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Bonjour à tous.
J'essaie de m'automodérer... :
1° Jusqu'à maintenant, j'ai surtout discuté du colloque Tolkien de Rambures (juin 2008), suite auquel j'ai enfin trouvé un échelon qui m'a permis d'entrer de plain-pied (ou presque) dans les forums de jrrvf.
2° En effet, je n'osais pas me lancer auparavant, parce que quand on entre sur un forum de fans comptant un bon nombre de spécialistes et qu'on a environ 8 ans de retard sur eux, on hésite, et on veut avoir lu toutes les discussions avant de se lancer (tiens, d'ailleurs, y a-t-il une FAQ ?) Or bien sûr, on est venu sur un forum pour participer, donc on est dans une impasse.
3° Du coup, je me suis retrouvé, dans le colloque Rambures, à discuter de vieux sujets maintes fois rebattus tels que l'adaptation cinématographique et les traductions. C'est amusant, parce que j'apporte du sang neuf (à défaut peut-être d'idées neuves), et l'on me dit que je suis le "bienvenu", mais en même temps, tous les débats ont été faits... donc il faut trouver un moyen.
4° Donc : sur l'adaptation cinématographique, je temporise, parce que comme le disait Isengar, c'est le lieu des "vociférations", mais sur la traduction, je continue, puisque la discussion a (re)commencé sur le fuseau de Rambures (http://www.jrrvf.com/forum/noncgi/Forum3/HTML/000261.html) mais je m'automodére en ouvrant un sujet ici sur la traduction...
5° Je sais donc que beaucoup de magnifiques débats consacrés à ce problème ont eu lieu sur le forum, mais, comme je n'ai rien vu, dans les fuseaux de ces deux dernières années, sur le sujet général de la traduction du Seigneur des Anneaux par Ledoux dans la catégorie "traduction", je me permets de relancer le sujet, avec toute mon ignorance. "Place aux jeunes, en quelque sorte" ;-) Parce que si je dois tout lire et tout fouiller, je ne serai jamais un forumeur. Ceci dit, n'hésitez pas à me renvoyer aux lectures prioritaires.
6° Promis, j'en viens au fait ci-dessous.
Donc j'ai dit sur le fuseau de Rambures :
& j'ai eu cette réponse en retour :
Réponse, donc, à Zelphalya, que je remercie pour sa réaction qui m'a encouragé à poursuivre ici...
1. Le choix de Francis Ledoux
Voici d'abord les extraits de l'entretien que Vincent Ferré a eu avec le regretté Christian Bourgois et auxquels je faisais référence (l'entretien étant téléchargeable sur ce site : http://www.modernitesmedievales.org/articles/articles.htm ) :
(Propos de Christian Bourgois :)
"J’ai alors recherché l’adresse de Francis Ledoux, que je ne connaissais pas mais dont je savais qu’il avait traduit ce Hobbit que je n’avais pas lu, et qui était à cette époque cantonné à la littérature pour enfants. J’ai fait la connaissance de Francis Ledoux et je lui ai confié la traduction du tome 1 du Seigneur des Anneaux.
J’ai donc publié Tolkien sans l’avoir lu : c’est le cas d’un très grand nombre de titres que je publie, car il s’agit pour la plupart de traductions. Je retiens des auteurs sur les conseils d’amis, de traducteurs, de lecteurs,
(...)
Et comme Le Seigneur des Anneaux avait de plus en plus de succès, sans que j’en vende des quantités très importantes, je me suis dit qu’il fallait publier Le Silmarillion, paru en anglais en 1977. Toutefois Ledoux ne voulait plus traduire Tolkien ; puis il est mort : j’ai fait appel à un très bon traducteur, Pierre Alien, qui a beaucoup
traduit pour moi et pour Grasset, pour Albin Michel, pour Plon, etc. Il a traduit très consciencieusement Le Silmarillion, mais ce n’était pas son univers. Il a détesté Tolkien, en fait. Puis j’ai publié le quatrième tome du Seigneur des Anneaux, les Appendices. Francis Ledoux avait refusé de traduire la fin du roman, en disant que c’était d’une difficulté considérable et qu’il n’en voyait pas l’intérêt pour les lecteurs français – il est vrai qu’à l’époque on ne me le réclamait pas. Mais je me suis dit que ce n’était pas sérieux de ne pas publier l’intégralité du Seigneur des Anneaux. "
Où l'on voit notamment que/qu' :
- effectivement, F. Ledoux n'a pas voulu continuer à traduire Tolkien ;
- je dis qu'il a été choisi par défaut, dans la mesure où l'on perçoit ici qu'il était, à l'époque, un traducteur de la littérature de jeunesse, et, en aucun cas (sinon ce serait souligné), un admirateur de l'oeuvre de Tolkien en anglais.
2. Correction & (re)traduction
Quant à la question de la "correction" ou "retraduction", j'ai vu qu'il y avait là de grands débats que je ne connais encore nullement (et j'en avais déjà parlé un peu avec Vincent Ferré quand je l'ai rencontré en 2006 à Arras). J'ai vu aussi qu'il y avait un excellent post d'Edouard Kloczco "Pourquoi ne pas (re)traduire The Lord of the Rings" que je n'ai pas encore lu. Mais je peux et veux en dire une chose à partir de ma petite expérience personnelle de lecture du Seigneur des Anneaux.
Quand j'ai lu d'abord le livre, en français, vers 2001, après le premier film de PJ, j'ai aimé l'univers mais pas l'écriture. Expérience étrange pour moi : je me disais, curieusement, que Tolkien était un grand créateur, mais pas un grand écrivain. J'avais la sensation de lire un roman néopseudobalzacien. Quand j'ai découvert Tolkien en anglais, ça a été la révélation ! Les points suivants, notamment, m'ont complètement marqué :
1° Tolkien a beaucoup, beaucoup d'humour !
2° L'histoire n'est pas racontée par un narrateur qui a le ton d'un prof, mais plutôt par le vieil homme au coin du feu... Bilbon ou Gandalf...
3° Tolkien est un grand écrivain qui a un grand style.
4° Le style de narration de Tolkien est plus proche d'Hugo que de Balzac : sens de la symétrie et de l'harmonie, humour, délice de l'histoire, simplicité apparente et subtilité profonde et permanente, très grande souplesse et très grande précision du récit et de l'écriture, etc.
Ces quatre points ne me paraissent pas vraiment importants... ils me paraissent essentiels et incontournables ! Or, même si l'on ne peut pas réussir la traduction d'une grande oeuvre à 100% (c'est-à-dire sans rien perdre/réduire de sa force originale, ou du moins de sa force potentielle, même en faisant le calcul des pertes et des gains, puisqu'il arrive aussi qu'il y ait certains bonheurs de la traduction qui n'existent pas dans l'original), il y a une différence entre la réussir à 40 et à 70 %. Bien sûr, ces chiffres sont des images ! Ce n'est pas chiffrable. Mais ça rend bien mon impression.
Or, selon moi, dans la traduction de Ledoux, les traits que j'ai découverts en anglais sont absents ou presque. Et il faut bien voir, car c'est fondamental, que cela n'a rien à voir avec des "erreurs". C'est beaucoup plus important que des erreurs ! C'est toute la question d'une manière de raconter dans laquelle Tolkien excelle, dans laquelle son génie se manifeste pleinement. Et ça, ça ne peut pas être "corrigé". On ne peut changer l'humour, le ton, le style et toute la manière de raconter l'histoire, par des corrections. Il faut réécrire l'ouvrage en français. Pas par quelqu'un qui connait mieux l'anglais que Francis Ledoux, même s'il faut s'entourer de collaborateurs qui sont spécialisés dans ces problèmes de traduction pour une oeuvre comme le Seigneur des Anneaux, mais par quelqu'un qui sait que, pour traduire une grande oeuvre littéraire, il faut travailler non seulement comme traducteur, mais aussi, même modestement, comme écrivain. Ce qui n'est vraisemblablement pas le cas de Ledoux.
3. Lire en français ou en anglais
Shudhakalyan a dit:
""Pas possible" me paraît un peu fort ..."
Swing Kid répond :
Je maintiens l'affirmation de Zelphalya en la précisant : Lorsque comme moi on n'a aucun goût pour l'apprentissage des langues étrangères, qu'on y est même rétif, allergique, et que sais-je encore; on est bien content qu'existe une version en VF, et tout ce qui est en VO non traduit reste du domaine de l'inaccessible.
Je pense que la remarque de Swing Kid ne fait que confirmer la nuance que j'ai proposée : les propriétés allergènes des langues étrangères n'ayant pas encore été médicalement prouvées, malgré le nombre immense de cas pathologiques que l'on trouve en France (ou en Belgique wallonne, d'où je viens) et dont j'ai fait longtemps partie, je propose de faire la différence entre ce que l'on ne peut pas et ce que l'on ne veut pas faire. Car en effet, lire Tolkien en anglais n'a rien d'impossible. Par contre, celui qui est convaincu que ça lui est inaccessible parce qu'il ne veut pas le faire, ne le fera pas, c'est évident. Mais je ne pense pas que l'on puisse aimer profondément Tolkien, surtout Tolkien !, et soutenir de telles allergies mentales...
Pour ma part, j'ai toujours été nul en langues, surtout à l'école et à cause de l'école. Puis j'ai découvert le film de PJ, en français. Puis des amis m'ont dit : c'est nul les VF, on voit que ce n'est pas l'acteur qui parle, il faut le voir en VO. J'ai résisté à cet avis. Pourtant, je regarde des films chinois en VO, mais Le Seigneur des Anneaux, je voulais qu'il me soit directement accessible. Comme je suis fan, j'ai eu les dvd. Donc, une fois, pour voir, juste pour voir, parce que je suis un garçon ouvert, j'ai essayé de le regarder en anglais sous-titré. Sans conviction. Puis j'ai réessayé une ou deux fois. Puis je suis devenu accro', parce que même si j'aimais la doublure, je ne pouvais plus accepter, une fois que je connaissais le corps entier des acteurs (avec leur voix !), de passer à la voix d'un autre. J'ai tellement accroché que je suis devenu capable de dire, de mémoire, presque tous les dialogues du premier film en VO.
Pour le livre, ce qui est plus important, j'en ai déjà parlé ci-dessus. Mais surtout : la première fois, à cause de la découverte du film en anglais, j'ai juste voulu voir quelques lignes de Tolkien en anglais. Je ne suis même pas sûr que c'était The Lord of the Rings. C'était peut-être Bilbon le Hobbit. C'était vers 2003. Je ne savais absolument pas lire en anglais. Je mettais une heure pour une page. Avec le dictionnaire, et la traduction française à côté. Pénible. Mais même sur une page... la différence était tellement grande que je suis tombé de ma chaise ! Je découvrais la voix de Tolkien, la voix singulière, inimitable, tendre, sûre, subtile, précise, de John Ronald Reuel Tolkien, et surtout, par cette voix, je découvrais, avec une nouvelle intensité Gandalf et Bilbon (la scène du "Good morning" !...) Là aussi, je suis devenu "accro'". Il m'a fallu du temps, mais maintenant, quelques années plus tard, je ne lis plus les livres anglais qu'en anglais, quels qu'ils soient, et sans dictionnaire. J'étais allergique. Je suis devenu motivé.
Et si vous me permettez, personnellement, j'ai eu l'impression, après avoir quitté l'allergie pour les langues que j'avais attrapé à l'école (Leçon One... Exercise A... etc.), d'avoir été défloré, d'avoir perdu la fermeture de ma virginité, c'est-à-dire d'être devenu conscient de ce que cela voulait dire... une traduction ! Et du monde qui y était caché. Et mieux : du nombre de mauvaises traductions que j'avais entre les mains. De sorte que si je n'ai pas aimé un auteur aujourd'hui, même dans une langue que je ne connais pas et que je ne vais pas nécessairement apprendre, je me demande d'abord s'il a été bien traduit (exemple : tel ou tel roman de Kafka ; je ne connais pas l'allemand, mais son Journal est d'une écriture française fabuleuse, et ces romans inachevés paraissent ordinaires... Bizarre, non ?) Et, souvent, il suffit déjà de ma connaissance du français pour savoir s'il a été bien traduit ou pas, du moins si je peux m'appuyer sur le fait que l'auteur est un grand écrivain. J'ai aussi pris le principe suivant : si un jour un auteur est suffisamment important pour moi, si je pense qu'il change mon existence, alors je dois pouvoir lire le texte original, même si je ne sais le lire qu'avec un dictionnaire et une traduction à côté de moi (comme Tolkien, plus ou moins, pour le Kalavala en finnois). Et, précisément, je me suis dit, après en avoir lu des extraits en français qui ne pouvaient pas être écrits par un grand écrivain, que si j'étais passionné par Dostoïevski, et bien tant pis, je me mettrais au russe (même si ça doit être plus difficile pour moi que l'anglais ou l'italien) !
Pour cette raison, la traduction me semble être un travail mystérieux à la fois extrêmement ambitieux et extrêmement modeste, que pourrait partiellement rendre l'image médiévale des "nains sur les épaules de géant". Traduire Tolkien, c'est vouloir être un nain sur l'épaule du géant, un nain qui pousse le texte un peu plus loin dans la diffusion, en le rendant plus accessible aux autres. Mais pour moi, Francis Ledoux n'est même pas sur les genoux du géant, et c'est bien là le problème. Or ceux qui voient le nain, ne devraient jamais oublier le géant derrière. Et s'ils sont suffisamment intéressés, ils devraient, un jour, se botter le cul pour aller rencontrer l'auteur et son oeuvre avec leur vraie voix. Ainsi, un vrai traducteur, selon moi, parvient à faire passer l'essentiel de la voix, du ton et du style de l'oeuvre, et donne à la fois envie d'aller au-delà de la traduction, rechercher la voix originale, celle qui n'a pas cessé de l'inspirer. Or de ce point de vue, je ne comprends pas que l'on puisse traduire une grande oeuvre littéraire, sans aimer l'oeuvre que l'on traduit, et sans travailler comme le ferait un écrivain, fût-on simplement un nain sur l'épaule d'un géant...
(mais on sait que chez Tolkien, un Nain, ce n'est pas rien !)
Séb.
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En réponse à shudhakalyan :
Dans l’absolu, tu es dans le vrai. Je ne conteste pas qu’il est préférable de lire un auteur dans sa langue plutôt qu’à travers le prisme d’une traduction.
Ceci étant dit, je n’ai pour ce qui me concerne, pas la même exigence. Autant il peut m’arriver en musique de différencier à l’oreille le style d’un Bach, d’un Chopin, ou d’un Mozart, autant je n’ai pas le sentiment de pouvoir le faire de manière consciente dans d’autres domaines. Ainsi, d’un vin, je peux dire que je le trouve bon, qu’il me plait (ou non), mais je suis bien incapable de dire pourquoi, et de deviner de quel vin il s’agit si je ne lis pas l’étiquette. Il en va de même pour moi en littérature. Bien qu’ayant déjà lu plusieurs livres de Victor Hugo (puisque tu le cites, mais un autre ferait tout aussi bien l’affaire), je me sens bien incapable de l’identifier à son seul style d’écriture. Je ne perçois pas ni n’analyse de manière consciente le style d’écriture d’un auteur. Il me suffit que la lecture soit fluide, aérée, avec une bonne ponctuation et une structure simple ( sujet – verbe – complément , oserais-je presque caricaturer mon propos ) ; pour pouvoir laisser toute mon attention au seul récit, à l’histoire, à la rencontre avec les personnages.
L’œuvre de Tolkien m’a touché, bien qu’à travers le filtre de traductions, par la richesse de son légendaire, par la découverte de son univers et des contes « mythologiques » qui s’y déroulent. J’ai de la reconnaissance pour les traducteurs qui m’ont permis d’avoir accès à ces récits, à ces belles histoires. Et je ne trouve rien à redire concernant la qualité technique de leur travail, car je ne prête pas attention à celle-ci. Encore une fois, seul le récit m’importe.
De mon point de vue, je récuse l’idée que l’on ne puisse pas pleinement apprécier l’œuvre légendaire de Tolkien, si on ne fait pas l’effort de le lire en version originale. Bien sur que c’est mieux si on peut le faire. J’affirme seulement qu’on peut déjà y trouver du plaisir à en lire les traductions. ( C’est à dessein que j’insiste sur l’aspect légendaire de l’œuvre, car je n’étonnerais personne en précisant que la partie linguistique de l’œuvre de Tolkien, aussi importante soit elle (et je n’en conteste pas l’importance), ne m’attire pas plus que cela par rapport à mes centres d’intérêts).
Je n’ai jamais évoqué les propriétés allergènes des langues étrangères, je parlais seulement de leur apprentissage (le qualificatif ne s’accordait pas au même objet).
Tu évoques la différence entre ne pas pouvoir et ne pas vouloir. C’est, je te l’accorde, davantage affaire de volonté. C’est une affaire de goût personnel aussi. Mais également une affaire de temps. Tout cela peut se rejoindre. Mais lorsqu’on ne dispose que de quelques heures de temps libre par semaine, on peut comprendre aussi qu’on ne soit pas prêt à consacrer cette denrée rare, à faire du déchiffrage en compulsant un dictionnaire (et une grammaire). Ne risque t’on pas également de faire soi-même davantage de contresens qu’en lisant une œuvre traduite. Ne se retrouve t’on pas devant un texte morcelé, tel un puzzle disjoint, avec quelques pièces reconnaissables par ci par là, et beaucoup de vide entre elles ?
Dans ces conditions, je maintiens qu’il est heureux qu’existe un travail de traduction, qui permet d’avoir accès à une œuvre qui resterait inaccessible autrement. [oui, oui, je sais, c’est juste affaire de volonté … 8°)) ]
Bien chaleureusement …
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Merci Sébastien de ce nouveau fuseau, et de sa riche contribution à un sujet toujours intéressant.
Ci-joint une liste des fils ayant déjà été tissés sur le sujet :
- Pour relancer la polémique de la retraduction ...
- Moi j'aime la traduction de Ledoux
- Franç(o)is Ledoux à réhabiliter :)
- Condensé des erreurs de traduction du SdA
- Pourquoi ne pas (re)traduire "The Lord of the Ring" ?
- Traduction: encore des problèmes
Leurs discussions ne sont pas si longues qu'on aurait pu s'y attendre et quelques contributions méritent à elles seules largement le détour ...
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Chic ! Un fuseau de traduction ! (Sur l'air de "Chic, des Romains" d'Obélix.) Pourquoi donc est-ce que ce sujet me passionne toujours autant ?
D'abord, shudhakalyan, merci de ce long préambule : ça aide à mettre le tout en contexte. De mon côté, je pense que le fait est connu : je considère que la traduction de Ledoux est assez bonne. Et par là j'entends : assez bonne pour figurer dans nos bibliothèques à côté de son original, et assez bonne pour être lue pour elle-même. Contrairement à certaines galettes DVD d'un autre "traducteur" ou si tu préfères "adaptateur" moins compétent et surtout, je pense, moins consciencieux. Mais là n'est pas le sujet...
Je suis en outre ravi d'entendre une voix qui me rappelle la mienne quand j'étais plus jeune : toute cette conviction, ce bel idéalisme... ça ne me rajeunit pas. Et dire que je n'ai pas encore trente ans. Bref. Moi aussi, quand j'ai lu Tolkien pour la première fois en anglais (je devais avoir quinze ans et j'avais du lire la version de Ledoux deux ou trois fois), je n'ai plus touché à la traduction française pendant des années : je l'avais même en horreur, tellement ce que j'avais découvert me semblait supérieur.
Mais c'était probablement aussi parce que, paradoxalement, l'anglais me touchait plus, comme langue, à l'époque : elle pouvait avoir ce caractère vieillot qui, dans ma tête d'adolescent, renvoyait à un Moyen Âge différent de ces histoires de chevaliers et d'amour courtois qui ne m'intéressaient (et ne m'intéressent) guère. Aujourd'hui je comprends que j'entrevoyais ce qu'il y a de plus "germanique" dans cette langue et qui, par définition, se prête mieux aux histoires d'Elfes...
Je pense encore aujourd'hui que, comme toute œuvre littéraire, celle-ci est mieux servie par sa langue d'origine, pas seulement parce que l'auteur l'a écrite "pour" elle (comme Bach écrivait pour le clavecin, disons) mais aussi parce qu'elle est en meilleure adéquation avec son sujet (ce n’est pas un hasard, bien sûr). De ce point de vue, il manque quelque chose à la traduction de Ledoux — et si j'ose le dire : à toute traduction de Tolkien en français. Ce sentiment, je pense, est fondé sur des réalités concrètes, mais il est évidemment subjectif. Je pense néanmoins que chacun reconnaîtra que, comme même si le français est une langue fort riche, il ne peut "reproduire" ou disons "recouvrir" tous les idiomes et toutes les cultures dans leur intégralité, si proches soient-elles. Je pense donc que s'il manque quelque chose à la traduction de Ledoux, c'est, au moins en partie, à cause de la langue dans laquelle il traduisait. Pour donner un exemple : je pense à des mots comme "maiden" (vierge, jeune fille, demoiselle : tout cela ensemble) ou à des traits grammaticaux spécifiques comme le "thou". Ou simplement à des mots qui ont une saveur particulière, comme oath, dark, wraith, issus du fonds anglo-saxon proprement dit et que Tolkien préfère systématiquement à d’autres issus du fonds latin (comme, incidemment, la plupart de nos mots).
Et la traduction comporte évidemment des erreurs. Trop, sans doute : on peut en conclure que le traducteur a travaillé assez rapidement, qu’il n’a pas été révisé en comparant le texte anglais, choses assez compréhensibles si l’on considère que personne en France ne pouvait prédire que le livre était promis à un grand destin : pas même son éditeur. On se doute que beaucoup de livres sont traduits chaque année par des traducteurs aguerris qui ne songent pas nécessairement à la postérité mais simplement à faire leur travail dans des conditions pas toujours idéales. Cela n’excuse rien, puisqu’on ne saura jamais ce qui s’est passé dans le bureau et dans l’esprit de ce traducteur ; mais quand je songe à Ledoux avec son gros tome, ses dictionnaires et sa machine à écrire, sans ouvrage de référence, sans Le Silmarillion, sans Google… je me dis qu’il aurait sûrement pu vivre quelques années de plus s’il avait été plombier.
