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Je commence à m'intéresser à la question du libre arbitre chez Tolkien.
Je ne sais pas encore où cela conduira.
Pour l'instant, mon ambition serait de recenser ce qui s'est déjà dit ou écrit sur le sujet.
J'ai repéré chez nous quelques approches de la question dans :
Et aussi dans :
Côté encyclopédies, dans les notices de :
Sébastien Hoët, « Liberté », in Vincent Ferré, Dictionnaire Tolkien
Sébastien Hoët, « Libre arbitre », in Vincent Ferré, Dictionnaire Tolkien
Daniel Timmons, « free will », in Michael D. C. Drout, J.R.R. Tolkien Encyclopedia: Scholarship and Critical Assessment
John Wm. Houghton, « Augustine of Hippo », in Michael D. C. Drout, J.R.R. Tolkien Encyclopedia: Scholarship and Critical Assessment
Et dans les travaux (essentiellement) de :
Verlyn Flieger, « The Music and the Task : Fate and Free Will in Middle-earth », in Tolkien Studies, n°6
Troels Forchhammer, « Voices of a Music: Models of Free Will in Tolkien's Middle-earth », sur academia.edu (ou encore, dans une version préliminaire semble-t-il : « Fate and Free Will in Tolkien's Middle-eart », sur forchhammer.net) et « On Tolkien’s Notes on “Fate and Free Will” », sur scififantasynetwork.com
Peter J. Kreeft, The philosophy of Tolkien
Jonathan S. McIntosh, The Flame Imperishable
[Jean-Philippe Qadri & Jérôme Sainton (dir.), Pour la gloire de ce monde (cf. ce fuseau)]
[Franck Weinreich & Thomas Honegger (dir.), Tolkien and Modernity, vol. 1]
Enfin, pour ceux qui ne sont pas au courant, les Tolkien Studies ont publié un inédit très important :
J. R. R. Tolkien, « Notes and Documents : Fate and Free Will » (ed. Carl F. Hostetter), in Tolkien Studies, n°6
Je pense que j'essaierai de donner ici une synthèse de ces différents textes.
Si d'autres références vous sont connues, sentez-vous les bienvenus chez vous :)
Jérôme
_____________________________________________
ÉDIT : Je rajouterai au fur et à mesure (entre crochets) les nouvelles références supra.
De même, je donnerai ici les liens vers les (principaux) éléments développés dans le fuseau :
La liberté du subcréateur (2/3) : conscience et délibération
La liberté à l'égard du Mal (1/3) : existence et nature du Mal
La liberté à l'égard du Mal (2/3) : le mal diminue la liberté
La liberté à l'égard du Mal (3/3) : le paradigme de la liberté
Conclusion : sub specie æternitatis — à l'aune de l'éternité
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Généralement, la question de la liberté, plus précisément du libre arbitre, c'est-à-dire de la liberté de la volonté (free will) à se déterminer, a été posée dans le cadre de la confrontation avec le destin.
C'est ce que fait notre ami Stalker dans la Maîtrise des Destinées, que je résume ici.
les Enfants d'Ilúvatar sont tous doués de libre arbitre : les Hommes aussi bien que les Elfes sont « étranges et libres » (Ainulindalë) ; ce sont « des créatures rationnelles douées de libre arbitre devant Dieu » (Lettres, n°181). Mais le destin des Hommes n'est pas gouverné par la Musique des Ainur, « qui règle le sort (fate) de toutes les autres choses » (Ainulindalë) en Arda : ainsi que le résume Stalker, « les Hommes ont une forme de liberté (qu'il reste à définir) que les Elfes n'auraient pas ». Il rappelle aussi ce texte important qu'est le Commentaire de l'Athrabeth, où Tolkien fait la distinction entre 5 étapes de la Création : après la création des Ainur et la communication par Eru de Son Dessein à ces derniers, la Musique arrive en 3), elle consiste en « une répétition (rehearsal) », « étape de la pensée ou de l'imagination » ; la Vision d'Eru arrive en 4), il s'agit « à nouveau uniquement d'une préfiguration (foreshowing) des possibles » et est « incomplète » ; l'Accomplissement (Achievement), enfin, arrive en 5), elle est l'étape « qui se poursuit encore ». La discussion s'établit autour de la recherche d'une cohérence à trouver entre le fait que les Enfants d'Eru sont doués de libre arbitre tout en observant que certains faits de leur Histoire ont été prophétisés, et que les uns et les autres semblaient être « destinés » à faire ceci ou cela.
Les éléments de (proposition de) réponse versés au dossier dans ce fuseau ont été les suivants :
- On a le sentiment que certains destins apparaissent « scellés » (chez les Elfes la chute de Gondolin, celle de Doriath, ou encore la Malédiction de Mandos ; chez les Hommes la fin d'Arvedui, celle du roi-sorcier, ou encore la malédiction de Túrin) en raison d'un ou de plusieurs choix posés qui dépendent, au moins en partie, des protagonistes.
- La Musique étant hors d'Eä, hors du Temps, elle peut donc renfermer l'histoire d'Arda sans pour autant la prédéterminer.
- Ou encore, la Musique ne pourrait-elle pas fixer davantage le « fonctionnement » que le cours des événements ?
- La « providence » semble jouer un rôle : le « destin » n'est plus alors aveugle ni contraignant mais s'articule avec « ce qui dépend » des protagonistes.
- Concernant la liberté spéciale des Hommes, celle de pouvoir « agir au delà de la Grande Musique », elle pourrait bien être liée au fait qu'ils soient « destinés » à être « les agents de l'Immarissement d'Arda » (Commentaire de l'Athrabeth).
- Seul Eru est vraiment ou parfaitement libre ; les Eruhíni sont quant à eux, dans leurs choix, en Arda Marrie, soumis à toutes sortes de pressions.
En lien, je rapportais un échange que j'avais eu avec Edrahil. J'écrivis :
Mon sentiment est que les deux parentés Quendi et Atani sont libres (dans le sens du libre-arbitre) mais que la liberté [d'action que le libre-arbitre implique], elle, est limitée et ce, différemment selon la Parenté, par leurs *conditions*. Et que ce sont ces limites qui affleurent lorsqu'on entend parler de « destin », de « malédiction » ou de « prophétie ». La liberté diffère selon la Parenté. Je crois que nous sommes un peu excessifs en décrivant habituellement les Elfes comme « enchaînés » à Arda. Je dirais plutôt que leur liberté est inscrite dans les limites d'Arda, tandis que celle des Hommes est [...] plus grande en dehors d'Arda. La liberté suit ainsi le fëa des deux parentés : celui des Elfes est destiné à habiter Arda jusqu'à la Fin, tandis que celui des Hommes devra la quitter avant. [...] La nature de leurs libertés [d'action] — et de leurs talents — diffère [en conséquence]. Les Elfes enchantent, embellissent et ennoblissent le Monde. Les Hommes le guérissent et le sauvent, avec la grâce d'Eru [cf. MR/318] [...]. Aussi, pour ce qui des Elfes, qui sont strictement du Monde, tant que dure Arda, je ne crois pas que leur destin soit "fixé" ou "écrit". Mais, comme ils appartiennent au Monde et s'inscrivent entièrement dans ses limites — et c'est ainsi que je comprends la prophétie de Mandos — il est possible pour ceux qui ont vu et interprété eux-même la Musique des Ainur (et donc le "fonctionnement" du Monde) de comprendre, de voir à l'avance, c'est-à-dire de littéralement pré-voir, l'enchaînement et les conséquences des actes posés (librement). Ainsi il n'était pas "écrit" que Doriath tomberait. Mais le sort du Royaume de Thingol fut scellé lorsqu'il fit le choix de convoiter les Silmarils. De même je comprends la Prophétie du Nord comme « si vous persistez dans votre orgueil, alors vous pleurerez des larmes sans nombre ... ».
Et je proposais en guise de conclusion, en lien avec la pensée développée par Stalker :
Le chemin des Eruhíni n'est pas écrit et fixé à l'avance par le « Destin » ; il s'écrit « chemin faisant », car il est l'enchaînement des choix posés, confrontés à ceux des autres, aux lois du Monde, et à la condition des Eruhíni (et parfois ces lois et conditions sont telles qu'elles n'autorisent plus qu'un seul enchaînement possible, d'où les pré-visions prohétisées).
Le fuseau contient d'autres choses, en particulier une discussion acharnée sur la possibilité et la nature de l'origine du Mal ...
Ça fera le lien avec le prochain post, normalement :).
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Eh bien... Edrahil, Stalker... Ces témoignages remontent à fort fort loin.
Le signe sans doute de l'intemporalité des réflexions autour de ce vaste sujet
A toi la suite
I.
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C'est parti :)
— Avec cette fois un témoin carrément séculaire ;)
Dans Du Bien, du Mal et de leur origine, Didier a brillamment recueilli et présenté les fruits d'une discussion légendaire (je n'arrive même plus a en retrouver le ou les fuseaux sources) sur l'origine du Mal. C'est à ce titre que le libre arbitre est convoqué cette fois : dans la cosmogonie tolkienienne (en accord avec la théologie chrétienne et à l'encontre du manichéisme), la Création est fondamentalement bonne et la responsabilité du Mal échoit au libre-arbitre des créatures.
Les éléments recueillis ici sont les suivants :
- Le libre arbitre des Enfants d'Eru est un principe premier : « Ainsi les Valar eurent à faire face à une chose qu’ils ne pouvaient ni changer, ni guérir : le libre arbitre d’un des Enfants d’Eru, contre lequel ils n’avaient aucun droit d’aller » (Shibboleth, à propos du désir de Míriel de mourir).
- « Le problème du Mal, et le fait qu'il soit apparemment toléré » va de pair avec l'« élément inévitable » qu'est « l’indestructibilité des esprits dotés d'un libre arbitre, même par leur Créateur » (Lettres, n°211).
- Une version des Contes Perdus réservait le libre arbitre aux Hommes.
À suivre ...
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Enfin, le thème de la liberté affleure dans le fuseau parti du débat passionnant posé par Ylem & Cirdan sur le sens de l'Histoire.
Ylem y observe que :
- D'une part, « le déroulement de l’Histoire [de la Terre du Milieu] donne la possibilité aux Hommes de faire ces choix » i.e. « l’Histoire offre des ouvertures, des espaces, à l’Homme pour opérer ses choix, pour exercer sa liberté ».
- D'autre part, et le Seigneur des Anneaux en donne de nombreux exemples, « ce sont les décisions les plus "improbables" qui conduisent au Salut » (& Ylem d'opérer le rapprochement avec « la Voie étroite » des Évangiles).
Sosryko que :
- Pour Tolkien, si l'on rapporte le sens de l'histoire au progrès technique, alors la Machine, plutôt que de libérer l'Homme, le rend dépendant, notamment du désir d’imposer sa domination sur le Monde.
- Sur fond d'empire du Mal (que manifestent le Marrissement, la Magie et la Machine), Tolkien met en scène l'enjeu du combat invisible, i.e. spirituel, du libre arbitre : la liberté de choisir entre le Bien et le Mal avant qu’il ne soit trop tard.
- Dieu est le seul qui soit totalement libre : il est « l'Autorité qui a décrété les Règles » ; les « étranges exceptions à toutes les règles et ordonnances qui semblent surgir dans l'Histoire de l'Univers [...] montrent le Doigt de Dieu, seule Volonté, seul Agent qui soit totalement libre » (Lettres, n°156).
- Le thème de la Guérison d'Arda renvoie au plan biblique du Salut dans l'Histoire, qui est celui d'une « libér[ation] de la servitude de la corruption » (Romains 8).
Et Cirdan cite :
- « L'intention suprêmement mauvaise [de la magie] consiste (dans ce récit, puisqu'il s'agit tout particulièrement de cela) à vouloir dominer les autres "libres" arbitres » (Lettres, n°155).
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Dans les deux notices du Dictionnaire Tolkien mentionnées supra, Sébastien Hoët décline la question en plusieurs points :
* Distinction entre liberté et libre arbitre
- Chez Tolkien, la liberté désigne le principe de subcréation accordé par Dieu / Ilúvatar à ses créatures, tandis que le libre arbitre désigne ce que les créatures feront de cette liberté « ou plus généralement la latitude qui leur est laissée d'engager cette liberté dan la voie du Bien ou du Mal » (S. Hoët appelle encore la première liberté métaphysique et la seconde liberté morale).
- Cette distinction date de l'apparition du Christianisme qui, « par l'intermédiaire de saint Paul et de saint Augustin notamment, conduit la pensée sur une voie non défrichée par les Grecs », puisqu'il « rend problématique le vouloir lui-même, en lui-même » (cf. Hannah Arendt).
- Le libre arbitre revient à à peu près toutes les créatures de la Terre du Milieu.
- La liberté se manifeste authentiquement dans l'acte de subcréer.
* Liberté et mortalité
- La liberté spéciale des Hommes, qui est de pouvoir mourir et quitter le monde, leur offre d'éviter « une vie qui se répète à l'infini » pour « une liberté infiniment surprenante par-delà notre condition déchue ».
- La liberté essentielle, « la transcendance véritable, échoit de la sorte aux créatures les plus fragiles ».
* Conjonction du choix et du destin — S. Hoët se réfère ici aux (superbes) pages de Vincent dans Tolkien : sur les rivages de la Terre du Milieu (pp.214-215)
- Tolkien mêle les registres antiques du Destin (qui fait plier sous son joug les plus valeureux) et de la Providence chrétienne (qui accorde, au sens musical du terme, les libertés humaines).
- Si bien que « la conjonction du choix et du destin est telle qu'elle peut être comparée à l'achèvement d'un puzzle ».
- Cf. Rivages : « choix et destin ne s'opposent pas mais se combinent » : Aragorn apporte (aux Rohirrim) « le destin du choix » ; le Miroir de Galadriel montre les futurs possibles sans que rien ne soit fixé à l'avance.
- Cf. Rivages : c'est « la liberté de choix, qui distingue [entre] les alliés [et] leurs adversaires » (alors que les alliés se demandent « ce [qu'ils doivent] faire du temps qui [leur] est donné », Sauron, Saruman et Gollum ne font jamais de choix) ou encore entre Frodo à la fin du deuxième livre (« libre de choisir, avec un seul instant pour le faire ») et Frodo au milieu du sixième (où, asservi par une puissance qui le dépasse, il ne parvient pas à « faire ce pour quoi [il est] venu »).
* Melkor, Fëanor, Túrin
- Melkor, dans sa rébellion, fait usage de son libre arbitre pour accroître une « pseudo-liberté » métaphysique, en introduisant du désordre dans la symphonie universelle composée par Ilúvatar.
- En fait, « une semblable décision se résorbe dans une nécessité qui en annule par avance l'initiative apparente » (on retrouve la remarque de Vincent quant à Sauron, Saruman et Gollum).
- Sous cet aspect, Fëanor est un des descendants de Melkor : il exhorte les Ñoldor à l'Exil en leur promettant de (re)devenir « un peuple libre » à qui il demande de dire « adieu aux liens » ; mais sa puissance de « décision », à plusieurs reprises qualifiée de « fureur », précipite la Chute des Ñoldor.
- S. Hoët trouve que la mort de Fëanor (dans la pulvérisation de son corps), de même que le suicide de Túrin, sont des exemples de liberté arrachée à la nécessité (je ne le pense pas).
* L'Anneau
- Avec l'Anneau, le libre arbitre est éprouvé au plus près de son effusion.
- Sméagol / Gollum est « le prototype de la volonté déchirée entre deux volitions contradictoires, typique du débat interne du libre arbitre ».
Ouf ! C'était certes court mais dense ;)
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Les notices de l'Encyclopédie dirigée par Michael D. C. Drout insistent sur les éléments suivants.
Dans la notice free will (par Daniel Timons) :
- La conception tolkienienne du libre arbitre reflète la tradition judéo-chrétienne.
- Les choix effectués par les créatures de la Terre du Milieu façonnent leurs destinées.
- Quoi qu'il implique, quand bien même il causerait un désastre cataclysmique, le mésusage du libre arbitre ne peut altérer les desseins de l'Unique — l'exemple cardinal étant celui de Melkor pendant la Musique et la sentence d'Eru qui s'ensuit.
Dans la notice Augustine of Hippo (par John Wm. Houghton) :
- Le traitement du libre arbitre et du Mal par Tolkien entre en résonance avec la théologie augustinienne.
- Celle-ci pose que le libre arbitre de l'Homme a besoin de la grâce de Dieu pour choisir le Bien ; de même l'achèvement de la quête de Frodo a été décrite par Tolkien comme une méditation des « dernières prières, mystérieuses, du "Notre Père" : "Ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal" » (Lettres, n°191).
À suivre ...
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- S. Hoët trouve que la mort de Fëanor (dans la pulvérisation de son corps), de même que le suicide de Túrin, sont des exemples de liberté arrachée à la nécessité (je ne le pense pas).
Le contraire m'eût étonné... mais il faudrait développer... ;-)
Le point de vue de Sébastien Hoët a le mérite d'être relativement émancipé d'une grille de lecture étroitement catholique de l'œuvre de Tolkien, ce qui est d'autant plus justifié que, s'agissant de Túrin, l'histoire des Enfants de Húrin n'est pas particulièrement la plus imprégné de christianisme, même si on pourra certes toujours en trouver partout chez Tolkien - pour le plus grand bonheur de quelques-uns, je suppose, et dès lors la désespérance de quelques autres...
Ceci dit, peut-on échapper à Augustin d'Hippone pour parler du libre arbitre, qui plus est chez Tolkien ? Si oui, ce serait, là encore, étonnant.
Peace and love anyway,
Hyarion, qui lui non plus, en bon sceptique, « ne sais pas encore où cela conduira ».
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Il est temps maintenant d'aborder l'article de Verlyn Flieger : « The Music and the Task : Fate and Free Will in Middle-earth ».
Cet article volumineux se consacre au rapport entre le destin et le libre arbitre.
Pour l'auteur :
- Le destin et le libre arbitre en Terre du Milieu sont deux principes absolument antagonistes.
- Ces deux principes étant tous deux présents dans l'Histoire, ils provoquent un paradoxe, propre à la Fantaisie.
- Seuls les Hommes sont doués de libre arbitre et peuvent interagir avec le destin.
- Toutes les autres créatures de la Terre du Milieu, Valar, Maiar, Elfes et Nains sont privées de libre arbitre : à chaque fois que ces créatures semblent faire preuve de libre arbitre, il s'agit d'une illusion, savamment entretenue par Tolkien ; tout au plus les Elfes (ou les Valar etc.) peuvent-ils choisir l'attitude intérieure à avoir devant telle ou telle situation (aimer ou haïr, dire oui ou non, etc.) mais en aucun cas cela n'affecte les actes et les faits qui sont donnés par la Musique.
Je prendrai ici un peu de temps pour une critique, car il me semble que c'est la thèse de Verlyn Flieger, et non la subcréation tolkienienne, qui est paradoxale.
Elle me semble conduire à des impasses pratiques :
- L'auteur prend l'exemple du refus de Fëanor de répondre positivement à la demande de Yavanna de lui donner les Silmarils : s'il avait dit oui, cela aurait changé son cœur, dit-elle, mais pas les événements ; et pour cause, puisque Melkor s'en était déjà emparé. Certes pour les Silmarils. Mais pour les autres ? Si par exemple, à la mort de son père, Fëanor résiste à sa fureur et à son désespoir, entraîne-t-il ensuite quand même les Ñoldor en Terre du Milieu avec des cantiques au lieu de son Serment funeste ? Sur leur route, le Massacre d'Alqualondë aura-t-il nécessairement lieu si dans leurs cœurs les futurs Exilés ont résisté à la tentation du mal (massacrent-ils les Teleri en leur disant « rassurez-vous, c'est que de l'amour ») ? Les avocats des Ñoldor pourront se présenter plus tard devant Thingol avec de drôles de plaidoiries ... mais il ne sera pas plus dupe que moi ;).
- L'auteur aborde ensuite les « interactions complexes » entre les Hommes doués de libre arbitre et les Elfes enchaînés au destin, et je veux bien croire que cela devient « complexe » ... Elle s'en arrange avec difficulté (Tolkien écrit ceci, mais en fait, il faut comprendre que ...) mais jusqu'à un certain point seulement (*). Elle observe Beren et Lúthien par exemple, sans se poser des questions pourtant triviales : leur amour est-il libre ou fixé par le destin ? La Musique avait-elle décidé pour Lúthien et donc pour Beren ? Mais alors quid du libre arbitre de ce dernier ? Inversement, si l'acte d'amour posé par Beren était bien libre, comment celui de Lúthien pouvait-il ne pas l'être ? Plus généralement, que va dire la Musique des histoires du Premier Âge où les Eldar et les Edain interagissent ensemble, puisque ces actes vont en partie être déterminés par le libre arbitre des Hommes ? Ou encore, que fait (que faisait !) la Musique pour les Semi-Elfes, censés pouvoir choisir entre le destin des Hommes et celui des Elfes, dans le langage de V. Flieger entre le libre arbitre et la Musique ? :)
En fait, V. Flieger construit son paradoxe à partir de trois présupposés :
1. Le « destin » écrit dans la Musique contient les actes et les événements de l'Histoire de la Terre du Milieu.
2. Les Hommes seuls sont doués de libre arbitre.
3. Le propre de la subcréation est d'offrir des paradoxes, à l'image du « soleil vert » dont parle Tolkien dans son essai sur le Conte de Fées.
Le présupposé 1. est discutable. Il est écrit clairement que la Musique fixe le sort de toute chose en Arda, pas que cela doive être entendu au sens du déroulement des événements. En outre, V. Flieger n'envisage pas un instant les implications du fait que la Musique se situe en dehors du Temps.
Le présupposé 2. est récusé par Tolkien en long en large et en travers. V. Flieger s'appuie sur une formule des Contes Perdus immédiatement rejetée, où le Don de l'Unique aux Hommes, initialement « free will » passe très vite à « free virtue » (LCP I, pp.59,61). Elle note pourtant ce changement dans son article mais c'est pour ensuite et aussitôt décréter la stricte équivalence free will / free virtue et tenir coûte que coûte à la formulation initiale. Tout le reste du Conte d'Arda dira le contraire et Tolkien, dans ses Lettres, parlera bien du libre arbitre pour toute créature rationnelle, et mettra même en rapport le libre arbitre avec la subcréation, talent elfique par excellence, mais on a ensuite l'impression qu'il s'agira pour V. Flieger de faire tenir à toute force aussi bien le Conte que les déclarations de Tolkien dans un lit de Procrustre (ainsi juge-t-elle la mention du libre arbitre de Fëanor, ou encore l'association faite par Tolkien dans ses textes des termes de destin à Beren et de liberté à Lúthien « sources de confusion »). En outre, la thèse de V. Flieger échoue à expliquer alors en quoi la liberté spéciale des Hommes, si elle devait se confondre avec le libre arbitre, « ne fait qu’un avec […] la Mort » (Ainulindalë) et avec l'accomplissement du monde (Ainulindalë, Athrabeth). En fait, au lieu de chercher à comprendre la signification d'un syntagme (free virtue) à la lumière de l'ensemble du Conte d'Arda, c'est tout ce dernier qui se voit ou bien ignoré ou bien réinterprété à la lumière d'une interprétation erronée du syntagme en question. Le comble est que l'article consacre une grande partie de son effort à étudier justement de nombreux autres mots (« sources de confusion » pour la thèse présentée ...).
Le présupposé 3. est erroné. Non seulement un soleil vert n'est pas un paradoxe (si le Conte peut l'expliquer) mais à cet endroit Tolkien au contraire insiste sur la consistance interne de la réalité à donner à une subcréation et précise que « la fantaisie ne détruit certainement pas la Raison, non plus qu'elle n'y insulte » (Faërie, p.117).
Le plus surprenant est que cet article des Tolkien Studies n°6 est immédiatement suivi d'un autre qui le contredit entièrement. Il s'agit d'une note de Tolkien lui-même sur la question. Je reviendrai à cet inédit plus tard.
(*) Avec de très beaux passages où V. Flieger articule les talents des Elfes et des Hommes, les premiers ayant pour vocation de toucher par l'intérieur les cœurs et les consciences, tandis que les seconds auraient pour mission de changer l'Histoire : ainsi les Elfes prédisposent les Hommes en quelque sorte dans leur mission et ainsi ont-ils en quelque sorte une mission partagée. Non seulement je rejoins entièrement l'auteur là-dessus (et sur d'autres choses aussi) mais encore je pense que c'est ici, précisément, que les « destins » de chaque parenté prennent leur sens (j'y reviendrai) ...
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Le travail de Troels Forchhammer, « Voices of a Music: Models of Free Will in Tolkien's Middle-earth », est lui aussi conséquent.
Il constitue à maints égards une suite du travail de V. Flieger sur le rapport entre le destin et le libre arbitre, dont il se distingue au départ pour y revenir à la fin.
Quant au destin :
- Par destin, il s'agit de distinguer entre prescience (foreknowledge) divine (conception des Anciens), et ce qui serait un véritable déterminisme (conception des Modernes).
- Le Légendaire tolkienien s'accorde remarquablement à la pensée de Boèce (l'auteur suit ici K. Dubs (*)) : Dieu étant en dehors du Temps, toute l'histoire lui est présente dans une sorte d'éternel maintenant (cf. Eru « dans les Halles Intemporelles » (Ainulindalë)). Pas de déterminisme donc. Mais une harmonie divine éternelle, hors du Temps, la Providence (peu ou pas évidente depuis l'intérieur du Temps), dont le déroulement temporel s'appelle le Destin (qui lui se constate et s'éprouve), qui ne gêne en rien le libre arbitre, et qui s'exprime, entre autres, dans certains « hasards » (chance).
