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Bonjour, je me permets de lancer un nouveau fuseau car mon intérêt récent pour les langues elfiques, en particulier le sindarin, m'a amené à poser cette question :
L'inscription des portes de la Moria dit :
"Im Narvi hain echant" traduit par "Moi, Narvi, je les ai faites."
Or dans ce que j'ai lu dans les grammaires disponibles (Ardalambion en particulier), j'ai cru comprendre que le "echant" était un verbe à le 3è personne du singulier au passé. Mais il se traduit par un verbe à la première personne. J'aimerais comprendre pourquoi l'on a alors pas un verbe à la 1ère personne en sindarin.
J'ai utilisé le moteur de recherche sans avoir abouti, alors c'est peut-être moi qui ai mal compris ce que j'ai lu, mais je retouve pourtant cette 3è personne juste après dans le "teithant".
Merci de me faire profiter de vos lumières ;)
Ed'
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C'est une très bonne question !
Ton analyse est tout à fait correcte : malgré le pronom de 1re personne im "je", echant est bien morphologiquement une 3e personne du singulier – ou dirais-je plutôt : une non-personne du singulier. Voilà comment j'expliquerais les choses...
Le sindarin comme bien d'autres langues peut omettre le pronom sujet, la forme verbale étant suffisamment explicite ; par exemple, on a dans l'hymne à Elbereth Fanuilos le linnathon "Fanuilos pour toi je chanterai". Dans ce genre de langues (dites "pro-drop" en anglais - j'avoue honteusement ignorer le terme français), le pronom sujet ne s'emploie habituellement que pour insister. Par exemple en italien, on a parlo, parli, parla "je parle, tu parles, il/elle parle" ; io parlo ; tu parli correspond plus à "moi, je parle ; toi, tu parles".A remarquer que le français, dont les terminaisons se sont obscurcies du fait de l'évolution phonétique – même si l'écrit conserve une différence – fonctionne différemment : on est obligé d'exprimer le pronom sujet.
Il est vrai cependant que cet emploi d'une "3e personne" quand on emploie un pronom sujet, même d'une autre personne, est assez surprenant pour nous francophones. En italien, on n'a pas non plus**io parla, **tu parla. Mais cette règle d'accord s'éclaire quand on considère l'origine des terminaisons personnelles du sindarin, et pour cela, il est nécessaire de faire un petit tour par le quenya.
En quenya, quand le sujet est un groupe nominal, le verbe s'accorde en nombre avec lui : le singulier n'a pas de marque, le pluriel est marqué par un -r ; on a par exemple dans Namárië laurie lantar lassi "les feuilles tombent dorées", máryat Elentári ortane "la Reine des étoiles a élevé ses deux mains". Quand le sujet est un pronom, ce dernier apparaît le plus souvent suffixé au verbe (il est même possible d'y suffixer encore un pronom objet) ; mais il est possible aussi d'employer un pronom sujet indépendant, auquel cas le verbe se comporte comme avec un sujet-groupe nominal. Cette dernière tournure est plus emphatique. Le contraste s'observe à la fin de Namárië : Nai hiruvalye Valimar ! Nai elye hiruva ! "Peut-être trouverez-vous Valimar ! C'est peut-être vous qui [la] trouverez !".
Il est vraisemblable que l'ancêtre du sindarin utilisait ce genre de construction. Mais en sindarin même, le procédé s'est quelque peu obscurci et les formes du verbe ont fini par constituer une sorte de conjugaison. Par exemple pour le verbe ped- "parler" (les formes de gauche sont des formes ancestrales hypothétiques que je reconstruis) :
*peti-ne > pedin "je parle"
*pete > pêd "parle ; il/elle parle"
*peti-mme > pedim "nous parlons"
*petir > pedir "parlent ; ils/elles parlent"
Dans cette hypothèse, les formes du verbe à pronom suffixé ont constitué des formes personnelles du verbe. Les formes de singulier et pluriel sans pronom suffixé sont devenues des formes non-personnelles, par défaut des "3e personnes" (qui, linguistiquement, sont effectivement des sortes de "non-personnes" : elles ne renvoient pas aux personnes qui se parlent).
On comprend bien cependant que cette "conjugaison" ne fonctionne pas exactement comme celle du français ou de l'italien : les terminaisons de personne sont encore très nettement les restes de pronoms suffixés. L'apparition que tu constates d'une 3e personne lorsqu'un pronom sujet indépendant est employé est une trace de cette origine. Le contraste entre le sindarin echannen et im echant est en fait exactement le même qu'entre le quenya hiruvalye et elye hiruva : quand on emploie un pronom indépendant, ce n'est pas la peine d'ajouter une marque de personne (=pronom suffixé) au verbe. Il reste donc, singulier ou pluriel selon le cas, à la forme non-personnelle. Tu comprends maintenant pourquoi je trouve ce terme plus approprié que "3e personne".