Mais bien sûr, ce qu’il y a d’intéressant dans ton message, c’est que tu penses à autre chose : le style de la traduction. Ledoux n’était pas à la hauteur ; il n’écrit pas comme un écrivain, dis-tu. Pire, il n’aimait pas ce qu’il traduisait. Comment le sais-tu ? Il ne voulait plus traduire Tolkien, peut-être. Christian Bourgois disait cela de tous les traducteurs qu’il a embauchés pour le traduire (Ledoux, Alien, Jolas). Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’aimaient pas Tolkien : cela se peut, mais ne saute pas aux yeux ; une chose est sûre, cependant, c’est qu’ils le trouvaient difficile. Il y a de quoi, non ? Ils ne connaissaient pas l’œuvre autant que nous, c’est certain ; et dans le cas de Ledoux, on ne peut pas vraiment dire pour sûr que c’était par manque d’intérêt, puisqu’il n’y avait rien à connaître, en dehors de Bilbo et du Seigneur des Anneaux, justement.
Cet argument (le "non-attachement" à l’œuvre) étant difficilement prouvable, il reste les qualités d’écrivain de Francis Ledoux. Tu sembles avoir réfléchi à tout cela, alors, si tu en as envie, pourrais-tu nous donner plus d’arguments ? J’ai cru comprendre que le ton de la traduction te semblait plus professoral que l’original. Son style est peut-être trop soutenu. Mais celui de Tolkien n’est pas relâché pour autant. Je pense encore que le français y est pour quelque chose : notre langue est souvent moins simple que l’anglais, surtout en traduction, lorsque certaines phrases deviennent denses. Mais il est vrai que, lorsqu’il s’agit des Hobbits et de leur idiome particulier (surtout au début du premier livre, donc), Ledoux a plutôt gommé, et il n’était pas très adroit dans les dialogues. Ailleurs, c’est différent.
Notons au passage que l’humour, qui fait souvent appel au jeu de mots ou du moins à des tournures très idiomatiques, est souvent bien difficile à traduire, quel que soit l’auteur. Aussi, dans les dialogues, c’est encore plus difficile ; mais dans les passages narratifs, où l’humour est souvent plus subtil, je ne trouve pas que Ledoux passe à côté. J’aimerais des exemples, si tu en as : ce serait très instructif.
Évidemment tout ceci est aussi une question de goût. Si ce n’était que cela, on pourrait inviter ici des gens qui en auraient long à dire sur le style tolkienien que nous admirons et qu’ils trouvent insignifiant. Mais qu’est-ce que "traduire comme un écrivain" ? Est-ce faire de belles phrases, bien construites ? Est-ce se détacher du texte original pour mieux équilibrer les idées, rechercher des sons plus mélodieux ? Ledoux, il est vrai, s’attache parfois à l’anglais : quand certaines phrases posent des problèmes, il abdique, et passe à autre chose. Comme, à ma connaissance, tous les traducteurs que j’ai lus. Ledoux, au moins, ne coupe pas, et sa traduction comporte peu de pertes. Je dis cela en connaissance de cause, car j’ai comparé les deux textes, le sien et celui de Tolkien.
À mon sens, un traducteur n’est pas un écrivain, au sens où ce n’est pas un créateur. Les phrases sont déjà faites, les idées déjà posées. Il peut, à la rigueur, transformer le texte comme bon lui semble pour gommer toutes les aspérités qui peuvent surgir lorsqu’on est forcé de traduire une phrase qui ne se prête pas bien à l’exercice, corriger toutes sortes de petits détails qui apparaissent dans l’acte de traduire ; ou encore enrichir le vocabulaire, tronquer des phrases, changer des mots, inventer… C’est ce qu’on fait généralement en traduisant de la poésie. Mais pour la prose, cette approche, trop poussée, me semble contraire à l’objectif recherché, qui est de rendre accessible une œuvre, de produire une "référence". Pour reprendre l’analogie musicale inaugurée par Swing Kid : si l’on veut entendre une œuvre ancienne telle qu’elle était susceptible d’être jouée et entendue à l’époque, certains enregistrements semblent plus indiqués ; d’autres, plus libres ou expérimentaux, visent à exciter l’oreille moderne, à produire du nouveau et du beau ; mais cela n’a plus rien à voir. Les deux sont légitimes, bien sûr. Mais si l’on cherche "la référence", on se dirigera vers le disque le mieux enregistré, le mieux joué, mais avec une approche authentique, et qui ne transforme pas trop la partition, l’instrumentation, les techniques d’instrument, ou que sais-je encore.
Alors, dans ces limites, la place du traducteur, à part faire de belles phrases, bien choisir et bien doser ses mots, être dans le ton, et respecter le sens… c’est quoi ? Ledoux, dans sa forme habituelle, fait toutes ces choses, il me semble. De plus, il fait souvent preuve d’une belle créativité dans sa traduction des noms (exemple : Loudwater = "Sonoronne" et pas "Eau Bruyante").
En somme, je ne pense pas que la traduction du Seigneur des Anneaux soit parfaite, loin de là, bien que je ne partage pas ton avis. Si tu veux préciser ta pensée, je suis sûr que chacun te lira avec intérêt. Ce n’est pas comme si la question était vidée, surtout que, pour ma part, j’ai tendance à répéter les mêmes choses… Un peu d’eau au moulin ! Surtout que JRRVF ne déborde pas de messages par les temps qui courent.
Daniel
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Ensuite, je reviens sur un point relevé par Daniel, comment être sur que Ledoux n'aimait pas l'oeuvre et pas simplement était gêné par la complexité. Si je ne me trompe, Adam ne voulait pas continuer à traduire les HoMe, mais on sait pourtant l'attachement qu'il y porte puisqu'il est, il semble, l'initiateur du site de la Tolkien Estate qu'il a, a priori, prévu de faire aussi en français.
Enfin, j'aimerai connaître ton avis sur les autres traductions (par rapport à leur VO bien entendu). Je pense en particulier à celle des Enfants de Húrin qui m'a littéralement séduite (bien que cela m'a tout de même pris du temps à lire).
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Je viens de lire ta réponse dans l'autre sujet à propos des Enfants de Húrin, c'est dommage, je trouve que tu risques de perdre un peu du plaisir de la lecture des Enfants de Húrin en lisant les HoMe avant à mon avis. Mais bon, ça c'est purement une hypothèse de ma part.
Aussi je précise que quand je dis que la traduction m'a convaincue, je ne change tout de même pas d'avis sur le fait que je trouve les écrits lourds et complexes à la manière de Homère dont j'adore pourtant les récits, et ça je reste sceptique sur le fait que ce soit la traduction qui soit vraiment en cause.
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Cher Shudhakalyan, il y a deux ou trois choses que je ne comprends pas.
1 : Ta comparaison entre Tolkien, Hugo et Balzac n’est pas du tout pertinente. D’abord parce qu’ils n’appartiennent pas du tout à la même veine littéraire, ensuite parce qu’ils n’écrivent même pas dans la même langue. Les syntaxes, les tonalités, les thèmes abordés, les sources d’inspiration et les époques diffèrent. Une synthèse comme la tienne ne tient pas la route et j’aimerais que tu m’éclaires sur ce point de ton propos.
2 : Tu te permets de mettre en avant l’imbécillité, le mépris et, plus simplement, l’incompétence notoire de M. Ledoux. Tu tiens simplement le rôle de l’inspecteur des travaux finis qui ignore tout de l’exercice de traduction. A ce titre, comme M. Lauzon, je réclame des exemples et surtout des propositions de traduction qui brillent comme du Hugo et qui inspirent comme du Tolkien.
3 : Concernant les allergies, si tes efforts et tes succès sont louables, j’ai quand même du mal à croire que même si on a été sérieux à l’école, en cours d’anglais, on puisse se targuer de comprendre toutes les subtilités d’un Faulkner ou d’un Byron. Tout le monde n’a pas envie de se chopper un mal de crâne pas possible simplement pour briller en société. Aussi, sauf quand on s’appelle Claude Hagège, on évite de moraliser à ce propos.
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A propos de moraliser, cher Thrain I, si tu es d'accord avec Daniel Lauzon (qui est cependant plus respectueux du travail de Ledoux), tu aurais pu t'inspirer de son amabilité envers Shudhakalyan, surtout pour ton premier message en ces lieux.
Pose ta hache, maitre nain, et sois le bienvenu pour développer à ton tour tes propres arguments plutôt que des sentences définitives.
Silmo
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Bonjour à tous ! Je me réjouis d'un fuseau aussi vif et aussi vivant !
Je regrette déjà de n'avoir pas réagi plus vite, car plus j'attends, plus la tâche parait immense, et plus l'on se sent, en effet, bien présomptueux d'avoir soulevé (à nouveau, donc !) de si grandes questions, même si l'on se souvient, rien qu'à se relire, qu'on n'a pas vraiment été présomptueux, bien qu'on ait pu le paraitre à certains.
Quoi qu'il en soit, un grand nombre de réactions qui s'attachent à mon message, ne sont ni des réponses ni des questions qui me sont faites, mais tout simplement des réactions sur une question très large qui ne m'appartient pas plus qu'à un autre. Donc, je serai très à l'aise de réagir à nouveau sur ce sujet, autant vis-à-vis de ceux qui discutent vraiment de ce que j'ai dit, que vis-à-vis de ceux qui discutent de ce que je n'ai pas dit. Mais, ici et là, je soulignerai la différence.
Je vais réagir en plusieurs posts, et pas dans l'ordre, craignant de répondre trop directement à la plus belle réponse/réaction que j'aie jamais reçue dans un forum (mais je ne suis forumeux que depuis juin ! ;-) ), celle de Daniel Lauzon, tellement belle qu'il m'a fallu du temps pour envisager d'y réagir et que je ne sais pas encore si j'y suis prêt...
Je commence donc à l'envers, en me servant, comme point de départ, d'une interpellation du plus moraliste des antimoralistes, le Grand Thrain I, quelque peu brusque et sévère avec moi, puisque j'ai sans doute paru l'être avec tous ceux qui ne veulent pas lire en anglais (encore que je n'aie nulle part, me semble-t-il, soutenu l'idée que même celui qui ne voudrait pas le faire, devrait le faire ; mais au contraire, j'ai voulu montrer que tout le monde pourrait le faire, et qu'il y aurait des raisons pour le vouloir) et plus particulièrement, avec Francis Ledoux (encore que là non plus, je ne crois pas avoir remis en cause ses compétences de traducteur, mais plutôt avoir interrogé le fait qu'il ne traduisait pas comme un écrivain, et même qu'il ne traduisait pas comme s'il traduisait un écrivain, alors que Tolkien est un grand écrivain, ce qui me parait essentiel).
Donc, lançons-nous avec cette interpellation :
1 : Ta comparaison entre Tolkien, Hugo et Balzac n’est pas du tout pertinente. D’abord parce qu’ils n’appartiennent pas du tout à la même veine littéraire, ensuite parce qu’ils n’écrivent même pas dans la même langue. Les syntaxes, les tonalités, les thèmes abordés, les sources d’inspiration et les époques diffèrent. Une synthèse comme la tienne ne tient pas la route et j’aimerais que tu m’éclaires sur ce point de ton propos.
J'avoue qu'au début, cher Thrain I, j'ai eu des difficultés à croire encore à ton "cher Shudhakalyan" et à faire preuve d'enthousiasme pour "t'éclaire(r) sur ce point de (m)on propos", alors que tu commences par "ta comparaison (...) n'est pas du tout pertinente."
Veux-tu, oui ou non, savoir ce que je voulais dire par là et réenvisager la pertinence de la comparaison ou penses-tu avoir réglé la question et, dans ce cas, pourquoi m'en demander plus ? Mais, comme on a la chance d'être dans un forum, je me lance, pour ceux que ça intéresserait.
Je pense, tout d'abord, que ce n'est pas parce qu'une analogie est osée et qu'elle se fait entre des éléments distants, qu'elle n'est pas pertinente. Je pense surtout que ce n'est pas parce qu'on ne voit pas le rapport, qu'il n'y a pas de rapport. Je pense enfin que les analogies les plus lointaines sont parfois les plus intéressantes ou, au moins, les plus amusantes.
Toutefois, ici, il faut rappeler que je faisais cette analogie sur base de mes lectures. Je ne dis pas que je publierais ça tel quel si j'avais la chance d'écrire un livre sur le style de Tolkien. Mais on est entre nous, dans un forum. Donc je suis prêt à défendre mes positions, puisque je les ai réfléchies, mais je ne dis pas que mes idées sont géniales (je dis même l'inverse dans mon premier message).
Du coup, pour répondre, j'ai été chercher les extraits... Mais là, c'est un gros boulot. Bonne lecture. On m'a demandé des explications sur des trucs très compliqués qui demandaient, semble-t-il, des preuves... voilà du moins des pistes (jamais des preuves, je n'ai pas prétendu dire la sainte vérité soudain tombée on ne sait comment de mon clavier sur l'écran), voilà des arguments... mais je ne peux pas, alors, me permettre de faire court.
Semble-t-il que j'aie comparé Balzac, Hugo & Tolkien sur "rien de comparable" ? En fait, je les ai comparés sur leur "style de narration". Ça ne veut pas rien dire. Quant au fait que les contextes de ces écritures diffèrent totalement, je me demande ce qu'il faut dire alors des endroits où Tolkien a écrit dans le style de telle épopée finnoise, dans le style de la chronique anglosaxonne, etc. Ou encore, pour donner en passant une autre position sur la traduction de Tolkien, il me semble que le récit de Tuor dans les Contes & légendes inachevés est écrit dans un style un peu biblique par la solennité et la simplicité, la répétition, et spécialement la répétition des "et" et des "alors", or Tina Jolas a souvent voulu éviter les répétitions et a ainsi beaucoup perdu de la simplicité de l'écriture, alors même que ce "style biblique" est aussi familier en anglais qu'en français. Rien n'empêche donc, que l'on compare les styles d'époques et de genres différents, pour peu que l'on soit clair sur ce qui diffère et surtout sur ce qui est comparable.
Je n'ai pas dit que Tolkien écrivait comme Hugo, mais j'ai dit que je voyais entre eux des points communs, spécialement dans la manière de raconter une histoire, suite à mon expérience de lecture ; je voulais aussi choisir de grands exemples typiques de styles de narration en littérature française, et des exemples très différents (puisque mon idée est que, malgré tous les points communs qu'ils partagent avec leur époque, Balzac et Hugo racontent très différemment une histoire, bien qu'ils soient tous deux de grands écrivains).
Plus précisément, j'ai dit que ma première découverte de Tolkien, en français,m'avait évoqué, à moi lecteur (dans ma petite tête à moi), un style "néopseudobalzacien", donc du petit Balzac (et pas du Balzac !), alors même que, quand je l'ai découvert en anglais, il m'a fait pensé à Hugo, et m'a paru ainsi beaucoup plus proche d'un tout autre style de narration.
Qu'est-ce que j'ai voulu dire par là, en fonction de mes petites expériences de lecture ? Tous deux sont bien sûr de grands écrivains, mais j'ai lu un bon millier de pages de Hugo quand j'avais 12 - 13 ans, et, malgré tout ce que je ne comprenais pas, je ne savais pas en décrocher, tellement l'histoire me tenait en haleine, et tellement tous les détails que donnait Hugo pour décrire son histoire me paraissaient croustillant. Beaucoup plus tard, vers 19 ans, j'ai lu Balzac, et je me souviens avoir été "traumatisé", bien que j'appréciais le talent de l'écrivain, parce que j'avais eu toutes les peines du monde à entrer dans son récit et que, quand j'étais enfin arrivé, après environ 600 pages, à une conclusion cruciale dans une histoire d'amour entre les deux héros du récit, Balzac s'est soudainement mis, à propos d'un détail quelconque, à décrire tout le système monétaire de la billetterie au XIXème siècle (élaboration, impression, diffusion, etc.) Ce genre de grandes explications étaient à la mode au XIXème siècle où il fallait produire de gros et longs romans, mais Hugo, à la différence de Balzac, se sert de cela pour son histoire et ses personnages, ou bien a, du moins, l'immense galanterie de faire des chapitres à part, en nous avertissant quasiment que l'on peut les passer pour revenir à l'histoire (genre : dans ce chapitre de 100 pages, vous trouverez l'histoire de l'argot de Paris, mais Gavroche apparait au chapitre suivant).
Alors, il faut maintenant que j'essaie de montrer cette différence Balzac/Hugo et son rapport à Tolkien, pour ne pas que l'on pense que je dis tout ça dans le vide...
J'ai pris, presque au hasard, l'incipit du livre de Balzac, La peau de chagrin, en imaginant que je commençais à le lire, ce que j'ai effectivement fait puisque je ne l'ai jamais lu, mais ce n'est pas tout à fait un hasard puisque ma femme vient de le lire, et ce qu'elle m'en a dit, bien qu'elle ait adoré l'ouvrage, m'a rappelé mon expérience passée de lecture de Balzac.
Le Talisman
Vers la fin du mois d'octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment où les maisons de jeu s'ouvraient, conformément à la loi qui protège une passion essentiellement imposable. Sans trop hésiter, il monta l'escalier du tripot désigné sous le nom de numéro 36.
- Monsieur, votre chapeau, s'il vous plaît ? lui cria d'une voix sèche et grondeuse un petit vieillard blême accroupi dans l'ombre, protégé par une barricade, et qui se leva soudain en montrant une figure moulée sur un type ignoble.
Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre chapeau. Est-ce une parabole évangélique et providentielle ! N'est-ce pas plutôt une manière de conclure un contrat infernal vous en exigeant je ne sais quel gage ? Serait-ce pour vous obliger à garder un maintien respectueux devant ceux qui vont gagner votre argent ? Est-ce la police tapie dans tous les égouts sociaux qui tient à savoir le nom de votre chapelier ou le vôtre, si vous l'avez inscrit sur la coiffe ? Est-ce enfin pour prendre la mesure de votre crâne et dresser une statistique instructive sur la capacité cérébrale des joueurs ? Sur ce point l'administration garde un silence complet. Mais, sachez-le bien, à peine avez-vous fait un pas vers le tapis vert, déjà votre chapeau ne vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez à vous-même : vous êtes au jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et votre manteau. A votre sortie, le JEU vous démontrera, par une atroce épigramme en action, qu'il vous laisse encore quelque chose en vous rendant votre bagage. Si toutefois vous avez une coiffure neuve, vous apprendrez à vos dépens qu'il faut se faire un costume de joueur.
L'étonnement manifesté par l'étranger quand il reçut une fiche numérotée en échange de son chapeau, dont heureusement les bords étaient légèrement pelés, indiquait assez une âme encore innocente. Le petit vieillard, qui sans doute avait croupi dès son jeune âge dans les bouillants plaisirs de la vie des joueurs, lui jeta un coup d'oeil terne et sans chaleur, dans lequel un philosophe aurait vu les misères de l'hôpital, les vagabondages des gens ruinés, les procès-verbaux d'une foule d'asphyxies, les travaux forcés à perpétuité, les expatriations au Guazacoalco. Cet homme, dont la longue face blanche n'était plus nourrie que par les soupes gélatineuses de d'Arcet, présentant la pâle image de la passion réduite à son terme le plus simple. Dans ses rides il y avait trace de vieilles tortures, il devait jouer ses maigres appointements le jour même où il les recevait ; semblable aux rosses sur qui les coups de fouet n'ont plus de prise, rien ne le faisait tressaillir ; les sourds gémissements des joueurs qui sortaient ruinés, leurs muettes imprécations, leurs regards hébétés, le trouvaient toujours insensible. C'était le JEU incarné. Si le jeune homme avait contemplé ce triste Cerbère, peut-être se serait-il dit : Il n'y a plus qu'un jeu de cartes dans ce cœur-là ! L'inconnu n'écouta pas ce conseil vivant, placé là sans doute par la Providence, comme elle a mis le dégoût à la porte de tous les mauvais lieux ; il entra résolument dans la salle où le son de l'or exerçait une éblouissante fascination sur les sens eu pleine convoitise. Ce jeune homme était probablement poussé là par la plus logique de toutes les éloquentes phrases de J.-J. Rousseau, et dont voici, je crois, la triste pensée : Oui, je conçois qu'un homme aille au Jeu ; mais c'est lorsque entre lui et la mort il ne voit plus que son dernier écu."
Tout, dans cet extrait, me parait bien écrit et fascinant, mais, alors que l'on commence l'histoire in media res, en plongeant de suite dans l'action : "Vers la fin du mois d'octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal (...)" et dans la rencontre des personnages : "- Monsieur, votre chapeau, s'il vous plaît ? lui cria une voix sèche (...)", dès le paragraphe suivant (le 3e), Balzac se lance dans des considérations sur le jeu, qui paraissent si autonomes par rapport à l'action, que lorsque le jeune homme revient, au paragraphe suivant (§4), je suis presque aussi surpris que lui de le voir et me dis "tiens, le revoilà !". Enfin, je parviens à peine à me représenter le jeune homme et le vieux dans les fines descriptions détaillées de Balzac, qu'on est déjà reparti sur des considérations sur le jeu, par rapport auxquelles, quand arrive la phrase de Rousseau, je ne peux me départir de l'impression que l'action et les personnages servent de prétextes à ces réflexions, plutôt que celles-ci ne servent l'histoire. Alors qu'il s'agit très probablement de l'introduction du personnage principal de l'histoire...
Presque par hasard, aussi, l'incipit d'un roman de Hugo, Notre-Dame de Paris, que je n'ai pas lu non plus, sauf le début justement... Et qui ne me parait pas l'un des choix les plus faciles pour mon propos, puisque Hugo attend longtemps dans ce récit, avant d'introduire ses personnages... Mais au fond, Tolkien avec son long Prologue fait pareil.
Or il se fait, par pur hasard parce que je n'en savais rien, que l'ouvrage est sorti à peu près la même année que celui de Balzac !
Il y a aujourd'hui trois cent quarante-huit ans six mois et dix-neuf jours que les parisiens s'éveillèrent au bruit de toutes les cloches sonnant à grande volée dans la triple enceinte de la Cité, de l'Université et de la Ville.
Ce n'est cependant pas un jour dont l'histoire ait gardé souvenir que le 6 janvier 1482. Rien de notable dans l'événement qui mettait ainsi en branle, dès le matin, les cloches et les bourgeois de Paris. Ce n'était ni un assaut de picards ou de bourguignons, ni une châsse menée en procession, ni une révolte d'écoliers dans la vigne de Laas, ni une entrée de notredit très redouté seigneur monsieur le roi, ni même une belle pendaison de larrons et de larronnesses à la Justice de Paris. Ce n'était pas non plus la survenue, si fréquente au quinzième siècle, de quelque ambassade chamarrée et empanachée. Il y avait à peine deux jours que la dernière cavalcade de ce genre, celle des ambassadeurs flamands chargés de conclure le mariage entre le dauphin et Marguerite de Flandre, avait fait son entrée à Paris, au grand ennui de Monsieur le cardinal de Bourbon, qui, pour plaire au roi, avait dû faire bonne mine à toute cette rustique cohue de bourgmestres flamands, et les régaler, en son hôtel de Bourbon, d'une moult belle moralité, sotie et farce, tandis qu'une pluie battante inondait à sa porte ses magnifiques tapisseries.