- La Musique étant étroitement associée au Temps, et le Temps pouvant être « ce qui séquence les événements », la Musique décrit une séquence d'événements. Cela évoque l'intrication du temps et du destin des mythes vieux norrois (cf. les noms des trois divinités du destin Urđ, Verđandi et Skuld ; en particulier Urđ « (has) been, also used in the sense of 'fate', 'destiny' » en lien avec l'anglais wyrd ; et Skuld « [which] refers to that which should happen in the future [and] carries in addition the connotation of having always been meant to happen » en lien avec l'anglais should).
Quant au libre arbitre :
- L'acte libre est celui qui engage la responsabilité morale de son agent.
- Toutes les créatures rationnelles, pourvues d'un fëa, sont douées de libre arbitre (non seulement Tolkien a été explicite mais la modification des Contes Perdus signifie cela ; l'auteur attire aussi l'attention sur les réflexions de Tolkien sur la nature des orques et le contraste avec l'adoption des nains par Eru : le fëa et le libre arbitre vont aux derniers et pas aux premiers), dont l'importance en Arda n'est pas tant de façonner les événements que la manière dont les personnages pensent les événements.
- Le libre arbitre se décline différemment selon les races : il y a plusieurs « modèles » de libre arbitre dans le Légendaire.
Quant au rapport entre les deux :
- Le modèle humain du libre arbitre intègre la liberté spéciale échue aux Hommes (free virtue) de façonner leur vie au-delà de la Musique, entendue ici comme le pouvoir de modifier la Musique elle-même et donc, la Musique étant ici séquence d'événements, les événements en tant que tel — à ce moment, l'auteur évoque le libre arbitre comme « le pouvoir de faire autrement » — : il y a en fait un « destin originel » qui peut être modifié par les Hommes, dont le rôle est d'ailleurs de « mettre la Musique d'aplomb (set the Music aright) » et un « destin final » (à la différence de Boèce et donc de K. Dubs).
- Le modèle elfique n'intègre pas ce « pouvoir de faire autrement » : le libre arbitre des Elfes se cantonne à la possibilité de réfléchir à ses actes et ne change rien aux événements.
- Le modèle valien serait un intermédiaire tirant vers celui des Elfes (l'exception « humaine » étant suggérée par le passage de la Conversation entre Eru et Manwë où le premier fait remarquer au second que les Valar ont enlevé un grand nombre de Premiers-Nés pour les faire venir en Aman depuis la Terre du Milieu où Il les avait mis).
Ainsi, T. Forchhammer rejoint le présupposé 1. de V. Flieger (et d'autres) d'après lequel la Musique est l'enchaînement des événements (comme vu plus haut, c'est un raccourci discutable ; il est vrai qu'ici, l'auteur, contrairement à beaucoup d'autres, tente de le justifier, mais sa démonstration reste critiquable).
Il se distingue en revanche entièrement du présupposé 3. de V. Flieger d'après lequel la tension entre destin et libre arbitre (et donc la Fantaisie) serait un paradoxe : pour lui, et c'est d'ailleurs sa conclusion, c'est une interaction, et on voit en effet dans son travail qu'il cherche une cohérence (ouf !).
Enfin, le présupposé 2. de V. Flieger d'après lequel seuls les Hommes bénéficieraient du libre arbitre est récusé dans les déclarations ... mais pas en pratique : détacher la réflexion sur le sens de ses actes des actes eux-mêmes (modèle elfique) mène à de drôles de choses. L'auteur reprend d'ailleurs l'exemple de V. Flieger avec Fëanor dont les actes, nous dit le Silmarillion, auraient été différents s'il avait dit oui à Yavanna. À nouveau, notre théoricien est bien embêté avec cela : les Elfes pourraient-ils donc « faire autrement » ? Il convoque alors V. Flieger pour résoudre le problème et pour dire que les actes de Fëanor « n'auraient pas changé extérieurement », mais qu'ils « auraient été substantiellement différents en qualité parce que Fëanor aurait réfléchi différemment à ce qu'il faisait ». Les Teleri et Mandos y auraient certainement été très sensibles ;). Toutefois, même si cette séparation entre l'intériorité et l'acte ne peut tenir, je retiens l'attention très fine portée par l'auteur à souligner l'importance, dans le libre arbitre, à penser plutôt que façonner les événements.
Je remarque, à nouveau, que l'on se focalise ici sur le « fonctionnement » à trouver entre destin et libre arbitre, en se focalisant sur un point, c'est-à-dire une phrase voire même un ou deux mots de l'Ainulindalë, en s'aidant de quelques éléments du Légendaire, tout en laissant de côté des pans entiers du Conte. Mais le comble, c'est que l'on cite néanmoins le passage de l'Ainulindalë connexe sur l'accomplissement du monde par l'opération des hommes, etc. sans un seul instant se demander ce que cela peut vouloir dire.
À la fin, un travail bien sûr intéressant, qui évite certaines chausse-trappes, mais pas toutes : la thèse, là encore, ne rend pas compte de la cohérence, non seulement du Conte d'Arda, mais encore d'elle-même.
T. Forchhammer a depuis publié un commentaire sur l'inédit tolkienien publié dans le TS n°6 (dont je reparlerai) qui contredit la thèse de V. Flieger aussi bien que la sienne : « On Tolkien’s Notes on “Fate and Free Will” ». Dans ce commentaire, où il loue « l'excellent article de Verlyn Flieger » (celui qui précède l'inédit), il tire les conclusions qui s'imposent : « on ne saurait rechercher une cohérence » entre les notes tardives de Tolkien comme cet inédit et aucun de ses autres écrits :). En plus, vous pensez, dans cette note, Tolkien part de la signification des mots elfiques pour ensuite parler de l'interaction entre le destin et le libre arbitre en Arda : ces notes « ne reflètent donc pas nécessairement ce qu'il en pense pour sa sub-création » (Je me suis quand même frotté les yeux plusieurs fois ... :) :) :)).
(*) Kathleen Dubs : « Providence, Fate and Chance: Boethian Philosophy in The Lord of the Rings », in Jane Chance, Tolkien and the Invention of Myth: A Reader.
J'avais oublié de récupérer cette référence ! Sans doute parce que l'ouvrage est à 50€ au mieux ... Si quelqu'un dispose de l'essai de K. Dubs, je suis preneur ;).
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[...] la pensée de Boèce [...] : Dieu étant en dehors du Temps, toute l'histoire lui est présente dans une sorte d'éternel maintenant [...]. Pas de déterminisme donc. Mais une harmonie divine éternelle, hors du Temps, la Providence (peu ou pas évidente depuis l'intérieur du Temps), dont le déroulement temporel s'appelle le Destin (qui lui se constate et s'éprouve), qui ne gêne en rien le libre arbitre, et qui s'exprime, entre autres, dans certains « hasards » (chance).
Je me permets ici de donner les références :
La Providence, en effet, c'est cette divine intelligence qui, placée au faîte de toutes choses, les règle toutes : le Destin n'est qu'une certaine disposition nécessaire des choses variables, et le moyen dont la Providence se sert pour assigner à chaque objet la place qui lui convient. La Providence, en effet, embrasse à la fois tous les êtres, si divers, si innombrables qu'ils soient : quant au Destin, c'est l'un après l'autre qu'il met les êtres en mouvement, et les distribue sous la forme qui leur convient à travers l'espace et le temps. Aussi, quand l'intelligence divine embrasse d'un seul regard, comme une unité, cet ensemble d'êtres qui se déroulent dans le temps, il faut l'appeler la Providence; mais quand cette unité se divise pour se répartir dans le temps, il faut dire le Destin. Encore qu'il y ait de la différence entre les deux, pourtant l'un dépend de l'autre. En effet, les modes successifs du Destin dépendent de l'unité de la Providence. Comme l'artiste arrête d'abord dans son esprit la forme de l'œuvre qu'il veut créer, et l'exécute ensuite en réalisant, par une série d'opérations successives, l'idée qu'il avait conçue complète et d'un seul jet; de même, la Providence divine arrête du premier coup et d'une manière irrévocable ce qu'elle se propose de faire; puis, par le ministère du Destin, elle exécute son plan à diverses reprises et dans la succession des temps. Soit donc que certains esprits de nature divine viennent en aide au Destin, soit qu'il ait à ses ordres l'âme, la nature tout entière, les mouvements des corps célestes, la puissance des anges et la fertile adresse des démons ; soit enfin que toutes ces puissances réunies, ou quelques-unes seulement, concourent à la marche du Destin, il n'en est pas moins certain que la Providence, toujours une et immuable, est comme le moule de tout ce qui doit se faire, et que le Destin représente seulement l'enchaînement mobile et la succession dans le temps des choses décrétées une fois pour toutes par la Providence. Il suit de là que tout ce qui est subordonné au Destin l'est également à la Providence, puisque celle-ci commande au Destin lui-même ; tandis qu'au contraire certaines choses qui dépendent immédiatement de ia Providence échappent à l'action du Destin.
Boèce, Consolation de la philosophie, Livre IV, § XI
Il s'ensuit :
que la prescience [divine] ne produit pas la nécessité des événements futurs, et que, par conséquent, elle ne gêne en rien le libre arbitre [...] Il y a en effet deux sortes de nécessités : l'une, absolue; telle est celle qui assujettit tous les hommes à la mort; l'autre conditionnelle ; par exemple, lorsque tu sais qu'un homme se promène, il est nécessaire que cet homme se promène en effet. Car un fait qu'on connaît positivement ne peut pas différer de l'idée qu'on en a. Mais cette condition n'entraîne pas une nécessité absolue ; car, ici, la nécessité résulte non de la nature du sujet même, mais de la condition qui s'y ajoute. Nulle nécessité, en effet, ne contraint à marcher un homme qui marche volontairement, bien qu'au moment où il marche, il soit nécessaire que cette action s'accomplisse. De même, lorsque la Providence voit un fait se réaliser dans le présent, ce fait est nécessaire, quoiqu'il ne le soit pas par essence. Or, les événements qui arriveront plus tard en vertu du libre arbitre, Dieu les voit dans le présent. Donc, relativement à l'intuition divine, ils deviennent nécessaires, puisque c'est à cette condition que Dieu les connaît; mais, considérés en eux-mêmes, ils ne cessent pas d'être libres par essence, dans le sens le plus absolu. Conséquemment, il est hors de doute que tous les événements prévus par Dieu doivent s'accomplir; mais dans le nombre il en est qui proviennent du libre arbitre, et ceux-là ne changeront pas de nature en se réalisant, puisque avant d'arriver ils auraient pu ne pas arriver. Mais qu'importe, diras-tu, qu'ils ne soient pas nécessaires par eux-mêmes, si, de toutes façons, la connaissance particulière que Dieu en a les rend obligatoires, tout comme ferait la nécessité? Il importe beaucoup, car c'est le cas même du soleil qui se lève et de l'homme qui marche, dont je te parlais tout à l'heure : ces deux faits, à l'instant où ils s'accomplissent, ne peuvent pas ne pas s'accomplir; néanmoins, l'un était nécessaire, même avant de se produire; l'autre ne l'était point. De même, les choses que Dieu voit dans le présent, se produisent sans aucun doute, mais les unes émanent des lois nécessaires de la nature, les autres, de la simple volonté de ceux qui les font.
Ibid., Livre V, §§ VII, XI
Et que :
Toutes les fois, dit-il, qu'on agit en vue d'un but déterminé, et que, par l'effet d'une cause quelconque, il arrive un résultat différent de celui que l'on attendait, on l'appelle un hasard; par exemple, lorsqu'en creusant le sol en vue de cultiver un champ, un laboureur trouve un trésor. Cet événement, à la vérité, semble être arrivé fortuitement ; mais il n'a pas été produit par rien ; car il a des causes qui lui sont propres, et c'est le concours imprévu et inopiné de ces causes qui a produit ce hasard. En effet, si le cultivateur n'avait pas creusé le sol, si l'enfouisseur n'avait pas déposé son argent en cet endroit, le trésor n'aurait pas été trouvé. Si cette fructueuse découverte est fortuite, c'est parce qu'elle s'est opérée en vertu de causes qui se sont rencontrées et combinées d'une certaine façon, et non pas par la volonté de celui qui l'a faite. Car ni celui qui a enfoui son argent, ni celui qui a remué son champ, n'a eu en vue la découverte du trésor; seulement, comme je l'ai dit, il est arrivé que l'un a creusé là où l'autre avait enfoui; ce n'est qu'un concours de circonstances. Un hasard peut donc se définir un événement qu'on n'a pas prévu, déterminé par un concours de causes étrangères à l'objet qu'on se propose. Or, cette combinaison de causes qui se rencontrent, c'est l'effet de cet ordre qui se déroule dans un enchaînement nécessaire, et, prenant sa source dans la Providence, assigne à chaque chose sa place et son moment.
Ibid., Livre V, § I
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Yyr a écrit :- S. Hoët trouve que la mort de Fëanor (dans la pulvérisation de son corps), de même que le suicide de Túrin, sont des exemples de liberté arrachée à la nécessité (je ne le pense pas).
Le contraire m'eût étonné... mais il faudrait développer... ;-)
Pour te répondre, Hyarion, car cela amène bien souvent des conversations intéressantes :
Je conviens biens volontiers avec toi que l'histoire de Túrin « n'est pas particulièrement la plus imprégné de christianisme » chez Tolkien. J'irais même jusqu'à dire qu'il y a un large consensus, appuyé par les déclarations de Tolkien et les différents brouillons de ce récit, qui trouve sa genèse dans « L'Histoire de Kullervo », pour en faire une synthèse entre la légende de Sigurd et celle de Kullervo. Puisque la scène de la réalisation de l'inceste, de la mort de la sœur et du suicide du héros viennent tout droit de « Kullervo », la première étape (pas forcément la seule, mais il faut commencer au commencement conceptuel adéquat) serait d'observer la signification de ce suicide dans la légende d'origine.
À ce stade, on peut aussi constater le consensus général sur le fait qu toute l'histoire du personnage de Kullervo semble régentée par la destinée et que toutes les initiatives du héros, mal appliquées, ne font que l'enfermer dans un cheminement qui semble tracé d'avance, au rebours de sa volonté. Le récit dispose même d'une morale, attribuée au sage Väinämöinen, qui n'est peut-être pas d'origine (j'ignore l'avis des spécialistes à ce propos), mais qui reflète bien la façon dont ce conte était perçu lorsqu'il a été collecté par Lönnrot. Cette morale devait être connue de Tolkien, puisque sauf erreur de ma part, la première version traduite qu'il lut la contenait. Je la cite dans l'excellente traduction de Rebourcet (Gallimard, Quarto, 2010, p. 628) :
C'était la mort de l'homme jeune,
et le trépas de Kullervo,
il a trouvé sa fin dernière,
la malemort des gens de guigne.
Le vieux Väinämöinen,
au jour qu'il eut vent de sa mort,
le dur trépas de Kullervo,
le barde chanta les mots sages :
« N'allez jamais, gens d'à venir,
dresser votre enfant de travers
chez la nourrice, la bégaude,
l'étrangère aux berceuses niaises !
« Le gamin dressé de travers,
l'enfant bercé de niaiseries,
ne gagnera guère en jugeote,
oncques n'aura le bon sens d'homme
même s'il vit de vieille vie,
s'il pousse dru, de torse fort ! »
Autant pour le libre-arbitre dans le suicide de Kullervo. Et si l'on peut observer que Tolkien n'a pas les préventions finnoises contre le fostering — et pour cause —, il ne ramène pas moins la mort de Túrin à l'enchaînement logique de la malédiction de Morgoth. En revanche, on peut se demander si le suicide de Húrin ne serait pas, lui, une tentative (peut-être inadéquate) de faire finalement prévaloir son libre-arbitre sur la malédiction de Morgoth, après qu'il a vu que toutes ses initiatives finissaient par tourner au mal.
Quant à la combustion du corps de Fëanor, Tolkien est assez clair sur le fait que c'était la puissance extraordinaire de son fëa qui l'entraîna après sa mort. Or cette puissance n'entraînait aucunement une capacité au discernement (bien au contraire), ni une capacité à s'extraire du destin tracé pour lui et son peuple, une fois les causes de ce destin posées. Par conséquent, Hoët fait selon moi un hors-sujet complet dans ce cas, et c'est sa position qu'il faudrait argumenter en détail.
E.
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Bien que cela me semble une « étape » risquée, en cherchant à comprendre la soupe à partir des os (cf. Faërie) ou la Mer à partir de la tour (cf. Monstres), le parallèle que tu proposes avec Kullervo est très riche et me parle bien. Car la morale de Väinämöinen relie ici « la malemort des gens de guigne » — la fatalité — à « dresser [son] enfant de travers » — notre responsabilité (même si la voilà ici comme toute entière du côté des éducateurs) c'est-à-dire ce qui relève de notre libre arbitre. De même pour Túrin, il me semble. Car le récit (et non Tolkien ;)) ramène en effet la mort de Túrin « à l'enchaînement logique de la malédiction de Morgoth ». Mais que voit-on en matière de fatalité d'un côté et de responsabilité de l'autre ?
Pour ce qui est de la fatalité, la proposition de Bertrand dans Túrin maudit : une illusion d'optique ? me paraît très convaincante : le vrai pouvoir de Morgoth réside dans la ruse et la tromperie et il a pesé de tout son poids pour convaincre Húrin et les siens d'apporter la nuit où ils iraient. En sont-ils convaincus ... qu'ils le font ... Cela évoque le Miroir de Galadriel, qui montre bien des choses, dont « certaines ne se réalisent jamais, à moins que ceux qui en ont la vision ne se détournent de leur chemin pour les empêcher » (!) (SdA, Livre II, chap. éponyme). Comment ne pas songer à Túrin « Turambar » qui ne cesse d'accomplir la malédiction de Morgoth par toutes sortes de détours (à commencer par ses changements de nom) ?
Pour ce qui est de la responsabilité, y a-t-il dans le Légendaire plus orgueilleux que Túrin ? Les paroles d'Ulmo s'adressaient à Túrin aussi bien qu'à Orodreth :
Jette les pierres de ton orgueil dans la rivière impétueuse, afin que le Mal qui va rampant ne puisse découvrir tes portes.
Les enfants de Húrin, p.163
L'envoyé du Seigneur des Eaux sera stupéfait d'entendre les réactions de Túrin, au point de douter qu'il s'agisse bien du fils de Húrin (pour nous lecteurs : est-ce encore Túrin ? est-il encore lui-même ? est-il encore libre ? ...). Et sa conclusion est éloquente :
Je ne parlais point de la différence entre le noir et l'or, dit Arminas. Mais de ce que ceux de la Maison de Hador ont tout autres usages, et Tuor parmi eux. Car ils ont manières courtoises, et ils écoutent les bons conseils, et tiennent en révérence les Seigneurs de l'Ouest. Mais toi, semble-t-il, tu n'écoutes que ta propre sagesse, ou les dictées de ta seule épée ; et tu parles avec hauteur. Et je te dis, Agarwaen Mormegil, si tu agis ainsi, ta destinée sera tout autre que celle à laquelle pourrait prétendre un qui est issu des Maisons de Hador et de Bëor.
Ibid., pp.164-165
Ou comment, l'orgueil aidant, la liberté de Túrin s'amenuise progressivement (et l'on songe ici à la remarque lumineuse de Vincent : la liberté de choix distingue les alliés de leurs adversaires) jusqu'à s'anéantir ultimement à la toute fin, et voilà qu'il accomplit la malédiction de Morgoth (et l'on rejoint ici la question du suicide, qui peut être douloureuse et que je ne désire pas traiter sur le forum).
Alors, bien sûr, il y a bien plus orgueilleux que Túrin dans le Légendaire, et c'est Fëanor. Là encore, son orgueil n'est pas une source de libération, mais de vouloir imposer sa volonté — mais c'est cela, justement, qu'il appellera conquérir la liberté ... Un vers de la chanson du (6ème si ma mémoire est bonne) titre intitulé « The curse of Fëanor » de l'album Nightfall on Middle-earth (Blind Guardian, 1998) m'a toujours paru excellemment résumer la chute du plus grand des Ñoldor : « Truth might be changed by victory » (mis dans la bouche de Fëanor fuyant Valinor à la poursuite de Morgoth).
En tout cela nous anticipons (ce dont je ne me plains pas ;)) sur des choses à venir : on parle de liberté et de libre-arbitre, mais de quoi s'agit-il ? J'aimerais voir un peu ce que Tolkien nous en dit ...
Il me semble en tout cas que ces questions, dans le Conte d'Arda comme dans celui de notre propre histoire, restent mystérieuses. Non pas qu'on ne puisse y réfléchir, certainement pas, mais qu'il reste une part irréductible de mystère.
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Je souscris bien volontiers à l'essentiel de tes remarques, Yyr, quoique Morgoth ait lui-même beaucoup travaillé à mettre en place les conditions de la malédiction, à commencer par l'enlèvement du Mormegil ou l'envoi de Glaurung contre Nargothrond. Cependant, je suis tout à fait d'accord sur le fait que Túrin contribue lui-même à son malheur en faisant à de nombreuses reprises les mauvais choix, même si l'on peut se demander s'il avait toujours son libre-arbitre, car les circonstances lui sont bien souvent défavorables. Toutefois, l'avertissement de Gelmir et Arminas est un cas d'exemple, puisque tous les facteurs sont exposés devant lui et que le temps de choisir lui est donné. Ce n'est pas un hasard si cela semble être le dernier choix libre auquel il est confronté et que le reste s'enchaîne alors comme un mécanisme d'horlogerie, où se multiplient d'ailleurs les prédictions sinistres, vraies ou fausses, jusqu'à la rencontre de Túrin avec Mablung. C'est là où le Turambar semble brutalement réaliser à quel point il a été dupé et s'est dupé lui-même, et où il ne voit plus comme issue que le suicide, ce qui me semble encore être une illusion d'optique incluse dans la malédiction, et non une libération de celle-ci.
Quant à Fëanor, nul doute qu'il ait eu l'occasion d'exercer son libre-arbitre à de multiples (et souvent désastreuses) reprises, mais je ne vois pas le moindre lien avec la dissolution de son corps. En revanche, son enfermement dans les cavernes de Mandos est une conséquence directe de ses choix et de la malédiction qui s'est par conséquent abattue sur son peuple.
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De même je souscris volontiers à tes précisions concernant Túrin : entre autres, l'illusion d'optique n'implique pas pure passivité du côté de Morgoth.
Quant à Fëanor, j'ai été très (trop) bref, mais je te rejoins bien. S. Hoët argumente en disant que Fëanor disparaît entièrement de la Terre du Milieu, faisant ainsi « exception à la loi arithmétique d'Ilúvatar qui veut que les Elfes soient toujours en même nombre sur Terre » ; cette disparition, alors, « mime elle-même la mort de l'Homme, seule vraie échappée hors de la nécessité » (Dictionnaire Tolkien, p.376). Je ne crois pas me souvenir que la loi en question ait été conservée, mais peu importe : Fëanor n'a pas quitté Arda, et c'est bien Mandos qui décide de son sort ; sa fureur et l'intensité de sa mort physique n'y changent rien, en effet.
En fait, pour Túrin comme pour Fëanor, S. Hoët cède ici, il me semble, à l'idée reçue actuellement d'après laquelle la mort volontaire est un acte de liberté, voire notre « ultime liberté ». S'il y a en effet une liberté ici, elle est paradoxale puisqu'elle met en même temps fin à la liberté. Mais, comme je l'ai dit, je ne tiens pas à débattre de ce sujet sur le forum. Le suicide est une réalité douloureuse où il ne sert pas à grand chose d'avoir métaphysiquement raison.
Enfin, je précise avoir bien conscience de l'existence des différentes « strates » d'écriture du Légendaire. Il est évident que Tolkien n'avait pas la même compréhension de Túrin lorsqu'il jetait les premières ébauches du Narn, ou encore du Quenta quand Túrin devait encore opérer la mort de Morgoth, et lorsqu'il rédigeait l'Athrabeth où une telle chose devenait impensable et n'est même plus évoquée. Mais, de façon toute aussi évidente, chaque nouvelle strate assumait la précédente, non pas en rejetant le sens de cette dernière, mais, aiguillé par le souci de la cohérence justement (*), en approfondissant ce sens et en l'enrichissant d'autres significations, élargissant ainsi la compréhension d'ensemble du Conte d'Arda — et de notre propre histoire.
(*) Voir par exemple sa réflexion sur la « réincarnation » des Elfes : quelque chose qui avait longtemps persisté a dû être rejeté, parce que ça « coinçait » (cf. la Feuille de la Compagnie n°3) ... A contrario, j'aurais tendance à croire que la nature des Orques (rationnels et libres ? entièrement corrompus ? ...) a continué à faire difficulté ...
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Ah ... Et bien sûr, quant à Túrin et à son orgueil, il y aurait bien d'autres choses à dire, je pense en particulier à la dialectique entre cet orgueil et sa pitié, elle aussi remarquée et remarquable : ainsi le don de son couteau elfique à Sador me fait l'effet d'un choix remarquablement libre, alors. L'on pourrait voir ainsi le destin de Túrin comme l'enjeu de cette dialectique ...
Pour la chanson de Blind Guardian, d'autres paroles me sont revenues :
[...]
In anger and pain
I left deep wounds behind
[...]
Truth might be changed by victory
[...]
I've heard the warning
Well curse my name
[...]
Morgoth I cried
All hope is gone but I swear revenge
Hear my oath
I will take part in your damned fate (s'adressant à Morgoth)
[...]
Comme quoi, à nouveau, la poésie sait mieux que d'autres choses atteindre au cœur ;).