En fait, de façon plus générale, une terminologie est à manier avec précaution : il faut certes nommer les phénomènes, et le plus commode est souvent d'utiliser des termes déjà existants qui désignent des choses comparables, mais comparables ne veut pas dire identiques. Une "3e personne" en sindarin, ce n'est donc pas exactement la même chose qu'en français ou en italien.
Pour le cas particulier des portes de la Moria, on comprend très bien l'emploi d'un pronom indépendant, il s'agit d'attirer l'attention sur le sujet : Im Narvi hain echant "Moi, Narvi, je les ai faites".
Voilà :-)
Moraldandil
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Moraldandil, vraiment tu m'impressionne !
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Sylvae>Moraldandil, vraiment tu m'impressionne !
Ah, je ne suis pas la seule ;-) Sinon, pour en revenir à cette inscription, Hisweloke a fait un bon article dessus, ce me semble.
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Voilà l'article : http://www.jrrvf.com/~hisweloke/site/articles/mythes/runes/portedurin.html
Mais il traite surtout des runes, et non de la grammaire ;-)
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Moraldandil> Merci beaucoup pour ces explications qui sont aussi claires que convaincantes. C'est un vrai plaisir de pousser toujours plus loin sa connaissance des langues elfiques, surtout quand des érudits comme toi prennent la peine d'aider ceux qui débutent. ;)
Les comparaisons avec les langues "réelles" sont intéressantes et à ce titre j'aimerais ajouter qu'en espagnol, on a une structure qui rappelle celle du sindarin.
Par exemple, "c'est moi qui le dis" pourra être traduit en "Yo soy quien lo digo" (1ère personne) ou en "Yo soy quien lo dice" (3è personne qui prend donc une fonction "non-personnelle"). On retrouve donc un équivalent de la structure sindarine.
Mais a t-on d'autres exemples en sindarin basés sur la même structure, ou au contraire, a t-on des exemples qui utiliseraient la conjugaison, et non une forme "non-personnelle" ?
Laegalad> Merci pour le lien. Je vais souvent sur le site de Didier depuis que je l'ai découvert, mais je n'avais pas encore lu cet article qui, bien que court, est fort intéressant.
P.S Question pratique : Comment fait-on pour écrire en petits caractères ou en italique ?
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Moraldandil > Le contraste entre le sindarin echannen et im echant est en fait exactement le même qu'entre le quenya hiruvalye et elye hiruva.
Tout cela me laisse assez perplexe en fait, sur la formation du passé en Sindarin et même des temps en général... nous nous trouvons vraiment sur un terrain vraiment glissant (encore :D).
On n'a pas vraiment de forme passée à la première personne du singulier attestée en Sindarin, et nous ne savons même pas à quelle personne correspondent les formes des verbes données dans les étymologies... echannen est une forme déduite sur les règles d'Helge, règles vraisemblablement fondées sur le seul exemple attesté et dont on sait qu'il est une première personne, à savoir :
Ónen i-Estel Edain, ú-chebin estel anim.
"j'ai donné l'[espérance] aux Dúnedain, je n'ai pas gardé d'[espérance] pour moi même" [SDA/Gilraen's linnod]
Malheureusement cette forme est précisée irrégulière et donc il semble assez osé de construire un système général sur un cas particulier même si la terminaison en -en semble intéressante et tentante. De ce fait, le echannen en tant que passé 1ère pers. sing. peut difficilement être considéré comme acquis. De plus, certaines formes un peu étranges et récemment publiées dans Parma Eldalamberon ne coincident pas du tout avec les règles de formation du passé données par Helge. Exemple : mad- "manger", 1ère. pers. sing. passé : manthin, 3ème. pers. sing. passé : maint. Bien sûr, on sent bien le phénomène de nasalisation et la transformation de la voyelle finale, mais on est assez loin du mannen d'Helge. (Mais de fait, en coincidence avec les Etymologies : had- pa. t. hant, on pourrait s'attendre à une forme mant plutôt que maint).
Je ne pense donc pas qu'il faille forcément rejeter le echant en tant que forme personnelle (après tout, on a bien le linnon im Tinúviel dans les Lais de Beleriand, et elle est bien personnelle, cette forme, alors qu'on se trouve à peu près dans le même cas de figure, avec l'emphase sur le sujet :) ).
Difficile de s'y retrouver sur ce sujet :-)
Ben
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Merci pour ces précisions Ben. ;)
On a donc 2 exemples contradictoires quant à la structure utilisée ici. J'ignorais que la formation du passé proposée par Helge ne reposait que sur la généralisation d'un exemple (irrégulier, qui plus est ;)).
Mais en tant qu' "apprenti" je ne peux me permettre de donner des conclusions. Je vais me contenter pour l'instant de vos explications.