Le 6 janvier, ce qui mettoit en émotion tout le populaire de Paris, comme dit Jehan de Troyes, c'était la double solennité, réunie depuis un temps immémorial, du jour des Rois et de la Fête des Fous.
Ce jour-là, il devait y avoir feu de joie à la Grève, plantation de mai à la chapelle de Braque et mystère au Palais de Justice. Le cri en avait été fait la veille à son de trompe dans les carrefours, par les gens de Monsieur le prévôt, en beaux hoquetons de camelot violet, avec de grandes croix blanches sur la poitrine.
La foule des bourgeois et des bourgeoises s'acheminait donc de toutes parts dès le matin, maisons et boutiques fermées, vers l'un des trois endroits désignés. Chacun avait pris parti, qui pour le feu de joie, qui pour le mai, qui pour le mystère. Il faut dire, à l'éloge de l'antique bon sens des badauds de Paris, que la plus grande partie de cette foule se dirigeait vers le feu de joie, lequel était tout à fait de saison, ou vers le mystère, qui devait être représenté dans la grand'salle du Palais bien couverte et bien close, et que les curieux s'accordaient à laisser le pauvre mai mal fleuri grelotter tout seul sous le ciel de janvier dans le cimetière de la chapelle de Braque.
Le peuple affluait surtout dans les avenues du Palais de Justice, parce qu'on savait que les ambassadeurs flamands, arrivés de la surveille, se proposaient d'assister à la représentation du mystère et à l'élection du pape des fous, laquelle devait se faire également dans la grand'salle.
Ce n'était pas chose aisée de pénétrer ce jour-là dans cette grand'salle, réputée cependant alors la plus grande enceinte couverte qui fût au monde. (Il est vrai que Sauval n'avait pas encore mesuré la grande salle du château de Montargis.) La place du Palais, encombrée de peuple, offrait aux curieux des fenêtres l'aspect d'une mer, dans laquelle cinq ou six rues, comme autant d'embouchures de fleuves, dégorgeaient à chaque instant de nouveaux flots de têtes. Les ondes de cette foule, sans cesse grossies, se heurtaient aux angles des maisons qui s'avançaient çà et là, comme autant de promontoires, dans le bassin irrégulier de la place. Au centre de la haute façade gothique du Palais, le grand escalier, sans relâche remonté et descendu par un double courant qui, après s'être brisé sous le perron intermédiaire, s'épandait à larges vagues sur ses deux pentes latérales, le grand escalier, dis-je, ruisselait incessamment dans la place comme une cascade dans un lac. Les cris, les rires, le trépignement de ces mille pieds faisaient un grand bruit et une grande clameur. De temps en temps cette clameur et ce bruit redoublaient, le courant qui poussait toute cette foule vers le grand escalier rebroussait, se troublait, tourbillonnait. C'était une bourrade d'un archer ou le cheval d'un sergent de la prévôté qui ruait pour rétablir l'ordre ; admirable tradition que la prévôté a léguée à la connétablie, la connétablie à la maréchaussée, et la maréchaussée à notre gendarmerie de Paris.
Aux portes, aux fenêtres, aux lucarnes, sur les toits, fourmillaient des milliers de bonnes figures bourgeoises, calmes et honnêtes, regardant le palais, regardant la cohue, et n'en demandant pas davantage ; car bien des gens à Paris se contentent du spectacle des spectateurs, et c'est déjà pour nous une chose très curieuse qu'une muraille derrière laquelle il se passe quelque chose.
S'il pouvait nous être donné à nous, hommes de 1830, de nous mêler en pensée à ces parisiens du quinzième siècle et d'entrer avec eux, tiraillés, coudoyés, culbutés, dans cette immense salle du Palais, si étroite le 6 janvier 1482, le spectacle ne serait ni sans intérêt ni sans charme, et nous n'aurions autour de nous que des choses si vieilles qu'elles nous sembleraient toutes neuves.
Si le lecteur y consent, nous essaierons de retrouver par la pensée l'impression qu'il eût éprouvée avec nous en franchissant le seuil de cette grand'salle au milieu de cette cohue en surcot, en hoqueton et en cotte-hardie.
Et d'abord, bourdonnement dans les oreilles, éblouissement dans les yeux.
Malgré les points communs entre les deux grands styles du dix-neuvième (grandes descriptions, énumérations hyperboliques, lexique très riche, interpellations du lecteur en "vous"), ces deux entrées en matière manifestent de grandes différences entre les styles de Balzac et de Hugo. Or je pense que ce ne sont pas des différences hasardeuses, mais quelque chose qui tient à leur style et qui est assez permanent au travers de leurs différents romans.
Ici, alors qu'Hugo n'entre pas du tout dans le vif de son histoire, et qu'il nous décrit longuement le cadre général de Paris à la fin du Moyen-Âge, tout converge vers sa narration et aucune explication n'est donnée pour elle-même sans être reprise ensuite pour nous amener à écouter l'histoire qu'il va nous conter. Contrairement à Balzac qui interpelle le lecteur sur ses considérations sur le jeu, Hugo interpelle le lecteur pour le plonger dans la situation qui va servir de cadre à son récit.
Mais quel rapport avec J.R.R. Tolkien qui écrit une toute autre histoire à une toute autre époque ? J'avais proposé des points de comparaison très précis :
- L'harmonie/la simplicité/la souplesse, la symétrie/la subtilité/la précision :
Exemples I :
"Il y a aujourd'hui trois cent quarante-huit ans six mois et dix-neuf jours que les parisiens s'éveillèrent au bruit de toutes les cloches sonnant à grande volée dans la triple enceinte de la Cité, de l'Université et de la Ville.
Ce n'est cependant pas un jour dont l'histoire ait gardé souvenir que le 6 janvier 1482. "
Précision parfaite entre les chiffres de 348 etc. et 1482 dans la phrase d'après, puisqu'Hugo écrit à ses lecteurs en 1830. Symétrie du style dans "la triple enceinte : Cité/Université/Ville". Harmonie musicale de cette longue phrase qui se déplie, "sonn(e) à grande volée" en son centre, puis finit par une triple ponctuation et est reprise, magistralement, pour poursuivre l'histoire. Souplesse de l'ensemble du mouvement.
Dans l'incipit du Seigneur des Anneaux, chez Tolkien, on trouve par exemple (Prologue) :
"They are quick of hearing and sharp-eyed, and though they are inclined to be fat and do not hurry unnecessarily, they are nonetheless nimble and deft in their movements."
Symétrie & précision : l'ouïe et la vue se correspondent ; "nimble", "vifs" correspond aux sens en alerte (la rapidité de l'ouïe et le regard aiguisé) et s'oppose à leur lenteur habituelle ; "deft", agiles, s'oppose à leur tendance à l'embonpoint.
Francis Ledoux traduit par : "Ils ont l'oreille fine et l’œil vif, et s'ils ont tendance à l'embonpoint et ne se pressent pas sans nécessité, ils n'en sont pas moins lestes et adroits dans leurs mouvements."
Ce faisant, il a conservé la synonymie des termes "nimble" et "deft", mais n'a pas prêté attention à ce qui les distinguait et qui fait que jamais Tolkien n'utilisent deux termes proches sans jouer de leurs différences. Pour l'histoire, la différence est en fait énorme : on retient juste que, l'air de rien, les Hobbits peuvent être rapides, mais on perd la sensation du danger et l'on ne perçoit plus la proximité entre la vigilance farouche des Hobbits et celles qu'ont naturellement les animaux, alors qu'on l'aurait retrouvé en traduisant par "l'oreille fine et l'oeil aiguisé"... "vifs et alertes dans leurs mouvements". Par ailleurs, la construction littérale "s'ils ont tendance à", "ils n'en sont pas moins", est lourde dans cette phrase, et s'oppose à l'agilité dont il est question.
Exemples II :
On voit aussi, dans les phrases citées ci-dessus, combien le rythme des phrases de Hugo et de Tolkien parait fluide et naturel, alors qu'il est en réalité construit avec un art d'orfèvre et minutieusement choisi.
"Ce jour-là, il devait y avoir feu de joie à la Grève, plantation de mai à la chapelle de Braque et mystère au Palais de Justice. (...) Chacun avait pris parti, qui pour le feu de joie, qui pour le mai, qui pour le mystère."
Style très souple de Hugo qui, à 5 lignes de distance de la description, résume admirablement celle-ci avec une grande clarté narrative et une fluidité rythmique quasi musicale.
Cette phrase de Tolkien est aussi un exemple du genre :
"Many, however, may wish to know more about this remarkable people from the outset, while some may not possess the earlier book. "
Après avoir commencé par signaler le sujet de l'ouvrage, puis où le lecteur pourrait trouver plus d'informations, et après un bref rappel de l'histoire de Bilbon, très méthodiquement et très subtilement, Tolkien évoque, en vue de nous parler des Hobbits, les nombreuses personnes qui voudraient en savoir plus (many) et ceux (some) qui n'ont pas le précédent livre. Many/some se répondent, et, parallèlement, however/while se correspondent pour produire cette phrase souple, mais ferme, qui donne toutes les raisons d'entendre parler des Hobbits !
Chez Francis Ledoux, cette phrase devient :
"Mais maints lecteurs voudront sans doute en savoir dès l'abord davantage sur ce peuple remarquable ; certains peuvent aussi ne point posséder le premier livre. "
"Mais maints lecteurs etcetera" n'est pas proprement euphonique et la phrase est coupée en son centre à la fois par la ponctuation, et par le manque de reprise du connecteur : maints et certains se répondent, malgré le manque de souplesse, mais rien ne vient correspondre au "mais". On peut supposer que F. Ledoux a voulu alléger une phrase déjà longue, mais ce faisant, il l'a rendu lourde et lente, alors qu'elle était fluide et harmonieuse chez Tolkien. On devrait avoir quelque chose comme : "Nombreux , cependant, pourraient souhaiter en savoir d’emblée davantage sur ce peuple remarquable , tandis que certains ne possèdent peut-être pas le précédent ouvrage . "
- L'humour et le délice de l'histoire
Parmi les effets les plus fondamentaux de ces petites subtilités stylistiques presque techniques (mais auxquelles Hugo & Tolkien ont choisi de consacrer toute leur énergie et tout leur talent), on trouve notamment l'humour et le délice de l'histoire racontée. En effet, si le rythme n'y est plus, si les chutes tombent mal, si le vocabulaire n'est plus précis, si l'ensemble n'est plus fluide, c'est le ton général de l'histoire qui en est changé et c'est dans ce ton que se trouve l'humour et le délice le plus permanents. A l'oral, c'est ce qui fait qu'on ne peut s'empêcher d'écouter une certaine voix parler, alors qu'une autre nous est insupportable. Cela tient à pas grand chose, mais l'impact sur la magie du récit est phénoménal.
Dans le récit de Hugo, on s'amuse à son jeu perpétuel qui décrit avec bonhommie le peuple, en se plaçant dans la position non du prof qui veut nous apprendre l'Histoire de Paris, mais du grand-père qui sait ces choses et qui nous montre à quel point elles sont passionnantes ou drôles :
"Il faut dire, à l'éloge de l'antique bon sens des badauds de Paris, que la plus grande partie de cette foule se dirigeait vers le feu de joie, lequel était tout à fait de saison"
Qui plus est, il joue en permanence sur l'alternance entre les parisiens vivant "aujourd'hui" et "à l'époque" : "Il y a aujourd'hui trois cent quarante-huit ans six mois et dix-neuf jours que les parisiens s'éveillèrent au bruit de toutes les cloches" ; "ni une entrée de notredit très redouté seigneur monsieur le roi" ; " car bien des gens à Paris se contentent du spectacle des spectateurs, et c'est déjà pour nous une chose très curieuse qu'une muraille derrière laquelle il se passe quelque chose." (tant aujourd'hui qu'à l'époque) ; "S'il pouvait nous être donné à nous, hommes de 1830, de nous mêler en pensée à ces parisiens du quinzième siècle et d'entrer avec eux".
La structure du récit est infaillible et on la suit sans effort : "Il y a aujourd'hui (etc.)" ; "Ce n'est cependant pas un jour dont l'histoire ait gardé souvenir que le 6 janvier 1482" ; ""Le 6 janvier, ce qui mettoit en émotion tout le populaire de Paris" ; "Ce jour-là, il devait y avoir" ; puis on suit la foule vers l'une des trois festivités, dans les avenues, dans la grand'salle ou sur les toits, jusqu'à arriver au comble du récit :
"Et d'abord, bourdonnement dans les oreilles, éblouissement dans les yeux."
Sublime... le rythme, la musicalité, la symétrie : le grand spectacle.
Dans l'incipit du Seigneur des Anneaux, qu'y a-t-il de drôle et de si bien structuré qu'on ne puisse que suivre le récit ?
C'est le jeu qui fait que Tolkien nous présente les Hobbits comme le ferait un chercheur qui a découvert une curiosité fascinante. Il nous donne d'abord toutes les garanties académiques, pour ceux qui souhaitent s'informer, par des détails techniques dans le ton adéquat. Ainsi, "Further information will also be found in the selection from etc.", est une formule typiquement universitaire de spécialiste de la question Hobbite ! Ce que ne rend pas du tout la formule ordinaire choisie par F. Ledoux : "On pourra trouver d'autres renseignements dans les extraits etc." Alors que le "français universitaire" ne manque pas et fournissait allègrement : "Pour plus d’informations, on pourra par ailleurs se reporter aux extraits etc." qui donne immédiatement l'impression qu'il existe un Doctorat ès Culture hobbite.
Tolkien avance ainsi, pince-sans-rire, en décrivant, avec la même bonhommie que Hugo, et la même précision, ce peuple du passé, en jouant finement, pour assurer ce ton de spécialiste qui fascine les curieux (et non de professeur ennuyeux), sur le rythme, les jeux temporels, et les connecteurs. Ainsi, dans cette phrase exemplaire de finesse :
" They do not and did not understand or like machines more complicated than a forge-bellows, a water-mill, or a hand-loom, though they were skilful with tools. "
do not/did not ; understand/like ; more complicated than ; les trois machines ; puis une finale en staccato de monosyllabiques avec un seul bisyllabique (Tolkien s'opposait à la barbarie des termes polysyllabiques importés par les Normands chez les Anglo-saxons), introduite par un doux et ferme terme de nuance, qui justifie ce mélange de précision et de simplicité qui convient pleinement aux Hobbits décrits.
Tolkien joue là de ressources subtiles de l'anglais que le français ne pourra pas facilement rendre, mais la traduction doit viser à rester au mieux dans le même ton, avec les ressources propres de la langue cible. Chez F. Ledoux, cela donne : "Ils ne comprennent ni ne comprenaient, et ils n'aiment pas davantage les machines dont la complication dépasse celle d'un soufflet de forge, d'un moulin à eau ou d'un métier à tisser manuel, encore qu'ils fussent habiles au maniement des outils. "
Le retour incompréhensible et brutal au présent après l'arrivée soudaine de l'imparfait "ne comprennent ni ne comprenaient, et ils n'aiment pas davantage", la structure relative plus complexe "dont la complication dépasse" et le connecteur presque polémique "encore que" m'ont donné l'impression d'une espèce d'expert qui retourne son sujet alambiqué dans un sens puis dans l'autre avec froideur et désintérêt.
Bien qu'on soit obligé de recourir à la périphrase en français et à des formules plus longues, on peut tenter de conserver un rythme harmonieux qui manifeste, du même coup, un intérêt complice pour les Hobbits :
"Ils ne comprennent pas, n’ont jamais compris et n’ont jamais aimé les machines plus compliquées qu’un soufflet à forge, un moulin à eau ou un métier à tisser, bien qu’ils aient toujours manié leurs outils avec habileté. "
(On a presque une valse à trois temps, en jouant legato plutôt que staccato, mais au moins, on danse toujours...)
Enfin, pour ceux qui, non encore découragés par ce message terriblement long (que j'écris jusqu'à terriblement tard), souhaiteraient en savoir plus, je vous laisse vous faire votre propre idée sur la comparaison des deux traductions de l'incipit ci-dessous. Attention : je ne parle pas de votre idée sur la meilleure traduction. Francis Ledoux est un traducteur professionnel et je n'ai jamais voulu remettre en cause ses compétences linguistiques en traduction. Mais les textes ci-dessous montrent mieux ce que je veux dire et montrent comment, par une autre traduction produite par celui qui n'a pas une parfaite maitrise de l'anglais, qui a l'avantage de s'appuyer sur la traduction de Ledoux, mais qui est sensible au style du mode de narration en français, on peut produire une nouvelle traduction du Seigneur des Anneaux qui ne soit pas simplement une "correction". Et pour ma part, je suis convaincu que tout grand ouvrage de littérature mérite plusieurs traductions pour améliorer l'effet visé par l'oeuvre, et que la première traduction sérieuse qui est produite ne doit pas forcément rester la traduction "de référence".
DES HOBBITS
Ce livre traite dans une large mesure des Hobbits, et le lecteur découvrira dans ses pages une bonne part de leur caractère et un peu de leur histoire. On pourra trouver d'autres renseignements dans les extraits du Livre Rouge de la Marche de l'Ouest déjà publiés sous le titre: Le Hobbit. La présente histoire a pour origine les premiers chapitres du Livre Rouge composé par Bilbon lui-même, premier Hobbit à devenir fameux dans le monde entier, il leur donna pour titre: Histoire d'un aller et retour, puisqu'ils traitaient de son voyage dans l'Est et de son retour, Aventure qui devait engager tous les Hobbits dans les importants événements de cet Age, ici rapportés.
Mais maints lecteurs voudront sans doute en savoir dès l'abord davantage sur ce peuple remarquable, certains peuvent aussi ne point posséder le premier livre. A l'intention de telles personnes, nous réunissons ici quelques notes sur les points les plus importants de la tradition hobbite, et nous rappelons brièvement la première aventure.
Les Hobbits sont un peuple effacé mais très ancien, qui fut plus nombreux dans l'ancien temps que de nos jours, car ils aiment la paix, la tranquillité et une terre bien cultivée: une campagne bien ordonnée et bien mise en valeur était leur retraite favorite. Ils ne comprennent ni ne comprenaient, et ils n'aiment pas davantage les machines dont la complication dépasse celle d'un soufflet de forge, d'un moulin à eau ou d'un métier à tisser manuel, encore qu'ils fussent habiles au maniement des outils. Même dans l'ancien temps, ils se méfiaient des «Grandes Gens», comme ils nous appellent, et à présent où ils nous évitent avec effroi, il devient difficile de les trouver. Ils ont l'oreille fine et l’œil vif, et s'ils ont tendance à l'embonpoint et ne se pressent pas sans nécessité, ils n'en sont pas moins lestes et adroits dans leurs mouvements. Ils ont toujours eu l'art de disparaître vivement et en silence quand des Grandes Gens qu'ils ne désirent pas rencontrer viennent par hasard de leur côté, et cet art, ils l'ont développé au point qu'aux Hommes il pourrait paraître magique. Mais les Hobbits n'ont en fait jamais étudié de magie d'aucune sorte, et leur caractère insaisissable est dû uniquement à une habileté professionnelle que l'hérédité et la pratique, ainsi qu'une amitié intime avec la terre, ont rendue inimitable pour les races plus grandes et plus lourdes.
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À propos des Hobbits
Ce livre traite dans une large mesure des Hobbits, et, au fil de ses pages, le lecteur pourra découvrir une petite part de leur histoire et une bonne part de leur caractère. Pour plus d’informations, on pourra par ailleurs se reporter aux extraits du Livre Rouge de la Marche de l’Ouest, déjà publiés sous le titre : Le Hobbit. Cette histoire est issue des premiers chapitres du Livre Rouge, écrits de la main de Bilbon lui-même , premier Hobbit devenu célèbre dans le monde entier, qui les a intitulés Histoire d’un Aller et Retour, puisqu’ils traitaient de son voyage à l’Est et de son retour — une aventure qui devait ensuite impliquer l’ensemble du peuple hobbit dans les grands évènements de cet Âge qui sont ici rapportés.
Nombreux, cependant, pourraient souhaiter en savoir d’emblée davantage sur ce peuple remarquable , tandis que certains ne possèdent peut-être pas le précédent ouvrage. Pour ces lecteurs, quelques notes ont été rassemblées ici sur la culture Hobbite, ainsi qu’un bref rappel de la première aventure.
Les Hobbits, plus nombreux par le passé que de nos jours, sont un peuple effacé bien que très ancien ; comme ils aiment les terres bien labourées, la tranquilité et la paix, leur demeure favorite fut de tout temps un terroir bien administré et bien cultivé. Ils ne comprennent pas, n’ont jamais compris et n’ont jamais aimé les machines plus compliquées qu’un soufflet à forge, un moulin à eau ou un métier à tisser, bien qu’ils aient toujours manié leurs outils avec habileté. Dans les jours anciens, ils se méfiaient déjà, en règle générale, des « Grandes Gens » comme ils nous appellent, et de nos jours, ils nous évitent avec effroi et deviennent de plus en plus difficiles à trouver. Ils ont l’ouïe fine et l’œil aiguisé, et bien qu’ils aient tendance à l’embonpoint et ne se pressent pas sans nécessité, ils n’en sont pas moins vifs et alertes dans leurs mouvements. Ils ont toujours possédé l’art de disparaitre vite et sans bruit, lorsque des créatures de grande taille qu’ils ne souhaitaient pas rencontrer venaient troubler leur tranquilité — or cet art, ils l’ont si bien développé qu’il pourrait désormais paraitre magique aux yeux des hommes. Or les Hobbits n’ont, en réalité, jamais étudié de magie d’aucune sorte, et leur imperceptibilité est due uniquement à une compétence professionnelle que l’hérédité, l’entrainement et une connivence intime avec la terre, ont rendu inimitables pour les races plus lourdes et plus pataudes.
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Eh bien moi, Shudhakalyan, je suis pas toujours d'accord avec toi, mais en tout cas j'aime bien ta verve et la passion sincère que tu glisses dans tes mots et je trouve qu'il est très agréable de te lire :o)
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Merci beaucoup, Isengar. Et vive le fait que tu ne sois pas d'accord ;-)
Petit erratum : à la fin de la "retraduction", lire : "- et cet art, ils l'ont si bien développé" et non pas "- or cet art, etc.", sans quoi il y a une mauvaise répétition du "or".
s.