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Ne tournons pas trop autour du pot, si vous le voulez bien. :-) S'agissant de la mort volontaire de Túrin, on peut toujours se placer du point de vue (catholique) du subcréateur et ne pas pouvoir s'empêcher de voir (comme par hasard) dans ce geste le « péché ultime » : il suffit donc pour cela de parler d'accomplissement de la malédiction de Morgoth ou d'illusion d'optique incluse dans celle-ci. Ce qui revient à dire que nous vivrions dans un monde déchu/marri, qu'au fond nous ne serions pas libres, etc., un discours déjà lu ailleurs...
Mais peut-être ergotez-vous là quelque peu, je le crains. :-) Quel que soit le point de vue depuis lequel on se place, que savons-nous au juste du suicide et de son rapport à la liberté individuelle ? Yyr ne veut pas en parler ici... mais il en parle finalement quand même, en mettant judicieusement le doigt sur ce qui caractérise, en l'état de nos connaissances, cet acte : la part effectivement irréductible de mystère qui l'entoure. C'est ce que j'avais répondu à Kendra lorsqu'elle m'avait interrogé (lors de ma conférence à l'ENS) sur le suicide de Robert E. Howard en 1936 : quelles que soient les circonstances, dans tout suicide, il y a une part de mystère. Cela justifie d'ailleurs, selon moi, de ne pas juger cet acte comme peuvent le faire les catholiques intransigeants, ce qu'ont tendance précisément à éviter de faire les protestants, d'où sans doute le fait que Howard, agnostique, ait pu être enterré chrétiennement avec sa mère, méthodiste, morte de maladie le lendemain du suicide de son fils.
Pour en revenir au personnage de Túrin, rien dans ce que contient factuellement l'histoire de Tolkien ne permets vraiment de trancher la question de savoir si ce personnage a agi librement ou non s'agissant de l'acte délibéré d'avoir mis un terme à sa propre vie. À la fin des fins, il n'a plus vu de sens à son existence, il n'a plus vu de sens à être là, parmi les autres, dans cette réalité-ci, dans ce qui lui paraissait être devenu, au-delà même de la souffrance, une impasse, un vide, une absurdité. Dès lors, quelle autre issue que la mort, fut-elle « prématurée » ? Voila comment, selon moi, on peut essayer de concevoir l'état d'esprit de Túrin, sachant que le suicide, pour ne parler que de la situation en Occident, n'a pas toujours été considéré comme immoral et impie, mais au contraire comme un acte jugé honorable, dont on trouve maintes occurrences dans l'histoire antique, notamment romaine. Il y a de toute façon Morgoth et ses agissements dans l'équation, mais on ne peut être sûr de la part exacte d'influence que cela a dans le destin de Túrin, les choix et les actions de ce dernier n'ayant pas une moindre importance, loin s'en faut.
Tout est donc une question de point de vue, et c'est ce qui rend d'ailleurs l'écriture de Tolkien intéressante, notamment dans ce récit particulier, peut-être moins déterministe que dans d'autres et qu'il n'y parait même, y compris en tenant compte des différentes « strates » d'écriture. Qui sait si les desseins de Morgoth n'étaient pas plutôt que Túrin reste vivant, torturé mentalement pendant des années en raison des malheurs qu'il a provoqué ? C'eût été rien de moins qu'un sort assez semblable, au moins pour un temps, à celui de son propre père, même si le suicide d'un fils (comme celui d'une fille) peut toujours apparaître comme une souffrance supplémentaire pour un père n'étant pas censé survivre à ses propres enfants. De fait, une fois libéré par Morgoth, le père en question ne verra bientôt plus de sens, lui non plus, à sa propre existence, et comme l'a écrit Elendil, on peut donc également « se demander si le suicide de Húrin ne serait pas, lui [aussi], une tentative (peut-être inadéquate) de faire finalement prévaloir son libre-arbitre sur la malédiction de Morgoth, après qu'il a vu que toutes ses initiatives finissaient par tourner au mal » : du père au fils, du fils au père, une dialectique entre liberté et destin me semble toujours à l'œuvre.
Il est donc, en tout cas, tout-à-fait possible de voir dans le suicide de Túrin un exemple de liberté arrachée à la « nécessité » ou à la fatalité : qu'est-ce qui, au fond, pourrait faire dire catégoriquement le contraire, à part des convictions personnelles (notamment religieuses) sur la question, éventuellement en phase avec la foi personnelle de l'auteur ? À chacun de trouver éventuellement cela « inadéquat ».
Je ne pense pas, à cette aune, que Yyr ait métaphysiquement raison en me paraissant condamner ce qu'il appelle « l'idée reçue actuellement d'après laquelle la mort volontaire est un acte de liberté, voire notre « ultime liberté » » (dont je ne sais pas, du reste, si S. Hoët y « cède »), mais je le rejoint pour dire que cela ne servirait pas à grand chose que le Dieu personnel des religions du Livre (s'il existe) lui donne raison in fine.
En ce qui concerne Fëanor, c'est encore une autre histoire, avec une part d'ironie moins cruelle que dans le cas de Túrin, du moins de mon point de vue, car j'avoue que la question de la dissolution de son corps me fait toujours un peu penser aux interrogations paranormales au sujet de toutes ces affaires de combustion humaine spontanée, dont je me souviens avec quel sensationnalisme (involontairement tragi-comique) elles pouvaient traitées par les médias de masse il y a déjà plus d'un quart de siècle (cf. un vieil épisode de l'émission « Mystères » de 1993 que j'ai revu récemment). ;-)
Or donc, Fëanor s'est-il oui ou non auto-cramé ? Comme Elendil, je ne vois pas de rapport direct entre son libre-arbitre et le fait que son corps soit parti en fumée. Sur un plan purement factuel, la combustion semble s'être déclenchée à partir du moment où le hröa (le corps) n'a plus été animé par un souffle de vie, court-circuitant en quelque sorte le rapport supposé subtil entre hröa (corps) et fëa (esprit, âme). Le petit avantage de la subcréation, c'est qu'elle permet de trouver des explications peut-être plus facilement que dans tous les cas de combustion humaine spontanée de nôtre monde primaire, mais ce qui est un peu amusant, c'est de constater que cette idée de « court-circuit existentiel » que je viens d'émettre, sans arrière pensée, tend fortuitement à rejoindre l'idée très rationnelle et physique d'un « effet de mèche » par lequel la plupart des scientifiques ont tendance à expliquer ces phénomènes d'auto-combustion, pour mieux rejeter leur éventuel caractère « spontané »... Je me demande si le sujet sera abordé dans le livre Tolkien et les sciences qui doit paraître bientôt... ;-D
Oui, je sais bien, Yyr, que tout cela n'est pas forcément très faërique... mais voila peut-être ce qui peut arriver quand on veut tout expliquer, et tout explorer dans l'univers et la tête de Tolkien, comme tu le sais d'ailleurs... Jusqu'où au juste cela vaut-il le coup d'aller, qui plus est en sachant que l'on parle d'un univers inachevé ? Quant à considérer que la compréhension de ce que tu appelles le Conte d'Arda irait forcément de pair avec la compréhension de notre propre histoire... disons que c'est avant tout ton aspiration, me semble-t-il. :-)
Mais je vous rejoins donc en tout cas, tous les deux, pour convenir que le caractère de la disparition physique de Fëanor est assez anecdotique par rapport au tableau général. On peut se demander toutefois pourquoi Tolkien a-t-il eu une telle idée : peut-être a-t-il voulu donner un caractère particulièrement symbolique à cette mort jusque dans sa manifestation purement physique, et à cette aune, il faut reconnaitre que l'effet littéraire est assez réussi. Cette mort apparaît en tout cas comme étant l'ultime conséquence des choix que le personnage a fait, mais sans lien direct avec sa volonté.
Ah ... Et bien sûr, quant à Túrin et à son orgueil, il y aurait bien d'autres choses à dire, je pense en particulier à la dialectique entre cet orgueil et sa pitié, elle aussi remarquée et remarquable : ainsi le don de son couteau elfique à Sador me fait l'effet d'un choix remarquablement libre, alors. L'on pourrait voir ainsi le destin de Túrin comme l'enjeu de cette dialectique ...
Pourquoi pas ? Mais cela me parait rester lié à la dialectique entre liberté et destin dont on parle depuis le début, avec la part d'inexpliqué qui va avec et avec laquelle nous devrons toujours compter.
Pour la chanson de Blind Guardian, d'autres paroles me sont revenues :
[...]
Morgoth I cried
All hope is gone but I swear revenge
Hear my oath
I will take part in your damned fate (s'adressant à Morgoth)
[...]Comme quoi, à nouveau, la poésie sait mieux que d'autres choses atteindre au cœur .
Hahaha, si tu savais le nombre de fois où on l'on a écouté et chanté ça le soir, du côté de la Male-Selve ! ;-)
Je crois d'ailleurs que l'on a encore des enregistrements audio et vidéo qui en témoignent... ;-D
Peace and love anyway,
Hyarion.
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Ce soir, Esteldil me racontait les premiers épisodes de Starwars (qu'il n'a pas vu mais lu) et cela m'a fait me rappeler un enchaînement fatal qui a lieu parce que l'on a essayé de l'empêcher — avec là encore quelqu'un à la manœuvre qui avait un certain pouvoir, mais surtout dans ses tromperies. Il s'agit de la mort de Padme Amidala en couches, ce qu'Anakin Skylwalker avait entrevu en songe (envoyé par Darth Sidious ?). Il va vouloir à tout prix l'empêcher, quitte à basculer du Côté Obscur ... Et c'est ce basculement qui, visiblement (enfin, je l'ai compris comme cela), va faire mourir son épouse de chagrin ...
Un mot ici de Peter J. Kreeft qui, dans The philosophy of Tolkien, propose une lecture philosophique du SdA.
Là encore, la question de la liberté s'inscrit volontiers dans le cadre de la dialectique entre le destin et le libre arbitre :
- La providence (« ce qui pourvoit », provide, concept chrétien se substituant aux concepts païens de destin, fate, et hasard,chance) est ce qui forme le dessin de la tapisserie, de l'intrigue, du Sda.
- Dans ce cadre, la question de savoir si nous sommes libres ou destinés est une énigme.
- En fait, nous ne pouvons pas ne pas être les deux à la fois : avec un accent très tolkienien, l'auteur suggère il n'y a pas d'histoire sans « prédestination » car ce serait une histoire sans auteur, ni sans libre arbitre car ce serait une histoire de machines : dans les deux cas ça ne serait pas une histoire.
- Des arguments philosophiques en faveur de la compatibilité entre les deux ont été donnés par saint Thomas d'Aquin (la toute puissance de Dieu qui garantit la possibilité du libre arbitre de l'homme) et par Boèce (cf. supra ; l'auteur renvoie aussi à un passage de C. S. Lewis dans Mere Christianity).
- Nous faisons tous l'expérience du libre arbitre et aussi de ce que ce libre arbitre est parfois à la merci d'une force interne, comme dans une addiction, où notre liberté peut avoir tourné à l'esclavage en fonction des choix posés précédemment (nous pouvons aliéner notre liberté) : ainsi de l'Anneau — & cela nous renvoie à la très belle et touchante réflexion initiée par Lambertine : se forger son propre anneau.
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Yyr ne veut pas en parler ici... mais il en parle finalement quand même, en mettant judicieusement le doigt sur ce qui caractérise, en l'état de nos connaissances, cet acte : la part effectivement irréductible de mystère qui l'entoure. C'est ce que j'avais répondu à Kendra lorsqu'elle m'avait interrogé (lors de ma conférence à l'ENS) sur le suicide de Robert E. Howard en 1936 : quelles que soient les circonstances, dans tout suicide, il y a une part de mystère. Cela justifie d'ailleurs, selon moi, de ne pas juger cet acte comme peuvent le faire les catholiques intransigeants, ce qu'ont tendance précisément à éviter de faire les protestants, d'où sans doute le fait que Howard, agnostique, ait pu être enterré chrétiennement avec sa mère, méthodiste, morte de maladie le lendemain du suicide de son fils.
Déjà, je suis bien content de ne pas être « intransigeant » à cet égard, vu que si je pense que le suicide est une erreur, comme choix personnel, je me garderais bien de juger ceux qui le commettent. D'abord, parce que je ne suis pas une instance de jugement en la matière et qu'il est vivement recommandé de s'abstenir de condamnations morales injustifiées. Ensuite à cause de l'expérience de mon père en tant que pyschiatre, dont il lui est arrivé de parler dans les moments difficiles pour lui. Or y a-t-il moment plus difficile qu'un patient qui menace de se suicider, voir qui passe à l'acte ? Ce qu'il m'en a dit montre que dans bien des cas de ce genre, le suicide n'est pas une forme de liberté qu'on pourrait humainement juger, mais une manifestation de la maladie psychiatrique dont certains souffrent, parfois pour des raisons purement physiologiques (maladies bipolaires, par exemple), parfois pour des raisons plus particulièrement pyschiques. Et dans le cas des maladies psychiatriques très graves, mon père avait pu observer le fait que les tendances suicidaires se manifestaient fréquemment au moment où le patient prenait conscience de ses problèmes et commençait à remonter la pente, comme s'il s'agissait d'un mécanisme ultime de défense de la maladie pour empêcher la guérison.
Cela ne veut évidemment pas dire que tout suicide ait une origine médicale et je me garderais bien d'extrapoler ce que je viens de dire à Howard ou à Montherland, encore moins à Sénèque ou à Ōishi Kuranosuke, qui vivaient effectivement dans une société où le suicide était considéré comme un acte honorable et courageux, voire l'acte honorable par excellence.
À la fin des fins, il n'a plus vu de sens à son existence, il n'a plus vu de sens à être là, parmi les autres, dans cette réalité-ci, dans ce qui lui paraissait être devenu, au-delà même de la souffrance, une impasse, un vide, une absurdité. Dès lors, quelle autre issue que la mort, fut-elle « prématurée » ?
En tout cas, cela montre que Túrin n'avait pas lu le Mythe de Sisyphe.
Pour le reste, je suis tout à fait d'accord avec toi : l'histoire de Túrin a une résonnance très particulière dans le Légendaire et il est possible de proposer de nombreuses interprétations de son destin, même si certaines me paraissent plus représentatives que d'autres des intentions de Tolkien. Mais l'on sait aussi que le propre des grandes œuvres d'art est de dépasser l'intention de ceux qui les réalisent. Et l'histoire des Silmarils montre que Tolkien était lui aussi conscient de cela.
E.
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Et dans le cas des maladies psychiatriques très graves, mon père avait pu observer le fait que les tendances suicidaires se manifestaient fréquemment au moment où le patient prenait conscience de ses problèmes et commençait à remonter la pente, comme s'il s'agissait d'un mécanisme ultime de défense de la maladie pour empêcher la guérison.
C'est curieux. Dans ces cas-là, semble-t-il, c'est comme si la maladie psychique agissait littéralement tel un virus, celui de la grippe par exemple, avec le très fort pic de fièvre que l'on peut avoir après un début de rémission, et juste avant que la guérison ne se produise complètement...
Hyarion a écrit :À la fin des fins, il n'a plus vu de sens à son existence, il n'a plus vu de sens à être là, parmi les autres, dans cette réalité-ci, dans ce qui lui paraissait être devenu, au-delà même de la souffrance, une impasse, un vide, une absurdité. Dès lors, quelle autre issue que la mort, fut-elle « prématurée » ?
En tout cas, cela montre que Túrin n'avait pas lu le Mythe de Sisyphe.
Oui, sans doute, sans quoi il aurait peut-être pu s'accommoder de l'absurdité de l'existence, d'une manière ou d'une autre, malgré la souffrance...
L'ouvrage d'Albert Camus reste, d'ailleurs, très actuel : comme l'auteur l'écrit lui-même, il ne s'agit pas pour lui de traiter la question du suicide comme phénomène social, mais de se pencher philosophiquement sur la question cruciale du rapport entre le suicide et la pensée individuelle, et plus précisément entre le suicide et le sentiment de l'absurde. C'est un livre majeur.
Peace and love anyway,
Hyarion.
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Le maître ouvrage de Jonathan S. McIntosh, The Flame Imperishable, est consacré à la « Métaphysique de Faërie ».
Le fil rouge en est la comparaison avec saint Thomas d'Aquin (accrochez-vous ;)).
Il aborde brièvement la question du libre arbitre lorsqu'il considère « la métaphysique des Valar » :
- Les concepts de sub-création et de libre arbitre sont étroitement associés chez Tolkien au point d'être parfois interchangeables (Lettres, n°153), comme si la praxis était une forme de poesis, l'agir une forme de fabriquer (un monde secondaire) — ce dont l'auteur trouve un parallèle chez s. Thomas.
- Le libre arbitre sub-créateur ne fait pas que refléter (faiblement) la liberté (et la joie) du Créateur ; il est aussi « dépendant » pour son existence et son exercice de la providence divine : « Le Libre Arbitre ne procède pas de nous (Free Will is derivative) et n'opère que dans le cadre de circonstances pourvues (is only operative within provided circumstances) » (Lettres, n°153, trad. modifiée) : il n'est pas absolu.
- C'est pourquoi tout acte libre, même un acte allant à l'encontre de la volonté de Dieu / Eru, tire son effet de la volonté de Dieu — cause universelle de toute chose — car il demeure dans l'existence, et s'il semble se départir de l'ordre voulu par Dieu sous un certain aspect, il y revient sous un autre aspect : cf. les paroles d'Eru à Melkor dans l'Ainulindalë + Lettres n°153 p.195 — avec le parallèle chez s. Thomas. Aussi n'y a-t-il pas de concurrence entre la liberté de Dieu / Eru et le libre arbitre sub-créateur : nous ne sommes pas libres malgré Dieu mais à cause de Lui.
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L'ouvrage d'Albert Camus reste, d'ailleurs, très actuel : comme l'auteur l'écrit lui-même, il ne s'agit pas pour lui de traiter la question du suicide comme phénomène social, mais de se pencher philosophiquement sur la question cruciale du rapport entre le suicide et la pensée individuelle, et plus précisément entre le suicide et le sentiment de l'absurde. C'est un livre majeur.
Avec l'Étranger, c'est incontestablement le livre de Camus qui m'a le plus marqué. Et je range Camus très haut au Panthéon des auteurs du XXe siècle.
D'ailleurs, as-tu u, Hyarion, cette étonnante et remarquable uchronie de Roland C. Wagner qu'est Rêves de Gloire, qui d'une certaine manière est aussi un hommage à Camus ? J'ai le sentiment que ce roman te plairait.
E.
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D'ailleurs, as-tu lu, Hyarion, cette étonnante et remarquable uchronie de Roland C. Wagner qu'est Rêves de Gloire, qui d'une certaine manière est aussi un hommage à Camus ? J'ai le sentiment que ce roman te plairait.
Non, je n'ai pas lu ce roman, mais ce que tu m'en dit par rapport à Camus m'interpelle. Merci pour cette suggestion.
Hyarion.
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Je ne l'avais pas prévu au départ mais je vais consacrer une synthèse au fuseau consacré à Túrin maudit : une illusion d'optique ?, qui le mérite bien, il me semble.
Je me permettrai, pour cela et d'autre occasions analogues, de mettre à jour mon post introductif au présent fuseau — puisqu'il en donne en quelque sorte le sommaire.
Dans Túrin maudit : une illusion d'optique ?, Bertrand aborde la dialectique du destin et du libre arbitre dans le cas de Túrin.
Son hypothèse, d'autant plus convaincante qu'elle soutient la cohérence interne du Légendaire, est la suivante :
- Morgoth n'a pas le pouvoir de modifier directement le destin des Enfants d'Eru ; il peut en revanche l'influencer en y consacrant ses pouvoirs : au premier chef ses mensonges (étant passé maître dans l'art de mêler le mensonge à la vérité pour mieux tromper ses ennemis) et ses agents (à commencer par Glaurung, le plus maléfique d'entre eux, particulièrement doué pour accomplir la malice de son maître).
- Ainsi, Morgoth « fait croire [à Húrin] qu'il a effectivement la maîtrise du destin de sa progéniture, ce que ce dernier [...] a toutes les chances de croire au vu de la tournure des événements » ... de même que l'auteur du Narn, le « poète humain Dírhaval, vivant aux bouches du Sirion, témoin des croyances et des illusions de son temps » ... « et le lecteur avec lui » (et Bertrand de préciser que, même si une malédiction, ce n'est « que des mots », ce n'est pas rien, justement, des mots — en effet, pour prendre un exemple trivial, dire à quelqu'un « je t'aime » ou « je te hais » va produire un effet sur ce quelqu'un et donc sur sa destinée).
- D'autant plus que Morgoth a pu cerner en quelque mesure « la tournure des événements » ou qu'il en fallait peu pour la provoquer : « la majeure partie de ses malheurs et méfaits [de Túrin] a quelque chose de sinistrement prévisible ; les mêmes motifs ont tendance à se répéter tout au long du récit [;] Morgoth a très bien pu deviner une part de Túrin [et ses actes futurs] dans les paroles de Húrin [...] certainement aidé par la finesse de perception et le don de prévoyance qu'impliquent son état de Vala, même déchu, spécialement en ce qui concerne le mal [...] actes que, bien sûr, il présentera au père comme inspirés par lui-même et fruits de sa malédiction ». Bertrand mentionne ici la fierté de Túrin, son impulsivité, et sa peur pour ses proches. Dame Lambertine complète admirablement le portrait en l'inscrivant dans le tableau de famille : Húrin, et surtout Morwen, et même Niënor, s'inscrivent tous dans cette malédiction, mais, à chaque fois qu'une catastrophe se noue, leur orgueil et leur entêtement dépassent la mesure habituellement donnée dans le Conte d'Arda (sauf Fëanor ...).
- On a donc une sorte de « prophétie auto-réalisatrice » (et qui, à la différence de la prophétie de Mandos, reçoit sans cesse les petits coups de pouce de son auteur).
Le fuseau aborde d'autres choses très intéressantes par ailleurs, notamment l'antithèse Tuor / Túrin, et la question du rapport de la langue à la réalité qu'elle désigne.
Un petit merci à Sailendil qui a enfin daigné faire sa sieste :).
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De même, un petit mot pour mentionner le fuseau intitulé Frodon à Orodruin, où je terminais par une réflexion sur la liberté de Frodon face au mal.
Avec notamment cet extrait :
Des situations « sacrificielles », c’est le nom que je leur donnerai : i.e. des cas où le « bien » du monde dépend du comportement d’un individu dans des circonstances qui exigent de lui souffrance et endurance bien au-delà de ce qui est normal ; et même, ce qui peut arriver (ou semble arriver, en termes humains), exigent une force du corps et de l’esprit qu’il ne possède pas : il est, en un sens, voué à (doomed to) l’échec, voué à (doomed to) succomber à la tentation ou à être brisé par la pression exercée contre sa « volonté » : c’est-à-dire contre le choix qu’il pourrait ou voudrait faire s’il était non entravé et non sous la contrainte. [...] La quête [qui] était destinée à (bound to) l'échec [et] à s'achever par un désastre [...].
Lettres, n°181
Qui souligne les limites du libre arbitre (et fait écho à l'évocation supra de la Lettre n°191). Incidemment, même si je n'ai pas encore regardé attentivement, ce n'est pas la première fois que je vois la distinction faite par Tolkien entre fate et doom, le premier étant à relier davantage au destin dans le sens de condition, le second au destin en tant que destinée. (*) Dans ce même fuseau, de façon très intéressante, Damien attire l'attention sur les « Notes sur Órë », où l'on nous dit que, d'après les Eldar :
L'órë des Hommes était ouvert aux conseils maléfiques, et s’y fier n’était pas sûr. [...] Seuls les plus sages des Hommes pouvaient distinguer entre [ces] encouragements maléfiques et le vrai órë.
VT n°42
On a ici la notion de limites en terme de capacités et de libre arbitre, face à la puissance du Mal.
Mais aussi (cf. la suite de la lettre), le fait que la Providence pourvoit, en lien avec ce que la créature a fait de son libre arbitre lorsqu'elle le pouvait.
En l'occurrence, comme je l'écrivais : « la Miséricorde dont Frodon a fait preuve l’a emporté (et de combien !) par anticipation sur son échec ».
__________________________________________
[ÉDIT :]
(*) Une petite recension des emplois de fate et doom dans le SdA, livre II retrouve les connotations habituelles : fate, que l'on traduira plus facilement par sort en français, s'applique souvent là où il est question d'une condition à laquelle on est affrontée (on ne la choisit pas), tandis que doom, traduit souvent par destin, destinée ou même sentence, évoque le jugement et une part de choix :
Qu'Allons-nous faire de l'Anneau ? [...] Telle est la destinée (doom) qu'il nous faut méditer.
Cherche l'épée qui fut brisée / [...] Un signe sera mis au jour / Que le Destin (Doom) est imminent [...]
Les mots n'étaient pas le destin (doom) de Minas Tirith, dit Aragorn. Mais l'heure fatidique, celle des hauts faits (doom and greats deeds), est en effet imminente.
C'est une petite créature, dites-vous, ce Gollum ? [...] Quel sort (doom) lui avez-vous réservé ?
Leur ruine (doom) ne saurait pourtant tarder si, comme vous l'affirmez, Saruman s'est tourné vers le mal.
Une grande terreur s'empara de lui, comme s'il redoutait d'entendre prononcer quelque sentence (doom) qu'il avait longtemps pressentie.
Ne vois-tu pas dès lors en quoi ta venue est pour nous comme le Destin en marche (the footstep of Doom) ?
Tu ne saurais être tenu responsable du sort (fate) de la Lothlórien [....].
Car nous sommes à la veille du jour fatidique [ou bien : au bord du Destin] (to the edge of doom).
Au matin, tu devras partir, car notre choix est maintenant fait, et la marée du sort est en mouvement (the tides of fate are flowing).
Eh bien, Frodo, dit enfin Aragorn. Je crains que le fardeau ne repose sur vous. [...] Tel est votre [sort] (fate).
