi la liste de termes liés au champ lexical de l'"homme"), ou défendre les kenningar, même devenus des clichés, comme moyens d'introduire des résonances subtiles (toute la fin de l'essai mériterait à cet égard d'être citée).
Plutôt que de chercher à nier globalement l'arbitraire du signe par la création de ses langues, Tolkien me semble plutôt en explorer les limites, notamment le symbolisme sonore, c.à.d. le fait que dans une langue, des relations particulières peuvent s'établir entre certains sons ou groupes de sons et des concepts. Cette relation favorise les associations entre mots, en augmente ainsi la motivation et structure le lexique. Un exemple souvent cité pour l'anglais (c'est aussi vrai pour l'allemand, et, je suppose, les langues germaniques en général) est l'association entre l'initiale gl- et les verbes liés à la lumière : to glisten, to glitter, to glimmer, to glow, to glint, to gleam, to glance, to glare. Mais cette relation est fondamentalement arbitraire : la preuve en est qu'en français, le même groupe tend à s'associer à l'idée toute différente – et plutôt moins positive ! - de quelque chose de visqueux et vaguement répugnant : glu, glaire, glande, glisser, glaise, glaviot, glauque.
Il ne me semble pas invraisemblable que ces associations puissent influer sur l'évolution sémantique des mots : c'est peut-être arrivé à "glauque", dont le sens originel de "gris-vert" n'était pas spécialement négatif, mais qui évoque plutôt aujourd'hui la couleur de marais putrides.
Esthétique des langues
Poser la beauté d'une langue dans l'absolu nous obligerait à définir ce qu'est le beau dans l'absolu, ce qui risque de nous entraîner assez loin…
Que Tolkien ait préféré certaines langues à d'autres, c'est l'évidence – en tant que francophones, nous sommes bien placés pour le savoir :-[ Pour autant, ça ne veut pas forcément dire qu'il pensait que certaines langues étaient intrinsèquement laides. Dans l'essai English and Welsh (toujours dans The Monsters and the Critics), il tente de cerner ce qui provoque le plaisir esthétique dans une langue :
The basic pleasure in the phonetic elements of a language and in the style of their patterns, and then in a higher dimension, pleasure in the association of these word-forms with meanings, is of fundamental importance. This pleasure is quite distinct from the practical knowledge of a language, and not the same as an analytic understanding of its structure. It is simpler, deeper-rooted, and yet more immediate than the enjoyment of literature. Though it may be allied to some of the elements in the appreciation of verse, it does not need any poets, other than the nameless artists who composed the language. It can be strongly felt in the simple contemplation of a vocabulary, or even in a string of names.
Le plaisir de base dans les éléments phonétiques d'une langue et le style des motifs qu'ils composent, puis, dans une dimension supérieure, le plaisir dans l'association des formes de ces mots avec le sens, est d'une importance fondamentale. Ce plaisir est bien distinct de la connaissance pratique de la langue, et n'est pas la même chose qu'une compréhension analytique de sa structure. Il est plus simple, plus profondément enraciné, et pourtant plus immédiat que le charme de la littérature. Bien qu'il puisse s'apparenter à certains des éléments d'appréciation des vers, il n'a pas besoin d'autres poètes que les artistes sans nom qui composèrent la langue. Il peut se ressentir fortement dans la simple contemplation d'une liste de vocabulaire, ou même dans une suite de noms.
Mais cette sensibilité est personnelle :
We each have our own personal linguistic potential: we each have a native language. But that is not the language that we speak, our cradle-tongue, the first-learned. Linguistically we all wear ready-made clothes, and our native language comes seldom to expression, save perhaps by pulling at the ready-made till it sits a little easier. But though it may be buried, it is never wholly extinguished, and contact with other languages may stir it deeply.
Nous avons tous notre potentiel linguistique propre et personnel : nous avons tous une langue natale. Mais ce n'est pas la langue que nous parlons, que nous avons apprise au berceau, la première. Linguistiquement nous sommes tous vêtus en prêt-à-porter, et notre langue natale vient rarement à s'exprimer, sauf peut-être qu'elle étire le prêt-à-porter pour qu'il aille un peu mieux. Mais bien qu'elle puisse être enfouie, elle ne s'éteint jamais tout à fait, et le contact avec d'autre langues peut la remuer profondément.
D'un point de vue interne, il est non moins certains que le Khuzdul est souvent jugé disgracieux… mais le point de vue que réflètent les textes est le plus souvent celui des elfes, et on sait qu'il n'ont jamais beaucoup aimé les nains. Ils sont petits, pas beaux, barbus, habitent le sol… d'ici à ce qu'ils parlent une langue barbare, il n'y a qu'un pas ! Ce genre de jugement n'est d'ailleurs pas réservé aux nains : même la langue des Valar ne trouve pas grâce aux oreilles des elfes, voir WJ:398, commentaire de Pengolodh : "Plainly the effect of Valarin upon Elvish ears was not pleasing" / "Manifestement l'effet du valarin sur des oreilles elfiques n'était pas plaisant". Remarquons que le même genre d'opinions à l'emporte-pièce n'est pas rare chez les français au sujet de l'allemand, par exemple.
"Corruption" des langues"
La vision romantique des langues ne cessant de s'avilir et de se corrompre m'apparaît avoir laissé des traces chez Tolkien. Elle convient tout à fait à une œuvre qui se fait souvent déploration nostalgique d'une félicité irrémédiablement passée. Plus largement, elle ne serait pas étonnante chez quelqu'un qui ne voit en l'histoire qu'une "longue défaite". Pour autant, je doute que l'on puisse dire qu'il y adhérait vraiment : aurait-il pu sinon se délecter de l'évolution des langues, qui dans cette vision ne peut être que déchéance ?