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Juste pour dire que le sujet m'intéresse beaucoup, et que mon avis serait entre celui de Sébastien et celui de Daniel, mais je n'ai pas tout de suite le temps de développer... Et puis, mon expérience, en matière de traduction tolkienienne, est plus cantonnée aux poèmes, pour lesquels je suis partisane d'une traduction "poétique" ;)
Je suis donc avec vif intérêt, et une gourmandise non dissimulée ;)
S. -- vivement les vacances :D
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Je ne suis pas spécialiste de la question, et je suis quelque peu dubitative devans mon absence d'opinion. Néanmoins j'ai un argument en faveur de shudhakalyan, inspiré par quelques relecture de Balzac et Hugo.
Il me semble (une bonne analye de texte devrait le confirmer, mais je n'en ai ni le temps ni le courage), que Hugo écrit d'une façon beaucoup plus visuelle que Balzac. Balzac joue sur les idées, les théories. Et ses descriptions prennent souvent un tour allégorique qui éloigne l'objet mais nous font découvrir un sens profond à la moindre image. Les descriptions d'Hugo, au contraire, nous attirent vers des détails de plus en plus concrets, et s'il dessine bien un sens en filigrane, il le fait de manière fort discrête, de façon à laisser au lecteur une impression plus qu'une explication. Or, de ce que j'ai pu voir des comparaisons de shudhakalyan, la différence est similaire entre l'original et la traduction. La traduction est exacte dans le sens extérieur; mais Tolkien jouant autant avec le sens des mots qu'avec leur forme, le visuel, le sens dessiné en filigrane, disparaît, et avec lui le style de l'auteur.
Cela peut faire dire qu'il faut un écrivain pour traduire un autre écrivain (ce qui se fait parfois). Une chose est certaine : un bon traducteur doit être maîtriser le français aussi bien que celui qu'il traduit maîtrise l'anglais. La traduction n'implique en effet pas seulement de comprendre le sens des mots et de la phrase, mais le sens du texte dans son ensemble, la direction dans laquelle l'auteur nous emmène et à l'aide de quel procédé stylistique. C'est ce que nos chers professeurs nous disaient en khâgne, et nous ne traduisions encore que des articles de presse. Je n'ose imaginer ce qu'ils diraient au sujet de la traduction d'un grand auteur...
S'il faut trouver un aussi bon linguiste que Tolkien pour le traduire, on a aussi vite fait d'apprendre à lire l'anglais, je le crainds...
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Selon moi, traduire un écrivain qui a pensé l'effet de chacun de ses mots, de chacune de ses phrases, et de l'ensemble de son texte, cela nécessite d'approcher les mots et l'ensemble de la langue que l'on traduit à la manière d'un écrivain et donc, je pense, d'être un peu écrivain. Pour cette raison, j'aurais presque l'impression qu'il faut encore mieux connaitre la langue-cible que la langue-source, mais n'étant pas traducteur professionnel, je me trompe peut-être. En tout cas, écrire demande une toute autre approche de la langue que lire.
Par ailleurs, l'image de l'interprétation musicale me parait excellente. On ne demande pas à un interprète de Bach d'être un compositeur, ni d'être un génie comme Bach. Par contre, ce qui est sûr, c'est qu'il doit être un musicien, et viser une interprétation qui puisse, par sa musicalité, être digne de la composition de Bach. Ici, c'est pareil. Le traducteur n'est pas écrivain au sens où l'écrivain est aussi le créateur. Sur ce point, je suis pleinement d'accord avec Daniel Lauzon. Mais il est tout de même écrivain dans son rapport à la langue, dans son travail du style, par lequel il peut viser à donner une interprétation/traduction de l'oeuvre originelle qui soit digne de celle-ci.
s.
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En réponse à Swing Kid :
Un grand merci, Swing Kid, pour ta belle et grande réponse. Je comprends bien et respecte bien ta position, et j'admire la façon dont tu l'as si clairement explicitée. Je précise juste, comme ça a été bien compris par Daniel Lauzon, que je ne m'oppose pas à la traduction : je pense qu'il faut traduire, je pense aussi que la traduction de Ledoux a du bon, mais je pense surtout qu'elle ne rend pas suffisamment le style de Tolkien. Par ailleurs, mais c'est un autre point, je pense, personnellement, que si je crois en la puissance stylistique d'un auteur et d'une oeuvre, ça vaut le coup d'aller au-delà de sa traduction.
Pour cette question du style, ce n'est pas parce que je cherche à l'analyser que le lecteur doit en faire autant. Mais, pour reprendre la comparaison des liqueurs sur un autre plan, et dans la version belge : quand je bois une bière que j'aime à la terrasse d'un café (à Bruxelles, en l'occurrence), puis lorsqu'on m'apporte la même bière "au fut", "à la pression", je n'ai pas besoin de l'analyser : c'est la même bière que j'aime, mais mille fois meilleure, et désormais, chaque fois que je le pourrai, je la choisirai au fut, parce que c'est encore tellement meilleur. Ce qui n'empêche pas que je me réjouisse de pouvoir boire cette bière à tout moment, en bouteille, quand elle n'est pas disponible au fut.
La question est, même si je ne peux pas l'analyser : pourquoi la bière est-elle meilleure au fut qu'en bouteille ? Pas pour des raisons de fabrication ou de contenu (l' "histoire" de l'oeuvre littéraire), même si c'est cela qui fait sa nature. Mais pour un petit quelque chose imperceptible qui rend son gout plus présent et plus vivace.
Après avoir gouté à Tolkien en anglais, j'ai juste senti la saveur qu'il manquait au texte de F. Ledoux, alors que le français permettait de faire encore beaucoup mieux.
Pour une première traduction, la traduction de Ledoux est une bonne traduction, sans doute. Mais à présent, je pense que l'on peut faire beaucoup mieux, et que c'est ce que mérite un grand auteur : une nouvelle traduction quand on peut faire beaucoup mieux. Par ailleurs, c'est aussi grâce à la traduction de Ledoux que l'on peut faire beaucoup mieux, parce qu'il a ouvert la voie, qui était extrêmement difficile. Mais je plaide, pour les questions de style que j'ai tenté de souligner, qu'il faut une nouvelle traduction, qui s'appuie sur celle de Ledoux, et non simplement une révision de la traduction de Ledoux.
s.
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En réponse à Yyr :
Cher Yyr, merci infiniment pour les liens que tu m'indiques. Je vais les lire au plus vite. Question pratique : ces fuseaux datant de quelques années, que convient-il de faire si je veux y répondre ? Répondre dans le fuseau, bien qu'il soit ancien, répondre ici, ou ouvrir un nouveau fuseau ? (Je me pose aussi la question pour d'autres sujets anciens, comme les superbes éditos de Silmo sur l'adaptation de PJ.)
Par ailleurs, y a-t-il une FAQ pour le forum de jrrvf ?
s.
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J'ajouterai aussi ce fuseau : Ledoux et la traduction botanique, qui se concentre sur un point, mais montre bien la difficulté de la chose...
Tu peux faire remonter les fuseaux directement (même si les participants peuvent avoir disparu depuis longtemps, ça fait bizarre de s'adresser à un fantôme, mais on pourra intervenir à la suite) ou reporter la discussion ici si ça sert ton propos ;) Pour le jubilé de JRRVF, on a entrepris de faire remonter un max de fuseaux intéressants, donc ça rentre pile dans l'esprit du moment :D
Quant à une FAQ, on en a une pour les langues inventées (autre problème de traduction : "komen on di j t'm en elfik?" ;)), mais pas de FAQ générale...
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Ah non, Shudhakalyan!
Les superbes éditos sur PJ, c'est pas Silmo... c'est Semprini ou bien Isengar :-)
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Voila un vaste débat, vieux comme JRRVF, dont on rappelle (pour mémoire) qu'il se revendique comme un site francophone consacré à Tolkien. Il est donc idéal pour discuter des traductions en français du SdA ou des autres textes du Légendaire.
Tous les fuseaux dont Yyr a rappelé la liste méritent effectivement d'être relus attentivement :-)
Au fait, à la fin du troisième (intitulé " Francis Ledoux à réhabiliter"), on trouve un renvoi vers un autre fuseau plus ancien, aujourd'hui archivé, et qui s'intitulait déjà Traduction.
On y apprend que l'année de la sortie du SdA en VF, Ledoux reçut le Prix de la meilleure traduction de l'année, mais il n'est pas dit pour quel ouvrage. Ce ne devait donc pas être un trop mauvais traducteur :-).
On y retient aussi avec bénéfice les deux interventions positives et nuancées de Moraldandil et la citation qui, juste en dessous, ouvre le post de Mayflower : «Mieux vaut les reproches des grammairiens que l’incompréhension du peuple» Saint Augustin (La Cité de Dieu )
Enfin, on y pose déjà la question de la possibilité de refaire une traduction différente de celle de Ledoux...
C'est sur ce point que je voudrais élargir la discussion en rappelant quelques données et en posant une ou deux questions (je reviendrai plus tard, si j'en trouve le temps, sur les comparaisons littéraires qui sont bien intéressantes...).
Or, je crois qu'il s'agit d'un élément important dans notre discussion car le statut de créateur-traducteur est tranché par la loi et, quoi qu'on en pense, ce n'est pas dans la direction proposée par Daniel :-)
Je me permets d'y revenir car on ne l'a jamais complètement exposé.
Les règles juridiques à considérer en matière de droit d'auteur et de droit associés sont réunies dans le Code de la propriété intellectuelle (CPI), lequel, pour une large part, a transcrit des textes s'appliquant au niveau européen et résultant de la Directive 93/98, du 29 octobre 1993, relative à l'harmonisation de la durée de protection du droit d'auteur et de certains droits voisins.
NB: Pardonnez à l'avance ces citations un peu longues et passez aux § suivants si elles vous barbent.
Le premier alinéa de l’article L112-3 du CPI prévoit que « Les auteurs de traductions, d'adaptations, transformations ou arrangements des œuvres de l'esprit jouissent de la protection instituée par le présent code sans préjudice des droits de l'auteur de l'œuvre originale. [...]»
Traduction (:-)) : Les traducteurs sont assimilés à des auteurs, donc des créateurs à part entière, qui jouissent des mêmes droits que les auteurs qu'ils traduisent (de son côté, l'auteur de l'œuvre originale conserve la possibilité d'exercer son droit moral sur sa propre création et par conséquent de contester une traduction - mais ceci est encore un autre sujet).
En outre, pour le fisc, un traducteur-auteur est rémunéré en droits d'auteur, imposables selon les règles des traitements et salaires (Code général des impôts art. 93-1° quater).
Il faut encore noter que l'article L122-4 du CPI indique :« Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Il en est de même pour la traduction, l'adaptation ou la transformation, l'arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque.»
Quels sont ces "mêmes droits" dont jouissent les auteurs de traductions?
Ils se divisent en deux domaines distincts:
1°) Le droit moral qui vise à protéger « la personnalité » de l'auteur au travers de son œuvre et à respecter celle-ci. Il consiste pour l'auteur au droit au « respect de son nom, de sa qualité, de son œuvre » (Art. L.121-1 du CPI), i.e. son image et sa notoriété . Ce droit moral recouvre plusieurs sous-catégories: le droit de divulgation qui permet à l'auteur de dire que son œuvre peut être diffusée au public; le droit de paternité sur l'œuvre (qui impose qu'on mentionne le nom d'un auteur quand on le cite); le droit au respect de l'intégrité de l'œuvre; le droit de retrait et de repentir; le droit à l'honneur et à la réputation.
Deux remarques sur ce droit moral :
- d'abord, il est inaliénable, imprescriptible, perpétuel et directement attaché à l'auteur lui-même. C'est un droit qui ne peut donc être vendu ou cédé à un tiers (par exemple un éditeur). Cependant, l'auteur peut le transmettre post mortem à ses héritiers ou à un exécuteur testamentaire.
- de ce fait, le droit au respect de l'intégrité de l'œuvre, qui est une des composantes du droit moral, permet à l'auteur de s'opposer aux modifications de son travail. Autrement dit, dans le cas qui nous intéresse et en dehors des coquilles typographiques imputables à l'éditeur, depuis la mort de Ledoux, seuls ses héritiers ou ses exécuteurs testamentaires peuvent autoriser des modifications à sa traduction considérée par le droit comme une œuvre d'auteur.
2°) le droit patrimonial qui concerne l'exploitation de l'œuvre. C'est un droit qui peut être vendu ou cédé à un tiers. Ici aussi, on dispose de sous-catégories: le droit de reproduction dont les modalités peuvent être libres ou négociées (l'édition littéraire en fait partie); le droit de représentation (qui ne concerne pas que le spectacle vivant -musique, théâtre, etc...- mais aussi les conditions de présentation publique des plasticiens ou des photographes); le droit de traduction; le droit d'adaptation; le droit de destination; le droit de suite.
NB: dans ce paragraphe, le "droit de traduction" est lié à celui de la reproduction. C'est l'autorisation dont bénéficie l'éditeur de faire faire une traduction mais cela ne signifie surtout pas que les droits moraux attachés à la traduction deviennent la propriété de l'éditeur. Comme indiqués plus haut, ils restent lié au traducteur en sa qualité de créateur.
Tous ces droits patrimoniaux peuvent faire l'objet d'une cession (article L.122-7 du CPI) qui permet à l'auteur de retirer le bénéfice économique de son œuvre contre une rémunération. Cette dernière peut être indirecte (redevance, licences d'exploitations,...) ou bien directe (c'est le cas pour l'industrie du livre ou des disques). Cette cession peut faire l'objet d'un contrat d'exclusivité qui ne peut être conclu qu'une seule fois.
A la différence du droit moral, le droit patrimonial n'est pas perpétuel. Les textes européens qui s'appliquent en France fixent son terme à 70 ans échus après la fin de l'année civile du décès de l'auteur (article L123.1 du CPI). L'œuvre tombe alors dans le domaine public et elle devient libre de droits d'exploitation (notamment).
Si on prend l'exemple de Tolkien, décédé le 2 septembre 1973, ce délai expirera après une durée de 70 ans suivant le 31 décembre 1973, c'est à dire le 1er janvier 2044.
Mais attention: ceci ne concerne que les œuvres originales du Professeur publiées sous son nom mais pas celles publiées sous le nom de Christopher Tolkien comme auteur (longue vie à lui, plus 70 ans).
Dans la mesure où le droit de faire faire une traduction ressortit au droit patrimonial, il tombe en même temps dans le domaine public. Par conséquent, 'The Hobbit' et 'LotR' pourront être librement publiés et traduits à partir de 2044 avec une petite réserve : que ces traductions ne constituent pas des plagiats du travail de Ledoux, car ce serait son droit moral (lequel est perpétuel comme on l'a dit) qui ne serait pas respecté. Je pense ici à ses inventions très personnelles pour certains noms propres qui ne pourront être réutilisées qu'accompagnées d'une citation de leur créateur (ce qu'on ajoute généralement dans un prologue).
De même, lorsque le délai du droit de reproduction des œuvres de Tolkien aura échu en 2044, son droit moral subsistera, exercé par ses ayant-droits.
______________________
Ouf! J'espère ne pas vous avoir bassiné avec ces considérations, surtout qu'elles ne résolvent pas les questions en suspens. Elles fixent néanmoins certaines limites :
1°) Peut-on corriger la traduction de Ledoux?
Théoriquement oui, avec l'autorisation des détenteurs du droit moral sur sa traduction et je crois que c'est un projet en cours comparable à l'édition révisée du Cinquantenaire en anglais.
A ce sujet, Vincent pourra peut-être nous en dire plus sur ce qui relève d'une part des simples coquilles imputables à l'éditeur (typographe, maquettiste,...) plutôt qu'au traducteur, et d'autre part, ce dont Ledoux est seul "coupable".
Peut-être nous dira-t-il également si l'accord de principe est acquis avec les héritiers de Ledoux?
2°) Peut-on envisager une autre traduction que celle de Ledoux sans attendre 2044?
Ici, c'est la question du contrat d'exclusivité qui est posée. Or, nous ignorons les termes de l'accord initial entre les éditions Christian Bourgois et Francis Ledoux.
S'il n'y a pas d'exclusivité, une nouvelle traduction est juridiquement possible immédiatement mais, en tout état de cause, seul l'éditeur peut l'autoriser car le droit de faire faire une traduction est lié au droit de reproduction.
3°) question corolaire: Puisque le choix du traducteur est à la libre appréciation de l'éditeur, qu'est-ce qui pourrait bien pousser l'éditeur français à financer une nouvelle traduction? alors que 99% des clients sont probablement satisfaits de la version déjà publiée...
4°) question subsidiaire: Une traduction révisée ou une nouvelle traduction permettrait-elle, ENFIN, que les lecteurs francophones anglophobes aient accès à la totalité des appendices et annexes du SdA? Y compris en poche... encore qu'ici, il s'agisse peut-être de choix éditoriaux plus que de problèmes de traduction.
5°) enfin question en l'air: DOIT-ON faire une nouvelle traduction?
A l'évidence, les avis sont partagés :-)
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Après cette longue digression, un petit mot (mais j'y reviendrai) sur les aspects littéraires de la traduction.
Cervantès en a défini le principe «ne rien mettre, ne rien omettre»... Les italiens sont plus sévères avec leur proverbe définitif: «Traduttore...Traditore!» (traducteur... traitre!)
Entre l'un et l'autre, l'article de Wikipedia consacré au mot Traduction est assez intéressant.
J'ai plus de mal à cogiter sur toute autre comparaison qui ne soit pas littéraire.
Qu'il s'agisse de comparaisons musicales, cinématographiques ou autres (comédie musicale, théâtre, œuvres graphiques même...) on sort de la traduction pour passer à l'interprétation dans un sens plus large.
Je conçois que la frontière est ténue mais l'artiste interprète (le violoniste, le réalisateur néo-zélandais, le graveur d'estampes, le metteur en scène de Broadway) dispose d'une bien plus grande liberté dans son rapport à l'œuvre originale.
Cette liberté peut être critiquée mais elle se défend.
Quel que soit le jugement que l'on porte sur son interprétation (jugement qui peut devenir sévère au grand écran) l'œuvre plastique comme celle du spectacle vivant (dans lequel je range commodément le cinéma) constitue une œuvre à part entière, indépendante des romans, partitions, livret,... ou de l'actualité dont elle s'inspire.
Silmo
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Suite à la réaction de Daniel Lauzon, à laquelle je n'ai cessé de répondre...
Merci infiniment pour cette réaction qui m'a fait forte impression.
Pour moi aussi, la traduction de F. Ledoux est "assez bonne pour figurer dans nos bibliothèques à côté de son original, et assez bonne pour être lue pour elle-même", à la différence que, de mon côté, je pourrais en dire autant, ou presque, de l'adaptation de PJ (mais je devrai m'expliquer un autre jour plus longuement sur cet autre sujet). Par contre, ma position, c'est donc que la traduction de F. Ledoux n'est pas encore assez bonne pour qu'il n'y en ait pas une nouvelle, pourquoi ? Pour le style, le ton, l'humour, etc. Pour qui ? Mais justement, bien entendu, pour ceux qui lisent en français. On ne sera jamais assez reconnaissant à Ledoux de nous avoir donné l'accès au Seigneur des Anneaux en français. Mais vivement que quelqu'un d'autre, s'appuyant sur le travail de Ledoux, nous donne accès au grand écrivain qu'est Tolkien, en nous faisant mieux vibrer encore à son histoire.
Puisque quelqu'un de moins de 30 ans, me dit que je lui rappelle sa jeunesse, alors que j'en ai 31, j'espère que l'on dira encore cela de moi à 70 ans... alors, il faudra voir encore, en fonction de ce que j'aurai pu faire d'ici là, s'il s'agit toujours d'un bel idéalisme...
Je suis bien sûr parfaitement d'accord avec les remarques sur l'adéquation entre le sujet et la langue, et sur la difficulté du travail de Ledoux et ses erreurs plus que compréhensibles (d'ailleurs, je ne les discute pas). Mais précisément, ce qui me frappe, en ayant lu l'oeuvre dans un tout autre contexte, c'est-à-dire, avec une expérience prononcée en littérature française et avec un gout prononcé pour le français, et en n'ayant jamais rien lu en anglais, c'est tout ce que j'ai découvert en lisant pour la première fois en anglais, avec Tolkien, et tout ce qui, de cette force, aurait pu être rendu également en français. Après cette lecture, j'ai commencé à avoir des soupçons sur mes lectures en français. On me disait que le style de Nietzsche était bondissant, véhément, violent, et il était ampoulé et rigide en français ; je percevais qu'un texte de Lawrence devait être aussi incandescent qu'un cri, mais il était maladroit et instable en français... mais je sais que le français peut être bondissant, véhément, incandescent... je l'ai vu dans l'écriture d'Artaud ou de Céline. Et je sais aussi qu'un bon nombre de traductions sont parfaitement réussies, dans la mesure, du moins, où je me trouve en présence d'un grand style, et non d'une écriture qui "sent la traduction". Et c'est pour cette raison que j'ai voulu parler de Hugo à propos Tolkien, même si la ressemblance est très lointaine. C'est parce que, moi, quand je veux traduire une phrase du Seigneur des Anneaux, le style de Hugo me montre ce que l'on peut faire. Quand j'ai voulu traduire un extrait du récit de Tuor, c'est l'idée du style biblique, en français, qui m'a permis de retraduire le texte, et le résultat était tout autre que le texte de Tina Jolas, dans lequel j'avais pourtant découvert et aimé l'histoire de Tuor.
Daniel Lauzon a dit :
Mais bien sûr, ce qu’il y a d’intéressant dans ton message, c’est que tu penses à autre chose : le style de la traduction. Ledoux n’était pas à la hauteur ; il n’écrit pas comme un écrivain, dis-tu. Pire, il n’aimait pas ce qu’il traduisait.
La première phrase m'a fait immensément plaisir : merci d'avoir compris mon propos. Par contre, je me suis dit que j'avais sans doute été effectivement trop loin en disant que Ledoux n'aimait pas Tolkien. Mais où avais-je dit ça, me suis-je dit ? Et il s'avère que je n'ai pas trouvé. Il me semble que ce que j'ai dit, c'est ceci :
Shudakalyan a dit :
Où l'on voit notamment que/qu' :
- effectivement, F. Ledoux n'a pas voulu continuer à traduire Tolkien ;
- je dis qu'il a été choisi par défaut, dans la mesure où l'on perçoit ici qu'il était, à l'époque, un traducteur de la littérature de jeunesse, et, en aucun cas (sinon ce serait souligné), un admirateur de l'oeuvre de Tolkien en anglais.