L'Anneau ! [Par quelle curieuse fatalité (a strange fate) éprouvons-nous] tant de peur et de doute pour une si petite chose ?
C'est lui le Porteur, et le sort (fate) du Fardeau est sur ses épaules.
SdA II.2, pp. 310, 316-317, 326, 335, 345, 459-461, 498, 500, 508
Il me semble alors que le Fardeau de l'Anneau faisait au début l'objet de jugements et de choix (doom) ... jusqu'à un certain point ... le choix posé par Frodo. Tandis qu'ensuite le Fardeau est devenue la condition (fate) de Frodo : il est devenu le Porteur de l'Anneau ... D'où d'ailleurs ma correction de la traduction de Daniel dans la citation antépénultième (mais à laquelle j'avais procédé avant de concevoir la présente interprétation).
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Signalons également ces discussions encore plus anciennes, basées sur les travaux de Cédric consacrés au Silmarillion : Mythologie ou Chrétienté ? et à la place du Destin dans 'Le Silmarillion'.
Consacrés au destin, ces fuseaux ont été le lieu d'échanges illustres & mémorables, nuit après nuit, notamment entre Szpako et Sosryko. On y trouve, entre autres : « j’aurais du me méfier et regarder ton profil avant de m’aventurer dans ce genre de débat ;-) ». Une phrase historique dont je me souvenais très bien :).
Sosryko remarquait :
- Dans la Bible, le don du libre arbitre est sans équivoque : il consiste avant tout à choisir entre suivre Dieu et le rejeter ; pour autant, l’avenir de la création n’en est pas moins fixé : Dieu ne laissera pas sa création sans jugement. Mais la liberté de l’homme (sa capacité à choisir) est préservée par la patience, la miséricorde de Dieu. Toutefois, le libre arbitre s'amenuise si l’homme décide de se complaire dans le rejet de Dieu, s’il « endurcit son cœur » : il est des cas où l’homme va trop loin et écrit lui-même sa perte, son « destin », se plaçant dans une condition où rien ne peut le faire revenir en arrière, sa capacité à s’engager ayant disparu.
- Dans le Silmarillion, on observe des situations où les protagonistes vont « trop loin », s'endurcissant qui dans le désir de puissance, qui dans le désir de vengeance, et sont incapables de revenir en arrière : Melkor bien sûr, puis Sauron, et aussi ... Fëanor ... et ses Fils qui, cependant, montrent des hésitations (surtout Maglor). Avec la Malédiction des Ñoldor, on a précisément un exemple de destin soumis au libre arbitre : la route peut être changée, il est possible de faire demi-tour ; ce demi-tour, ce retournement, commence dans le cœur : Finarfin fit demi-tour pour demander le pardon des Valar, et de même tous ceux qui, pus tard, se repentirent, obtinrent ce pardon (on pense aussi à Gollum dans le SdA). Si donc le « Destin du monde [est] irrévocable, le destin personnel (= 'la malédiction') peut être couvert (= 'oubliée') par le pardon (= la Grâce ; c'est elle que j'opposerai au Destin plutôt que la Providence) ».
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Enfin, nous achèverons (?) ce tour du forum (et du forum seulement) sur la question par l'un de ses fuseaux les plus glorieux (« rayonnant » de la grâce de ses « illuminés » ;)).
Avec un immense merci à Jean pour m'avoir mis sous le nez ce qui s'y trouvait depuis le début ! ;)
Dans une affaire de volonté, Cédric pose la question du libre arbitre :
Enfin, par un grand effort, il parla, étonné d'entendre ses propres mots, comme si quelque autre volonté se servit de sa petite voix.
— J'emporterai l'Anneau, dit-il, encore que je ne connaisse pas le moyen.
SdA, Le Conseil d'Elrond
Qu'en est-il ici de la ou des volontés à l'œuvre ? Que comprendre de ce « comme si » ?
Je recueille ici le discernement ce cette discussion épique.
Qu'il y ait une autre volonté à l'œuvre, cela est manifeste pour les Sages. Selon eux, Frodo a été choisi pour la Quête, tout comme « Bilbo était destiné à trouver l'Anneau / on a voulu que Bilbo trouve l'Anneau » (SdA, L'Ombre du passé), tout comme le Conseil d'Elrond n'a pas été réuni « par hasard » : « Croyez plutôt qu'il en est ainsi ordonné que nous / Considérez plutôt qu'on a voulu que ce soit nous, qui siégeons ici, et nuls autres que nous, qui devions chercher conseil face au péril du monde » (SdA, Le Conseil d'Elrond). De même, la « chance » ou le « hasard » fait partie du chemin de Bilbo puis de Frodo — ex. du sauvetage des Hobbits dans la Vieille Forêt par Tom Bombadil : « C'est simplement la chance qui m'a amené à ce moment, si vous appelez cela de la chance / Le hasard m'amenait, si hasard tu l'appelles » (SdA, Dans la maison de Tom Bombadil). Et l'humilité qui en découle :
— Alors les prophéties des vieilles chansons se sont réalisées ... en quelque sorte ! dit Bilbo.
— Bien sûr ! dit Gandalf. Et pourquoi ne se réaliseraient-elles pas ? Vous n'allez tout de même pas les mettre en doute, simplement parce que que vous avez contribué à ce qu'elles se concrétisent ? Pensez-vous réellement que toutes vos aventures et vos péripéties ont été dictées par la chance, uniquement dans votre intérêt ? Vous êtes quelqu'un de très bien, monsieur Bessac, et je vous aime beaucoup ; mais en réalité, vous n'êtes qu'un tout petit bonhomme dans un monde bien plus vaste !
Le Hobbit, La dernière étape
Les points de contact avec la Bible sont ici nombreux, en particulier :
- la discrétion de l'Autorité suprême vis à vis de la « petite voix » renvoie à celle qui se manifeste à Élie sur le Mont Horeb dans « le son d'un silence fin » (1 Rois, 19,12-13) ;
- l'élection de Frodo (ses hasards, ses songes) renvoie à celle d'un peuple, de prophètes et de disciples ; dans le SdA comme dans la Bible, les qualités morales et spirituelles des élus tendent au don total de soi — cf. « la sainteté d'ensemble (et l'humilité, la miséricorde) de l'individu sacrificiel » (Lettres, n°191) : « Frodo est cette personne sacrificielle par excellence du SdA » ;
- les élus revêtent une dimension « angélique », c'est-à-dire d'« envoyés » et de « messagers » : non seulement Gandalf, Glorfindel, etc. mais encore Frodo lui-même « cet étrange messager », et chacun des membres de la Compagnie : « les messagers qui seront envoyés avec l'Anneau » (SdA, Le conseil d'Elrond) ; ces messagers sont envoyés à la fois de leur propre volonté et pour accomplir une volonté supérieure — cf. « non pas ma volonté mais la tienne » (Luc 22,42), « je ne cherche pas ma volonté mais la volonté de Celui qui m'a envoyé » (Jean 5,30) ;
- on « se servait de [la] petite voix » de Frodo comme dans l'Ancien testament « L'Eternel mit des paroles dans la bouche » de Ses serviteurs (Nombres 23,5.12.16, cf. Exode, Deutéronome, Isaïe, Jérémie) ;
- le Conseil va faire le choix d'une sagesse qui paraît « de la folie » et mettre son « espoir » dans « les faibles » tout comme les livres sapientaux et saint Paul opposèrent la sagesse divine à la sagesse du monde, chacune paraissant folie aux yeux de l'autre, mais « ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes » (1 Corinthiens 1,25, cf. 1,20-21.27, 3,19).
- les nombreuses références à « l'heure », enfin, se recouvrent entièrement : l'heure de poser certains choix / de voir s'accomplir les prophéties (cf. « l'heure des Gens du Comté » au Conseil et d'autres occurrences ensuite dans le SdA d'un côté, et les nombreuses références à « l'heure » du Christ dans l'Évangile selon s. Jean de l'autre) ;
- d'autres points encore (comme le fait que Frodo soit celui qui ait « résisté jusqu'au bout » (SdA, Nombreuses rencontres) quand le Christ a « résisté jusqu'au sang » (Hébreux 12,4) ...).
Dans un cas comme dans l'autre, le fait que Dieu intervienne ne force pas la liberté de son élu, lequel « reste libre de choisir de se conformer (ou non !) au message dont [il] n'a été qu'un canal ». Dans une analyse magistrale (bien que non étoilée ;)) de la révision par Tolkien de passages-clés du Conseil d'Elrond, Sosryko montre comment, sur le plan spirituel, le récit s'intègre dans une théologie « du salut divin et de son catalyseur humain, le Serviteur Souffrant, préfigurant Jésus ». En cela, l'intervention divine ne se substitue pas au libre choix : son objectif n'est pas de manipuler son instrument mais plutôt de le préparer (ainsi notamment des quatre songes envoyés à Frodo) et de le rendre capable, s'il le veut bien — au moment de se prononcer, « une grande terreur s'empara de [Frodo], comme s'il redoutait d'entendre prononcer quelque sentence (doom) qu'il avait longtemps pressentie » (SdA, Le Conseil d'Elrond), et Cathy de rappeler qu'à cet instant « Frodo a reçu la "grâce" [...] de répondre à l'appel » (Lettres, n°246) (curieux qu'elle n'ait pas aussi proposé le rapprochement avec le tremendum ; je ne me souviens pas si elle l'a fait ensuite à Paimpol ;) ; à noter ici à nouveau un « comme si », ainsi qu'il semble en aller souvent (toujours ?) avec Tolkien pour le destin : cf. la Musique qui est « comme le destin (as fate) » (Ainulindalë)).
Il se dégage une impression assez nette de l'urgence de certains choix, ainsi au sommet d'Amon Hen, quand Frodo se retrouve « libre de choisir » mais « avec un seul instant pour le faire (with one remaining instant in which to do so) » (SdA, L'éclatement de la Fraternité). Ce passage, souvent donné en exemple du libre arbitre, renvoie aussi, théologiquement, au kairos : « choisir au bon moment, ne pas laisser passer l’occasion (les occasions en fait) de saisir le Salut ».
La « surprise » du dénouement du SdA n'est finalement que la « confirmation définitive d’un Eru qui, ayant élu Frodon parce qu’il avait décelé en lui les qualités et désirs de l’humble serviteur, l’a formé à son écoute, l’inspire au moment favorable, le convainc de se soumettre à sa volonté et de s’engager dans un voie périlleuse pour le salut des siens : la ‘petite voix’ de Frodon qui s’engage est la ‘petite voix’ d’Eru qui l’inspire » (Sosryko).
Enfin et surtout (pour la question que je me pose), dans cette discussion, Nikita a la grâce de poser la question de notre conception du libre arbitre :
- D'un côté, et en particulier « pour l’homme moderne », « la liberté équivaut à l’absence de toute influence et de hiérarchie » (cf. Mircea Eliade) ;
- De l'autre, la chose est impossible et la liberté consisterait plutôt, dans ce langage, à assumer telle ou telle influence : « Sois libre et choisis ton maître ».
Nikita illustre ce débat à partir de la parole d'Elrond adressée à Frodo :
C'est un lourd fardeau. Si lourd que personne ne pourrait l'assigner à un autre. Je ne le fais pas pour vous. Mais si vous l'assumez librement, je dirai que votre choix est bon / Mais si vous le prenez de votre plein gré, je dirai que ce choix est le bon.
SdA, Le Conseil d'Elrond
Dans la première optique, Frodo est libre parce qu'entièrement indéterminé avant de faire son choix.
Dans la seconde optique, son choix a été déterminé par différentes choses et sa liberté réside dans le fait qu'il se décide à assumer telle chose (plutôt qu'une autre) qui le précède.
Cela m'évoque, lors de ce Conseil, cette autre parole de Gandalf à son vieil ami, une parole qui rappelle celle qu'il lui avait dite à la fin de son aller et retour, tout en faisant le lien aussi avec la conception tolkienienne du libre arbitre en tant que « dérivé (derivative) » (Lettres, n°153) :
Mais nul ne saurait prétendre commencer quoi que ce soit, comme vous le savez fort bien à présent [...].
SdA, Le Conseil d'Elrond
On ne saurait mieux écrire dans le Conte ce que Tolkien écrivait dans sa lettre sur le libre arbitre.
Cela renvoie à un débat théologico-philosophique, sur lequel je reviendrai certainement.
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Et dire que je n'avais même pas songé à notre propre travail au début de ce fuseau ...
Ont aussi abordé la question les auteurs de Pour la gloire de ce monde : recouvrements et consolations en terre du Milieu.
Sr Marie-Élisabeth, commentant le départ des Elfes de la Terre du Milieu, précise :
Ils ne faisaient [pas] qu'exécuter la volonté d'Eru, sans y adhérer et sans l'aimer, sans en être participants [.] Les Elfes, comme les Hommes et tous les Incarnés, participent par le libre choix de leur volonté et selon leur appel ou « grâce » propre, au Dessein d’Eru. L’accent est fréquemment mis au cours du romance sur la liberté fondamentale des personnages de choisir l’une ou l’autre voie, et sur l’aliénation de cette liberté. Le Conseil d’Elrond, de ce point de vue, est représentatif.
« Au delà des Cercles du Monde », p.408
L'auteur montrait aussi que la mémoire des Premiers-Nés « qui est la vivante mémoire de l’Ouest vivant » constitue leur participation au Dessein d'Eru : « leur présence était participation à la vivification et à l’ennoblissement du monde » (ibid.).
Ce qui fait le lien avec ce que j'abordais dans mon propre essai, à savoir la liberté / mission complémentaire des deux Parentés :
Tous les Enfants sont pourvus de cette faculté d’être à la fois incarnés en Arda Marrie et néanmoins capables, en tant que « reflet(s) de l’esprit d’Ilúvatar » (Ainulindalë), de se déterminer librement à agir (par la volonté) : ils sont, par rapport aux autres créatures d’Arda, doués de libre arbitre (free will). Et il fallait bien en effet, en intervenant après l’altération de la Musique (Eru introduit le thème des Enfants après les dissonances du Marrisseur) sans pour autant annihiler l’action de Melkor, confier aux habitants d’Arda ce pouvoir de discerner entre l’accord et le désaccord, entre la sagesse créatrice et le marrissement des courses du monde.
La « nouveauté » du don dans la liberté des Hommes se situe à un autre niveau. Car, si tous les Enfants sont doués du libre arbitre, tous ne sont pas doués des mêmes capacités : les talents d’une part, les limites d’autre part, diffèrent. Les premiers Incarnés seront ainsi à même de subcréer en Arda plus de beauté que tous les autres Enfants à l’intérieur des limites du monde, mais les seconds Incarnés seront capables d’y agir depuis un « cœur […] tourné vers l’au-delà du monde » (Ainulindalë). En cela ont-ils reçu ni plus ni moins que la capacité de s’affranchir d’une condition limitée dans le temps — ce que les Elfes appellent le destin (Fate and free will) —, et donc du Marrissement. Cette disposition particulière à la transcendance, qui fait des Hommes leurs « propres maîtres au sein d’Arda, sous la Main de l’Unique » (Athrabeth), n’est bien sûr pas un appel à l’abolition des limites et des lois du monde, mais bien plutôt à l’accomplissement de « toutes les choses […] des plus grandes aux plus petites » (Ainulindalë).
[Ainsi] [...] le don d’Eru aux Hommes [...] était lié à cette libération, anticipée, avec le Marrissement, « avant même leur conception » (Athrabeth). Ceux dont la condition originelle impliquait que « le fëa [eût] emmené avec lui son hröa dans un nouveau mode d’existence (libéré du Temps) » et donc du Marrissement, les prédisposait à être eux-mêmes « les garants d’un accomplissement intégral », c’est-à-dire rien moins que « les agents de l’“immarrissement” d’Arda » (Athrabeth).
[...] Partant de là se déployèrent les deux thèmes introduits spécialement par Eru après la discorde générée par Melkor à l’aube de la Création : sur « la Terre [destinée à être] une belle demeure pour les Eldar et les Atani » (Ainulindalë), les Premiers seraient destinés à être riches en mémoire, dont celle (primordiale et parfaitement claire chez eux) d’Arda Immarrie, mais les Seconds recevraient pour mission de lui rendre son avenir — et son espérance.
« Estel Eruhínion », pp.245-246, 261-262
C'est à cette synthèse que nous conduit la figure d’Aragorn — héritier des Elfes et des Hommes.
Enfin, la « sagesse créatrice » qui vient d'être évoquée est le prisme par lequel Sosryko aborde lui aussi la question.
Dans « Un secours comme un vis-à-vis » (pp. 111-112), Sosryko évoquait, derrière la figure du roi-sorcier, l'« enfer de la liberté » lié à « la disparition du regard » et « l’évanouissement de l’Autre » qui caractérise le sujet qui entend s'émanciper de cette sagesse créatrice « de façon autonome » dans la solitude et le narcissisme (Levinas) : le roi-sorcier, cette « ombre de désespoir », l'antithèse d'« aucun homme vivant » (SdA, La bataille des Champs du Pelennor).
Dans « Les couleurs du Monde » (pp. 186-187, 197, 204-205), il relie la vie et la liberté à l'ordre inscrit par cette sagesse dans la Création :
- La « toute puissance » de Dieu n'est pas puissance « neutre » et arbitraire mais puissance de sagesse et d'amour : Eru « Sanavaldo le Tout-puissant (Almighty) » est « Ilúvatar le Père de Tout (Allfather) » (The Drowning of Anadûnê).
- La liberté spéciale des Hommes, qui ne fait qu'un avec la mort (Ainulindalë), est le Don / projet d'Ilúvatar : « il ne s’agit en aucun cas de chercher des limites, encore moins de les outrepasser, mais de déposer dans le cœur des Hommes le désir du Tout-Autre et l’aspiration du fils à rejoindre le père » (cf. l'Ainulindalë et la Voix dans le Conte d'Adanel).
- L'orgueil (là encore) des Dúnedain de Númenor a consisté, précisément, à « outrepass[er] les limites faites à leur bonheur en s’énamourant de l’immortalité des Valar, des Eldar et du pays où toutes choses duraient » (Akallabêth) — Bombadil constituant l'anti-modèle par excellence, c'est-à-dire l'humilité / la liberté même (au point que l'Anneau n'a pas de prise sur lui) : il est celui qui ne s'approprie rien et dont le pays et les affaires sont bien délimités (cf. « Le seuil et le centre »).
- La liberté est comparée à un chemin de découverte de la sagesse et renvoie à la notion d'autonomie ; or, celle-ci est actuellement comprise par l'homme moderne comme une autonomie absolue et déliée de toute référence, une conception corrélée à la tentation de la puissance comme abolition des limites ; alors que le vrai sens de la liberté réside dans la réponse à ce que nous sommes nous-mêmes et donc dans la reconnaissance des limites et « l'autolimitation » qu'elle implique. On retrouve ici le débat posé par Nikita. Avec un extrait de Jean-Paul II qui éclaire le fait que refuser une autonomie « déliée » n'implique pas de défendre l'excès inverse, l'hétéronomie :
La juste autonomie de la raison pratique signifie que l’homme possède en lui-même sa loi, reçue du Créateur. Toutefois, l’autonomie de la raison ne peut pas signifier la création des valeurs et des normes morales par la raison elle-même. Si cette autonomie impliquait la négation de la participation de la raison pratique à la sagesse du Créateur et divin Législateur, […] ce serait la mort de la liberté véritable [...]. L’autonomie morale authentique de l’homme ne signifie nullement qu’il refuse, mais bien qu’il accueille […] le commandement de Dieu [:] l’obéissance à Dieu n’est pas, comme le croient certains, une hétéronomie, comme si la vie morale était soumise à la volonté d’une toute-puissance absolue, extérieure à l’homme et contraire à l’affirmation de sa liberté. En réalité, si l’hétéronomie de la morale signifiait la négation de l’autodétermination de l’homme ou l’imposition de normes extérieures à son bien, elle serait en contradiction avec la révélation de l’Alliance et de l’Incarnation rédemptrice. Cette hétéronomie ne serait qu’une forme d’aliénation, contraire à la Sagesse divine et à la dignité de la personne humaine. Certains parlent, à juste titre, de théonomie, ou de théonomie participée [...]
Veritatis Splendor, n.40-41
- La liberté qui s'inscrit à l'intérieur de cette sagesse créatrice est finalisée par l'amour : cet amour d'Ilúvatar qui se répartit dans les Puissances du Monde, les Valar, qui œuvrent en Arda poussés par « l'amour des Enfants d'Ilúvatar » (Ainulindalë) — un amour qui se réfracte à son tour vers Bombadil (et Baie d'Or).
Si ça c'est pas étoilé ... ;).
Incidemment, je songe à nouveau aux pistes d'études assimilant la liberté spéciale des Hommes au libre arbitre. Il semble, en fait, que beaucoup se soient arrêtés, dans l'Ainulindalë, sur le fait que la Musique soit rapportée au destin (pour les uns) : « the Music of the Ainur [...] is as fate to all things else ». Mais la mort l'est tout autant sinon davantage (pour les autres) : « Death is their fate, the gift of Ilúvatar unto them ». Je tâcherai d'y revenir lorsque j'aborderai l'inédit tolkienien « fate and free will ».
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Pas eu le temps encore de prendre connaissance de ce fuseau et de tes réflexions mais je m'en régale d'avance. Merci Jérôme !
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Merci Cédric :).
Ce n'était que « l'état des lieux de la recherche ». Nous allons passer au sujet maintenant ;).
Bien sûr, cela va sans dire : si vous voyez d'autres travaux consacrés à la question, ils restent les bienvenus.
Je me propose maintenant de me pencher sur certains textes de Tolkien.
Commençons par le fameux inédit :
Le texte a été édité et annoté par Carl F. Hostetter (éditeur de Vinyar Tengwar) et publié dans les Tolkien Studies n°6, pp.183-188. Il s'agit d'une note de Tolkien de 1968 établie autour du sens de la racine eldarine MBAR et de ses dérivés : q. ambar « monde (world) » et q. umbar « destin (fate) » (= sindarin amar et amarth). Ce texte fait écho à l'inédit publié dans Parma Eldalamberon n°17 donnant la liste des éléments elfiques du Seigneur des Anneaux compilée et commentée par Tolkien dans les années 60 : pp.104-110, 123-124, 163-164.
La racine MBAR désignait l'action d'« installer, constituer, établir (settle, establish) » : installer un lieu, installer dans un lieu, établir sa demeure, ou encore ériger un édifice. Cette installation connote le sens d'un ordonnancement du lieu ainsi établi. Dans PE n°17, la racine est ainsi définie :
MBAR. "Établir" (Settle) offre en fait, dans ses diverses significations, un rendu très proche du sens de cette racine. Ainsi l'anglais settlement peut désigner les demeures établies dans un endroit choisi par un groupe de personnes ; ou encore (les termes d') un accord décidé au sujet d'un problème débattu. [Mais la trajectoire de sens est l'inverse de l'anglais :] MBAR signifiait à la base prendre une décision, et les significations de demeurer ou d'occuper un pays en ont dérivé.
PE n°17, pp.163,105
La racine a donné :
- l'eldarin ambar(ā) > q. ambar « le monde (the world) » ;
- l'eldarin mbar'ta > q. umbar « "Destin" ('Fate') ».
Les deux mots sont étroitement reliés. Ils se définissent mutuellement et sont indissociables l'un de l'autre.
Ainsi, dans le PE n°17, on trouve :
La forme la plus simple de cette base *mbārā était devenu un mot ou un élément très usité de l'eldarin primitif : on peut le rendre par "demeure" (dwelling). [...] L'eldarin *ambar(ā), q. ambar, s. amar, avait donc le sens d'installation, de lieu fixé (appointed place), appliqué à l'Installation entre toutes : la Terre comme demeure attitrée ou maison (appointed dwelling place or home) des Elfes (et des Hommes). La décision et le choix étaient dans ce cas attribués à Eru. [...] En quenya, l'autre dérivé [...] umbar, signifait une décision, issue de l'ordonnance ou du décret provenant d'une autorité ; à partir de là pouvait-il désigner les arrangements, conditions et circonstances fixés découlant d'un tel décret. Ce mot se prêtaient à de hautes associations, principalement à l'égard des dispositions et de la volonté d'Eru, en regard de la Création comme un tout, de "ce monde" en particulier, ou des personnes de grande importance dans les événements.
Ambar- était ainsi "la grande installation" (the great settlement). Ce qui peut se traduire "Monde" — cette Terre au lieu (destiné à être) habité par les Elfes et les Hommes, les Enfants d'Eru. [...] On concevait que la décision, la fixation du lieu d'habitation (dwelling place), procédait d'Eru et faisait partie de son Umbar. Ainsi employé, Umbar pouvait faire référence à "l'histoire d'Ambar", telle que déjà accomplie, et à son futur, tel que déjà arrangé et défini.
Umbar pouvait donc correspondre aussi bien à l'Histoire, dans sa partie connue ou à tout le moins déployée, qu'au Futur, progressivement réalisé. Il renvoyait d'ailleurs plus souvent à ce dernier, ce que l'on rend par Destin (is rendered Fate or Doom). Mais c'est inadéquat (inaccurate) pour ce qui concerne l'elfique authentique, tout spécialement le haut-elfique, car le mot dans cet usage ne se limitait pas aux événements funestes (evil events).