Ed', qui en profite pour féliciter Benilbo pour son article sur la position de Numenor. A vrai dire, je n'aurais jamais cru que l'on puisse un jour mêler Maths/Physique avec Tolkien. ;)
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Quelques petites précisions...
Le point essentiel de mon message était d'essayer de donner une explication à la structure remarquée par Edrahil. Mais pour... comment dire... la commodité de la démonstration, j'ai passé un certain nombre d'éléments sous silence afin de ne pas noyer les éléments importants sous les remarques. Il n'est certainement pas inutile d'aborder ces dernières maintenant.
Comme le souligne Benilbo, dès que l'on parle de conjugaison sindarine, le terrain est glissant : très peu de formes sont réellement attestées. Les théories de Helge Fauskanger doivent être prises pour ce qu'elles sont : des théories. Certains éléments mériteraient certainement d'être rediscutés d'après les "Early Noldorin Fragments" publiés dans PE n°13. D'un autres côté, il faut se souvenir du caractère toujours changeant des conceptions de Tolkien : tous les éléments de conjugaison des Early Noldorin Fragments ne sont pas nécessairement valables pour tous les stades du noldorin et du sindarin. J'irai jusqu'à dire que ce serait même surprenant.
J'ai pourtant fait usage des théories de H. Fauskanger, simplement pour donner des exemples qui clarifient l'exposé - sans quoi il serait probablement resté assez opaque. Je me suis d'ailleurs trompé dans sa "conjugaison" :-( : à suivre son raisonnement (pour lequel je renvoie à Ardalambion) "je fis, je faisais" donnerait plutôt *echennin. Ce n'est pas pour autant que je pense qu'elles sont sans failles ; notamment, comme je l'ai déjà dit, sa terminologie peut parfois mener à des confusions.
L'inconvénient de ce procédé est de laisser penser que la conjugaison sindarine est assez bien connue, ce qui n'est pas le cas. J'en profite d'ailleurs pour signaler que dans le paradigme que j'ai présenté, la seule forme réellement attestée à ma connaissance est pêd, sous forme lénifiée dans la phrase Guren bêd enni "mon coeur me dit" (VT 41:11). Toutes les autres sont, dans une perspective externiste des reconstructions, et mériteraient à ce titre un astérisque. Dans ma présentation, j'ai employé l'astérisque dans une optique interniste pour signaler des formes ancestrales seulement.
Benilbo évoque la phrase du chant de Lúthien le linnon im Tinúviel, apparemment "pour toi je chante, moi Tinúviel" ; mais la situation n'est pas entièrement comparable à l'inscription des portes de la Moria. Dans cette dernière, le im est intégré à la proposition et apparaît en première place. Dans le chant de Lúthien, les syntagmes le linnon et im Tinúviel sont quasiment indépendants, simplement juxtaposés : c'est même pour cela que j'ai pu ajouter une vigule dans ma tentative de traduction. Peut-être "Moi, Tinúviel, je chante pour toi" aurait-il été * Im Tinúviel le linna ?
Mais il est également possible que les deux structures aient été possibles. Peut-être s'agit-il d'un changement externe dans les conceptions de Tolkien... Rien ne peut être affirmé avec certitude.
Et il y a encore d'autres problèmes : par exemple dans les soi-disant "verbes en A", la persistance du a à ce que j'ai appelé la forme non-personnelle du singulier ne s'explique pas sans la présence ancienne d'un suffixe (personnel ?) pour "protéger" la voyelle de la chute. Autre façon de dire que j'avais quelque peu simplifié mon raisonnement.
Bref... pour la clarté de l'exposé, il n'était pas forcément souhaitable que tous ces éléments soient exposés d'un coup. Il est des cas où les exigences de l'exactitude et de la pragmatique s'opposent.
Pour le formatage des messages, je conseille de se reporter au fuseau Un peu d'HTML dans la section Webmaster.
En tout cas, comme Edrahil a dû le constater, il y matière à réflexion :-)
Moraldandil
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Eh bien oui, il y a matière à réflexion, c'est même précisément pour cela que je me suis inscrit sur ce forum ! En tout cas merci pour toutes ces explications. A vrai dire, je m'étonne que personne n'ait lancé ce débat avant moi, car c'est une des premières choses qui m'a frappées, mais bon... Surtout n'hésitez pas à me fournir des détails ! ;) Ayant lu et à peu près compris les cours d'Helge, il me faut à présent approfondir.
Sinon (je sors un peu du sujet, désolé), j'aimerais avoir votre avis sur la reconstruction effectuée par David Salo pour les besoins du film. J'ai été sur le site de Ryszard Derdzinski, mais certaines strucures me paraissent assez contestables. Qu'en pensez-vous ?
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Pour un certain nombre de problèmes liés à la conjugaison, voir là.
Didier.
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