C'est ce que j'ai perçu à travers les propos de Bourgois, mais peut-être allais-je un peu loin. Où ai-je vu cela dans les propos du grand éditeur ? Bourgois dit, dans l'extrait que j'ai cité : "Francis Ledoux avait refusé de traduire la fin du roman, en disant que c’était d’une difficulté considérable et qu’il n’en voyait pas l’intérêt pour les lecteurs français – il est vrai qu’à l’époque on ne me le réclamait pas. Mais je me suis dit que ce n’était pas sérieux de ne pas publier l’intégralité du Seigneur des Anneaux."
Je trouve cela assez révélateur et surprenant. Ce n'est pas tant le problème de la difficulté de la traduction qui me retient, et ce n'est pas tant la question de "tout ce qu'on n'avait pas à l'époque". Mais c'est cette attitude de Ledoux qui ne voit pas l'intérêt pour les lecteurs français, de traduire une centaine de pages en annexe, alors que l'auteur a jugé bon de les écrire et de les publier. C'est une attitude tellement orientée, que c'est Bourgois, qui n'avait pas lu Tolkien, qui se dit que ce n'est tout de même pas sérieux...
Toujours est-il que si F. Ledoux n'était effectivement pas attaché au Seigneur des Anneaux, je trouverais cela révélateur, mais non déterminant. Ce qui me préoccupe, c'est autre chose ici, que j'ai mieux dit depuis. L'idée n'est pas "il n'écrit pas comme un écrivain, pire, il n'aimait pas ce qu'il traduisait", mais plutôt "il n'écrit pas comme un écrivain, pire, il n'a pas l'air de traduire un écrivain". C'est pourquoi, d'ailleurs, je ne remets pas en cause les compétences de traducteur de Francis Ledoux, et je ne vois pas à partir de quoi je me permettrais de le faire. Seulement, à chaque phrase, et non pas dans tel ou tel passage, mais à chaque phrase, je vois quelqu'un qui traduit une histoire en s'efforçant d'être fidèle au contenu, à l'information et à la convenance de la langue, mais je vois très peu et très rarement quelqu'un qui cherche à traduire un style.
Je peux encore avancer beaucoup d'exemples de cette affirmation, et de meilleurs sans doute que ce que je n'ai fait. En effet, j'ai voulu m'en tenir au début du Seigneur des Anneaux, pour montrer que cela pouvait être n'importe où dans le texte. Cela n'exclut pas qu'il y ait parfois des bonheurs stylistiques de la traduction de Francis Ledoux. Mais justement, ces bonheurs me paraissent exceptionnellement rares ou localisés, pour une traduction si sérieuse et d'une telle qualité. J'ai vraiment l'impression que Francis Ledoux ne se souciait pas du style de Tolkien et ne le prenait pas donc comme un grand styliste et un grand écrivain. Et ce n'est peut-être pas vrai, et je ne cherche pas à entrer dans l'esprit du traducteur. Mais la seule chose qui compte pour moi, c'est que c'est tout comme. Sa traduction est la plupart du temps exactement comme s'il ne se souciait pas du style de Tolkien, tout en respectant les phrases, les mots, et en s'efforçant de rendre au mieux le contenu accessible. Ce qui implique aussi, comme je l'ai déjà montré, et c'est là que le cas me parait particulièrement gênant, que, souvent, Francis Ledoux fait des choix de langue qui lui semblent plus "convenables en français", en éradiquant du même coup le travail stylistique de l'écrivain, faute de l'avoir pris en compte, pour y substituer quelque chose de beaucoup plus plat et de beaucoup plus ordinaire. On n'a pas une traduction de référence du Seigneur des Anneaux, on a une traduction standardisée du style unique de Tolkien. C'est tout autre chose.
Daniel Lauzon a dit :
Cet argument (le "non-attachement" à l’œuvre) étant difficilement prouvable, il reste les qualités d’écrivain de Francis Ledoux. Tu sembles avoir réfléchi à tout cela, alors, si tu en as envie, pourrais-tu nous donner plus d’arguments ? J’ai cru comprendre que le ton de la traduction te semblait plus professoral que l’original. Son style est peut-être trop soutenu. Mais celui de Tolkien n’est pas relâché pour autant. Je pense encore que le français y est pour quelque chose : notre langue est souvent moins simple que l’anglais, surtout en traduction, lorsque certaines phrases deviennent denses. Mais il est vrai que, lorsqu’il s’agit des Hobbits et de leur idiome particulier (surtout au début du premier livre, donc), Ledoux a plutôt gommé, et il n’était pas très adroit dans les dialogues. Ailleurs, c’est différent.
Notons au passage que l’humour, qui fait souvent appel au jeu de mots ou du moins à des tournures très idiomatiques, est souvent bien difficile à traduire, quel que soit l’auteur. Aussi, dans les dialogues, c’est encore plus difficile ; mais dans les passages narratifs, où l’humour est souvent plus subtil, je ne trouve pas que Ledoux passe à côté. J’aimerais des exemples, si tu en as : ce serait très instructif.
Merci pour cette question de fond à laquelle il me semble que j'ai déjà commencé à répondre. Je vais essayer de préciser encore un peu mon idée, puis j'attendrai tes réactions pour aller éventuellement plus loin et donner de nouveaux exemples.
La question du style est, bien sûr, une question difficile et je fais notamment (comme mille autres depuis mille ans) des recherches sur cette notion. Disons par exemple que le style, dans le cas de la littérature, pourrait désigner un travail spécifique sur la langue qui produit un effet particulier en termes d'émotions et de perceptions (d'affects et de percepts diraient Deleuze & Guattari), qui serait l'effet esthétique visé par l'oeuvre littéraire en tant qu'art.
Alors il me semble que le style, qui est fait bien sûr de mots, de tournures de phrase, de la syntaxe, etc., tient aussi beaucoup des formules de la langue et de leurs effets (propres à chaque langue), de la posture énonciative (la voix qui parle, le "ton"), et du rythme, le tout en interrelation bien sûr. Quant à l'humour, comme je le comprends, il fait partie du ton, au-delà des moments d'humour plus spécifiques, comme j'ai essayé de le montrer dans un précédent message.
Prenons une phrase que j'aime beaucoup, et que j'ai d'abord aimé grâce au film, soi-dit en passant, qui a le particularité de citer le texte presque autant que le ferait une adaptation théâtrale :
"It's a dangerous business, Frodo, going out of your door (...) You step into the Road, and if you don't keep your feet, there is no knowing where you might be swept off to."
Pourquoi cette phrase me fait-elle autant d'effet ? Parce qu'elle me fait percevoir, dans l'univers de Tolkien, le danger et l'inconnu qui guettent au détour du tournant le plus ordinaire, et la puissance du chemin, mais aussi des pieds humains qui, à l'aveugle, peuvent nous mener aux endroits les plus imprévisibles, dans les ramifications infinies de la route. Or ce qui est amusant, c'est que, je peux avoir l'air d'extrapoler en explicitant autant de choses à partir de cette phrase, mais je vais moins loin que la phrase de Tolkien, parce que moi j'explique, je commente, je bavarde. Lui, il le fait et il le fait vivre, parce que c'est Bilbon, qui disait toujours cette phrase à Frodon, au coin de Cul-de-Sac dans la Comté... et on y est. Il revient donc au pauvre traducteur de garder tout ce potentiel dans une si innocente phrase. Innocente, oui, mais puissante, comme le sont les phrases d'un grand écrivain.
De ce point de vue, peu m'importe que certains ne voient rien de spécial au style de Tolkien. Je n'en doute pas. Je sais bien que la comparaison Hugo/Tolkien paraitrait être blasphématoire partout ailleurs que sur un site de Tolkiendili. Et pas à l'avantage de Tolkien. Mais c'est bien pour cela qu'il me parait essentiel que le traducteur de Tolkien, et surtout, avant tout, le traducteur de The Lord of the Rings, se coupe en quatre pour traduire au mieux le grand style de Tolkien, comme on le fait, je suppose, en traduisant Shakespeare ou Goethe.
Comme je voulais partager cette phrase avec un ami italien qui ne parle que l'italien, j'ai fait des petites recherches sur le net pour en trouver (grâce au film, sans doute), la traduction officielle, qui donne :
" E pericoloso, Frodo, uscire dalla porta (...) Ti metti in strada e se non dirigi bene i piedi, non si sa dove puoi finire spazzato via."
Je ne connais pas beaucoup l'italien, mais j'ai l'impression, peut-être à tort, que cette traduction est excellente, parce que dès que je la lis, j'ai l'impression de l'entendre, par quelqu'un comme Bilbon. "E pericoloso" me parait parfait pour remplacer "It's a dangerous business", j'y vois la même posture de bon sens et d'avertissement amical, qui caractérise le parent plus âgé (posture énonciative). Je trouve toute la phrase merveilleusement fluide, et j'y retrouve ce mouvement qui est celui qui risque d'entrainer Frodon, et c'est ce qui est fondamental. Plus particulièrement, on trouve ces mots syncopés presque difficiles à mettre les uns après les autres "non si sa dove puoi finire", puis c'est l'élan vers l'inconnu qui nous aspire et qui termine magistralement la phrase sur une séquence vive et jetée en avant, "spazzato via". On a même là, j'ai l'impression, un bonheur de la traduction, puisqu'on retrouve un ton qui fait honneur à celui de l'extrait de Tolkien, mais qui s'est moulé dans le charme de la langue italienne... les ressources propres d'une autre langue. On voit que la "traduction" est plus une "réincarnation" qu'une "résurrection". On doit reconnaitre la fraternité (plus que la filiation) entre les textes, mais c'est un autre corps qui est tout le corps d'une autre langue.
Chez Francis Ledoux, on a :
"C'est une affaire dangereuse de passer ta porte, Frodon (...) Tu vas sur la route et, si tu ne retiens pas tes pieds, Dieu sait jusqu'où tu pourrais être emporté. "
A première vue, il n'y a pas de problème et l'on ne peut qu'admirer la fidélité de la phrase et son adaptabilité à d'autres expressions idiomatiques ("Dieu sait jusqu'où"). C'est un bon traducteur. Le problème, c'est que la phrase ne me fait plus du tout le même effet : plus le même ton, plus le même mouvement, plus les mêmes pieds aveugles entrainés, plus la même route ramifiée à l'infini. D'autres phrases m'ont frappé en français, mais pas celle-là, et tellement moins qu'en anglais. Pourtant, je crois, mais bien sûr ce sont des supputations, que la phrase italienne m'aurait touchée. Fidélité et adaptibilité de la traduction de Ledoux, oui. Puissance, non.
Qu'est-ce qui pose donc problème ?
- "C'est une affaire dangereuse"
À la limite, j'imagine bien un truand confié cette phrase à son comparse en élaborant un plan criminel, mais je n'y retrouve pas une formule stéréotypée, comme il y en a tant, qui, en français, aurait ce même effet du conseil de l'ainé, qui a toujours quelque chose de comique (un peu comme les principes du Vieux Gamegie).
Je propose, pour rendre "It's a dangerous business", la formule "C'est un jeu dangereux". Elle n'est pas encore parfaite, mais elle a plus de sel.
- "de passer ta porte"
En français, cette expression, pourtant fidèle au texte anglais, est tout à fait plate, il lui manque même quelque chose. Aucune chance de sentir le danger qu'il peut y avoir à "passer sa porte". On pense plutôt à "passer le pas de sa porte", qui là, donne l'avantage de la formule périphrastique en français, là où l'anglais joue sur ses ressources plus synthétiques avec ses verbes prépositionnels "going out your door". On peut même choisir, comme je voudrais conserver le mot "pas", "franchir le seuil de ta porte", qui accentue encore le danger, tout en ayant l'avantage de rester une phrase assez commune, assez simple, là où le français parait vite rigide et compliqué. Ainsi, ici, la force du style anglais est dans sa simplicité presque "proverbiale", son bon sens terrestre, pragmatique. La force du style italien est dans sa verve musicale. Et la force du français est dans la précision presque argumentative des effets sémantiques du lexique et des tournures choisis.
- "Tu vas sur la route"
Même remarque : aller sur la route est totalement plat, ne mobilise aucune expérience particulière et ne fait pas percevoir le danger et l'inconnu scellés dans l'expérience ordinaire. Pourtant, même si la traduction est correcte, l'expression de Tolkien est très choisie "You step into the Road" n'est pas "You walk on the road". On a la chance de pouvoir utiliser en français "faire un pas sur la route" qui, en écho avec "franchir le seuil", joue aussi le rôle d'intensificateur de l'expérience commune qui est décrite. Et ce, toujours avec l'avantage de rester suffisamment naturel, stéréotypé, et de ne pas être alambiqué.
- "si tu ne retiens pas tes pieds"
Curieuse formule qui introduit une sorte d'insolite dans la description qui brise un peu cet effet de "naturel" qui caractérise le bon sens du vieux Bilbon. Francis Ledoux a choisi de traduire "keep" par son sens de "garder, retenir", alors qu'il aurait dû plutôt exploiter le sens de "veiller, faire attention, surveiller" qui convient beaucoup mieux ici : quand tu marches, prends garde à surveiller où tu mets les pieds... après ton premier pas sur le chemin, nul ne sait jusqu'où tu iras...
- "Dieu sait jusqu'où tu pourrais être emporté."
La fin de la phrase ici convient très bien et on n'a peu d'autres choix. Par contre, "Dieu sait" serait génial si l'expression idiomatique apportait un bonus à l'effet général de la phrase en français. Le problème est que cet effet concerne l'inconnu, et met le simple quidam qui sort de chez lui, ou le petit Hobbit que son oncle met en garde, en contact direct avec la puissance aveugle du chemin, et aussi de ses jambes qui risquent de l'emporter au loin. Dès lors, "Dieu sait" ou "Dieu seul le sait", a plutôt ici un effet malheureux, parce que, sans entrer dans des considérations théologiques et dans la bizarrerie de voir Dieu surgir en pleine Terre du Milieu sans autre forme de procès, la phrase insiste plus alors sur la Providence, sur le Mystère et sur le fait que Lui, il sait, et sur une sorte aussi de fatalité, puisque quelqu'un maitrise tout cela. On n'est plus du tout dans le point de vue immédiat et physique du petit marcheur et de la route qui se prolonge à l'infini et dans l'inconnu. Je propose : "nul ne peut savoir jusqu'où tu vas être entrainé." Du même coup, je choisis de traduire "might be" en conservant à la fois l'auxiliaire modal et le sens du futur dans "tu vas être entrainé", puisque la formule reste de toute façon ouverte : rien n'indique pour autant qu'il va être entrainé loin, mais l'effet me parait plus fort et compense alors un peu la disparition de "swept off to", pour laquelle je ne trouve pas, dans cette phrase, de ressources françaises aussi satisfaisante que l'italien, "spazzato via". Donc je préfère, ne pouvant garder ce mouvement de balaiement provoqué comme par le vent du chemin ou par l'infini fleuve des routes, je préfère donc choisir le côté un peu inquiétant de "tu vas être entrainé", comme si les jambes du marcheur et la route tentaculaire formaient une pieuvre capable de l'entrainer dans les plus insondables profondeurs.
Ça donne donc :
"It's a dangerous business, Frodo, going out of your door (...) You step into the Road, and if you don't keep your feet, there is no knowing where you might be swept off to."
"E pericoloso, Frodo, uscire dalla porta (...) ti metti in strada e se non dirigi bene i piedi, non si sa dove puoi finire spazzato via." (trad. Vicky Alliata ?)
"C'est une affaire dangereuse de passer ta porte, Frodon (...) Tu vas sur la route et, si tu ne retiens pas tes pieds, Dieu sait jusqu'où tu pourrais être emporté. " (trad. F. Ledoux)
"C'est un jeu dangereux, Frodon, de franchir le seuil de ta porte (...) Tu fais un pas sur la Route, et si tu ne surveilles pas tes pieds, nul ne peut savoir jusqu'où tu vas être entrainé. " (trad. S. Marlair)
Pffiouuu. Bon. On voit pourquoi je ne vais pas donner cinquante mille exemples, sinon autant écrire un livre. Je vais m'arrêter là pour l'instant dans ma réponse à Daniel, bien que je voudrais également répondre au reste.
Tout particulièrement, je remercie déjà Silmo dont je viens seulement de voir le très instructif message et... ah vivement que je puisse lire les anciens fuseaux !
s.
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"E pericoloso, Frodo, uscire dalla porta" (trad. Vicky Alliata ?)
"C'est une affaire dangereuse de passer ta porte, Frodon" (trad. F. Ledoux)
"C'est un jeu dangereux, Frodon, de franchir le seuil de ta porte" (trad. S. Marlair)
Décortiquons-le, en essayant de voir quels choix s'offraient au traducteur...
Boum! gadin! on bute dès le début :-)
Le "jeu dangereux" ne convainc guère car le mot 'jeu' est trop connoté. il évoque un acte irréfléchi, aléatoire, alors que 'business' pourrait renvoyer à 'besogne', "tâche' ou 'engagement' selon l'interprétation que chaque lecteur est susceptible de trouver à ce mot, voire 'responsabilité' puisque c'est une des significations du mot business en anglais.
On peut aussi le comprendre dans le sens anglais de 'matter' auquel cas, le choix de Ledoux du mot 'affaire' a l'avantage d'une certaine neutralité.
Une 'chose dangereuse' aurait été pareillement neutre mais plutôt laid.
On observe que le traducteur italien élude le problème en ne traduisant que l'adjectif 'dangerous/pericoloso'. Il aurait pu dire 'affare' ou 'preoccupazione', toutes deux pouvant être 'rischiosa' (risquée)!?!?
Personnellement, j'aurais peut-être penché pour 'entreprise périlleuse' (sûrement à cause du Perilous Realm) mais - bof - ce serait une licence hardie car 'entreprise' suppose un acte volontaire et réfléchi et c'est un peu emphatique. or, Frodo n'est pas tout à fait dans une disposition d'entrepreneur audacieux.
'Affaire' reste donc un bon choix suivant l'adage de Cervantès, cité plus haut: "ne rien mettre, ne rien omettre" :-).
Traduire 'dangerous' par 'dangereux', c'est Farpait!
Ce n'est ni risqué, ni aventureux ou téméraire, en tout cas, c'est moins grave que redoutable, néfaste, terrible etc... etc... etc...
la palette est large.
Bizarrement, c'est "going out" qui présente une petite subtilité que seul le traducteur italien résout avec 'uscire'.
En effet, les verbes 'passer' et 'franchir' n'indiquent pas si on entre ou si on sort.
'Quitter' serait plus (trop?) définitif, le voyage de Frodo étant quasiment sans espoir.
Ta proposition de 'Franchir le seuil' ne parait pas convenir :-(. décidément, pas de chance - désolé :-)
On utilise ordinairement cette expression pour l'hôte qui pénètre dans un domicile, pas pour celui qui s'en va.
Est-ce un exemple parmi 100.000 autres des différences culturelles (ici, l'appréhension de l'espace privé?!) entre les continentaux et leurs bretons cousins?
Ces derniers 'sortent de leur porte' quand nous la prenons...! ce qui n'est pas plus fin :-)
Autre manière de dire que nous 'quittons notre foyer' - héritiers que nous sommes des peuples méditerranéens, attachés à l'antique symbole du feu domestique (dont l'équivalent dans une maison hobbite serait symbolisé par leur fameuse porte ronde).
Pour mémoire: les angliches secouent la main que nous voulons leur serrer, roulent du mauvais côté de la route et boivent de la cervoise tiède, n'est-il pas? Et je ne parle même pas de leur alimentation...
... et toc pour le vénérable professeur d'Oxford aux papilles capricieuses!
Bref 'going out of your door' peut signifier 'partir/sortir de chez toi' ou 'quitter ton domicile'.
L'option la plus neutre serait "C'est une affaire dangereuse, Frodo, de sortir de chez toi".
(et je me demande même si, dans ce cas là, il ne serait plus approprié de dire "C'est une affaire dangereuse, Frodo, de sortir de chez soi").
Ceci dit, la solution la plus neutre n'est pas forcément la meilleure. D'un point de vue littéraire, elle est généralement plus faible.
Elle ménage la chèvre et le chou entre les deux extrêmes de la traduction :
(je reprends ici, en les modifiant à peine, 2 extraits de la page consacrée au mot "traduction" sur Wikipédia)
- Selon l'école de pensée cibliste, il est nécessaire de privilégier l'esprit des propos même si c'est au détriment de la stylistique. Pour "faire passer son message", la traduction devra, au besoin, échanger les éléments culturels du texte original par des exemples équivalents, mais mieux connus des lecteurs de la culture d'arrivée. Le plus important est alors le sens du message que tente de véhiculer l'auteur. Le traducteur doit faire passer ce message de manière idiomatique et naturelle pour le lecteur en langue d'arrivée, tout en demeurant fidèle au langage, au registre et au ton employé par l'auteur du texte en langue de départ.
- Selon l'école de pensée sourcière, le traducteur a la responsabilité de traduire en demeurant entièrement fidèle à la forme du texte original. Le traducteur devra donc reproduire tous les éléments stylistiques de l'original, employer le même ton, laisser tous les éléments culturels intacts et même (à l'extrême) contraindre la langue d'arrivée à prendre la forme dictée par le texte de départ. Le traducteur sourcier s'occupera d'abord de ne pas trahir le véhicule employé par l'auteur, et ensuite tâchera de bien rendre le sens du message.
Il me semble que Ledoux est tantôt dans une école, tantôt dans l'autre, et le plus souvent qu'il peut dans aucune des deux.
__________________
Pour revenir à la question de départ sur l'opportunité d'une nouvelle traduction du SdA, s'agit-il seulement de réviser la version de Ledoux? (corriger les coquilles, rajouter les paragraphes passés à la trappe, compléter les appendices, ... etc...)
Ou bien d'un projet plus ambitieux (probablement utopique) d'une traduction vraiment nouvelle et aussi attachante que l'œuvre originale...? J'ai tendance à ne pas y croire car de 'vieux' lecteurs comme nous - du haut de nos 30 et quelques années *kof, kof, kof* - sommes trop imprégnés des versions que nous connaissons déjà.
Il faudrait un très grand écrivain en français et en anglais pour réaliser ce prodige.
Silmo
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Cher Silmo,
Dans mon impatience et mon trépignement, j'avais déjà rédigé toutes mes réactions à ton analyse du début (et du début seulement ;-) ) de la belle phrase de Tolkien, que j'ai prise en exemple.
Il faut donc que je me pose un moment, que je m'arrête dans ma "folle course vagabonde" et que je reprenne les choses à l'envers.