PE n°17, pp.105-106,163
Dans une note parallèle à Fate and Free Will (et éditée en son sein), l'association se resserre :
Q. [...] ambar [...] "monde" ('world'), "la grande habitation" ('the great habitation'). Les implications pleines et entières de ce mot ne peuvent être saisies sans faire référence aux conceptions eldarines du "destin" ('fate') et du "libre arbitre" ('free will'). [...] Le sens "monde" — habituellement appliqué à cette Terre — provient essentiellement du sens "établissement, installation" ('establishment') : "la grande habitation" [...] comme "maison des créatures douées de parole", spécialement des Elfes et des Hommes. [...] Mais, bien que mbar- était naturellement davantage employé pour désigner les activités et les buts (purposes) de créatures rationnelles, il n'y était pas restreint. Il pouvait ainsi se référer aux conditions et processus (physiques) établis de la Terre (établis à sa Création par Eru, directement ou par médiation) [...]. Et ainsi approcher, par certains de ses usages, le sens de "Destin" ('Fate'), conformément aux considérations eldarines sur le sujet. Ainsi, le q. ambarmenie « les voies du monde » ("the way of the world") [...], les conditions fixées, et inaltérables par les créatures, dans lesquelles celles-ci évoluaient (lived). [...] S. amarth "Destin" ('Fate'). Ce sens découle de la signification basique, et augmentée dans sa formation, de mbar : "établissement permanent / ordre" ; spécialement (lorsque appliqué au futur) "Destin" ('Fate') : i.e. l'ordre et les conditions du monde physique (ou d'Eä en général) ainsi que constitués et pré-établis (established and pre-ordained) à la Création, et la part de cet ordre pré-établi (pre-ordained order) qui affectait un individu doué de volonté de façon immuable quant sa volonté personnelle.
Fate and Free Will, pp.183-184
Et, dans la note (en elle-même) de Fate and Free Will :
E.c. mbar'ta "établissement permanent, constitution" ('permanent establishment') > destin du monde (fate of the world) en général, comme constitué (established) et pré-ordonné (pre-ordained) depuis sa création ; et cette partie du "destin" ('fate') qui affectait un individu, et n'était pas modifiable (open to modification) par son libre arbitre. Par ex. les Eldar auraient dit que, pour tous les Elfes et les Hommes, la forme (shape), la condition (condition), et, en conséquence, le développement physique passé et futur et la destinée (destiny) de cette 'terre' étaient déterminés et au-delà de leur pouvoir à les changer, en fait même au-delà du pouvoir des Valar à les altérer en quelque façon importante et définitive (in any large and permanent way). [...] Ambar [...] était pour les Eldar plus évidemment relié à mbar'ta qu'on pourrait le croire, étant donné que le "destin" ('fate') au sens où ils l'entendaient (so far as they recognized it) était davantage conçu comme obstacle physique à la volonté. [...] Par conséquent, Umbar s'identifie au réseau de « hasards / opportunités » (network of "chances") (essentiellement physiques) à même d'être employé, ou non, par les personnes rationnelles douées de "libre arbitre" (free will). [...] Mais, bien sûr, le problème ultime du Libre Arbitre (Free Will) dans sa relation à la Prescience (Foreknowledge) d'un Concepteur (Designer) [...], Eru, « l'Auteur du Grand Conte », n'était pas pour autant résolu par les Eldar.
Fate and Free Will, pp.184-186
Ainsi, le Destin du Monde constitue la trame, essentiellement physique (mais pas que : cf. infra le Plan d'Eru), des possibilités de rencontre et d'exercice du libre arbitre :
[Par exemple, les Eldar] auraient probablement considéré que Bilbo était destiné (fated) à trouver l'Anneau, mais pas nécessairement à le remettre ; et que si Bilbo le remettait, Frodo était destiné (fated) à entreprendre sa mission, mais pas nécessairement à détruire l'Anneau — ce que, en fait, il n'a pas fait. Ils auraient ajouté que si la chute de Sauron et la destruction de l'Anneau faisaient partie du Destin (Fate) (ou du Plan d'Eru), alors, si Bilbo avait retenu l'Anneau et refusé de le remettre, d'autres moyens auraient surgi par lesquels Sauron aurait été déjoué. Tout comme, lorsque la volonté de Frodo s'est à la fin avérée insuffisante, il apparut immédiatement pour la destruction de l'Anneau un moyen — qui avait été gardé en réserve par Eru. [...] [De la même façon,] ils n'auraient pas nié (disons) qu'un homme était (pourrait avoir été) « destiné » (fated) à rencontrer un ennemi à un certain moment et en un certain lieu, mais ils auraient nié qu'il était « destiné » (fated) à lui parler avec haine, ou à le tuer.
Fate and Free Will, p.185
Vice versa, la volonté des créatures rationnelles elle-même s'insère en cette trame :
La « volonté » doit, à un certain niveau, s'introduire à l'intérieur des séquences complexes (enter into many of the complex motions) qui conduisent à la rencontre entre les personnes ; mais les Eldar estimaient que n'étaient « libres » que les efforts de « volonté » qui étaient dirigés vers un but pleinement conscient (directed to a fully aware purpose). Lors d'un voyage, un homme peut faire un détour, choisissant tel ou tel chemin — p. ex. pour éviter un marais, ou une colline escarpée — mais cette décision est essentiellement intuitive ou à demi-consciente (comme pour un animal non rationnel) et n'a pour objet immédiat que de faciliter son voyage. Aussi son départ pouvait-il avoir été l'objet d'une libre décision, en vue d'un objectif à réaliser, mais sa route effective était essentiellement déterminée physiquement — et aurait pu le conduire à / ou lui faire manquer une rencontre importante. C'est cette dimension de « hasard / opportunité / chance » (chance) qui était comprise dans umbar. [...] Ainsi, si un homme part en voyage avec l'objectif (purpose) de trouver son ennemi, et l'objectif alors de faire ceci ou cela (lui pardonner / demander son pardon / le maudire / chercher à le tuer), cet objectif gouverne l'ensemble du processus. Il peut être aussi bien déjoué — en fait, il ne le rencontra jamais — que favorisé — en fait, et contre toute vraisemblance, il le rencontra — par le « hasard » (chance), mais, dans le dernier cas, s'il devait mal agir, il ne pourrait blâmer le « hasard ».
Fate and Free Will, pp.185-186
La conception elfique du destin et du libre arbitre s'éloigne donc de toute idée de prédestination ou de malédiction. Un passage du PE n°17 est à cet égard particulièrement éclairant :
[Umbar] était rarement sinon jamais employé par les Eldar pour des sujets moindres [que l'histoire d'Ambar] ; mais c'est arrivé ensuite. On en trouve trace dans le Silmarillion et les autres légendes des Jours Anciens, qui, même rédigés en quenya, étaient largement écrits ou compilés par les Hommes, les Númenoréens ou leurs ancêtres, et ainsi empreints de notions humaines, et de croyances qui étaient en réalité étrangères aux Eldar. Le mot pouvait ainsi faire référence aux événements, prédits ou en partie prévus (foretold or partly foreseen), comme pour la découverte de l'Anneau. Et l'on pouvait s'en servir pour parler de "destins" (dooms) ou de malédictions (curses) appelées sur des individus, en particulier celles qui étaient jetées par la pensée sur ses adversaires. Tel fut le cas, au premier chef, du destin (doom) appelé par Morgoth sur Húrin et toute sa parenté. Túrin croyait avoir échappé à ce "destin" ('doom') et s'être dérobé à la vue de Morgoth, et de là a-t-il imprudemment (rashly) assumé le nom de Turambar le Conquérant du Destin (Fate) (ou plutôt Maître du Destin) ; mais ainsi, par le fait même de dissimuler son véritable nom, il a en fait contribué à l'accomplissement dudit "destin" (assisted the fulfilment of the 'doom').
PE n°17, pp.163-164
À noter, au détour d'un commentaire de la rencontre entre Thorin et Gandalf (« a chance-meeting as we say in Middle-earth » (LotR, App. A) : ce hasard / cette chance, qui n'avait été recherchée par aucun des deux, s'est « mise en contact avec (make contact with) la "volonté" de Gandalf, et les buts et desseins [de ce dernier] »), la mention qui souligne à la fois que « Gandalf n'était pas "déterminé" ("fated") à agir comme il le fit alors » et que, au contraire, « Gandalf était un puissant "libre arbitre" lâché (let loose), pour ainsi dire, au milieu des "hasards" (chances) du monde » (Fate and Free Will, pp.185-186).
Enfin, les philosophes des Eldar faisaient le rapprochement entre le problème du destin et du libre arbitre et l'expérience de l'auteur d'un conte, dont la « prescience » se trouvait « complétée » au fur et à mesure d'actes de ses personnages non prévus initialement, sans pour autant qu'il ne les connaisse ou ne les veuille / ne les autorise.
En guise de synthèse de cette note (et des éléments connexes du PE n°17), je retiens trois points — et j'en ajouterai un quatrième :).
Pour les Eldar, l'idée de Destin renvoie à « l'ordre et [aux] conditions du monde physique (ou d'Eä en général) constitués et pré-établis à la Création ». Il en est la « constitut[ion] immuable ». C'est en ce sens que le Destin Umbar est le déroulement de l'histoire du Monde Ambar institué par Eru. À la limite pourrait-on écrire que le Destin est le Monde : le Destin est l'ordre du Monde / le Monde est le sens du Destin — ce dont témoigne la proximité et la quasi réciprocité des termes Ambar et Umbar (cf. par ailleurs les noms de Turambar et Ambarto plus ou moins « fautifs » ...). (*)
Cette constitution n'est pas un « mécanisme » inerte : le Destin renvoie au « Plan d'Eru » i.e. les dispositions physiques auxquelles renvoie le Destin ont pour finalité le Monde dont le « destin » est d'« être habité par les Elfes et les Hommes, les Enfants d'Eru ». Cf. ailleurs dans le Conte d'Arda : « la Terre sera (shall be) une belle demeure (a mansion) pour les Eldar et les Atani » (Ainulindalë), tandis que « les Elfes (et les Hommes) furent créés pour Arda » (HoMe X, p.251), si bien qu'« Arda (sans la malice du Marrisseur) serait requise pour la pleine satisfaction de leur nature » (ibid.). On se souvient aussi que la vocation spéciale des Hommes, « héritiers et garants d’un accomplissement intégral » (Athrabeth), sera d'opérer l'« épanouissement du monde dans ses moindres parties » (Ainulindalë). (**)
Le libre arbitre des créatures rationnelles est réel — pourvu que la créature agisse en conscience (Gandalf donne l'exemple d'une créature faisant pleinement usage de son libre arbitre). Et si le rapport du libre arbitre à la prescience divine reste, au bout du bout, autant un mystère pour les philosophes des Eldar que pour les nôtres, le rapport du libre arbitre au destin ne leur pose pas de difficulté : le Destin renvoyant aux conditions et à l'ordonnancement du Monde, il dispose les opportunités (chances) pouvant se prêter à provoquer les choix pour agir, en bien ou en mal, l'arbitrage (la responsabilité) du choix par les Incarnés restant sauf (nb : le passage relevé supra quant à la responsabilité de Túrin dans son « destin » est encore renforcé ailleurs dans le PE n°17, où Tolkien insiste sur « l'orgueil (pride) » de Túrin ...). La notion de Destin n'a donc pas pour les Eldar de connotation « fatidique », encore moins funeste, ou, si cela arrive dans certains récits des Jours Anciens, cela témoigne davantage des croyances humaines. (***)
Le quatrième point est que les crus de JRRVF de 2002 à 2004 étaient des plus excellents, notre modestie collective dût-elle en souffrir :). Force est de reconnaître que non seulement nous n'avions pas raconté de bêtises, mais encore nous avions vu juste sur des points très précis et importants, tels que la compréhension du Destin comme « fonctionnement du monde », l'orgueil de Túrin comme courroie de transmission de la malédiction de Morgoth, ou la distinction entre le Destin du monde immuable et le destin personnel confié à chacun (la Grâce ou la Providence pourvoyant à nos faiblesses).
Les thèses de V. Flieger et T. Forchhammer, en revanche, ne collent pas, et ce n'est pas une surprise. La surprise est plutôt que la première ait entièrement ignoré les implications de Fate and Free Will, même une fois publié, pour sa thèse, tandis que le second en prenait acte ... pour le mettre à l'index ! Hi ! Hi ! :)
Bien.
La mise en bouche était copieuse ;).
Une pause s'impose sans doute — et je dois moi-même ralentir — avant de poursuivre avec d'autres textes du Légendaire pour nous aider à creuser le sujet.
À suivre ...
__________________________________________
[ÉDIT]
(*) En précisant que le terme de « destin » (fate) s'appliquera aussi bien au Monde en son ensemble qu'à ses « sous-ensembles » si je puis dire. Il équivaut pour ainsi dire à la « nature » des uns et des autres.
Voir par exemple :
Depuis leurs commencements, la différence principale entre les Elfes et les Homme résidait dans le destin (fate) et la nature (nature) de leurs esprits. Les fëar des Elfes étaient destinés (destined) à demeurer en Arda pour toute la vie d'Arda, et la mort de leur chair n’abrogeait pas cette destinée (destiny). D'où la vitalité de leurs fëar à persister “dans le revêtement (raiment) d'Arda”, et le fait qu'ils surpassaient de loin les esprits des Hommes dans la maîtrise de ce “revêtement”, même aux premiers jours, protégeant leurs corps de nombreux maux et agressions (comme la maladie), et réparant leurs dommages, de telle sorte qu'ils se remettaient de blessures autrement fatales pour les Hommes.
HoMe X, p.218
Ou encore, ce qui replace en perspective le destin des Elfes et des Hommes tout en faisant le lien entre la Mort et la « liberté spéciale » des Hommes :
[...] le Créateur n'avait pas tout révélé. La formation et la nature (nature) des Enfants de Dieu étaient les deux principaux secrets. [...] Ainsi les Enfants de Dieu sont fondamentalement apparentés et proches, et fondamentalement différents. [...] Le destin (doom) des Elfes est d'être immortels, d'aimer la beauté du monde, de l'aider à se révéler pleinement grâce à leur délicatesse et leur perfection innées, de durer tant qu'il dure, de ne jamais l'abandonner [...]. Le Destin (Doom) (ou Don) des Hommes est d'être mortels, affranchis des cercles du monde (freedom from the circles of the world).
Lettres n°131 p.212
Cf. par ailleurs :
À strictement parler, [Finrod] n'avançait pas que Melkor ait pu “changer” les Hommes, mais qu'il les avait “séduits” (dans une allégeance à lui-même) très tôt dans leur histoire, de sorte qu'Eru changeât leur “destin” ('fate'). Car Melkor pouvait séduire des esprits et des volontés individuels, mais il ne pouvait pas en faire un héritage, ou altérer (s'opposant au dessein ou à la volonté d'Eru) la relation de tout un peuple au Temps et à Arda.
HoMe X, p.334
J'écrivais ainsi en note de mon travail :
L’inédit publié sur la question (J. R. R. Tolkien, « Fate and Free Will », art. cit.), texte qui présente la pensée elfique du libre arbitre (et qui précise que « Gandalf était un puissant “libre arbitre” »), explique que le destin ne se réfère pas tant à un déroulement prédéterminé des actes et de l’histoire des habitants du monde qu’à l’ordonnancement de ce monde dans ses lois et ses limites, c’est-à-dire à la condition (physique) du Monde et des Incarnés [...] (d’où le choix des Semi-Elfes entre deux destins c’est-à-dire entre deux conditions).
« Estel Eruhínion », p.245
Enfin, ces deux « destins », ces deux « conditions », sont aussi bien deux « libertés » différentes : si le destin des Hommes est « d'être mortels, affranchis (freedom) des cercles du monde » (Lettres n°131 p.212), les Elfes « possèdent certaines libertés (freedoms) et certains pouvoirs que nous aimerions posséder » (Lettres, n°153 p.270).
(**) À partir de là, on comprend aussi aussi la distribution des termes fate et doom pour exprimer différemment la notion de destin en Arda. Nous avons vu plus haut l'exemple du Livre II du SdA où la « fatalité » de l'élection de Frodo passait de ce qui relevait du jugement, de la décision, de la volonté, etc. (doom), à la condition, au sort, à la situation échue, etc. (fate). Semblablement, dans cet inédit et le passage connexe du PE n°17, l'explication elfique d'Umbar qui tourne autour de ce que l'on entend par « l'ordre et les conditions du monde physique [...] [c'est-à-dire sa] constitut[ion] immuable » emploie fate, tandis que doom sera employé « pour parler de "destins" ou de malédictions appelées sur des individus [...] [à l'instar] du destin appelé par Morgoth sur Húrin et toute sa parenté. Túrin croyait avoir échappé à ce "destin" [...] mais [...] il a en fait contribué à l'accomplissement dudit "destin" » : c'est-à-dire là où entre en jeu une volonté, la prononciation d'un jugement.
Avec un cas particulier notable : le destin des Elfes et des Hommes est en effet rendu, selon les textes, tantôt par fate tantôt par doom. Non que les nuances disparaissent me semble-t-il. Au contraire, ces nuances me paraissent situer la perspective : l'immortalité des Elfes et la mortalité des Hommes, qui constituent leur sort ou leur condition (fate), sont aussi l'expression d'une volonté, d'une décision (doom) — celles d'Eru (un exemple immédiat ci-dessus entre l'extrait de HoMe X, p.218 et celui de la Lettre n°131).
[re-édit : Toutefois, il ne s'agit là que de nuances, et je ne pense pas que Tolkien soit systématique. Par exemple, je retombe sur la lettre n°181 où il évoque « des situation “sacrificielles” [où l'individu] est, en un sens, voué à (doomed to) l'échec, voué à (doomed to) succomber à la tentation ou à être brisé par la pression contre sa “volonté” » (p.331), ce qui semble ressortir davantage aux limites d'une condition qu'à une décision ...]
(***) Les « prédictions seront donc toujours limitées. Cf. cette formule d'Elrond qui exprime, me semble-t-il, qu'aucune prédiction ne sera sage tant que le temps de la rencontre entre le Dessein d'Eru et le libre arbitre de sa créature ne sera pas advenu :
Elrond leva les yeux vers lui, et Frodo sentit son cœur transpercé par la soudaine acuité de son regard. « Si je comprends bien tout ce que j'ai entendu, dit-il, je crois que cette tâche vous revient, Frodo, et que si vous ne trouvez pas le chemin, personne ne le fera. L'heure des gens [de la] Comté est venue, celle où ils quittent leurs paisibles champs pour ébranler les tours et les conseils des Grands. Qui d'entre nous aurait pu le prédire ? Ou, s'ils sont sages, pourquoi s'attendraient-ils à le savoir avant que l'heure ait sonné ? »
SdA, II.2
Par rapport à la perspective des Eldar d'après laquelle les vrais choix volontaires sont rares, voir aussi ce passage de la lettre adressée par Tolkien à son fils Michaël au sujet du mariage :
On ne fait véritablement que peu de choix : la vie et les circonstances en font la plupart (bien que, s'il existe un Dieu, elles doivent être Ses instruments ou Ses interventions).
Lettres, n°43 p.80
Hors ligne
Par une amusante coïncidence, si l'on peut dire dans un tel fuseau, je viens de reprendre la lecture de Devenir soi et rechercher le sens de sa propre vie, de Marcel Légaut, après une assez longue pause. J'en étais au début du chapitre « Appropriation de l'événement. Ouverture au réel ». Tout y fait écho à la conception tolkienienne énoncée plus haut par Yyr, mais formulé d'une toute autre manière.
Je cite ici le résumé qui figure en en-tête de ce chapitre :
I. Soumission passive à l'événement considéré comme vouloir de Dieu. — Critique du « providentialisme ». — Appropriation personnelle de l'événement. — Exigences que présente l'appropriation de l'événement. — Difficultés que rencontre cette appropriation. — Échec très général de cette appropriation. — Appropriation de sa mort.
II. Appropriation et connexion de l'événement. — Les sacrifices intimement exigés par la fidélité se montrent plus tard féconds par leurs conséquences. — Quand des exigences authentiques se montrent incompatibles, des événements ultérieurs permettent d'y correspondre dans l'avenir en transformant les situations et en changeant les cœurs. — Dans une existence suffisamment fidèle, même les erreurs et les fautes inévitables du passé prennent leur place et collaborent à l'unité de l'homme. — Quand l'œuvre à laquelle l'homme se consacre est la conséquence de sa fidélité, aux besoins croissants qu'elle manifeste correspondent des possibilités accrues chez l'« ouvrier ». — Connexion de l'événement avec les besoins de la vie spirituelle et de la mission. — Différence entre la constatation de la connexion de l'événement avec sa vie et le « providentialisme ». — Les fidélités humaines peuvent être à l'origine secrète de la connivence de l'événement avec la vie.
III. Le Cosmos est le plus inspirant des livres à qui sait s'inspirer de ce que l'Univers lui laisse en connaître. — La nature qui se déploie sur la surface terrestre est maîtresse d'humanité. — L'étrangeté de l'homme spirituel dans le Monde.
Marcel Légaut, Devenir soi et rechercher le sens de sa propre vie, « Appropriation de l'événement. Ouverture au réel »
Quant au début du chapitre siuvant, sans employer le mot de « subcréation », c'est exactement de cela dont il s'agit... Je trouve amusant de constater les résonnances de cette lecture avec la présente recherche, d'autant que je n'aurais pas forcément pensé à citer ce livre si je l'avait terminé l'année dernière, comme je pensais initialement le faire.
E.
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C'est en effet remarquable !!
L'homme et le livre sont l'air d'être très intéressants.
De mon côté, cela me fait aussi songer à une lecture qui faisait écho, elle, au fait que (pour les Eldar) peu d'actes sont réellement délibérés, la plupart étant déterminés par les conditions physiques :
D'autres expériences du même chercheur [Benjamin Libet] montrent que tous nos actes « délibérés » sont préparés inconsciemment dans nos potentiels cérébraux environ une seconde avant que nous n'ayons la conscience d'avoir choisi d'agir. Cela semble donner raison aux matérialistes (le cerveau agit sans nous !), sauf que, jusqu'à un cinquième de seconde avant l'acte, il nous est possible de « changer d'avis » et de ne pas poser l'acte. À ce niveau élémentaire de notre comportement, la liberté existerait donc au moins sous la forme d'un libre arbitre capable de laisser se poursuivre l'acte ébauché spontanément ou de l'interrompre.
André Léonard, Les raisons de croire, Jubilé, 2010, p.59
Yyr
PS : Comme indiqué ici, je travaille sur les styles du forum.
Je me sers un peu de ce fuseau pour voir ce que ça peut donner pour les citations : pas d'inquiétude si vous apercevez quelques variations dans les citations des messages postés.
Si c'est trop gênant, n'hésitez pas à venir me tirer les oreilles dans le fuseau idoine ;).
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Le livre est très intéressant en effet, mais je l'ai trouvé d'un abord parfois difficile, bien qu'il soit assez court. L'homme qui l'a écrit devait être assez extraordinaire, comme en témoigne la courte biographie qu'on trouve sur Wikipédia. Mon père l'avait rencontré deux fois pendant sa jeunesse. Ces rencontres l'avaient profondément marqué.
E.
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En plus ton père est chanceux ... ;).
En passant, je ne résiste pas à vous partager la question, tellement dans le sujet, que m'a posée mon petit Calandil avant-hier : « Papa, pourquoi est-ce que tu ranges notre chambre ? » (devant la profondeur de tout ce que cela pouvait impliquer, je n'ai pas su répondre ;))
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Une chambre, c'est peu comme l'esprit : qu'il y ait ou non rangement à l'intérieur est, peut-être, tout simplement une question de tempérament. ;-)
Dans ma recherche personnelle de l'équilibre, je m'efforce de garder en mémoire la sagesse contenue dans le onzième verset du Tao-te-King de Lao Tseu : « On façonne l'argile pour en faire des vases, mais c'est du vide interne que dépend leur usage. Une maison est percée de portes et de fenêtres, c’est encore le vide qui permet l'habitat. L'Être donne des possibilités, c'est par le Non-Être qu'on les utilise. »
Ainsi, je dirais que ce n'est pas un mal que de ranger sa chambre (même dans le cas où le résultat relèverait in fine du « bordel organisé », si j'ose dire... ;-)...), car c'est la condition de la pensée, et de l'action, un peu comme le langage. :-)
Peace and love,
Hyarion.
[EDIT: mise en couleur de la citation.]
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Avant de reprendre mon chemin avec les textes tolkieniens (et pas tous, je devrai me contenter de quelques échantillons ...), quelques mots sur la contribution des Cormarë Series.
Dans le premier volume de Tolkien and Modernity, (essentiellement) deux articles s'attaquent à la question du libre arbitre :
Jason Fischer : « "Man does as he is when he may do as he wishes" : The Perennial Modernity of Free Will »
Thomas Fornet-Ponse : « Freedom and Providence as Anti-Modern Elements? »
Après avoir rappelé que, sans libre arbitre, les protagonistes du Conte d'Arda deviendraient creux et ne nous apporteraient aucune satisfaction à la lecture, Jason Fischer retrace (brièvement) l'histoire de la notion de libre arbitre :
- depuis les pré-socratiques (tension entre libre arbitre et nécessité) ;
- jusqu'aux empiristes et naturalistes modernes (le libre arbitre ne serait-il pas une illusion ?) ;
- en passant par saint Augustin, Boèce, Pierre Lombard, saint Thomas et Érasme (avec lesquels les Inklings se retrouveront en phase).