Je pense aussi qu'il est loin d'être impossible que ses conceptions se soient modifiées au cours de sa vie. Je ne sais pas : cela mériterait d'être creusé.
Moraldandil
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Je ne comprend pas bien l'idée de "langue natale" :
We each have our own personal linguistic potential: we each have a native language. But that is not the language that we speak, our cradle-tongue, the first-learned..
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Je ne comprend pas bien l'idée de "langue natale" :
We each have our own personal linguistic potential: we each have a native language. But that is not the language that we speak, our cradle-tongue, the first-learned..
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poster un doublon ne m'était encore jamais arrivé... FAllait bien commencer un jour :-(
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Non, c'est une langue qui serait "rien qu'a nous", qui se déveloperait si on nous forcait pas presque immédiatement à apprendre une langue déjà fabriquée. Cette possibilité est quelque peu elucidée dans la deuxième partie de Sauron Defeated: "the notion club papers". Un de mes textes préférés de Tolkien.
Greg
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Je me permets de vous relater ici une anecdote que m'avait raconté mon prof de biologie il y a de cela quelques années.
Un Roi français (je ne sais plus lequel, mais c'était entre le XVI et le XVIII° siècle) pensait que l'immersion des nouveaux nés dans une langue préétablie (le français, dans le cas qui nous occupe) bloquait le développement de leur propre langage. Aussi, il ordonna que l'on prenne 10 nourrissons que l'on confia à des nourrices avec instructions à ces dernières de leur prodiguer les meilleurs soins mais de ne jamais parler en leur présence. Le Roi était persuadé qu'avec un peu de temps, les enfants révèleraient leur propre langue et qu'ils communiqueraient en latin! Hélas, après trois mois, tous les nourrissons étaient morts, ou pour être exact, s'étaient laissés mourir.
Moralité: il semble que l'être humain ait besoin de ses congénères pour se développer ;-)
Vinch'
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Vinchmor> Je me souviens d'une historiette du même genre dans l'antiquité (je ne me souviens plus de l'origine ; peut-être Hérodote ?) d'un pharaon qui aurait pareillement fait isoler des enfants afin de savoir quelle était leur langue natale, qu'il imaginait être LA langue originelle. Les marmottements recueillis l'auraient orienté vers le phrygien :-D
Plus sérieusement, Laegalad a raison de souligner qu'une partie du problème tient dans l'expression native language (soulignée par Tolkien, pas par moi), que j'ai un peu rapidement traduit par "langue natale" (toutes mes traduction ci-dessus ont d'ailleurs été hâtivement faites). J'aurais peut-être dû calquer par "langue native".
Native en anglais veut bien dire "natal, natif, à l'état de naissance" mais aussi "inné" (l'idée est légèrement différente), "naturel", "normal" – et a développé le sens de "indigène, autochtone", qui ne nous concerne pas ici. L'expression native language signifie habituellement "langue maternelle", mais évidemment, il n'est pas possible de traduire l'expression de Tolkien ainsi, puisque la langue dont il parle n'est pas celle de la mère et plus généralement de l'entourage.
Certainement, il s'agit de quelque chose d'intime et de personnel, très proche de ce qu'il fait appeler lámatyáve par les Noldor, qui consiste dans le goût et l'appréciation des sons et des formes des mots, et qu'ils considèrent comme une des manifestations les plus importantes de la personnalité. Il me paraît clair que l'auteur a projeté ses sentiments en ses créatures… Mais est-ce pour lui quelque chose d'inné ? Il ne me semble pas, du moins pas entièrement : les textes manifestent clairement que ce lámatyáve se construit progressivement, de même que la personnalité. Dans les "Laws and Customs among the Eldar" , il est question de la façon dont les Noldor donnent les noms ; entre autres ils prennent un nom "privé" qu'il se choisissent eux-même, ce qui ne se fait qu'après plusieurs années, le temps que l'enfant ait eu le temps de développer son propre lámatyáve. Ce nom peut changer car le lámatyáve se modifie avec le passage des ans. Le dernier fragment de A Secret Vice que j'ai cité remarque l'importance des contacts avec les autres langues sur la "langue natale".
Je ne pense décidément pas que "langue natale" signifie pour Tolkien langue originelle, parfaite ou que sais-je encore, mais désigne – en partie métaphoriquement – un ensemble ordonné de préférences esthétiques vis à vis du langage et particulièrement de son aspect phonétique, dont la visée primordiale n'est pas la simple communication. C'est par là quelque chose qui s'apparente effectivement à la poésie, comme Tolkien finit d'ailleurs par le souligner dans les derniers paragraphes de A Secret Vice :
"[Such inventions] abstract certain of the pleasures of poetic composition (as far as I understand it), and sharpen them by making them more conscious. It is an attenuated emotion, but may be very piercing (…). The human phonetic system is a small-ranged instrument (compared with music as it has now become); yet it is an instrument, and a delicate one. And with the phonetic pleasure we have blended the more elusive delight of establishing novel relations between symbol and significance, and in contemplating them."
"[De telles inventions] extraient certains des plaisirs de la composition poétique (à mon sens), et les aiguisent en les rendant plus conscients. C'est une émotion atténuée, mais qui peut être très pénétrante(…). Le système phonétique humain est un instrument de peu d'étendue (comparé à la musique telle qu'elle est devenue aujourd'hui) ; mais c'est un instrument, et délicat. Et au plaisir phonétique nous avons mêlé le charme plus fuyant d'établir des relations nouvelles entre symbole et signification, et de les contempler."
Moraldandil
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