Il me semble que l'exercice auquel tu t'es livré est une belle illustration, donc, d'option "cibliste", pour reprendre la terminologie que tu as aimée sur Wikipédia. Il m'apparait clairement, aussi, que je m'oppose précisément à cette orientation. Seulement, le problème est mal posé.
En effet, alors que la définition mélange deux éléments (message/style, d'une part, et langue-cible/langue-source, d'autre part), la désignation ne privilégie que le fait de favoriser l'une ou l'autre langue, ce qui te permet de penser que F. Ledoux reste entre les deux.
Selon moi, l'équilibre entre langue-source et langue-cible est effectivement la seule position censée alors même qu'il s'agit de traduire d'une langue à une autre. Par ailleurs, la deuxième position, "sourcière", me parait définir quelque chose d'impossible : en effet, si je veux m'efforcer à traduire le style, je ne pourrai le faire qu'avec une bonne prise en compte de la langue-cible, sans quoi, c'est voué à l'échec. C'est même la raison pour laquelle j'ai timidement supposé que la connaissance de la langue-cible me paraissait devoir être plus poussée que la connaissance de la langue-source dès lors que le traducteur doit travailler très finement le style dans la langue de traduction (et c'est dans cette mesure seulement qu'il est, selon moi, écrivain et créateur). Cette connaissance de la langue-cible se comprend aisément une fois que l'on suppose, comme je l'ai fait, que le style est lié au rythme, à la posture énonciative, aux "formules stéréotypées", au ton et à l'humour, etc.
Pour moi, le vrai problème est donc de savoir si l'on veut transmettre avant tout un contenu, ou si l'on pense qu'il faut privilégier l'effet du texte, effet largement lié au style, quand il s'agit d'une oeuvre littéraire. Par ailleurs, puisque nous sommes des gens modérés, il faut ajouter que cela ne concerne que la "marge de liberté" laissée au traducteur, en partant du principe que celui-ci s'empêche au maximum d'abuser de cette liberté. Or, Ledoux, c'est encore un point à son crédit, n'abuse pas de sa liberté. Mais à chaque choix qui se présente à lui (en tout cas dans le flux du texte ordinaire de la narration tolkienienne), il semble choisir en fonction du sens et non en fonction de l'effet et, ce faisant, j'affirme qu'il réduit la puissance du texte de Tolkien.
*
Donc, cher Silmo, je te remercie pour cette discussion mot à mot de la phrase proposée.
A mon avis, tes commentaires soulignent, peut-être, mais je n'en suis même pas convaincu (à mon tour de ne pas l'être ;-) ), que la traduction que je propose n'est pas encore très satisfaisante. Seulement, ce qu'ils montrent surtout, tes commentaires, c'est que tu t'attaches au lexique et au sens des mots en anglais, comme s'il ne s'agissait que de traduire, le plus fidèlement possible, un message. Mais ce que je défends, c'est que justement cette fidélité-là, fait plus de tort au texte qu'une infidélité dans la traduction de terme à terme, ou d'expression à expression, qui vise à mieux rendre le style de l'auteur original et l'effet du texte à traduire.
Reprenons donc.
- "Jeu dangereux"
Le problème est moins de savoir si l'idée exacte est de "responsabilité", etc., que de trouver une expression française qui aurait pu être dite par le parent aîné qui veut donner un conseil. Si l'italien a raison de prendre "E pericoloso", c'est parce que cette expression est tout à fait attestée en italien dans ce genre de contexte (ce que je sais maintenant, après avoir demandé confirmation à une parfaite bilingue).
Je précise : on peut très bien sentir, en français, le vieux qui dit au jeune :
"C'est un jeu dangereux de courir après les filles, de sortir trop le soir, etc., etc."
Mais il ne dira pas : "C'est une affaire dangereuse", "c'est une chose dangereuse, etc."
C'est vrai que le terme de jeu est trop connoté pour "sortir dehors", mais c'est justement le jeu de la phrase : Bilbon fait d'un geste ordinaire quelque chose de "dangereux". Or tu montres que le terme de "business" en anglais est tout aussi connoté, et tout aussi en décalage avec le fait de sortir de chez soi.
Ainsi, ce qui me semble important, c'est :
1° L'expression stéréotypée du vieux qui conseille le jeune dont il est proche ;
2° L'écart entre ce "danger" et un geste ordinaire.
On pourrait peut-être choisir, comme en italien, "C'est dangereux de"... Je l'avais écarté pour des raisons de rythme de la phrase, alors qu'en italien ça ne posait pas problème. En réalité, c'est en fonction de l'endroit où l'on met le vocatif, "Frodon", que cela varie.
"It's a dangerous business, Frodo"... nous plonge dans la parole donnée.
"C'est dangereux, Frodon" est beaucoup moins bien pour un extrait de conversation sans rien qui le précède.
Alors que "E pericoloso, Frodo" est parfait.
On pourrait alors imaginer :
"C'est dangereux de franchir le seuil de ta porte, Frodon."
Et l'on fait une légère infidélité de plus dans le terme-à-terme, mais l'on garde le ton, le style et l'idée.
- "Franchir le seuil de ta porte"
Là encore, ton reproche me parait trop sémantique. Bien sûr que passer ou franchir ne dit pas dans quel sens on va. Mais puisque la seconde d'après, on a "You step into the Road", ça n'a pas beaucoup d'importance. Le plus important me parait être dans l'effet de la phrase, puisque le sens ne va pas faire problème. Je suis plus sensible, par contre, à l'argument selon lequel on utilise plus souvent cette expression, en français, pour entrer chez quelqu'un. Non pas à cause des implications culturelles que tu analyses finement, mais à cause de l'effet des formules de discours stéréotypées. Toutefois, il ne me semble pas que cela empêche de l'utiliser dans l'autre sens, et ça me parait au contraire donner à nouveau une certaine intensité aux mots utilisés : les phrases sont simples, elles sont familières, mais en même temps elles sont spéciales. Toujours dans la mesure où le sens ne me parait absolument pas faire difficulté.
Et c'est bien cela pour moi l'enjeu : on surévalue, à mon avis, la question du sens dans la traduction, en chipotant sur des détails qui ne poseraient problème qu'à condition de prendre chaque mot hors de son contexte, et l'on sous-estime, du coup, l'importance de l'effet.
Or le potentiel d'un style littéraire puissant, ce n'est pas essentiellement son jeu avec le sens, en tout cas quand celui-ci est très clair, mais c'est le jeu avec l'effet de ce qui est dit et avec l'effet d'une certaine façon de le dire.
Si j'ai choisi "franchir le seuil", c'était dans l'idée de conserver la limite de la "porte" puis l'inscription du "pas" sur le chemin (qui m'empêche d'utiliser "passer le pas de ta porte" au début), en écho avec les "pieds" qu'il faut surveiller. Porte/pas/pieds... tout cela me semble important pour l'effet de la phrase.
Mais peut-être est-ce que je veux trop de choses à la fois.
Je pourrais envisager, alors :
"Il est dangereux de sortir de chez soi, Frodon (...)"
Cela me parait bien aussi.
*
Comme je rédigeais au fur et à mesure, je viens seulement de lire ta proposition :
"C'est une affaire dangereuse, Frodon, de sortir de chez soi" (j'opte sans hésitation, dans ce cas-ci, pour le "soi").
Tu as montré comment ce choix était sémanticoculturellement irréprochable. Mais ce "c'est une affaire dangereuse" reste absolument improbable en français dans ce genre de contexte, et fait un effet très artificiel, bien dommage dans un extrait de conversation.
Là où l'on se rejoint enfin :
*
Nouvelle variante :
"Il est dangereux de sortir de chez soi, Frodon (...) Tu fais un pas sur la Route et, si tu ne surveilles pas tes pieds, nul ne peut dire jusqu'où tu vas être entrainé."
*
Tiens, au fait, Silmo, et la suite de la phrase ?? ;-)
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Ou bien d'un projet plus ambitieux (probablement utopique) d'une traduction vraiment nouvelle et aussi attachante que l'œuvre originale...? J'ai tendance à ne pas y croire car de 'vieux' lecteurs comme nous - du haut de nos 30 et quelques années *kof, kof, kof* - sommes trop imprégnés des versions que nous connaissons déjà.
Il faudrait un très grand écrivain en français et en anglais pour réaliser ce prodige.
Silmo
Un jeune lecteur tel que moi (qui ai pourtant 31 ans... :-D) voit la chose autrement. Tout d'abord, une nouvelle traduction ne vise pas les "vieux" lecteurs, a fortiori s'ils sont déjà convaincus par l'oeuvre de Tolkien. Il ne s'agit pas non plus d'un projet pour être agréable aux puristes. Une nouvelle traduction vise les nouveaux, et même les futurs lecteurs de Tolkien. Et pas nécessairement pour les prochaines années à venir. Personnellement, je ne suis pas pressé. De toute façon, je l'ai lue en anglais et les "vieux lecteurs", s'ils en ressentent le besoin, peuvent faire de même. Et s'ils n'en ressentent pas le besoin, alors la question est réglée pour eux. Je me souviens de cette phrase critique, provocante, mais sublime, du Sunday Times, encore remise sur la 4e de couverture de l'édition du cinquantième anniversaire :
"The English-speaking world is divided into those who have read The Hobbit and The Lord of the Rings, and those who are going to read them."
Bien sûr, une telle phrase ne cherche pas à dire le vrai. Mais elle dit quelque chose de la puissance de l'oeuvre. Or le style est l'un des éléments forts de cette puissance. L'idée que j'ai est donc qu'une nouvelle traduction permettrait de tendre vers une provocation de ce genre dans le monde francophone, si peu enclin à voir l'intérêt du Seigneur des Anneaux, en dehors de l'imaginaire et de la littérature de jeunesse.
Si l'on croit que Tolkien est un grand écrivain, ce serait bien le premier pour lequel le projet d'une nouvelle traduction, mieux à même de rendre la force littéraire de l'oeuvre, serait utopique. On ne cesse pas d'en faire autant pour les autres oeuvres, même si curieusement, on le voit plus en philosophie qu'en littérature, certainement à cause du préjugé tenace qui voudrait que l'esprit de telles oeuvres puisse passer sans leur forme, ou que la forme de telles oeuvres ne soit pas totalement mobilisatrice de leur esprit.
Enfin, il ne me semble pas que cela tienne du prodige puisqu'on profite déjà du travail de Francis Ledoux, qu'il ne s'agit pas de copier ou de réviser, puisqu'il faut reconquérir un style, mais sur lequel on peut s'appuyer. Et il ne me semble pas non plus qu'il faille un très grand écrivain en français et en anglais (en aucun cas, même !), mais plutôt quelqu'un qui maitrise très bien la langue anglaise en compréhension (comme un traducteur professionnel du type de Ledoux, en s'attachant à ne plus faire les erreurs qu'il a pu commettre ici et là), et qui ait des qualités d'écrivain du point de vue de l'écriture et du style. Par ailleurs, qu'est-ce qui empêcherait, comme cela a pu se faire ces dernières années pour la traduction française de Tolkien si je ne me trompe, que ce soit une équipe de traduction, et pourquoi pas, à ce moment-là, avec l'un qui est spécialisé dans la compréhension de l'anglais, et l'autre dans l'écriture ?
s.
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Quand je disais 'utopique', je songeais surtout à l'aboutissement d'une nouvelle traduction publiée. J'aurais dû faire plus explicitement référence à mon post du 17.07.08. Je m'y interrogeais sur la probabilité que l'éditeur français investisse dans une nouvelle traduction plutôt que dans la simple révision de celle de Ledoux.
Je crains de ne pas voir ça de mon vivant :-(
Si j'atteins mes 79 balais en 2044, je serai probablement un fossile qui (par l'effet conjugué d'Elzheimer et Parkinson) salera les fraises :-))
Ton cœur est plus noble que le mien Shudhakalyan car tu penses d'abord aux générations futures et moi, égoïstement, à l'inéluctable déclin qui m'empêchera de lire ce travail, sauf si (par prodige) un ou des traducteurs s'attèlent bien vite à la tâche et nous font partager leurs inventions. Je suivrai alors ce chantier avec enthousiasme.
C'est vrai que je n'ai pas continué plus loin l'exercice auquel tu invitais. Dieu sait jusqu'où je pourrais me laisser emporter :-).
Mais puisque tu me sollicites, je participe à ce petit jeu dans une proposition pour le coup très libre : "C'est dangereux de franchir le pas de ta porte, Frodo (...) Tu t'engages sur la Route et, si tu n'y prends garde, qui sait où elle peut te conduire?"
Là, je viens de virer toute référence aux pieds dont certains Hobbits sont si fiers. C'était juste pour montrer comment on peut facilement déraper vers un style qui gomme en partie l'esprit du texte original.
L'étape suivante, c'est le style carrément à côté de la plaque : "Franchir son propre seuil est une périlleuse entreprise, Frodo (...) A la première foulée, prends garde à ton pas; Dieu sait où la Route te mènera."
Voila un genre qui ne conviendrait pas aux générations futures... :-(
Ni à Bilbo! C'est quand même lui qui parle après tout ;-).
Pour conclure ce soir sur une évidence: le style s'apprécie sur des passages plus longs, ce qui n'est pas notre propos. Si les exemples sont assez probants pour ceux qui les avaient demandés, nous pourrions donc interrompre et ne pas transformer ce fuseau en atelier de traduction qui risque de lasser les autres lecteurs.
Et à propos de s'interrompre.... bon WE à tous :-)
Silmo
PS: J'ai failli oublier...
le traducteur automatique du site Voila.fr affiche: "C'est des affaires dangereuses, Frodo, en sortant de votre porte (...] Vous marchez dans la Route et si vous ne vous campez pas, il n'y a aucune connaissance où vous pourriez être balayés d'à."
Lexilogos.com fait à peine mieux: "C'est une affaire(activité) dangereuse, Frodo, sortant de votre porte (...) Vous marchez dans la Route et si vous ne gardez pas vos pieds, il n'y a aucun savoir où vous pourriez être balayés d'à."
Mmmh! Pas au point ces engins!
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PPS: je m'aperçois, en me relisant, que je coupe court un peu brutalement. c'est navrant :-(
Pour me punir, je mangerai ce soir mon sel sans fraises.
Il va de soi que je n'ai pas l'ambition de proposer mieux que ce tu as traduit et qui est plutôt convaincant.
Ma première réaction pêchait par son tropisme lexical, en soulignant (ouf!) les limites de la neutralité qui mène à l'affadissement de la traduction.
La seconde, en opposition complète, vise d'autres excès possibles mais sûrement pas ta proposition.
Quant à ma conclusion, elle n'est qu'un encouragement à poursuivre cet aimable échange :-)
Silmo
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Réponse automatique de shudhakalyan.com :
"espérons je que les fraises sans sel ensemble, chère Silmon, nous mangerons"
(ça me rappelle certains films galactiques : "De commencer viens juste, la Guerre des Clones"...)
Autrement dit : je m'incline devant tes sages paroles & me repose un peu sur celles-ci, faute de lauriers (autant que si tu m'avais proposé : Clear your mind, my young Padawan).
s.
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Ca c'est un vrai fuseau jrrvfien :)
'Chic, des Romains !' — pareil que Daniel ;)
Convaincu sur la question de l'importance du style, shudhakalyan, et goûtant avec plaisir la plupart de tes retraductions (de simples mots, « à devenir célèbre » au lieu de « devenir fameux » par exemple, sonnent tout de suite plus justes — tandis que « leur imperceptibilité » en revanche me paraît moins bon que « leur caractère insaisissable » pour donner quand même un contre-exemple :) & d'accord aussi sur le rythme).
Bien qu'étant tombé également amoureux du verbe de Tolkien, je serais loin, cependant, très loin, de considérer son style en premier lieu en matière de traduction. Tolkien écrivait de belles phrases cependant non en vue d'elles-mêmes mais en vue d'une histoire, une histoire qui parle, et dont *chaque* mot fut pesé avec soin. Plusieurs ici à force d'études se sont rangés à cette évidence ; avec Tolkien, un seul mot parfois suffit et détermine ... presque tout. Les fils de la tapisserie ont été cousus avec style, certes, mais leur dess(e)in est un autre aspect plus important encore. Il ne s'agit pas alors, dans une amitié légitime mais excessive portée au rythme et au style d'une phrase, d'emporter un, deux, ou trois mots, par une traduction trop sure d'elle-même, et de défaire ainsi des dessins que l'on a manqués, qui ne sont pas visibles en fait et qui néanmoins parlent au lecteur, surtout dans ses relectures. L'article de Sosryko de la très prochaine Feuille de la Compagnie me semble une lecture indiquée pour en saisir toute la mesure.
À titre d'illustration :) j'ai marqué d'un virtuel stabilo rouge 3 mots moins heureusement retraduits ici par exemple : — lore par « culture » au lieu du « savoir », de la « connaissance », de la « tradition », qu'il s'agisse du savoir des Hobbits, des Sages, des Elfes ... il ne s'agit jamais de culture (au passage je me permets de relever, même si ce n'est pas vraiment le sujet, le contresens dans la traduction de « a few notes (...) are here collected from Hobbit-lore » par « quelques notes ont été rassemblées ici sur la culture Hobbite » ; mais il n'y pas lieu de rougir, puisque la traduction officielle fait son premier contresens — et non le dernier, hélas ! — à la 3è phrase du livre : « That story was derived from the earlier chapters from the Red Book » par « La présente histoire a pour origine les premiers chapitres du Livre Rouge », alors que l'on fait référence au Hobbit et non au Seigneur des Anneaux — passage correctement retraduit par shudhakalyan : « Cette histoire est issue des premiers chapitres du Livre Rouge ») — business par « jeu » au lieu d'« affaire », car c'est bien d'une dangereuse affaire dont il s'agit, Bilbon ne pouvant pas manquer de faire référence à sa propre « affaire », celle en laquelle l'embarquèrent un magicien et 13 Nains quelques dizaines d'années auparavant venus recruter un cambrioleur ;) — « franchir le seuil », enfin, en plus des limites déjà évoquées par Silmo, présente encore l'embarras d'introduire ici une référence à un « seuil » là où le texte ne le fait pas explicitement, entrant alors en concurrence avec d'autres « seuils » voulus et porteurs de sens (je renvoie à l'article de Sosryko sus-mentionné).
Mais j'ai aussi marqué d'un virtuel stabilo vert la disparition de « Dieu sait où » dans les essais de shudhakalyan. Expression idiomatique ou non, la référence à Dieu est tout à fait malheureuse. Mais cela fait partie de ces choses que Francis Ledoux ne pouvait pas deviner ...
... Francis Ledoux qui ne s'en tire pas trop mal en bien des occasions, et qui m'est toujours précieux pour appuyer les passages qui me restent difficiles, et je renchéris sur la qualité de plusieurs de ses inventions, Daniel en a donné ici, Bertrand dans un fuseau donné en lien, j'évoque à mon tour le parfait Sylvebarbe ou l'incontournable Fondcombe. Je suis pour le reste de l'avis de saint Augustin, et rejoins je crois le sentiment de Swing Kid (que j'ai plaisir à relire parmi nous :)). Le Seigneur des Anneaux étant d'abord invitation à s'engager sur la Route de Bilbon et de Frodon, ce peut être dommage si la traduction ne nous dit pas de la meilleure façon de quelle manière nous avons passé notre porte, c'est vrai ; il reste que sa priorité doit être de nous engager sur la (bonne) Route, une route qui n'est pas que littérature. Et le fait, semble-t-il, que l'Enchantement ait presque toujours réussi malgré ses (innombrables) coquilles, (nombreux) contresens, et faiblesses de style (mais pas toujours évitables ; l'on vient de voir qu'il n'est pas anodin de s'autoriser trop de licence), montre, me semble-t-il, que la traduction n'a pas dénaturé l'œuvre. Sa lecture est pénible, agaçante, c'est tout :) — Comment ça c'est tout ?! — En fait j'ai sommeil, je crois que mon insomnie tire à sa fin, donc voilà moi aussi je termine abruptement :)
Yyr
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Heu... Comment traduire confiture d'épluchure de saucisson, dans la langue vernaculaire des Hobbits de Bywater/Lézeau, tout en restant fidèle à l'esprit ? ;p
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Un mot pour corriger le renvoi que je fais à deux reprises à un article de Sosryko à venir : il ne s'agit pas de l'article qui sortira dans la prochaine Feuille, mais d'un travail subséquent.
@Isengar : Eh bien, il s'agit bien sûr de repartir du texte d'origine, de la parole même donc du célèbre Caïus Obtus in Astérix Gladiateur, p. ?, parole qui malheureusement ne nous est pas donnée en latin. « Botuli purgamentorum condita » aura prononcé le funeste dresseur de Gladiateurs, je suppose, et je ne puis que supposer puisque l'on ne trouve aucunement trace de ce rare met romain ailleurs que dans la source sus-citée, elle-même traduction de manuscrits non publiés. L'on retrouve des recettes de saucisson datant de l'empire romain, nous dit Wikkipédia, il est donc difficle de dire si le « botulus » de Caïus Obtus est déjà un véritable saucisson ou plus proche d'une simple saucisse. À partir de là, qui saura mieux que toi, cher Isengar, maître de la Tradition Hobbitique, proposer un fil de traduction qui puisse se dérouler jusqu'au parler idoine. Pour ce qui est l'esprit de cette traduction, il s'agira bien sûr de ne pas manquer l'antinomie du syntagme opposant la confiture à l'épluchure, c'est-à-dire de doux à l'amer, le sucré au salé. J'ignore ce qu'en feraient les Sages des Hobbits. Pour les Elfes, l'on sait qu'ils ont déjà une expression vieille comme Valinor pour énoncer ce genre d'absurde incongruité, que l'on traduit habituellement par « beurre salé ».
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Isengar et Yyr : :D :D :D * applaudit *
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Ah, parce que faire vœu d'abstinence, ce n'est pas choisir sa pénitence, peut-être??? :-D
En tout cas, je ne ferai ici vœu de silence que pour une raison : ce fuseau n'est pas le lieu pour dé[ta-soeur]battre du beurre.
Ca me fait quand même peine de laisser traiter le *beurre salé* d'absurde incongruité alors que je ne suis pas le dernier [tango à Paris] à reconnaitre qu'en de rares circonstances, le beurre doux est recommandé :en pâtisserie par exemple; pour le reste sinon...
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Roooh! Silmo !Tu n'as pas honte ? ;p
I. qui rougit même pas...
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>>Silmo:
Le beurre sans sel ne convient pas même pour la pâtisserie, tout succulent dessert qui se respecte et dont la recette comprend le susnommé ingrédient pouvant se faire avec du beurre non marri (i.e. salé).