Il s'intéresse ensuite au traitement de la question par les Inklings, en particulier C. S. Lewis pour qui :
- « L'idée est que, tout comme l'ensemble des corps sont gouvernés par la loi de la gravitation et les organismes par des lois biologiques, ainsi la créature que l'on appelle l'homme a aussi sa loi — avec une grande différence, à savoir qu'un corps ne peut pas choisir d'obéir ou non à la loi de la gravitation, mais que l'homme peut choisir d'obéir à la Loi de la Nature Humaine ou d'y désobéir » (Mere Christianity, 1958) ;
- un monde dans lequel la souffrance et le mal seraient empêchés par Dieu ne pourrait exister qu'au prix du libre arbitre, et même de la vie elle-même ;
- la liberté humaine vaut mieux qu'un tel monde parce qu'il rend réellement possibles l'amour et le bien ;
Et J. R. R. Tolkien pour qui :
- en tant qu'esprits doués de libre arbitre, nous sommes placés face à Dieu et capables (pour chaque individu comme pour l'Humanité en tant que tout) de rejeter le salut et de poursuivre la Chute jusqu'à son terme (cf. lettres à C. Tolkien) ;
- « l'histoire est bâtie en termes d'oppositions, entre le bon côté et le mauvais côté : la beauté et la laideur sans pitié, la royauté et la tyrannie, la liberté mesurée fondée sur l'assentiment (moderated freedom with consent) et la compulsion qui n'a plus aucun autre objet, depuis longtemps, que le seul pouvoir, etc. » (Lettres, n°144 p.255, trad. modifiée) ;
- il y a des limites à la liberté de la volonté humaine, laquelle n'est pas parfaitement libre (J. Fischer fait écho aux éléments apportés par Sosryko et Cirdan ici) ;
- « aucun personnage "angélique" [du Légendaire] n'est présenté comme connaissant le futur dans sa totalité, ou même du tout, dès lors que d'autres volontés sont impliquées » (Lettres, n°156 p.289) ;
Dans le Légendaire, on retrouve un « équilibre tendu » entre le libre arbitre et la providence, avec certains passages très évocateurs :
- Ilúvatar : « I will now that ye make in harmony together a Great Music [...] each with his own thoughts and devices, if he will » (Ainulindalë).
- Elrond : « I think this task is appointed for you, Frodo [...] but if you take it freely, I will say that your choice is right » (SdA, II.2).
L'auteur conclut en disant que « les Elfes, les Nains, les Hommes — et les Hobbits — sont appelés "les Peuples Libres" pour la raison précise qu'ils sont libres » ; cf. « les Elfes et les Hommes [...] étaient des créatures rationnelles dotées d'un libre arbitre en relation avec Dieu » (Lettres n°181 p.334).
J'enchaînerai plus tard avec l'article de Thomas Fornet-Ponse ...
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Thomas Fornet-Ponse, quant à lui, interroge la contradiction entre Tolkien et les présupposés matérialistes modernes ou encore le relativisme post-moderne.
Il développe bien des points vus plus haut :
- la connaissance des Ainur est limitée par la liberté d'Ilúvatar, qui ne leur a pas tout révélé ;
- la Vision des Ainur ne montrait pas l'histoire dans sa totalité ;
- il est important de distinguer entre prescience (hors du temps) et déterminisme (dans le temps) ;
- et de se rappeler l'absolue souveraineté d'Ilúvatar : cf. ses paroles à Melkor, qui font écho à saint Thomas qui argumente que Dieu peut faire sortir le bien du mal ;
- la disposition (pattern) providentielle du Silmarillion reflète ainsi en de nombreux points importants la providence chrétienne ;
Il s'attache à montrer que la fameuse phrase de l'Ainulindalë relative à la « vertu » des Hommes à pouvoir « façonner leur vie [...] au-delà des la Musique des Ainur, qui fixe le sort de toutes les autres choses » ne peut pas être interprétée comme le partage entre la liberté pour les Hommes et le déterminisme pour les Elfes :
- les Valar ont une compréhension incomplète du thème des Enfants Elfes et Hommes ;
- la Thèse de V. Flieger d'après laquelle la liberté des Elfes serait limitée à des « choix internes » est problématique non seulement pour interpréter les libres décisions importantes des Elfes (le Massacre d'Alqualondë, le Siège d'Angband, les avertissements d'Ulmo à Turgon et Orodreth) mais encore pour interpréter les contacts entre les Hommes et les Elfes : si les uns ne sont pas déterminés par la Musique, comment les autres peuvent-ils l'être ? (mariage de Beren et Lúthien, destin de Túrin « woven with the fate of the Silmarils and of the Elves », défaite des Nirnaeth Arnoediad à cause de la trahison des Hommes) :
- le libre arbitre des Elfes est explicitement mentionné dans les Lois et Coutumes des Eldar (mariage, convocation du fëa par Mandos) ;
Et il conclut de la même manière que votre serviteur :
C'est la connexion entre la mortalité et la liberté des Cercles du Monde qui est la clé pour comprendre la différence entre les Elfes et les Hommes. Celle-ci ne signifie pas que les Elfes sont déterminés et que les Hommes ne le sont pas, mais que les Elfes sont liés au Monde et à sa fin tandis que les Hommes ne le sont pas. L'Ainulindalë ne détermine pas tous les événements en Arda mais uniquement le schéma dans lequel peuvent s'inscrire la liberté de volonté et la liberté d'action.
Tolkien and Modernity, p.185
Il observe ensuite l'action d'Ilúvatar à travers l'histoire ...
- sa relation à Eä est différente de celle de Dieu au Monde dans les religions monothéistes : Ilúvatar est « bien plus distant » ;
- les interventions d'Ilúvatar sont en rapport avec : la création des Nains ; la renaissance des Elfes (dialogue entre Manwë et Eru) ; la Submersion de Númenor ; le retour de Gandalf [mais il y en a d'autres, nous l'avons vu ...] ;
... Puis l'interaction entre liberté et providence en divers moments du Conte d'Arda :
- le destin de Túrin est principalement la conséquence de son tempérament et de ses libres actions : « les situations en lesquelles Túrin peut librement décider émergent d'événements dont il n'est pas la cause [;] il est libre de décider dans ces situations, mais il n'est pas libre de déterminer les situations où il a à décider » (p.191, on pourrait lire Tolkien mot pour mot ... 3 ans avant la publication de Fate & Free Will) ;
- dans Beren & Lúthien, on peut entendre par doom (« but as she looked on him, doom fell upon her, and she loved him ») la disposition (pattern) providentielle d'Ilúvatar dans son dessein d'union des Elfes et des Hommes (contre Tom Shippey qui y voit davantage un « contrôle extérieur ») ; les occurrences se répètent où Beren doit choisir, ainsi que Lúthien et Huan le lui rappellent, et ce choix ressemble à celui d'un consentement à cette disposition providentielle ; de même dans les paroles de Thingol lorsque « il perçut que leur destin ne pourrait être contrarié par aucun pouvoir en ce monde [;] alors, enfin, il céda (he yielded his will) » (SCLI, p.186) ; de même à la toute fin lorsque c'est à Lúthien de choisir : « this doom she chose ») ;
- le Seigneur des Anneaux évoque régulièrement la providence à l'œuvre (le secours inattendu des Elfes, l'arrivée de Grand-Pas [ou celle de Tom Bombadil]) ainsi que la collaboration nécessaire entre elle et le libre arbitre (la décision de Frodo d'emporter l'Anneau, les décisions de Gollum/Sméagol), collaboration soutenue par la grâce (dénouement du Mont Destin) ; mais il s'agit là de ces « questions les plus élevées, décelables seulement par les plus attentifs » (Lettres n°156 p.287) ; et l'échec de Frodo qui « ne choisi[t plus] de faire ce pour quoi [il est] venu » (SdA, VI.3) montre non pas l'inexistence du libre arbitre mais ses limites ;
- si bien que, même si les choses sont présentées différemment entre le Silmarillion et le Seigneur des Anneaux...
... les motifs (patterns) sont les mêmes, à savoir que la Providence existe en Terre du Milieu et que cela stimule davantage que cela dénie la liberté individuelle. La Providence est la volonté d'Ilúvatar et il a le pouvoir d'employer les libres décisions des protagonistes à ses propres fins sans pour autant limiter leur liberté.
[écho à Joseph Ratzinger, Salz der Erde, 2000, p.44.]
Tolkien and Modernity, pp.202-203
L'auteur conclut en disant que la conception plus ou moins traditionnelle du libre arbitre chez Tolkien n'entre pas nécessairement en conflit avec « des conceptions modernes (a-thées) de la liberté » mais que le conflit survient « quant à l'origine de la liberté (et, à partir de là, quant à la question de l'usage approprié qui en est fait) » (p.203) ; toutefois, la contradiction est franche « avec les positions naturalistes » (p.204) — l'auteur précisant que, pour sa part, il préfère prendre plaisir à lire Tolkien à cause de ses qualités plutôt qu'à cause de simples processus biochimiques .
Mention spéciale pour Thomas Fornet-Ponse : c'est du niveau de JRRVF .
Je pense toutefois discuter sa conclusion car, d'après moi, la conception tolkienienne du libre arbitre entre nécessairement en conflit avec les conceptions modernes de la liberté, si l'on entend par là le pouvoir de choisir indépendamment de l'origine du libre arbitre : comme Vincent l'a montré, il semble que plus les protagonistes de la Guerre de l'Anneau font le bien, plus ils ont le choix, tandis qu'à l'inverse ceux qui usent du libre arbitre pour le mal voient leur liberté de choix se restreindre ... Mais on anticipe ici sur le débat entre les conceptions thomiste et nominaliste du libre arbitre ...
PS : ce nouveau passage par Beren et Lúthien me fait tomber sur ce passage où, après avoir été sans nouvelles de sa fille, « Thingol s'était retourné vers Melian mais elle lui avait refusé tout conseil, disant que la voie fatale qu'il avait choisie (the doom that he had devised) devait être suivie jusqu'au bout et qu'il lui fallait attendre » (SCLI, p.185) : on retrouve le destin que l'on tisse ... mais aussi ce clin d'œil, à nouveau, vers la partition conjugale entre l'autorité masculine et la sagesse féminine, ici lorsque la première ne s'inspire pas de la seconde ...
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Merci Yyr pour ces deux nouveaux comptes-rendus, qui ajoutent de nouveaux motifs à la Tapisserie du libre-arbitre et du destin que tu tisses pour la maison JRRVF : )
S.
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Dans Túrin maudit : une illusion d'optique ?, Moraldandil et Cirdan soulignaient l'un et l'autre le contraste entre Túrin et Tuor :
Ce n'est pas pour autant que cette malédiction doit se prendre au premier degré. Si l'on considère qu'elle est en réalité une illusion, alors la destinée de Túrin apparaît comme une dyscatastrophe, l'illustration des choix à ne pas faire, et ce particulièrement si elle est contrasté avec le sort tout différent du cousin de Túrin : Tuor.
C’est finalement un drame bien rare chez Tolkien que celui de l’homme qui n'EST pas son nom sur le plan interne [...] [Túrin] n’est même pas l’« Adanedhel » (Homme-Elfe) dont on le glorifie à Nargothrond. Car au fond, ce nom ne désigne que son apparence et son éducation (celle de Doriath, qu’il refuse). Il n’a pas de sang elfique, et surtout son esprit est plus humain que quiconque. Situation ô combien ironique quand on le compare à son cousin antithétique (sauf pour l’enfance qui est comparable, dans cette triste génération d’après Nirnaeth Arnoediad), Tuor qui possède lui un caractère bien plus elfique et dont les descendants seront les vrais « Hommes-Elfes » !
(On ajoutera encore, à l'appui de la dernière remarque, que Tuor, seul parmi les Hommes si je ne m'abuse, pourra embrasser le destin des Elfes.)
À cette lumière, la relecture de la Chute de Gondolin apporte de l'eau au moulin du libre arbitre. Tout comme manifestement Túrin n'était pas lié à la malédiction de Morgoth sinon par son orgueil, de même Ulmo présente les enjeux à Tuor en terme de choix à opérer contre la Malédiction de Mandos :
Et Ulmo parla à Tuor du Valinor et de son assombrissement, et de l'Exil des Noldor, et de la Malédiction de Mandos et de la disparition du Royaume Béni. « Mais vois donc, dit-il, à toute cuirasse il y a un défaut, même à celle du Destin (Fate) (comme le nomment les Enfants de la Terre) ; et il y a une brèche dans les murailles de la Fatalité (Doom), et ce, jusqu'à ce que vienne l'accomplissement, ce que vous autres appelez la Fin. Ainsi en sera-t-il tant que je dure : une voix secrète qui ne se taira point, et une lumière là où furent décrétées les ténèbres. [...]
Et cependant la Fatalité est forte, et l'ombre de l’Ennemi gagne partout ; et me voici diminué au point qu’en la Terre du Milieu, je ne suis plus qu'un murmure indistinct. Les eaux qui coulent vers l'Ouest s’assèchent et leurs sources sont empoisonnées, et mon pouvoir se retire de la terre ; car telle est la puissance de Melkor que les Elfes et les Hommes se font aveugles et sourds à mon égard. Et maintenant la Malédiction de Mandos est proche de se réaliser, et toutes les œuvres des Noldor vont périr, et toutes les espérances qu'ils ont fondées, s’écrouler. Ne reste qu'un ultime espoir, un espoir qu'ils n’ont pas prévu et n’ont pas préparé. Et cet espoir tient en ta personne ; car tel est mon choix. [...]
À présent va, dit Ulmo, de peur que la Mer ne te dévore. Car Ossë obéit aux volontés de Mandos, et le voilà en grand courroux, étant serviteur de la Malédiction. »
« Je ferai selon ton désir, dit Tuor, mais si j’échappe à la Malédiction, quelle parole porterai-je à Turgon? »
« Si tu parviens jusqu’a lui, répondit Ulmo, alors les mots naîtront d’eux-mêmes en ton esprit, et ta bouche parlera comme j’aurais moi-même parlé. Ne crains rien et parle ! Et désormais fais ce que t’inspire ton cœur valeureux.
La Chute de Gondolin, pp.128-129
Comme je le relevais ailleurs, cette « voix secrète » n'est pas sans rappeler la « petite voix » du Conseil d'Elrond.
Ainsi, lorsque Tuor se révèle pour ce qu'il est — envoyé :
Alors Voronwë et tous ceux qui se tenaient alentour contemplèrent de nouveau Tuor avec émoi, frappés de stupeur par ses paroles et par sa voix. Et Voronwë crut entendre la voix puissante qui appelle de très loin. Quant à Tuor, il lui semblait qu'il s'écoutait parler comme si quelqu'un d'autre parlait par sa bouche.
La Chute de Gondolin, p.153
Ainsi, les deux cousins Tuor et Túrin, tous deux vaillants, tous deux éduqués par les Eldar, tous deux mis sur la route par Gelmir et Arminas, etc., opéreront des choix, pour une issue tantôt salutaire (Tuor) tantôt funeste (Túrin). Certes, la « Fatalité » s'est davantage acharnée sur le second. Mais on peut aussi entendre que la Fatalité s'acharne d'autant plus là où « les Elfes et les Hommes se font aveugles et sourds » ...
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« Ainsi en sera-t-il tant que je dure », « une voix secrète qui ne se taira point », « me voici diminué [...] et mon pouvoir se retire de la terre », « Ne crains rien et parle ! », woaow, j'avais oublié combien j'aime Ulmo...
Assurément, on retrouve le même schéma qu'au Conseil d'Elrond, avec la divinité qui parle à travers l'instrument qui a été choisi et qui s'offre librement comme tel.
S.
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En passant :
Dans la discussion sur la roue de feu, Stéphanie a cette belle formulation pour concilier le dessein d'Eru avec la liberté de Ses Enfants :
Je vais parler surtout en temps que musicienne ;-) : si la partition est écrite, rien n'empêche celui qui l'exécute d'introduire ses choix dedans. Je m'explique : face à une partition, l'interprète peut choisir d'appuyer telle ou telle note, de faire un trémolo ici et non là, d'introduire un léger 'flottement' à tel endroit alors que rien n'est indiqué sur sa feuille, et tout cela en fonction de ce qu'il aura compris de la phrase musicale. Il en est, je pense, de même avec la Musique d'Eru : les habitants du monde créé par Eru sont inclus dans la partition, chacun à sa voix à jouer. Mais chacun peut décider de sa façon de la jouer, et c'est là que le choix est possible.
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J'aimerais maintenant me pencher davantage sur la notion de liberté en elle-même dans le Légendaire.
Alors il va sans dire que je ne suis pas en mesure de relire le Légendaire en entier et que je suis contraint de me contenter d'un échantillon pour ma relecture.
Il s'agira, essentiellement, des textes de Morgoth's Ring, qui me paraissent les plus susceptibles d'éclairer ce genre de question, et, de façon incidente, de quelques inédits parus dans Vinyar Tengwar et Parma Eldalamberon. Peut-être pourrai-je y ajouter ma relecture en cours du SdA. J'y associerai en tout cas les Lettres, bien entendu.
La première chose qui m'apparaît est que la notion de liberté en générale, et de libre arbitre en particulier, recouvrent plusieurs notions, différentes quoique liées entre elles :
la liberté du Créateur (qui est la seule liberté « entière » et qui fixe le destin des autres libertés) ;
la liberté du subcréateur (qui est le libre arbitre) ;
la liberté vis-à-vis du Bien (qui, à la suite de Melkor, entend (sub)créer ses thèmes indépendamment d'Eru) ;
la liberté vis-à-vis du Mal (c'est toute la problématique relative au Marrissement d'Arda posée par les Valar et les Eldar) ;
Je vais donc essayer (prochainement) de les passer en revue.
Jérôme
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La liberté du Créateur
Les sens plus communs et immédiats de la liberté désignent habituellement un « état d'indépendance, d'autonomie par rapport aux causes extérieures » ou encore l'« état de ce qui ne subit pas de contrainte » (Grand Robert de la Langue Française). Cela s'applique suffisamment bien, dans une première approche, à l'Unique, « l'Artiste suprême et l'Auteur de la Réalité » (Lettres, n°89 p.149), « seule Volonté, seul Agent qui soit totalement libre » (Lettres, n°156 p.291).
La création est elle-même expression de la liberté d'Eru (ainsi que de Son autorité et de Sa bonté). Les Valar, en effet, « sont, devrions-nous dire, des puissances angéliques, dont la fonction est d'exercer l'autorité qui leur est déléguée dans leurs domaines (pour diriger et gouverner, non pour créer, former ou re-former) » (Lettres, n°131 p.211) et, « bien que ce soient de puissants “subcréateurs” [...] ils ne peuvent modifier de leur propre volonté quelque disposition fondamentale » (Lettres, n°153 p.276). Eru fait usage de sa liberté à chacune des étapes de la Création, ainsi que le Commentaire de l'Athrabeth le précise :
a. La création des Ainur.
b. La communication par Eru de son Dessein aux Ainur.
c. La Grande Musique, qui était comme une répétition (rehearsal), et demeurait à l’étape de la pensée ou de l’imagination.
d. La “Vision” d’Eru laquelle à nouveau n’était qu’une préfiguration (foreshowing) des possibles, et qui était incomplète.
e. L’Accomplissement (Achievement), qui se poursuit encore.
Les Eldar soutenaient qu'Eru était libre à toutes les étapes.
HoMe X, p.336
Le fait que l'Accomplissement du Dessein d'Eru se poursuive encore renvoie à l'« Oienkarmë Eruo (l'ouvrage perpétuel de l'Unique), que l'on pourrait rendre par “La divine direction du Drame” » (HoMe X, p.329), et donc, en lien avec ce que nous avons vu plus haut, au Destin (fate) Umbar du Monde Ambar, lequel est finalisé par cet Accomplissement qui se poursuit encore. Le fait que le Conte d'Arda soit finalisé apparaît régulièrement, depuis l'Ainulindalë qui souligne que par l'opération des Hommes « le monde serait alors achevé en forme et en acte, et toutes les choses accomplies des plus grandes aux plus petites » (HoMe X, p.36), jusqu'à l'Athrabeth où les Hommes apparaissent comme « les garants d’un accomplissement intégral » (HoMe, p.318), en passant par le Quenta Silmarillion, où les Eldar réfléchissent à « l'accomplissement d'“Arda Guérie” » (HoMe X, p.251).
Ce faisant, on voit qu'Eru fixe à la fois la possibilité et les limites (ou les conditions, ou encore la nature) de la liberté de ses créatures. D'une part, parce que la réalité du monde et des êtres du monde suppose qu'il y ait en leur sein « la Flamme Impérissable », c'est-à-dire « l'activité Créatrice d'Eru [...] par laquelle les choses pouvaient recevoir une existence “réelle” et indépendante (bien que dérivée et créée). [...] Cela renvoie [...] au mystère de la “condition d'auteur” (authorship), par laquelle l'auteur, tout en demeurant “au dehors” et indépendant de son œuvre, y “habite” aussi, sur son plan dérivé, [...] comme la source et la garantie de son être (being) » (HoMe X, p.345). Cela renvoie aussi à la doctrine de saint Thomas d'après laquelle l'effet de réalité, « Dieu le produit dans les choses non seulement quand elles commencent à être, mais aussi longtemps qu’elles sont maintenues dans l’être » (Somme Théologique, Ia pars, q.8, a.1). D'autre part, parce que la liberté des êtres créés s'inscrira à l'intérieur du Dessein dont ils vont dépendre. Eru est « l'Autorité qui a décrété (ordained) les Règles » (Lettres, n°156, p.288). Ainsi qu'il l'a dit au plus puissant des Ainur : « on ne peut jouer un thème qui ne prend pas sa source ultime en moi, [et] nul ne peut changer la musique malgré moi. Celui qui le tente n'est que mon instrument pour concevoir des merveilles qu'il n'aurait pas imaginées lui-même ! » (SCLI, p.10, trad. modifiée). Et c'est pourquoi — on y reviendra dans la partie sur la liberté des subcréateurs — « le libre arbitre ne procède pas de nous et ne fonctionne que dans certaines circonstances ; mais afin qu'il puisse exister, il est nécessaire que l'Auteur s'en porte garant, quoi qu'il advienne [:] il n'arrête pas les péchés en actes et leurs conséquences, ni ne les frappe d'“irréalité” » (Lettres, n°153 p.278). Là encore, on retrouve la doctrine de l'Aquinate : « puisque la volonté de Dieu est cause universelle à l’égard de toutes choses, il est impossible que la volonté de Dieu n’obtienne pas son effet. C’est pourquoi, ce qui semble s’écarter de la divine volonté dans un certain ordre y retombe dans un autre » (Somme Théologique, Ia pars, q.19, a.6) (*).
Voilà pourquoi le Conte d’Arda manifeste une harmonie, qui se déploie depuis les « les Halles Intemporelles » (HoMe X, p.14) d’Eru, et qui, à l’intérieur du Temps, s’exprime dans certains hasards — « si hasard tu l’appelles » (SdA, I.7) — ou dans ces « étranges exceptions à toutes les règles et ordonnances qui semblent surgir dans l’Histoire de l’Univers, et montrent le Doigt de Dieu, seule Volonté, seul Agent qui soit totalement libre » (Lettres, n°156, p.291). Il en résulte une dépendance des Incarnés comme des Puissances Angéliques au Dessein de l’Unique, dépendance qui, toutefois, n’est pas servitude : si la partition est fixée de toute éternité, son exécution dépend des protagonistes du Conte, pour reprendre l'image de Stéphanie. Là encore, on y reviendra dans la partie suivante. Mais, d'emblée, il suffit de se rappeler des moments cruciaux de la Quête de l'Anneau. Elrond, s’adressant au Conseil, estime « qu’on a voulu que ce soit nous, qui siégeons ici, et nuls autres que nous, qui devions chercher conseil face au péril du monde » (SdA, II.12), tout comme Gandalf, s’adressant à Frodo, estime qu’« on a voulu que Bilbo trouve l’Anneau […]. Auquel cas, on a voulu aussi que vous l’ayez. Et c’est peut-être là une pensée encourageante » (SdA, I.2). Et lorsque, à la Fin de ce Conseil « appelé » à « méditer » une « destinée », Frodo prononce une « sentence (doom) qu’il avait longtemps pressentie », il le fait « étonné d’entendre ses propres mots, comme si quelque autre volonté se servit de sa petite voix » (SdA, II.12). Gandalf l'avait dit juste avant en réponse à Bilbo : « nul ne saurait prétendre commencer quoi que ce soit, comme vous le savez fort bien à présent » (ibid.).
Dans cette « mythologie monothéiste mais “sub-créative” » (Lettres, n°181 p.334) :
L'Unique conserve l'autorité ultime et (ou cela paraît tel, lorsqu'on le voit dans le temps sériel) se réserve le droit de faire intervenir le doigt de Dieu dans l’histoire : c'est-à-dire, de produire des réalités que l’on ne pourrait déduire même à partir d’une connaissance exhaustive du passé qui les a précédées, mais qui étant réelles deviennent à partir de ce moment-là partie intégrante du passé réel (définition possible du « miracle »). Selon la fable, les Elfes et les Hommes ont été les premières de ces interventions, effectuées en effet alors que « l’histoire » n'était encore qu'une histoire et non encore « réalisée » ; par conséquent, ils n'ont été en aucune manière conçus ou créés par les dieux, les Valar, mais étaient appelés les Eruhíni, ou « Enfants de Dieu », et représentaient pour les Valar un élément imprévisible : c’est-à-dire qu’ils étaient des créatures rationnelles dotées d’un libre arbitre en relation avec Dieu, du même rang historique que les Valar, bien que d’un pouvoir spirituel et intellectuel, et d’un statut, nettement moindres.
Lettres, n°181 p.334
La suite du passage du Commentaire de l'Athrabeth donné supra vient en écho :
Il montra cette liberté dans la Musique lorsqu’Il introduisit, après la survenue des discordes de Melkor, les deux nouveaux thèmes, qui représentaient la venue des Elfes et des Hommes, lesquels n’étaient pas dans sa première Communication. Ainsi, Il peut très bien, dans l’étape 5, introduire directement des choses qui n’avaient pas leur place dans la Musique et qui, de ce fait, ne seront pas réalisés par le biais des Valar. Cela étant, il est généralement correct de considérer Eä comme étant réalisé à travers leur médiation.