Il faut par ailleurs replacer la citation Obélixienne que tu utilises (même si elle est fort à propos dans la situation présente) dans son contexte: le sympathique héros bas de poitrine parlait à ce moment-là d'un remède miracle contre les conséquences d'une nuit de débauche et d'ivresse, et qui comprend les ingrédients suivants, tous mélangés dans une marmite d'eau:
Confiture
poivre
pépins de grenade
piment
savon de Marseille
boudin
miel
œuf
sel
rognon
une poule non plumée
figues
Recette qui incitera les romains à essayer de tromper leur ennui dans l'alcool jusqu'aux invasions germaines. (Cette tentative était d'ailleurs absolument vaine, car comme l'a dit un anonyme décurion en garnison en Armorique: Post equitem sedet atra cura, phrase devenue célèbre grâce au pâle plagiat qu'en fera Horace)
Pour ta punition, tu aurais pu proposer de manger tes betteraves rouges sans sel, et là, personne n'aurait rien trouvé à redire...
Pour ce qui est d'éventuelles retraductions ou simples révisions, je ne dirai que ceci, pour éviter de m'embrouiller:
Si quelque chose doit être fait, je penche pour une (ou plusieurs) retraduction(s), éclairée(s) par la somme de toutes les données parues et à paraître depuis le travail de Ledoux.
Dans tous les cas, il y aura toujours moyen de trouver des failles et/ou des erreurs dans toute traduction, puisque celle-ci impose des décisions subjectives... Sans parler des typos...
P.
Sujet passionnant, même si mes faibles connaissances m'empêchent de participer outre mesure. Je bois vos paroles écrits.
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Hé, hé... Nunc est bibendum (puisqu'on en est à citer Horace :-) @ Dragon qui a aussi écrit : "...manger tes B{censuré]s rouges sans sel" Silmo > AARRRGGGHHhhhh *COUIC*
@ Isengar > Eh non, même pas honte! mais je reconnais que c'était d'aussi mauvais goût que le beurre doux! :-D
@ Dragon qui a écrit : "Je bois vos écrits"
PS *murmure dans un dernier râle* : Mets salés in corpore sano *reCOUIC*
PPS *agonisant* : Qualis Tartifex pereo... ceci dit, repassez moi donc le pot de Botuli purgamentorum condita, c'est vraiment fameux ! :-)
Pour revenir au sujet initial de ce fuseau, après avoir laissé la chose reposer quelques semaines, je suis infichu de comparer des styles littéraires aussi différents que ceux de Tolkien, Hugo, Balzac ou d'autres.
Un peu plus haut, j'avais considéré que le cinéma était un autre sujet et qu'il n'était pas pertinent de comparer deux modes d'expression aussi différents que la littérature et le cinéma. Je maintiens cette position! mais cela n'empêche pas de dire un mot sur la comparaison entre différents genres à l'intérieur d'un même mode d'expression.
Au cinéma, on pourra comparer deux réalisateurs qui traitent d'un même sujet (exemple: le Dracula de Coppola, le Nosferatu d'Herzog, celui de Murnau, le Dracula de Tod Browning avec Bela Lugosi, celui de Fischer avec Saroumane Christopher Lee, voire l'improbable version bollyhoodienne "Dracula au Pakistan" de Khwaja Sarfraz - n'est-ce pas Gurth? :-) ou encore celle loufoque d'Edouard Molinaro "Dracula père et fils" à nouveau avec Christopher Lee pour la dernière fois dans ce rôle - un sacré nanard avec aussi Bernard Menez, Gérard Jugnot et Catherine Breillat! Si, si! laquelle préfèrerait sûrement retirer ce monument de son CV, comme peut-être sa prestation fugace dans le Dernier Tango précité, mais je m'égare...)
On pourra aussi comparer deux cinéastes qui traitent d'un même genre (par exemple, le film de guerre : Stanley Kubrick, Clint Eastwood, Oliver Stone, FF Coppola, Robert Altman, Steven Speilberg, John Woo,...etc... pour n'en citer que quelques-uns)
Plus difficiles d'autres comparaisons seraient, padawan shudhakalyan :-)
Comme entre le film d'un réalisateur dans un genre et celui d'un autre réalisateur dans un autre genre, même si les deux cinéastes sont contemporains ou si, dans leur carrière, ils ont croisé les mêmes genres.
Exemple: il me semble plus facile de discuter du "Soldat Ryan" de Spielberg par rapport au "Full metal jacket" de Kubrick, que de comparer les valeurs réciproques des "Indiana Jones" par le premier et celles de "Barry Lyndon" par le second.
En outre, le fossé peut être grand quand le vocabulaire cinématographique est différent selon les pays: le burlesque du cinéma asiatique n'est pas le même que celui du cinéma occidental; idem pour l'épouvante.
Même différence de vocabulaire visuel selon les époques compte tenu de l'évolution rapide des techniques cinématographiques (exemple entre la trilogie Star Wars des années 1977-83 et la prélogie sortie entre 1999 et 2005).
Bref! Toutes ces considérations pour expliquer que je ne parviens pas à comparer le style de Tolkien, créateur anglais d'un genre littéraire au 20ème siècle, et le style d'écrivains français classiques des siècles précédents tel le père Hugo.
Ceci dit, Sébastien, c'est pas parce que je n'y arrive pas que je te reproche de le faire :-))
Reste alors le sujet initial : celui de la traduction de Ledoux dont on ne redira jamais assez qu'à l'époque, dans le délai imparti, sans disposer de la doc aujourd'hui publiée dans les HoME et Cie, il a fait un travail formidable, inventif, et respectueux de Tolkien, suffisamment prudent pour ne pas 'ajouter' (cf l'adage de Cervantes mentionné plus haut). Il est plus regrettable qu'il ait fait des 'coupures', mais est-ce bien lui, ou l'éditeur, le responsable de tous les passages manquants??
Comme Yyr, je n'utilise guère la traduction de Ledoux qu'à titre de soutien pour vérifier des passages compliqués et je préfère la version originale.
Pour faire avancer le shmilblick, il serait intéressant de recueillir l'avis de JRRVFiens qui relisent plus régulièrement la VF afin qu'ils donnent leur avis sur le style de Ledoux... ce qu'ils y apprécient, ce qui leur déplait, etc...
Silmo FdS
PS: Vincent, si tu fais un crochet par ici, ma question du 17.07.08 reste posée :-)
PPS: puisqu'on cause de traductions... Nunc est Bibendum <=> C'est maintenant qu'il faut boire Mets salés in corpore sano <=> de bonnes choses dans un corps sain Qualis Tartifex pereo <=> Quelle tarte meurt avec moi
(Horace, Ode, I,37,1 - mais aussi un centurion romain dans Astérix chez les Helvètes)
(d'après 'un esprit sain dans un corps sain / Mens sana in corpore sano' dans Juvénal et selon un lutteur dans Astérix aux Jeux Olympiques)
(d'après 'Quel grand artiste pérît avec moi / Qualis artifex pereo' : derniers mots de Néron selon Suétone - et Assurancetourix dans La rose et le glaive)
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Bonjour,
j'avais sans doute eu l'occasion de le signaler dans l'un des fuseaux pré-cités, mais il est intéressant de le rappeler ici pour enrichir le dossier à décharge de Ledoux. Il y a quelques années, j'ai eu l'occasion de m'entretenir de ce sujet avec un ami de mes parents, qui s'est avéré être un parent, certes pas très proche mais pas très éloigné non plus, du sieur Ledoux. Il m'a affirmé que celui-ci était allé rencontrer Tolkien pour discuter avec lui des problèmes de traduction, notamment de ceux des noms propres.
Je donne cette information avec les réserves d'usage, néanmoins la fiabilité de la source parait bonne puisqu'elle vient de la propre famille de Ledoux, et non d'une rumeur de la Toile !
Si elle est effectivement exacte, comme on peut le croire, l'accusation de mépris ou d'indifférence envers l'œuvre prend du plomb dans l'aile...
De plus, comme l'affirme Philippe dans ce fuseau, il semble bien que Ledoux disposait du Guide to the Names, et ma foi je trouve que dans la traduction des noms propres, exercice éminemment difficile (et long, étant donné le nombre de noms propres chez Tolkien !), Ledoux s'en sort remarquablement bien.
Pour le reste de la traduction, je l'ai toujours aimée, car à mon sens Ledoux use d'un vocabulaire très riche, adapté à l'œuvre traduite. Certes, il est regrettable que des paragraphes disparaissent ici ou là, et Ledoux a fait des erreurs inévitables étant donné son manque d'informations (je pense en toute fin du livre VI aux mots du Valar, traduction sans doute de the Valar - je parle de mémoire), mais avouons que ce n'était guère facile ! C'est pourquoi je soutiens une révision, mais pas une retraduction.
D'autre part, pour m'être modestement piqué de traduction (notamment l'Athrabeth, l'Ósanwe-Kenta, The Last Writings et l'épilogue du SDA, Dior s'en souviendra s'il passe par là), j'ai pu mesurer la difficulté de ce travail, particulièrement avec Tolkien, et j'ai pu mesurer la qualité de la traduction de Ledoux.
Cela dit, j'encourage vivement tout le monde à lire et savourer la VO, tellement le style de Tolkien est magnifique !
Ma plaidoirie est terminée, je rends la parole à l'accusation !
Aglarond
Quel dommage que Néron ne soit pas mort dans les Alpes... Il aurait pu s'exclamer : Qualis Tartiflex pereo, quelle tartiflette meurt avec moi ! Et sans beurre salé, Bretons de malheur ! ;)
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J'avais pas osé "tartiflette" n'étant guère spécialiste, sinon amateur, des spécialités montagnardes... Comme Obélix "On vient chercher des montagnes, et on se retrouve dans une cave à manger des trous!". Quoiqu'il en soit, né au sud de la Loire, je ne suis pas Breton, Mossieur! Et Lutécien suis devenu et fier de l'être. Le reste de la Gaule, c'est bon pour les sangliers... Aïe! Aïe! Non... pas sur la tête. C'était pour rire. je le ferai plus. Promis.
Intéressante information cette rencontre entre Ledoux et Tolkien. Merci Aglarond
... et à propos de caves, j'irai tantôt visiter les vôtres :-) Y a du neuf??
Silmo FdS
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J'ai préparé ce dimanche ce qui devait être la première tartiflette de l'histoire de Berkeley, CA : je ne pouvais pas laisser passer l'occasion ! Et à propos de caves, je suggère plutôt de visiter celles-ci pour accompagner la tartiflette ! Mais je m'égare...
Ca fait plaisir sinon de voir que mes caves ne sont pas tombées dans un oubli complet ! Mais cela fait bien longtemps que je n'y touche plus (je n'ose même pas penser aux problèmes de droits), et mes contributions sont plutôt allées sur Tham Onodrim, que ce soit essais ou traductions... Mais là aussi, je suis complètement improductif depuis bien trop de temps, étant éloigné de mes livres que je n'ai pas trimballés de mes Alpes à ma chambre d'étudiant à Paris. C'est que ça prend de la place quand on ne se déplace qu'en TGV !
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Décidément... Je suis fâché avec ces balises ! Je sais pas si c'est moi ou mon navigateur, mais merci Silmo !
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Très intéressant en effet Aglarond par rapport à Ledoux (mais par rapport à la qualité de la traduction produite, euh, je veux bien qu'on ne s'acharne pas dessus, mais ses torts sont loin bien loin de ne consister qu'en coupes et erreurs dues au manque d'information (les unes et les autres fort rares au demeurant). Les contre-sens et énormités sont légion qui n'ont strictement rien à voir avec un manque d'information, mais plutôt de relecture ...).
J'ajouterais bien un apparté en lien avec la contribution que j'ai faite plus haut (apparté seulement car il déborde le sujet, mais il pourra l'éclairer utilement je crois). En lisant shudhakalyan et sa référence à Deleuze & Guattari — j'avais d'ailleurs tilté sans me souvenir sur le moment exactement pourquoi. Mes actuelles études elfiques m'y ont ramené depuis, et je donne ici un passage de l'un des chefs d'œuvre d'Ellul (dont Sosryko a déjà montré la résonance avec Tolkien dans cette discussion), qui traite ici essentiellement de l'importance surévaluée donnée à la forme, aux symboles de la parole, au « signifiant », au détriment du sens, de l'à-dire, du « signifié ».
Je me permets de citer le texte directement, même si cela fait un peu abrupt, transplanté d'un contexte à un autre ... Je ne résiste pas en fait même à citer un peu en amont de ce qui m'intéresse : le premier paragraphe ne peut manquer de renvoyer à la critique répétée et agacée de Tolkien pour toute entreprise « carnassière » — même si, en fait, on trouvera à ce sujet une autre lecture d'Ellul plus appropriée, que n'aurait point désapprouvée Tolkien, qui traite de l'ensemble des démarches ana-lytiques et de leur absolutisation sur les textes (de la Bible pour Ellul, mais l'on pourra aisément transposer à d'autres, et spécialement au Conte pour Tolkien), l'ensemble de cet esprit « carnassier » donc : exégèse scientifique, culturelle, interprétation structurale, etc... une sévère (et juste :)) critique en est donnée donc dans les 10 premières pages de Sans feu ni lieu, Jacques Ellul, Paris, La Table Ronde, 2003 ... Un petit extrait qui ne manquera pas de faire échos aux paroles du Professeur : « [...] Elles sont assurément exactes et utiles pour le jeu de la science, mais elles ne font pas avancer d'un pas vers l'ultime. Elles servent assurément l'exactitude mais ne disent rien au sujet de la vérité, et ne permettent pas de l'entrevoir mais peut-être la cachent [...] ».
Le premier paragraphe donc ne sera pas inutile, car il nous permettra de mieux faire le lien avec Tolkien. Lire par exemple en parallèle la lettre n°239 : « [...] L'une de mes convictions les plus fortes est que les enquêtes menées sur la biographie d'un auteur (ou autres aperçus de sa « personnalité » tels que les curieux peuvent les glaner) est une approche totalement vaine et fausse de ses ouvrages [...] » ; relire tout simplement l'ensemble de cette (courte) lettre, et l'on y relira entre autre : « qui brise quelque chose pour découvrir ce que c'est a quitté la voie de la sagesse », parole de Gandalf jugeant sans plus de concession (mais avec plus de douceur :)) qu'Ellul ou Tolkien l'esprit carnassier. Ceci juste pour montrer à nouveau la proximité des deux auteurs, la même inspiration, le même amour des mots et des récits ... qui parlent.
[…] Et ceci concorde encore avec une autre tendance majeure, la surévaluation du signifiant. La réalité intéressante c'est le signifiant. Ce qu'il signifie, le rapport du signe à la valeur ou à la pensée, cela n'a plus aucun Intérêt. Combien de fois n'avons-nous pas entendu la déclaration : le sens ne nous importe pas, et si l'on fait une analyse structurale du texte ce n'est pas du tout pour mieux comprendre, de même l'intention du sujet parlant, ce que l'auteur a voulu dire, n'a aucun intérêt. Tout ce qui nous concerne c'est le processus de transmission, le mécanisme de circulation, le signifiant dans son organisation, sa structure, toute l'attention est braquée sur ce signifiant (probablement par réaction contre l'idéalisme des générations précédentes qui ne s'intéressaient qu'à la chose ou l'idée à dire). Et par conséquent, on récuse non seulement le sens, mais encore qu'il y ait « à-dire » : il n'y a rien à dire, il n'y a pas une pensée précédant l'émission du signifiant. La pensée vient de ce que l'on écrit, de que l'on dit. Ce qui est à dire provient de ce qui est dit ou de l'appareil lui-même. Et quand on a donc épuisé la structure du signifiant on sait par là tout ce qu'il y a à savoir. C'est en parlant, en écrivant que s'institue le signifié, qui n'a donc aucune prééminence. Et le sens vient du non-sens de l'écriture en soi. D'ailleurs cela importe peu, puisque, nous l'avons dit, le sens n'a aucun intérêt! Ici encore il convient de se demander le pourquoi de cette surévaluation du signifiant : j'en vois deux raisons. D'abord parce que c'est l'observable! Je ne peux pas observer le signifié, ni le rapport du signifiant et du signifié. Ce sont là des problèmes de « philosophie ». Par contre l'émission d'une phrase, sa circulation, sa déformation, son audition, je peux observer. Je peux même faire des beaux schémas. Ce qui signifie d'abord que l'on obéit encore une fois à l'attitude « scientifique » traditionnelle : n'a d'intérêt (et, à la limite, n'existe) que ce qui peut être observé et analysé par la méthode scientifique classique. Puisque seul le processus de communication portant sur le signifiant peut ainsi être analysé, donc il nous importe seul. Le reste est un débat de métaphysiciens qui ne peut que troubler l'objectalité scientifique. Mais aussi, nous avons rencontré le « schéma » : fondamental. On peut enfin transposer ce langage bien insaisissable en images, on peut faire un croquis du fonctionnement de la communication et même de l'information. On se retrouve sur terre après avoir risqué de se promener dans l'imaginaire, le mythique, le poétique avec le signifié... La seconde raison que j'aperçois me ramène à la technique : la surévaluation du signifiant correspond à la mentalité technicienne. On cherche comment ça fonctionne. Quel est le processus de circulation et de déformation. Ce qui vaut la peine c'est, nous l'indiquions plus haut : le processus. Or, c'est de fait tout juste ce qui concerne le technicien. Les finalités ne le regardent pas. Et le sens non plus! Les structuralistes sont, sans le savoir, habités par l'esprit de la technique. L'idéal est d'arriver à transformer en machines tout ce qui existe : le langage est une machine, la communication est une machine, la relation est une machine. Le choix du terme par Deleuze, et même par Morin, est caractéristique : il y a un siècle, seuls quelques originaux voulaient réduire l'être vivant à des machines. Maintenant, c'est le maître mot. Or la machine ne pose de problèmes ni de pourquoi, ni de finalité, ni de sens, mais uniquement : comment ça fonctionne. Et c'est réellement la préoccupation concernant le langage et la communication. La « machinite » éclaire parfaitement la surévaluation du signifiant qui n'est rien de plus que l'envahissement du langage et de la parole par la mentalité technicienne. Envahi de partout par les fonctionnements multiples de choses, il faut bien poursuivre ce chemin obligé, et tout, en effet, ramener à ce fonctionnement. Nous retrouvons ici la manie de tout ramener à une identité, à un seul modèle, puisque le modèle dominant est technicien, alors tout doit le devenir. Et la réalité la moins technicienne (mais oui — j'insiste!) la parole, doit être scotomisée, jusqu'à être réduite à du démontable. Dans notre obsession machinique, nous confondons le démontable avec le démontrable et puisque nous avons su démonter la « communication-information », et le signifiant, nous avons démontré la parole tout entière.
Telles sont les deux racines de cette surévaluation délirante du signifiant. Mais aussitôt après avoir évacué le signifié, se pose inévitablement la question : après tout, ce signifiant est-il véritablement si important? Il ne s'agit nullement de revenir en arrière et de redonner priorité au signifié. Non! La liquidation de celui-ci est faite et bien faite. Tout le monde est d'accord, rien n'a de sens. La parole ne dit rien. On poursuit simplement le chemin. La descente aux Enfers du mépris de la parole. Le signifiant fait encore partie de la parole. Et celle-ci malgré tous les efforts scientifiques, on n'arrive jamais à la mettre tout à fait en conserve, il en ressort toujours, par tous les bouts, des lambeaux de sens, ou des éclats de vérité. On n'est pas tranquille avec la parole jamais tout à fait machinique et machinée, même réduite au signifiant. Un aléa subsiste, une faille imprévue, il suffit de renvoyer aux travaux de Lefèbvre ou d'Escarpit... Alors pourquoi ne pas se débarrasser aussi du signifiant. L'on connaît la joyeuse entreprise de démolition du signifiant par Deleuze et Guattari. Opération qui n'est possible que si au préalable on a exclu le signifié. Maintenant on a une machine imparfaite et inconséquente que l'on peut accuser comme exerçant une dictature inacceptable, inadmissible sur la « machine désirante ». Le signifiant magnifié dans l'étape précédente devient tyran, en même temps ridicule et illégitime. Il suffit de démontrer cette illégitimité (facile, à partir du moment où ce signifiant ne renvoie plus à aucun signifié!) pour faire éclater aux yeux de tous à quel point il serait indispensable que l'homme se libère enfin, par la fameuse schizo-analyse, de cet , encombrement injustifié que représente la structure du langage. La boucle est bouclée. Il n'y a plus de parole où le langage est ramené à un vague phénomène sans importance qui doit être rigoureusement subordonné au désir et à des flux comparables à n'importe quels autres. Procession étape par étape de l'incroyable mépris de la parole, qui a progressivement dominé les intellectuels occidentaux, et qui s'est exprimé dans l'ânonnement, le bégaiement, le silence, le hoquet, les points de suspension, les coqs à l'âne, les allitérations, les onomatopées, l'inflation d'arrangements typographiques, destinés à remplacer une langue que l'on ne parle plus. Que l'on ne sait plus parler parce qu'elle n'est pas la langue technicienne et machinique. A ce stade du mépris, le langage est véritablement devenu n'importe quoi sauf le vecteur d'un message, le promoteur d'un sens, le lieu d'un dialogue. Parler c'est n'importe quoi sauf dire quelque chose à quelqu'un. Je tremble en formulant ces dix derniers mots! Quel esprit petit-bourgeois, réactionnaire, rétrograde, conservateur, quel refus du progrès! Mentalité de droite et antirévolutionnaire! Mais ceux qui portent ce jugement n'ont pas très bien saisi que leur attitude n'est ni de gauche ni révolutionnaire quoi qu'ils en aient : elle est simple et banal reflet du technicisme le plus plat, le plus conformiste, le plus bêtifiant. Bêtifiant, car le technicien qui fait vraiment de la technique remplit son rôle, il est au niveau du réel et c'est bien. Mais l'intellectuel qui transpose dans son domaine la mentalité technicienne et veut tout traiter comme des machines obéit seulement à un conformisme, n'atteint aucune réalité, et se comporte « comme un enfant sans mère »! La Machine ma mère — grande leçon de Deleuze et Guattari. Le langage devenu n'importe quoi, adaptateur social, instrument de contrôle et de conformisation, signal, reproduction idéologique, cadre, aliénation du parlant, etc., n'importe quoi mais jamais matrice du sens, jamais parole portée par l'être — vivant — humain — humaine.
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Je prolonge un chouïa l'aparté.
Effectivement Yyr, Gandalf fait preuve de plus de douceur Qu'Ellul et j'ajouterais - si tu le veux bien - qu'en position intermédiaire, Tolkien ronchonne lui aussi, d'accord, mais demeure plus doux qu'Ellul car l'extrait de ce dernier que tu cites nous éclaire, certes ...... comme une de ces lampes qu'on vous braque sous le nez pour vous faire avouez :-)
Obélix : "tu vas parler, dis, tu vas parler"
Le breton voleur d'abandonnée charrette : "JE PARLERAI!"