HoMe X, p.336
Mais toujours, bien sûr, la liberté d'Eru exprime son Dessein :
Cependant, les ajouts d’Eru ne sont pas « étrangers » mais s’adaptent à la nature et aux caractéristiques d’Eä et de ceux qui y demeurent ; ils pourront rehausser le passé et en enrichir le but et le sens, mais ils le contiendront et ne le détruiront pas.
HoMe X, p.336
L'Athrabeth et son Commentaire en donnent une illustration : la modification du destin (de la condition) de Beren et Lúthien, qui furent tous deux renvoyés en Beleriand en tant que mortels, alors que le premier était tué et la seconde de race elfique, une chose « qui doit avoir été faite à la permission expresse d'Eru », et même faire partie de ces « exceptions (à cause de la “liberté d'Eru”) » (HoMe X, p.340), lesquelles exceptions ont précisément à voir avec l'accomplissement de « quelque but précis du Destin (Doom) » (HoMe X, p.324) — celui-là même dont Thingol « perçut [qu'il] ne pourrait être contrarié par aucun pouvoir en ce monde » (SCLI, p.186) : « le fait que le sang elfique entre dan l'Humanité est présenté comme une partie du Plan Divin d'ennoblissement du Peuple Humain, destiné depuis l'origine à remplacer les Elfes » (Lettres, n°153 p.277).
Si nous revenons au début de la Quête de l'Anneau, la prédiction de Gandalf rassemble à la fois la liberté d'Eru d'accomplir son Dessein, le sort (fate) des Incarnés, et leur libre arbitre :
Car même les plus sages ne peuvent percevoir toutes les fins. J'ai peu d'espoir que Gollum puisse être guéri avant sa mort, mais cela n'est pas exclu. Et son sort (fate) est lié à celui de l'Anneau. Mon cœur me dit qu'il lui reste encore un rôle à jouer, pour le meilleur ou pour le pire, avant la fin ; et quand la fin viendra, la pitié de Bilbo pourrait décider du [sort] (may rule the fate) d'un très grand nombre — à commencer par le vôtre.
SdA, I.2
Car « le pouvoir de miséricorde ne nous est que délégué et est toujours exercé, avec ou sans notre coopération, par l'Autorité Suprême » (Lettres, n°113 p.186) ; c'est bien « en raison d’une “grâce” » que « le “salut” du monde et le propre “salut” de Frodo sont permis par la pitié et le pardon qu’il avait précédemment accordés » (Lettres, n°181 p.332).
Nous pourrions prendre bien d'autres exemples. Ainsi de Gandalf, notamment lorsqu'il périt par « sacrifice » : « c'était faire preuve d'humilité et d'abnégation, en conformité avec les “Règles” [:] il s'en remettait à l'Autorité qui avait décrété (ordained) les Règles, et renonçait à son espoir personnel de succès ». Or, c'était là « ce que [...] l'Autorité désirait » : « Gandalf s'est donc sacrifié, a été accepté et rendu plus fort, et il est revenu ». Tandis que son envoi en Terre du Milieu correspondait à « un plan dicté par la simple prudence des Valar angéliques, [...] l'Autorité avait repris ce plan, et l'avait développé au moment où il avait échoué » (Lettres, n°156 pp.288-289).
Ce que l'on observe, c'est que la liberté d'Eru exprime son Dessein. Elle en constitue sa garantie.
Le mystère est alors que la liberté d'Eru constitue à la fois la garantie de son Dessein et la garantie de la liberté des Incarnés : qu'il s'agisse de celle de Frodo ou de celles de Gandalf ou de Beren et Lúthien, ceux-ci s'accordent librement au Dessein d'Eru.
Bien sûr, la liberté de ces subcréateurs, qui rencontre la liberté du Créateur, tout en lui étant apparentée, n'est pas du même ordre.
Une réflexion de Finrod peut en donner un aperçu, où le roi eldarin réfléchit à la surprise et à l'émerveillement gardés en réserve par Eru pour ses Enfants :
Ou encore, puisque Eru est libre pour toujours, peut-être n’a-t-il point conçu de Musique ni montré de Vision au-delà d’un certain point. Au-delà de ce point, nous ne pouvons voir ou savoir, sinon en y arrivant par nos propres chemins, que nous soyons Valar, Eldar, ou Hommes.
Comme un maître dans l’art de conter peut tenir secret, jusqu’à ce qu’il survienne en temps voulu, le dénouement suprême. En fait, ce dénouement peut, dans une certaine mesure, être deviné par ceux d’entre nous qui auront écouter de tout leur cœur et de tout leur esprit ; et c’est du reste ce que le conteur souhaiterait. En aucun cas donc la surprise et l’émerveillement produits par son art ne seront-ils diminués, car ainsi nous participons, en quelque sorte, à sa condition d’auteur (authorship). Alors qu’il n’en serait pas ainsi si tout nous était raconté dans une préface, avant même que nous pénétrions dans l’histoire.
HoMe X, p.319
Ce qui permet de faire le lien avec la suite ...
(quel talent )
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(*) Je suis ici débiteur du travail impressionnant réalisé par Jonathan S. MacIntosh, que j'avais évoqué plus haut.
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Oh l'autre hé, qui se complimente et ne nous laisse même pas le temps de le louer pour ses belles traductions, ses liens tissés entre les textes et cette nouvelle avancée dans l'exploration de la Question du fuseau. Merci Yyr, et bravo : quel talent :)
S.
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Hi ! Hi ! Merci :)
En lien avec les questions de traduction soulevées par la distribution des termes fate et doom, j'ai édité deux de mes précédents messages, ici et là, pour faire ressortir le jeu complémentaire entre les termes.
Et je remarque que l'on retrouve bien à nouveau cette complémentarité dans mon post précédent : la liberté de « l'Autorité suprême » qui a établi « les Règles » se laisse deviner derrière « quelque but précis du Destin (Doom) », et pourra notamment, à travers la pitié de Bilbo puis celle de Frodo, « [gouverner le sort] (fate) d'un très grand nombre ».
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Excursus : la toute-puissance du Créateur
En commençant à travailler à la suite, je me rends compte de l'utilité préalable d'un petit excursus.
On a vu qu'Eru est « totalement libre » et que Sa liberté exprimait toujours Son Dessein et s'exprimait de façon toujours harmonieuse, dans l'Ainulindalë comme dans le déroulement effectif du Conte d'Arda. On pourrait creuser un peu et se demander : la liberté du Créateur admet-elle des limites ? S'Il est à la fois libre et omnipotent, peut-il tout faire ? Et que veut dire alors « tout faire » ?
Cette question fut âprement débattue au Moyen-Âge où, si tous s'accordaient à reconnaître, comme ici, que la Volonté de Dieu est libre de façon absolue, des désaccords survinrent quant à ce que cela signifiait.
Pour saint Thomas, Dieu peut tout ce qui est possible, et il s'agit de cerner ce possible. Il le fait au niveau logique (il n'est pas possible d'être et de ne pas être sous le même rapport), au niveau ontologique (est possible tout ce qui peut répondre à la notion d'être), et au niveau théologique (ce qui peut répondre à la notion d'être est déterminé par l'être divin lui-même). L'emboîtement conduit à concevoir que : pour saint Thomas, si Dieu peut tout ce qui est possible, ce qui est possible est fonction de ce que Dieu est. Or, Dieu n'est pas seulement (il n’est pas seulement « l'être en lui-même »), il est aussi sagesse et bonté. C'est pourquoi l'être divin détermine le possible de façon conforme à sa sagesse et à sa bonté, ce qui, par ailleurs, implique la beauté, de par le lien nécessaire entre ce dernier et le bien. La puissance divine, ou les effets de la puissance divine, expriment donc comme une loi éternelle qui provient de la perfection de l'être même de Dieu. Autrement dit : « ce qui est possible et donc créable par Dieu est tout ce qui a Dieu pour fin, but ou accomplissement » (J. S. McIntosh). Ou encore : « la puissance n'est pas d'abord et avant tout une potentia absoluta sans autre limite qu'elle-même ; elle est plutôt la capacité à communiquer pleinement le bien, sans diminution » (B. T. Coolman). Enfin, si la puissance de Dieu s'exprime dans la Création dans un ordre de choses fixe, sa liberté fait qu'Il n'est pas restreint à cet ordre et aurait pu / pourrait en établir un autre. Mais un autre ordonnancement de sa puissance exprimerait toujours la même loi éternelle (le possible fonction de ce que Dieu est) — c'est la distinction entre « puissance absolue » (potentia absoluta) et « puissance ordonnée » (potentia ordinata) de Dieu (*).
Pour Occam, il découle du contraste entre la simplicité de l'essence divine et la multiplicité des idées divines que la puissance de Dieu n'est pas identique à la nature de Dieu. C'est pourquoi les idées de ce que Dieu a le pouvoir de créer n'auront pour limite que le seul principe logique de non contradiction, tandis que la « possibilité » des possibles ne réside pas dans la nature de Dieu mais dans celle de sa créature : « au lieu que la puissance et (ce qui revient au même pour l'Aquinate) l'essence de Dieu déterminent la base du possible, pour Occam la puissance de Dieu se mesure par une possibilité logique déterminée extrinsèquement » (J. S. McIntosh). Tandis que, pour saint Thomas, la bonté, la sagesse, la justice et la beauté de la puissance ordonnée de Dieu manifestent la loi de la puissance absolue de Dieu, pour Occam, c'est une possibilité logique abstraite qui devient la mesure de la puissance absolue de Dieu, laquelle mesure en retour sa puissance ordonnée avec, à l'égard de cette dernière, le rejet de l'essence divine ou de toute causalité finale nécessaire au sein de l'ordre créé. Dans ce cadre, la liberté de Dieu consiste non seulement à pouvoir choisir un autre ordre des choses, mais encore à pouvoir le choisir indépendamment de toute loi éternelle (provenant de sa nature), et donc de tout « Bien » autre que ce que Dieu veut, qui devient juste et bon parce que et uniquement parce qu’il le veut (**).
Eh bien, la conception tolkienienne de la subcréation, et donc de la Création (« nous créons toujours selon la loi au sein de laquelle nous sommes créés », Faërie, p.117), interroge de façon pertinente la discussion médiévale.
La Création, dans le Conte d'Arda, se loge aisément dans la théologie de saint Thomas, puisque Eru est le Grand Auteur qui « tout en demeurant “au dehors” et indépendant de son œuvre, y “habite” aussi, sur son plan dérivé, [...] comme la source et la garantie de son être », une œuvre où l'« on ne peut jouer un thème qui ne prend pas sa source ultime en [Lui] » et dont on attend un « accomplissement », c'est-à-dire où les choses, dont l'existence est « dérivée », devront être « achevées en forme et en acte ». Où encore les interventions « surnaturelles », c'est-à-dire « les ajouts d’Eru, ne sont pas “étrangers” mais s’adaptent à la nature et aux caractéristiques » de l'ordre du monde — selon la « puissance ordonnée » de Dieu, pour reprendre la terminologie scolastique. Où enfin, et surtout, ledit accomplissement des choses y est produit par la pitié, c'est-à-dire, par « le pouvoir de miséricorde [qui] ne nous est que délégué et est toujours exercé [...] par l'Autorité Suprême » : on pourrait y lire mot pour mot le Docteur Angélique qui, concluant sur la sagesse qui caractérise la puissance de Dieu, termine en disant qu'« en toute œuvre de Dieu apparaît donc, comme sa racine première, la miséricorde. La vertu de ce principe se retrouve dans tout ce qui en dérive, et même là elle agit plus fortement, comme la cause première a une influence plus forte que la cause seconde » (ST Ia.21.4).
La Création dans le Conte d'Arda apparaît en revanche aux antipodes du nominalisme d'Occam, qui se trouve entièrement réfuté par l'Ainulindalë. La Musique des Ainur n'est qu'« une interprétation de l'esprit de l'Unique » (Lettres, n°212 p.40). Et lorsque les Ainur s'émerveillent de la Vision, chacun d'entre eux pourra y trouver « toutes ces choses qu'il semblerait avoir lui-même inventé ou apporté (all those things which it may seem that he himself devised or added) » (Ainulindalë). La recherche par Melkor de la Flamme Impérissable « dans le Vide », c'est-à-dire au-delà de l'essence divine, pour pouvoir amener à l'existence d'autres possibles, est un échec, parce que « le Feu [...] était avec Ilúvatar » (Ainulindalë). Son entêtement introduira lors dans la Musique, non pas une autre musique, un autre « possible », mais « des altérations » (Lettres, n°212 p.40), qui ne seront elles-mêmes, en fin de compte, « qu'une part de l'ensemble, tributaires de [la] gloire [d'Ilúvatar] » (Ainulindalë).
Il peut être utile de signaler quelques formulations tolkieniennes qui pourraient, à première vue, paraître plus ambivalentes. C'est le cas dans sa réponse aux commentaires de Peter Hastings, qui regrettait certaines libertés métaphysiques prises par Tolkien, tout spécialement avec la possibilité de réincarnation chez les Elfes. Certains éléments de réponse, notamment le fait de ne donner comme limites à la tâche du subcréateur (presque) que « les lois de la contradiction » (Lettres, n°153 p.277), de même que la conception d'un « pouvoir essentiel de la Faërie » à même de rendre effectives les visions de la Fantaisie par la seule « volonté » (Faërie, p.78), Fantaisie fondée sur « une reconnaissance du fait, mais non un esclavage à son égard » (Faërie, p.117), pourraient évoquer de prime abord le Dieu volontariste d'Occam. En fait, et Jonathan McIntosh l'a montré en détail, Tolkien, en ces endroits, ne se limite pas au seul principe de non contradiction : « l'humilité et la conscience du danger sont [aussi] nécessaires » (Lettres, n°153 p.277) ; les visions de la fantaisie commandées par la seule volonté « ne sont pas toutes belles ni même saines, en tout cas pas les fantaisies de l'Homme déchu » (Faërie, p.78). Et lorsque Tolkien dit que, d'après lui, « se libérer “des chemins qu'on sait que le créateur a déjà suivis” est la fonction fondamentale de la “subcréation” », c'est là « un hommage à l'infinité de Sa variété potentielle, et en fait l'une des façons qui La révèlent » (Lettres, n°153 p.269). En réalité, on retrouve ni plus ni moins la distinction entre « puissance absolue » et « puissance ordonnée » de Dieu : Tolkien voit dans le privilège (et le péril) du subcréateur d'imiter le Créateur la faculté d'imaginer un autre ordonnancement « possible » des choses, c'est-à-dire toujours selon la même puissance absolue et la même loi éternelle dont découle nécessairement la Création : la sagesse et la bonté du Créateur. L'« hommage à l'infinité de Sa variété potentielle » nous renvoie par ailleurs au « grand Artefact », la Création, qui est « cette lumière réfractée issue d’un blanc unique qui le traverse pour se fragmenter en de nombreuses couleurs, sans cesse recomposée en formes vivantes passant de l’esprit à l’esprit » (« Mythopoeia », trad. Sosryko ;)). Pour une perspective nominaliste, ce serait au contraire vers la description du blanc par Saruman qu'il s'agirait de se tourner (cf. « Les couleurs du Monde », in Pour la gloire de ce monde) (***).
Enfin, il n'est pas anodin que le point d'achoppement que constituait ici la réincarnation des Elfes ait finalement été abandonné, en raison, précisément, de diverses « injustices » qui pouvaient en découler, c'est-à-dire qu'elle ne pouvait pas faire partie des « possibles » qui découlent de la sagesse et de la bonté du Créateur (†).
Ainsi, pour saint Thomas, l'hypothèse d'après laquelle Dieu peut agir ou faire autrement que ce que l'on constate était valable pourvu qu'elle fût située dans un contexte ordonné, de telle sorte que l'actualisation de cette hypothèse se révélât juste et sage. La subcréation, d'après Tolkien, n'est rien d'autre que cela. Pour l'un comme pour l'autre, « chaque monde possible est un monde ordonné, un monde organisé et gouverné d'après une règle ou loi, et donc un monde reflétant la justice, la sagesse et la bonté de son Créateur, réel ou supposé » (J. S. McIntosh). Pour l'un comme pour l'autre également, « le “thème” de la création est le don de l'ensemble, engagé dans des possibilités infinies [...]. Présent dans toutes ses modifications, une fois donné le voici recouvré tout entier, non pas comme le Même mais comme reconnaissance, tel un nouveau don du don. Comme ce qui est remémoré et comme ce qui, en conséquence, est inventé. La vérité du thème se révèle dans son déploiement pour toujours » (D. B. Hart, The beauty of the Infinite: The Aesthetics of Christian Truth, cité par J. S. McIntosh ; voir aussi sr Marie-Élisabeth, « Au-delà des Cercles du Monde », in Pour la gloire de ce monde).
(C'est peu dire que je suis le débiteur du travail remarquable de Jonathan McIntosh)
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(*) Les références du Docteur Angélique, dans l'ordre des arguments de la synthèse faite supra :
Dieu est dit tout-puissant parce qu’il peut tout le possible absolument parlant [...]. Or on dit une chose possible ou impossible absolument d’après le rapport des termes : possible, parce que le prédicat ne contredit pas le sujet, par exemple que Socrate s’assoie ; impossible absolument, parce que le prédicat est incompatible avec le sujet, par exemple que l’homme soit un âne. [...] Ce qui est exclu de la notion de possible absolu soumis à la puissance divine, est ce qui implique en soi simultanément l’être et le non-être. En effet, cela n’est pas soumis à la toute-puissance, non à cause d’un défaut de cette puissance divine, mais parce qu’il ne peut avoir raison de faisable et de possible. Ainsi, tous les objets qui n’impliquent pas contradiction sont compris parmi ces possibles à l’égard desquels Dieu est dit tout-puissant. Quant aux objets qui impliquent contradiction, ils ne sont pas compris dans la toute-puissance divine, parce qu’ils ne peuvent pas avoir raison de possible. Pour cette raison il convient de dire d’eux qu’ils ne peuvent pas être faits, plutôt que de dire : Dieu ne peut pas les faire.
Somme Théologique, Ia.25.3
Tout ce qui peut répondre à la notion d’être se trouve contenu dans le possible absolu, à l’égard duquel Dieu est dit tout-puissant.
Somme Théologique, Ia.25.3
L’être divin, sur quoi se fonde la raison formelle de puissance divine, est un être infini et non limité à quelque genre de l’être, car il possède en soi par avance la perfection de tout l’être.
Des effets limités [ceux de la Créations] procèdent de Son infinie perfection, selon la détermination que leur imposent Sa volonté et Son intelligence.
Somme Théologique, Ia.25.3 + Ia.19.4
Dieu ne peut pas faire quelque chose qui ne soit pas conforme à sa sagesse et à sa bonté. [...] De même, quoi qu’il fasse dans les créatures, il le fait toujours selon l’ordre et la mesure convenables ; c’est en quoi consiste la raison de justice. Et ainsi est-il nécessaire qu’en toute œuvre de Dieu se rencontre la justice. [Par ailleurs,] l’œuvre de la justice divine présuppose toujours une œuvre de miséricorde et se fonde sur elle. Car rien n’est dû à la créature, si ce n’est en raison de quelque chose qui préexiste en elle, ou que l’on considère tout d’abord en elle ; et si cela est dû à la créature, ce sera en raison d’un présupposé encore antérieur. Ne pouvant aller ainsi à l’infini, on doit arriver à quelque chose qui dépend de la seule bonté de la volonté divine, laquelle est la fin ultime. Comme si l’on disait qu’avoir des mains est dû à l’homme en vue de son âme raisonnable ; avoir une âme lui est dû pour qu’il soit un homme, mais être un homme, cela n’a pas d’autre raison que la bonté divine. En toute œuvre de Dieu apparaît donc, comme sa racine première, la miséricorde. La vertu de ce principe se retrouve dans tout ce qui en dérive, et même là elle agit plus fortement, comme la cause première a une influence plus forte que la cause seconde.
Somme Théologique, Ia.21.4
Le beau et le bien, considérés dans le réel, sont identiques parce qu’ils sont fondés tous deux sur la même réalité qui est la forme. De là vient que le bon est loué comme beau. Mais ces deux notions n’en diffèrent pas moins en raison. Le bien concerne l’appétit, puisque le bien est ce vers quoi tend tout ce qui est, et il a raison de fin, car l’appétit est une sorte d’élan vers la chose même. Le beau, lui, concerne la faculté de connaissance, puisqu’on déclare beau ce dont la vue cause du plaisir. Aussi le beau consiste-t-il dans une juste proportion des choses, car nos sens se délectent dans les choses proportionnées qui leur ressemblent en tant qu’ils comportent un certain ordre, comme toute vertu cognitive. Et parce que la connaissance se fait par assimilation, et que la ressemblance concerne la forme, le beau, à proprement parler, se rapporte à la cause formelle.
Somme Théologique, Ia.5.4
La bonté divine est une fin qui dépasse hors de toute proportion les choses créées. En conséquence, la sagesse divine n’est pas restreinte à un ordre de choses fixe, tellement qu’il ne puisse découler d’elle un ordre différent. Il faut donc dire purement et simplement que Dieu peut faire autre chose que ce qu’il fait. [...] Alors, puisque sa volonté n’est pas déterminée nécessairement à ceci ou à cela, [...] et puisque, nous venons de le dire, la sagesse de Dieu et sa justice ne sont pas déterminées à tel ordre de choses, rien n’empêche qu’il y ait en la puissance de Dieu quelque chose qu’il ne veut pas et qui n’est pas compris dans l’ordre qu’il a imposé aux choses. [...] [Ainsi] ce qu’on attribue à la puissance considérée seule sera dit au pouvoir de Dieu selon sa puissance absolue (potentia absoluta) et nous avons reconnu tel tout ce en quoi la raison d’étant peut se trouver. Mais pour ce qu’on attribue à la puissance divine comme exécutrice du vouloir de la volonté juste, on dit que Dieu peut le faire de puissance ordonnée (potentia ordinata). Donc, selon cette distinction, nous devons dire que Dieu peut, de puissance absolue, faire autre chose que ce qu’il a prévu et préordonné qu’il ferait ; et cependant il est impossible qu’il fasse réellement des choses qu’il n’aurait pas prévu et préordonné devoir faire. Car le faire est soumis à la prescience et à la préordination, mais non pas le pouvoir, qui, lui, appartient à la nature. Ainsi donc, Dieu fait quelque chose parce qu’il le veut ; mais s’il peut le faire, ce n’est pas parce qu’il le veut, c’est parce que telle est sa nature.
Somme Théologique, Ia.25.5
(**) Par exemple :
[Occam] se refusait à concevoir des corps physiques qui eussent une causalité efficiente propre, parce que l’existence d’un ordre autonome des choses, ou ordre de nature, aurait assigné des limites […] à la puissance arbitraire de Dieu. D’où la conception occamiste d’un monde dans lequel la combustion survient après le feu, mais pas nécessairement à cause du feu, puisque Dieu pourrait avoir décrété une fois pour toutes qu’il créerait lui-même de la chaleur dans les morceaux de bois ou de papier, à chaque fois que le feu serait présent dans le papier ou le bois. Qui pourrait nous prouver qu’à cet instant même, Dieu ne fait pas précisément cela ? [D’où] au sommet du monde, un Dieu dont le pouvoir absolu ne connaît aucune limite, pas même celle d’une nature stable, dotée d’une nécessité et d'une intelligibilité propres. Entre la volonté de ce Dieu et les individus sans nombre qui coexistent dans l’espace, ou qui se succèdent pour s’évanouir dans le temps, il n’y avait strictement rien. […] Au lieu d'être la source éternelle de cet ordre concret d’intelligibilité et de beauté que nous appelons la nature, le Dieu d’Occam était expressément destiné à débarrasser le monde de la nécessité d’avoir un sens propre.
É. Gilson, L’unité de l’expérience philosophique, Fontgombault, 2016, pp.81-83
[Occam] suggér[ait] que Dieu, par exemple, aurait pu sauver le genre humain par l'intermédiaire d'un âne, ou faire en sorte que la loi morale requiert plutôt qu'elle ne défende le meurtre, ou accepter pour l'éternité un individu dépourvu de tout rapport à la grâce, ou encore faire qu'il soit méritoire pour un individu de haïr Dieu, et ainsi de suite.
J. S. McIntosch, The Flame Imperishable, p.105
(***) On trouve en revanche chez Chesterton une vision du monde dont, n'eût été la poésie, la métaphysique recoupait véritablement celle d'Occam (et plus directement encore Hume) ...
We have always in our fairy tales kept this sharp distinction between the science of mental relations, in which there really are laws, and the science of physical facts, in which there are no laws, but only weird repetitions [...] The only words that ever satisfied me as describing Nature are the terms used in the fairy books, “charm,” “spell,” “enchantment.” They express the arbitrariness of the fact and its mystery. A tree grows fruit because it is a MAGIC tree. Water runs downhill because it is bewitched. The sun shines because it is bewitched. [...] But the repetition in Nature seemed sometimes to be an excited repetition, like that of an angry schoolmaster saying the same thing over and over again. The grass seemed signalling to me with all its fingers at once; the crowded stars seemed bent upon being understood. The sun would make me see him if he rose a thousand times. The recurrences of the universe rose to the maddening rhythm of an incantation, and I began to see an idea. [...] Because children have abounding vitality, because they are in spirit fierce and free, therefore they want things repeated and unchanged. They always say, “Do it again”; and the grown-up person does it again until he is nearly dead. For grown-up people are not strong enough to exult in monotony. But perhaps God is strong enough to exult in monotony. It is possible that God says every morning, “Do it again” to the sun; and every evening, “Do it again” to the moon. It may not be automatic necessity that makes all daisies alike; it may be that God makes every daisy separately, but has never got tired of making them. It may be that He has the eternal appetite of infancy; for we have sinned and grown old, and our Father is younger than we. The repetition in Nature may not be a mere recurrence; it may be a theatrical ENCORE.