Petula : "Ah! Ca, c'est bien."
Ellul critique : "la parole, doit être scotomisée, jusqu'à être réduite à du démontable"...
Fichtre!
Aveuglé - par la lampe :-) - j'ai d'abord imaginé que la notion de scotomisation venait de "scotome" i.e. une lacune dans le champ visuel ?!...
Vérification faite, scotomiser, ce serait plutôt "dénier la réalité" (c'est bien ça??) d'une certaine manière, ça nous ramène à la cécité ou plutôt ça nous laisse dans l'obscurité ce qui, même métaphoriquement, est peu propice au démontage de quoi que ce soit..
En tout cas, il est curieux que - même pour condamner la Machine - Ellul utilise un terme issu de la psychanalyse, discipline oh combien carnassière! mais prenons garde de ne pas surévaluer la forme :-) C'est peut-être ironique...
En revanche, fustiger la surévaluation, ça tombe sous le sens - les savants fous sont fous? soit! La belle affaire :-) said the Madpunter - mais ça ne vaut pas condamnation de la science jetée avec l'eau du bain.
La tempérance serait ici nécessaire et je crains qu'Ellul lui, manque d'eau à mettre dans son vin, ou alors son discours n'est adressé qu'au structuralisme? Ca fait lurette que sa mort est annoncée... requiescat in pace ! Au moins, Ellul ne nie pas que l'attaque est politique (plus précisément, il feint de le nier!).
Je peux me tromper puisque l'extrait est sorti de son contexte, donc pas de jugement hâtif.... Il n'empêche que je goûte peu - par exemple - le glissement qu'Ellul pratique en critiquant l'analyse mais aussi l'observation conjointement avec l'analyse et du coup, dans un même élan, l'observation toute seule....
Je suis sans doute mal placé pour condamner l'outrance, mais quand même ! :-)
... tandis que Gandalf, plus modéré, s'afflige qu'on brise une chose pour la comprendre et j'entends là que, chez le Gris Pèlerin, c'est l'analyse destructrice qui est carnassière, n'est-elle pas?
Sujet en tout cas intéressant. A l'occasion, j'aimerais y creuser mais pas trop profondément... c'est dangereux selon les Nains! en convoquant le vieux Rabelais comme modérateur :-) "Science, sans conscience..." vous connaissez le topo
Silmo
PS : s'excuse pour sa sénestropropension au compositypographinflationnisme
PPS: ce n'est qu'à Ellul que mes modestes flèches s'adressent :-))
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Je l'ai justement sélectionné à cause de son acuité dans sa forme ... et dans ce qu'il dit — Ellul s'employant toujours à être cohérent à ce niveau —, parce que je le jugeais ainsi le plus aisément et rapidement compréhensible. Du moins le croyais-je, car je ne vois pas en quoi Ellul, ici ou ailleurs, s'en prend à la science, ou en quoi seul le structuralisme est visé (NB : le livre est certes écrit en 1981, mais, ainsi que Bertrand me l'a fait remarquer, le fait que plus personne ne s'en réclame ne signifie pas forcément qu'il est mort). De même, je n'arrive pas à voir de « feintes » de la part d'Ellul quant à une « attaque politique » ; suis-je d'une grande naïveté ? (d'une grande ignorance sans aucun doute en la matière :)) La surévaluation du signifiant (et de toutes les mécaniques) une « belle affaire », soit, tant mieux en ce cas — mais l'on en relarlera sûrement :).
Pour l'affaire du scotome :) l'on pourrait imaginer qu'Ellul crée un néologisme et fasse une analogie (là encore nous en parlions avec Bertrand) avec le scotome de la tâche aveugle de l'œil : là où s'abouche le nerf optique la rétine ne possède pas de photorécepteurs, donc une partie du champ visuel lui échappe en raison même de l'appareil de mesure ! cf. ce que dit Ellul auparavant. Mais je ne pense pas qu'il faille chercher autre chose qu'une référence explicite à l'acception psychanalytique, qui consiste à « refuser inconsciemment de percevoir une réalité extérieure indépendante du sujet [ici la mentalité technicienne], mais sur laquelle il projette des désirs et des fantasmes subjectifs », et qui se prête donc à décrire parfaitement ici l'œuvre de la Machine, donc oui très logiquement usage d'un terme propre à une discipline facilement carnassière, j'ai du mal à comprendre où est l'incohérence :/
Jérôme
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C'est si heureux de revenir sur ses premiers pas dans le monde de JRRVF.
Depuis plus de deux ans, je pèse, pense et pondère (pour rester dans le même ordre idée) ma réponse, ou plutôt ma réaction, à l'intervention de Yyr sur "Deleuze & Guattari". Ceci dit : le temps n'est pas encore venu. Et j'ai le temps :-) Ce sera d'ailleurs, et c'est plus long, non seulement une réaction à Ellul, plus qu'à Yyr, mais surtout tout autre chose. Je me réjouis (depuis deux ans) à l'idée de faire un post dans un autre fuseau sur les rapports - étranges, inattendus, mystérieux, fascinants - entre Deleuze&Guattari et Tolkien. Ou plutôt : comment la philosophie de Deleuze & Guattari peut servir à éclairer la puissance de l'oeuvre tolkienienne ? On peut dire que c'est une immense part de tout mon travail sur Tolkien. Comme j'aime les effets d'annonce, je me permets d'annoncer ce grand fuseau à venir. Voilà, je l'annonce. C'est fait. Alors, heureux ? :-)
En passant, je me permets de préciser (même sans m'expliquer) que, quelles que soient les qualités par ailleurs de ce Jacques Ellul que je ne connais guère (qui ?), ses commentaires sur Deleuze&Guattari font preuve d'une grande malhonnêteté intellectuelle, ou d'une grande incompréhension de Deleuze&Guattari (ou de Deleuze tout seul) ou plus vraisemblablement les deux. Deleuze pensait d'ailleurs que les malentendus sont rarement innocents. Ce genre de malentendus est typique vis-à-vis de l'oeuvre de D&G. Mais disons plutôt, sans confondre cela avec la faculté humaine à mésentendre autrui en permanence, que toute grande oeuvre suscite beaucoup de malentendus (et beaucoup de haine). Ce n'est pas à des tolkienistes qu'il faut l'apprendre. Ceci dit, ce n'est pas un forum sur D&G qui n'ont d'ailleurs pas vraiment besoin qu'on les défende (d'où la virulence de certaines hostilités envers eux, je suppose). Je renvoie donc au grand post annoncé sur l'intérêt d'une approche deleuzoguattarienne sur Tolkien.
Ceci dit, ma véritable annonce est tout autre.
Suite au stimulant commentaire de Silmo - savoir :
A la différence du droit moral, le droit patrimonial n'est pas perpétuel. Les textes européens qui s'appliquent en France fixent son terme à 70 ans échus après la fin de l'année civile du décès de l'auteur (article L123.1 du CPI). L'œuvre tombe alors dans le domaine public et elle devient libre de droits d'exploitation (notamment).
Si on prend l'exemple de Tolkien, décédé le 2 septembre 1973, ce délai expirera après une durée de 70 ans suivant le 31 décembre 1973, c'est à dire le 1er janvier 2044.
Mais attention: ceci ne concerne que les œuvres originales du Professeur publiées sous son nom mais pas celles publiées sous le nom de Christopher Tolkien comme auteur (longue vie à lui, plus 70 ans).
Dans la mesure où le droit de faire faire une traduction ressortit au droit patrimonial, il tombe en même temps dans le domaine public. Par conséquent, 'The Hobbit' et 'LotR' pourront être librement publiés et traduits à partir de 2044 avec une petite réserve : que ces traductions ne constituent pas des plagiats du travail de Ledoux, car ce serait son droit moral (lequel est perpétuel comme on l'a dit) qui ne serait pas respecté. Je pense ici à ses inventions très personnelles pour certains noms propres qui ne pourront être réutilisées qu'accompagnées d'une citation de leur créateur (ce qu'on ajoute généralement dans un prologue).
De même, lorsque le délai du droit de reproduction des œuvres de Tolkien aura échu en 2044, son droit moral subsistera, exercé par ses ayant-droits.
- j'annonce très solennellement mon projet de retraduire The Lord of the Rings pour 2044, si Dieu me prête vie, ce qui me laissera le temps d'améliorer ma connaissance de l'anglais, d'approfondir ma connaissance de l'oeuvre de Tolkien, de devenir un "traducteur professionnel" (entre autres), de me faire connaitre dans le milieu et peut-être de changer d'avis (entre-temps je me serai bien amusé - "in the highest sense").
Ceci entraine néanmoins pour moi deux interrogations :
1/ Dans quelle mesure est-il possible de réutiliser les formidables trouvailles de Ledoux quant à la nomenclature tolkienienne - point sur lequel il me parait généralement admirable (voire tout simplement génial - je ne comprends pas comment le style Ledoux et la nomenclature Ledoux peuvent provenir du même homme) ?
J'ai bien lu les explications de Silmo et d'autres commentaires ici ou là, mais je ne suis pas sûr d'avoir compris ce qu'il en était, une fois dit qu'il ne s'agit pas d'une traduction modifiée. Si j'en crois Silmo, il suffit, dans une Préface, de rendre à l'auteur/traducteur ce qui lui revient ?
2/ D'ici à 2044, si certains parmi vous me soutiennent dans ce projet fantasque, qu'ils me le signalent ici. J'aurai besoin de relecteurs critiques et, dans cette matière, comme dans toutes les matières tolkieniennes, je suis éminemment redevable à Jrrvf et aux jrrvéfiens.
Séb.
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Shudhakalyan >>> "Ou plutôt : comment la philosophie de Deleuze & Guattari peut servir à éclairer la puissance de l'oeuvre tolkienienne ?"
Tiens, tiens... C'est curieux... Dans un certain essai loufoque censé proposer "une lecture freudienne de l´œuvre de J.R.R. Tolkien", essai reproduit dans un fuseau désormais mythique, il est fait justement allusion à "D&G", et plus précisément à un certain concept "cher à Deleuze et Gattari" auquel on prétend pouvoir associer le Mordor... ;-)
Puisque tu es un spécialiste de Deleuze et Gattari, Shudhakalyan, j'avoue être curieux de savoir si le concept évoqué dans cet essai cocasse correspond réellement à un quelconque élément de la pensée "deleuzoguattarienne" (que je connais très mal) : si tu pouvais apporter quelques éventuels éclaircissements sur ce sujet particulièrement sensible, dans le fuseau approprié, il est des JRRVFiens, sois en bien certain, qui t'en seraient fort reconnaissants... ;-)
Relèveras-tu ce petit défi ?
Cordialement, :-)
Hyarion.
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Je t'invite plutôt du côté du projet de correction d'Elbakin géré par Foradan.
Il faut savoir également qu'une révision officielle du SdA a déjà été entamée par Vincent et Daniel. Elle devait arriver en 2006 mais le projet a été reporté au profit des traductions des inédits (HoMe 3 à 5, EdH, S&G, etc.).
En ce moment c'est le Hobbit qui est en révision pour proposer la traduction du Annotated Hobbit d'Anderson, sauf revirement ça devrait paraître pour 2011.
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Cher Hyarion,
C'est une offre que je ne peux pas refuser. Je prends mon temps, mais je n'y manque pas.
Chère Zelphalya,
Merci beaucoup pour le lien. J'ai déjà consulté, avec beaucoup d'intérêt, les anciens fuseaux de Jrrvf qui portaient sur les "erreurs du Seigneur des Anneaux". J'ai aussi lu bien attentivement les arguments d'Edouard dans Pourquoi ne pas (re)traduire "The Lord of the Ring".
Et je suis bien au courant du travail de traduction corrigée du Seigneur des Anneaux par les infatigables Daniel & Vincent (dont je salue l'oeuvre immense au service des éditions de Tolkien en français).
Contrairement à la plupart des critiques qui concernent les traductions de Ledoux, ce ne sont pas les erreurs de Ledoux qui me posent fondamentalement problème, même si je les trouve révélatrices et que je pense qu'il est de salut public de les corriger, mais c'est bien son style. Cela ne m'empêche pas non plus, en même temps, de saluer, comme beaucoup, le travail pionner et ample de Ledoux. Mais je continue à croire qu'il n'a pas traduit Tolkien comme on traduit un grand écrivain, et qu'il n'a pas cherché à rendre la littérarité de l'un des plus grands romans du XXe siècle - sauf en ce qui concerne sa nomenclature (où il a souvent merveilleusement réussi, mieux que je ne pourrais jamais le faire).
À mon avis, il y a plus que les erreurs de Ledoux qui posent problème aux lecteurs de "littérature générale". On ne peut pas avoir ne serait-ce qu'une idée du style de Tolkien à travers la traduction de Ledoux, excepté pour la Nomenclature. Or il y a encore autre chose qui me parait fondamental : c'est que les remarques de Tolkien, en la matière, ne sont en quelque sorte d'aucune utilité. Car Tolkien n'a pas cessé d'attirer l'attention sur le sens du Légendaire et sur sa Nomenclature, mais il a très peu commenté lui-même son style d'écriture en général - et même en Angleterre, les "littéraires" ont toujours eu des difficultés à voir dans The Lord of the Rings un grand roman du XXe au même titre que ceux de Joyce, de Woolf, de Kafka ou de Proust.
Il est évident qu'aucune traduction modifiée ne peut changer cet état de fait. Et puisque mes incitations d'il y a plus de deux ans ne m'ont révélé aucun grand projet de retraduction en cours, cette fois j'affirme librement que moi, au moins, j'y travaillerai. Quitte à ce que cela ne donne rien ou que je laisse tomber, comme tout un chacun. Néanmoins, il y en a peu qui, jusqu'ici, se sont donnés un programme de travail pour 2044. Moi je me donne le temps, car ici, il s'agit de postérité. Je ne vois pas pourquoi Tolkien serait l'un des rares auteurs qu'on ne pourrait pas retraduire. Néanmoins, je pense que l'édition littéraire française est particulièrement frileuse dans la retraduction des grands auteurs. Il n'y a pas de raison de s'y résigner.
Quant à la difficulté de traduire The Lord of the Rings, je pense qu'elle est le propre de la plupart des grandes oeuvres et des grands auteurs, même si chacune présente ses propres obstacles. En l'occurrence, le vrai problème est le degré de traductibilité d'un auteur. Sur ce point, je peux dire au moins que The Lord of the Rings est éminément plus traductible qu'il n'a été traduit. Du point de vue esthétique, je dirais, juste par métaphore pour donner un ordre de grandeur, qu'il est traductible à 70% et qu'il l'a été à 40% par le respectable sieur Ledoux.
Sébastien.
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Justement, la question du style est éminemment sensible. Mieux je connais et comprends l'anglais, plus j'ai le sentiment que la traduction de Ledoux est dans un style qui génère une réponse de notre part semblable à celle que le style de Tolkien génère chez des Anglais de souche. Bref, elles sont les deux archaïsantes, même si c'est de façon différente.
J'ai nettement plus de difficultés avec les absurdités de la nomenclature de Ledoux (qui en compte relativement peu, mais elles sont majeures) et avec ses traductions poétiques, qui sont franchement catastrophiques. Et évidemment avec ce qu'a fait Tina Jolas...
Je me demande quel est le statut des œuvres éditées par Christopher Tolkien mais dont l'auteur est indiqué être son père, parce qu'il me semble que s'il devait y avoir une retraduction à faire en priorité, ce serait celle du Silmarillion.
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Cher Elendil Voronda,
Bien que je sois tout à fait d'accord avec ce que tu dis de la nomenclature et des traductions poétiques de Ledoux, ainsi que des autres traductions de l'oeuvre de Tolkien, je reste convaincu qu'il n'y a guère d'autre priorité absolue que de retraduire The Lord of the Rings. Le Seigneur des Anneaux est à la fois l'opus magnum de Tolkien (comme il le dit lui-même dans sa correspondance) et la figure de proue qui donne accès à toute son œuvre. L'ensemble des autres œuvres du Légendaire, aussi extraordinaires soient celles-ci, intéresse ceux qui sont déjà convaincus par l'œuvre de Tolkien. En revanche, c'est d'abord au Seigneur des Anneaux que sont confrontés ceux qui s'intéresse à la littérature "générale", selon l'expression utilisée par Vincent.
Par ailleurs, le SdA est LE grand roman de Tolkien. Et, en ce sens, il a précisément un rôle à jouer dans l'histoire fondamentale du roman du XXe siècle. Or c'est précisément parce que c'est un roman que les problèmes de la nomenclature et de la poésie (et là, j'avoue que c'est une difficulté de taille pour moi aussi - j'aurai besoin d'aide !), bien qu'essentiels dans ce roman-là et dans l'œuvre de Tolkien, ne sont que périphériques par rapport à l'ensemble de l'œuvre.
Je me souviens que Tolkien dit quelque part (mais je ne sais plus précisément où) qu'il a écrit le SdA avec tout son sang, et que chaque mot a été choisi... ce qui implique aussi chaque phrase, chaque §, chaque page... Seuls les plus grands romanciers peuvent dire cela sérieusement - a fortiori d'une œuvre de cette ampleur. Il faut prendre cette affirmation tout à fait au sérieux, et elle concerne bien autre chose encore que le travail du Légendaire. C'est tout le discours littéraire et son effet qui sont impliqués dans cette affirmation. Bref, un style - et pas juste pour la beauté de la forme ! À mon avis, Tolkien ne pourrait dire ça d'aucun autre de ces textes, aussi beau et important soit-il.
Quant à l'archaïsme, je crois fondamentalement que celui de The Lord of the Rings n'a rien à voir avec celui du Seigneur des Anneaux. C'est déjà évident dans le titre, même si là ça peut être quasiment un avantage du français. Or cette différence est exactement celle qu'a pointée Tolkien dans English and Welsh, implicitement au désavantage du français :
But even the more long-winded and bookish words are commonly in the same style, if a little diluted. In Welsh there is not as a rule the discrepancy that there is so often in English between words of this sort and the words of full aesthetic life, the flesh and bone of the language. Welsh annealadwy, dideimladrwydd, amhechadurus, atgyfodiad, and the like are far more Welsh, not only as being analysable, but in style, than incomprehensible, insensibility, impeccable or resurrection are English.
Mais même les mots les plus longs et le plus livresques ont habituellement le même style, bien qu'un peu atténué. En gallois n'apparait généralement pas l'écart si souvent présent en anglais entre les mots de ce genre et les mots doués d'une pleine vie esthétique — substantifique moelle de la langue. En gallois, annealadwy, dideimladrwydd, amhechadurus, atgyfodiad et autres sont bien plus gallois, non seulement dans leur analyse mais aussi dans leur style, que incomprehensible, insensibility, impeccable ou resurrection ne sont anglais.
(Merci Yyr, pour l'outil "Réf."... 2 ans plus tard, j'ai enfin compris ! :-) )
Bien sûr, on ne peut pas empêcher le français d'être ce qu'il est - ce serait même dommage (comparez "the flesh and bone of the language" et la fort bonne traduction "la substantifique moelle de la langue" :-) ) et le français est tellement imprégné par cette nature "savante" que, de toute façon, on n'a sans doute pas la même impression de sortir du génie propre de sa langue que Tolkien ne l'avait avec l'anglais. Pas question non plus d'éviter tout latinisme ou tout hellénisme en français : que resterait-il ? On voit bien là une des difficultés particulières dans la traduction de tLotR en français et les limites de toute traduction (l'œuvre traduite ne pourra jamais tenir lieu d'œuvre originale). Néanmoins, il faut précisément y être attentif. À mon sens, c'est une caractéristique évidente du grand roman de Tolkien qui a plongé dans le désarroi les littéraires anglosaxons amateurs de Joyce ou de Woolf : bien que tLotR soit d'une complexité infinie, il y a une forme de simplicité permanente du style de Tolkien et d'accessibilité de son écriture qui est désarçonnant. Il faut donc que ce soit une œuvre secondaire, ont dû penser les critiques littéraires imbus de leur érudition. Mais c'est tout le génie du SdA. Or Ledoux a, partout, rigidifié cette simplicité, cette fluidité, cette légèreté de Tolkien. Pas volontairement, bien sûr. Mais simplement parce qu'il a suivi la tendance de sa langue, sans se poser la question du style de l'original de ce point de vue. Ainsi, l'exemple cité par Vincent du subjonctif imparfait utilisé par les Hobbits en est un parmi tant d'autres.
s.
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zut, justement la référence n'a marché qu'à moitié... je suis trop nul...
s.
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C'est sans doute dû à un abus chronique de lecture (qui a dit boulimie ?), mais je n'ai pas vraiment l'impression d'une quelconque rigidité stylistique chez Ledoux. Pas plus que je n'ai cette impression avec les grands romanciers du XIXe (évidemment, je n'irais pas jusqu'à comparer Ledoux et Hugo de ce côté-là).
Il me semble évident que le SdA en français aura un aspect plus intellectuel que charnel, c'est effectivement le génie de notre langue qui veut ça. Et Tolkien se plaint à tord : s'il n'y avait pas eu les mots d'importation française pour créer le contraste en anglais, il n'aurait pu jouer sur cet aspect dans son œuvre. L'allemand moderne peut bien être quasi-exclusivement d'origine germanique, ce n'en est pas moins une langue « intellectualisante ».
Après, si l'on peut reprocher quelque chose à la traduction que Ledoux a faite du SdA, c'est effectivement du côté du dialecte Hobbit que le bât blesse : présence du vouvoiement contrairement aux indications de Tolkien, usage de formes trop proches du français standard et trop élaborées, il y aurait effectivement de quoi améliorer.
Mais tes critères de priorité se placent dans une optique de diffusion de l'œuvre de Tolkien. Mon opinion se fonde dans l'absolu, sur l'œuvre que j'estime la plus mal servie en français. Je ne suis d'ailleurs pas d'accord avec toi sur le fait que Tolkien aurait moins travaillé ses autres textes : Bilbo l'est manifestement beaucoup, même si l'on peut y voir des défauts de jeunesse à mon sens (aucune offense n'est voulue envers les Touque de passage). Au surplus, je pense que la dernière version du Lai de Leithian est au moins aussi travaillée que la majeure partie du SdA. Idem pour Farmer Giles. Et je pense que le plus travaillé des textes de Tolkien (du fait de sa brièveté, certes) est indiscutablement Smith, fusion quasi-parfaite entre le conte de fée et l'histoire allégorique.
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