G. K. Chesterton, « the Ethics of Elfland »
... Sauf pour ce qui concerne l'éthique :
Well, you can imagine any mad botany or geology you please.… But don’t fancy all that frantic astronomy would make the smallest difference to the reason and justice of conduct. On plains of opal, under cliffs cut out of pearl, you would still find a notice-board, “Thou shalt not steal”.
G. K. Chesterton, « the Blue Cross »
(plus de traduction, là, il faut vraiment que je me couche ;))
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[ÉDIT :]
(†) En synthèse :
L'objection la plus fatale [est que] cela contredit la notion fondamentale d'après laquelle fëa et hroä étaient chacun en adéquation (fitted) l'un avec l'autre : les hröar ayant une descendance physique, le corps de renaissance issu de parents différents serait différent.
[L'idée] doit être abandonnée, ou au moins notée comme une notion erronée, p. ex. d'origine humaine [...]
HoMe XI, p.363, HoMe XII, p.390
Autrement dit, « l'objection la plus fatale » était métaphysique.
La conception initiale d'une réincarnation n'explorait pas seulement d'autres modes que ceux que la réalité nous donne à voir ; elle dérogeait aussi à la « puissance absolue » ou à la loi éternelle de sagesse et de bonté du Créateur.
Chez saint Thomas :
Puisque l’âme est unie au corps comme la forme et qu’à chaque forme répond une matière propre il est nécessaire que le corps auquel l’âme est de nouveau unie soit de même nature et espèce que le corps qu’elle dépose à la mort. [...] De même qu’à la même forme spécifique revient la même matière spécifique, ainsi à la même forme identique revient la même matière identique; de même en effet que l’âme d’un bœuf ne peut pas être celle du corps d’un cheval, ainsi l’âme de ce bœuf ne peut être l’âme d’un autre bœuf. Il faut donc que l’âme rationnelle restant identique, un corps identique lui soit de nouveau uni à la résurrection.
Abrégé de Théologie, §135
Michaël a depuis publié et commenté brillamment l'ensemble des inédits relatifs à la réincarnation elfique, et observé comment, à la fin, la solution tolkienienne se rapprochait de la compréhension catholique de la résurrection (« Fragments sur la réincarnation elfique » in la Feuille de la Compagnie n°3)
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En commençant à travailler à la suite, je me rends compte de l'utilité préalable d'un petit excursus.
« Petit excursus », vraiment ? ^^'
Avec notamment de gros morceaux thomistes de Somme Théologique dedans, en tout cas... ce qui fait tout de même du tout, à l'arrivée, un gros morceau !
Je ne peux, en tout cas, que m'incliner devant un tel investissement pour ce qui n'est censé être qu'une digression (certes utile). ^^
(***) On trouve en revanche chez Chesterton une vision du monde dont, n'eût été la poésie, la métaphysique recoupait véritablement celle d'Occam (et plus directement encore Hume) ...
We have always in our fairy tales kept this sharp distinction between the science of mental relations, in which there really are laws, and the science of physical facts, in which there are no laws, but only weird repetitions [...] The only words that ever satisfied me as describing Nature are the terms used in the fairy books, “charm,” “spell,” “enchantment.” They express the arbitrariness of the fact and its mystery. A tree grows fruit because it is a MAGIC tree. Water runs downhill because it is bewitched. The sun shines because it is bewitched. [...] But the repetition in Nature seemed sometimes to be an excited repetition, like that of an angry schoolmaster saying the same thing over and over again. The grass seemed signalling to me with all its fingers at once; the crowded stars seemed bent upon being understood. The sun would make me see him if he rose a thousand times. The recurrences of the universe rose to the maddening rhythm of an incantation, and I began to see an idea. [...] Because children have abounding vitality, because they are in spirit fierce and free, therefore they want things repeated and unchanged. They always say, “Do it again”; and the grown-up person does it again until he is nearly dead. For grown-up people are not strong enough to exult in monotony. But perhaps God is strong enough to exult in monotony. It is possible that God says every morning, “Do it again” to the sun; and every evening, “Do it again” to the moon. It may not be automatic necessity that makes all daisies alike; it may be that God makes every daisy separately, but has never got tired of making them. It may be that He has the eternal appetite of infancy; for we have sinned and grown old, and our Father is younger than we. The repetition in Nature may not be a mere recurrence; it may be a theatrical ENCORE.
G. K. Chesterton, « the Ethics of Elfland »
... Sauf pour ce qui concerne l'éthique :
Well, you can imagine any mad botany or geology you please.… But don’t fancy all that frantic astronomy would make the smallest difference to the reason and justice of conduct. On plains of opal, under cliffs cut out of pearl, you would still find a notice-board, “Thou shalt not steal”.
G. K. Chesterton, « the Blue Cross »
(plus de traduction, là, il faut vraiment que je me couche ;))
Je n'apprécie pas, en général, la pensée (si pleine de certitudes chrétiennes) de G. K. Chesterton (la seule fois que j'ai entendu une citation de lui en public, je crois que c'était lors d'un mariage : je ne me souviens plus ce que c'était, mais je suppose que je serais encore en désaccord avec son propos aujourd'hui, si j'en prenais à nouveau connaissance)... mais puisque tu prends la peine, en pleine nuit, de signaler Hume au passage (ce qui nous change un peu d'Occam, pour le "mauvais rôle", Hume étant du reste, à mes yeux évidemment, sensiblement plus intéressant qu'Occam), je vais essayer de t'aider un peu pour effectuer ces traductions :
Nous avons toujours, dans nos contes de fée, conservé cette nette distinction entre la science des relations mentales, dans laquelle il y a réellement des lois, et la science des faits physiques, dans laquelle il n'y a pas de lois, mais seulement d'étranges répétitions [...] Les seuls mots m'ayant jamais satisfait en décrivant la Nature sont les termes utilisés dans les livres féeriques, « charme », « sort », « enchantement ». Ils expriment l'arbitraire du fait et son mystère. Un arbre produit des fruits parce que c'est un arbre MAGIQUE. L'eau coule en pente car elle est ensorcelée. Le soleil brille car il est ensorcelé. [...] Mais la répétition dans la Nature semblait parfois être une répétition excitée, comme celle d'un maître d'école en colère disant la même chose encore et encore. L'herbe semblait me signaler de tous ses doigts à la fois; les étoiles attroupées semblaient vouloir être comprises. Le soleil me ferait voir s'il se levait mille fois. Les récurrences de l'univers augmentaient au rythme exaspérant d'une incantation, et je commençait à voir une idée. [...] Parce que les enfants ont une foisonnante vitalité, parce qu'ils sont en esprit féroces et libres, ils veulent donc que les choses se répètent et restent inchangées. Ils disent toujours: « Recommence »; et la grande personne recommence jusqu'à ce qu'il soit presque mort. Car les grandes personnes ne sont pas assez fortes pour exulter dans la monotonie. Mais peut-être que Dieu est assez fort pour exulter dans la monotonie. Il est possible que Dieu dise tous les matins, "Recommence" au soleil; et tous les soirs, "Recommence" à la lune. Ce n'est peut-être pas une nécessité automatique qui rend toutes les marguerites pareilles; il se peut que Dieu fasse chaque marguerite séparément, mais ne s'est jamais lassé de les faire. Il se peut qu'Il ait l'éternel appétit de l'enfance; car nous avons péché et vieilli, et notre Père est plus jeune que nous. La répétition dans la Nature peut ne pas être une simple récurrence; il peut s'agir d'un théâtral ENCORE.
G. K. Chesterton, « the Ethics of Elfland »
Eh bien, vous pouvez imaginer n'importe quelle folle botanique ou géologie qui vous plaira... Mais ne vous imaginez pas que cette frénétique astronomie ferait la moindre différence pour la raison et la justice de la conduite. Sur des plaines d'opale, sous des falaises taillées dans la perle, vous trouverez encore un panneau d'affichage, « Tu ne voleras pas ».
G. K. Chesterton, « the Blue Cross »
L'anglais de Chesterton a l'avantage d'être fluide, mais ne connaissant pas le contexte de toutes les phrases en raison des coupes, je ne garantie pas la perfection (illusoire en traduction, certes, comme en [presque ?] toutes choses)...
Peace and love,
B.
P.S. : sans que cela soit une découverte, je dois avouer que Chesterton sait être amusant, notamment ici avec son histoire de Dieu disant « Recommence » au Soleil tous les matins...
Cela me rappelle un peu le fameux Bébé Soleil d'un célèbre programme de télévision britannique de la toute fin du siècle dernier, lequel Bébé Soleil effectivement, au début de chaque épisode, « recommence » à se lever tous les matins et rigole tout le temps : exultation dans une théâtrale répétition, sans doute, en effet, du moins je le suppose (alors lycéen, je devais être à l'époque déjà sensiblement trop âgé pour apprécier pleinement le concept)... À noter qu'en sus, dans le merveilleux pays en question... il me semble qu'il y a aussi des marguerites (qui parlent) ! Diantre... les concepteurs du programme en question étaient-ils donc chestertoniens ? Mystère... Quant à la question de la place exacte (éventuelle) du Dieu personnel des religions du Livre dans tout cela, elle reste bien sûr, elle aussi, ouverte...
(Je suis déjà parti)
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Un grand merci pour ce petit (mwarf) excursus (Hyarion m'a coiffé au poteau sur ce point).
Moi je dis que parti comme tu es, tu pourrais bien finir par traduire remarquablement le travail remarquable de Jonathan McIntosh :) Il faudrait trouver un éditeur qui accepte le défi (et il pourrait s'en trouver intéresser si tu leur proposais le projet : Ad Solem, Cerf).
Je ne comprends pas la note sur Chesterton. Je ne vois pas en quoi la joie de Dieu créant la récurrence (les lois physiques) du monde relèverait véritablement de la métaphysique d'Occam. Les premiers chapitres de la Genèse montrent cette instauration de la répétition et l'exultation qui la valide : « cela était bon/beau/bien ». Tom Bombadil est la manifestation de cette joie enfantine et pure devant la récurrence, dès lors qu'il est beau et bon : depuis que le monde est monde, chaque année, sauvegarder à la fin de la saison les lis d'eau pour les apporter au pieds de Baie d'Or. Son nom lui-même marque la joie de la répétition par le jeu des assonances et allitérations (om/b). Tolkien lui-même ne cesse de répéter les mêmes structures ou schémas narratifs (triplications, chiasmes / les Aigles qui sauvent / les chutes successives / les Noirs Seigneurs)... L'amour exige la répétition : la récurrence des phénomènes transitoires comme moyen de sauvegarder la beauté et maintenir la «pensée de l'éternité» dans le «coeur de l'homme» (Ec 3,11).
Voir le très beau livre de Michael Edwards, Un monde même et autre (2002).
On aurait pu aussi renvoyer, dans cet excursus, à « Les Couleurs du monde », in Pour la gloire de ce monde, p. 186-187, qui part de Barth plutôt que de Thomas d'Aquin pour arriver au même point : la toute-puissance de Dieu est « la puissance de la sagesse et de l'amour et de la bonté de Dieu ».
Mais au final, gratitude et certitude: quel talent ;-)
S.
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Merci encore pour cet excursus fort agréable à lire, Yyr. Je me demande vraiment combien d'heures tu dors chaque nuit...
Concernant Chesterton, Sosryko serait certainement plus compétent que moi, mais j'ai tendance à voir cet extrait comme une manifestation du goût de Chesterton pour le paradoxe. Ici, le conte de fées obéit à des lois voulues par un écrivain et la nature pourrait n'être qu'une manifestation répétée de la volonté de son créateur, sans qu'on puisse en déduire une loi de causalité, alors qu'on s'attendrait naturellement à l'inverse. Je ne pense pas qu'il faille y voir une manifestation de la théologie d'Occam, sauf en tant que boutade.
Quant à la citation que Hyarion a oubliée, elle était tirée d'un article de Chesterton, ultérieurement publié dans Ce qui cloche dans le monde :
J’ai connu beaucoup de mariages heureux, mais aucun compatible. Tout le but du mariage est de combattre et de survivre au moment où l’incompatibilité devient incontestable. Parce que, de toute façon, l’homme et la femme, en tant que tels, sont incompatibles.
G.K. Chesterton
(traduction personnelle — une demi-décennie plus tard, je ne retirerais pas un mot de cette phrase)
Au passage, puisqu'on parle désormais beaucoup de volonté (et quoi de plus logique en matière de libre-arbitre ?), je pense qu'il serait fort utile de s'intéresser de près au vocabulaire quenya pour le caractère, la volonté, la décision : le rapport entre ces termes, leur étymologie et le contexte dans lequel ils apparaissent en diront long, je pense, sur les conceptions de Tolkien en la matière.
On pourrait commencer par sanar « mind, thinker, reflector » < SAN « think, use mind; (trans.) ponder, consider in thought » (VT41, p. 13–14, 16 : un texte majeur) et indo « (state of) mind, (inner) thought, mood ; will, resolve », diversement dérivé de NID « force, press(ure), thrust; will » (PE 22, p. 165 ; VT 41, p. 17) ou de IN(ID) « mind, (inner) thought, inmost heart, inner senses » (PE 17, p. 155, 189). Ce dernier terme serait évidemment à mettre en regard de son parent indómë « settled character ; will of Eru », dont les deux significations vont typiquement dans le sens de la conception thomiste exposée ici, me semble-t-il.
E.
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Quant à la citation que Hyarion a oubliée, elle était tirée d'un article de Chesterton, ultérieurement publié dans Ce qui cloche dans le monde :
J’ai connu beaucoup de mariages heureux, mais aucun compatible. Tout le but du mariage est de combattre et de survivre au moment où l’incompatibilité devient incontestable. Parce que, de toute façon, l’homme et la femme, en tant que tels, sont incompatibles.
G.K. Chesterton
(traduction personnelle — une demi-décennie plus tard, je ne retirerais pas un mot de cette phrase)
Merci pour le rappel.
Sans surprise, je ne suis toujours pas d'accord avec cette navrante tirade victorienne sur « l'incompatibilité »... qui finirait par donner raison, hors la seule question normative du mariage, à des discours « essentialistes » plus récents concernant les relations entre hommes et femmes, discours tout aussi navrants dans leur genre (sans jeu de mots). Tout cela me semble triste, gris, froid... et ce quels que soient les « faits » que l'on pourrait m'opposer, reflets d'une réalité humaine toujours plus mouvante et complexe qu'on ne l'imagine, entre nature et culture, entre individualité et société, entre matériel et spirituel... Sur cette question, comme sur d'autres, « ce qui cloche dans le monde », aujourd'hui comme hier, c'est de prétendre le concevoir, à l'instar d'un Chesterton, plus normé qu'il ne le sera jamais.
(Fin de la parenthèse pour ma part)
B.
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Je suis totalement incompétent en la matière, mais le post d'Elendil ne serait-il pas en droite ligne avec l'excursus sur la toute-puissance du Créateur puisque Sanavaldo signifie le Tout-puissant (the Almighty) (Home IX, p. 401) ?
S.
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(Décidément, on n'arrête pas de se croiser Hyarion, ces dernières heures. Salut à toi ! S.)
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(Décidément, on n'arrête pas de se croiser Hyarion, ces dernières heures. Salut à toi ! S.)
En effet, il y a eu croisement par deux fois... et cela sans concertation ! ;-)
Salutations à toi également.
B.
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Tout cela me semble triste, gris, froid... et ce quels que soient les « faits » que l'on pourrait m'opposer, reflets d'une réalité humaine toujours plus mouvante et complexe qu'on ne l'imagine, entre nature et culture, entre individualité et société, entre matériel et spirituel...
À te lire, on pourrait croire que c'est toi qui négligerait volontairement la réalité (les « faits », taxés au passage d'irréalité par un usage significatif des guillemets) au profit d'une théorie de ton cru, qui, si elle n'est pas formellement sceptique, affirme du moins l'impossibilité de formuler, voire de penser, la complexité de la réalité.
En fin de compte, ma position est globalement en miroir de la tienne : sans négliger la complexité gigantesque du réel, qui nous dépasse effectivement de très loin, je crois à l'utilité de la langue pour le formuler d'une façon qui nous le rende (plus) accessible. Cette représentation échouera toujours, bien sûr (je renvoie à ce propos à la Critique de la raison pure, s'il en était besoin), de même que la carte ne modélisera jamais parfaitement la géographie réelle. Elle constituera toutefois un progrès certain par rapport au renoncement a priori à tout effort en la matière, qui ne serait que stagnation à mes yeux. Et bien sûr, plus il y aura de théorisations différentes, plus nous aurons des chances de cerner la réalité d'un peu plus près, en partant de points de vue qui peuvent in fine s'avérer complémentaires.
Il n'est donc pas surprenant que je trouve ladite citation gaie, colorée, dynamique..., car comme souvent, les paradoxes énoncés par Chesterton ne me paraissent aucunement vouloir constituer des analyses exhaustives et définitives du monde qui nous entoure, mais être des incitations à voir le réel avec des yeux neufs et à l'interroger d'une manière différente de celle suivie par les chemins battus de la pensée. On rejoins évidemment là l'approche prônée par Tolkien dans « Du conte de fées », mais appliquée de manière plus systématique encore. Chose qui peut occasionnellement être encourageante face aux difficultés de la vie, d'ailleurs.
E.
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Pour séparer la discussion :
Je suis totalement incompétent en la matière, mais le post d'Elendil ne serait-il pas en droite ligne avec l'excursus sur la toute-puissance du Créateur puisque Sanavaldo signifie le Tout-puissant (the Almighty) (Home IX, p. 401) ?
S.
C'est un excellent point. Nous ne disposons pas d'analyse détaillée du mot Sanavaldo, mais il est effectivement envisageable que le premier élément dérive d'une racine SAN(A), qui n'est pas attestée dans les premiers textes linguistiques, mais peut se déduire du gn. sana- « can; to know how to; to have knowledge, craft or skill » et des mots apparentés ; voir cette page.
Toutefois, je serais plutôt tenté d'y voir un dérivé d'une racine STAN « fix, indicate, decide », attestée dans les Étym., qui donne des mots comme sanye « rule, law » ou sanya « regular, law-abiding, normal ». Dans ce cas, le « s- » initial serait le réflexe tardif pour « þ- » (*Þanavaldo en parmaq(u)esta).
Dans tous les cas, le second élément doit manifestement dériver de la racine BAL « power; powerful, mighty; have power », dont dérive le nom Valar, ainsi d'ailleurs qu'un adjectif plus tardif que Sanavaldo et qui signifie aussi « tout-puissant » : ilúvala « omnipotent ».
E.
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Hyarion a écrit :Tout cela me semble triste, gris, froid... et ce quels que soient les « faits » que l'on pourrait m'opposer, reflets d'une réalité humaine toujours plus mouvante et complexe qu'on ne l'imagine, entre nature et culture, entre individualité et société, entre matériel et spirituel...
À te lire, on pourrait croire que c'est toi qui négligerait volontairement la réalité (les « faits », taxés au passage d'irréalité par un usage significatif des guillemets) au profit d'une théorie de ton cru, qui, si elle n'est pas formellement sceptique, affirme du moins l'impossibilité de formuler, voire de penser, la complexité de la réalité.
En fin de compte, ma position est globalement en miroir de la tienne : sans négliger la complexité gigantesque du réel, qui nous dépasse effectivement de très loin, je crois à l'utilité de la langue pour le formuler d'une façon qui nous le rende (plus) accessible. Cette représentation échouera toujours, bien sûr (je renvoie à ce propos à la Critique de la raison pure, s'il en était besoin), de même que la carte ne modélisera jamais parfaitement la géographie réelle. Elle constituera toutefois un progrès certain par rapport au renoncement a priori à tout effort en la matière, qui ne serait que stagnation à mes yeux. Et bien sûr, plus il y aura de théorisations différentes, plus nous aurons des chances de cerner la réalité d'un peu plus près, en partant de points de vue qui peuvent in fine s'avérer complémentaires.
Il n'est donc pas surprenant que je trouve ladite citation gaie, colorée, dynamique..., car comme souvent, les paradoxes énoncés par Chesterton ne me paraissent aucunement vouloir constituer des analyses exhaustives et définitives du monde qui nous entoure, mais être des incitations à voir le réel avec des yeux neufs et à l'interroger d'une manière différente de celle suivie par les chemins battus de la pensée. On rejoins évidemment là l'approche prônée par Tolkien dans « Du conte de fées », mais appliquée de manière plus systématique encore. Chose qui peut occasionnellement être encourageante face aux difficultés de la vie, d'ailleurs. ;)
Quelques précisions nécessaires m'obligent à rouvrir la parenthèse. ^^'
Je ne néglige évidemment pas la réalité : j'entends simplement être prudent pour l'interpréter, et surtout interpréter le regard que d'autres peuvent y porter, notamment lorsque le réel semble leur donner raison quand il ne fait, parfois, que donner apparemment simplement raison aux conformistes. L'usage que je fait des guillemets quant aux « faits » n'est pas destiné à « taxer d'irréalité » ceux-ci, mais renvoie simplement à tes propres habitudes de rhétorique, basées sur un goût pour le maniement du réel comme argument suprême d'autorité par rapport à ton propre discours, inévitablement subjectif mais pas toujours explicitement assumé comme tel. ;-) Quant à laisser penser, mine de rien, qu'au fond, ton interlocuteur (moi en l'occurrence) se laisserait aller à l'irrationalité ou à la paresse intellectuelle, a fortiori donc en invoquant des « faits » s'ils ne font, au fond, qu'arranger une posture... disons que, compte tenu de notre « passif » en matière d'échanges, je veux bien croire que cela n'était pas intentionnel de ta part, vu que tu parles de miroir par ailleurs. ^^' Voila, en tout cas, pour ce qu'il en est du sens exact de mes modestes guillemets. :-)
J'ai plusieurs fois, par la passé, en divers endroits du présent forum, évoqué le fait qu'à mes yeux une pensée digne de ce nom est une pensée en mouvement, le contraire étant ce que j'ai appelé le « lithisme ». Je n'affirme donc pas « l'impossibilité de formuler, voire de penser, la complexité de la réalité », je dis simplement que — du moins jusqu'à preuve du contraire depuis que le monde est monde — l'appréhension du réel est à l'aune de la constatation de sa complexité effectivement gigantesque : une tâche à l'échelle de toute une vie et qui la dépasse même. Ce n'est pas une théorie de mon cru, vu que chacun, face au réel, peut en convenir depuis la nuit des temps, du moins à ce qu'il me semble et à condition de ne pas se contenter d'une pensée arrivée, propre de la bêtise dont j'ai déjà parlé ailleurs. La langue est utile pour aider à appréhender le réel, mais il ne faut simplement pas oublier sa dimension conventionnelle, ni la confondre avec la parole individuelle (ni d'ailleurs avec le langage). De mon point de vue, le problème n'est pas l'outil (ici de communication), mais celui qui le manie dans un contexte donné. Ce que j'apprécie, de façon générale, c'est la prudence et l'humilité dont on peut faire preuve quant à la question de nommer et définir le réel, sachant que le nommer et le définir ne signifie pas forcément le « maîtriser » de toute façon, qui plus est dans une perspective générale censée toutes et tous nous concerner : à cette aune, je continue d'apprécier la réflexion de Philippe Borgeaud sur le fait qu'un universel peut exister, mais qu'il ne faut pas essayer de le définir si l'on ne veut pas tomber dans les certitudes idéologiques (et religieuses).
Quant au cas de G. K. Chesterton, je connais le texte dans lequel tu as puisé ta citation. Pris dans son contexte, l'auteur se veut effectivement, comme c'est souvent le cas de sa part, le moteur d'une pensée stimulante et novatrice vis-à-vis de questions souvent étouffées par les habitudes. Son opinion, ici en l'occurrence sur la famille et le mariage, n'en reste pas moins prisonnière de son époque, sachant qu'il est rare, de toute façon, que l'on y échappe. Que dit-il, au fond, par delà son goût pour les métaphores, les représentations imagées, et la polémique de presse ? Que la famille semble être un invariant de la condition humaine : grande découverte. Qu'il ne faut pas se plaindre de la famille et du mariage dans la mesure où ils comportent inévitablement des contraintes, lesquelles n'empêchent pas forcément le bonheur : encore une grande découverte. Qu'il faut d'autant moins se plaindre que, selon lui, les hommes et les femmes sont de toute façon « incompatibles » : quelle « belle » conclusion, littéralement sexiste. Si l'on ajoute à cela le fait que Chesterton est un inlassable promoteur du mariage chrétien, le tableau victorien est complet, quand bien même Chesterton passait en son temps pour un esprit vif et original. Bien sûr, là, c'est moi qui interprète, mais je ne crois pas que mon regard soit moins rationnel ou « stagnant » que le tien.
Tu trouves cette citation « gaie, colorée, dynamique », en partant de l'impression que le réel te donnerait raison, aujourd'hui comme hier. Personnellement, comme je l'ai écrit, malgré le souci chestertonien d'être vif et chaleureusement coloré dans sa rhétorique, je trouve cette citation triste, grise, et froide, tout comme les propos de Tolkien sur la famille, le couple et le mariage dans sa correspondance privée (Lettres 43, 49...), type de propos dont on pourra toujours me dire que je ne peux pas les « comprendre », parce que je ne serais pas assez religieux (pour le dire vite), n'ayant pas assez de « sensibilité » (dans quel sens ?), ou je-ne-sais quoi d'autre. Pour s'en tenir au rationnel, en quoi ce genre de discours « familiaux », sur les hommes, les femmes, le sexe, les enfants, etc., n'ont-ils pas de prétentions désespéramment normatives, a fortiori face à la complexité du réel ? À qui ces discours peuvent-ils parler, sinon à ceux qui, encore aujourd'hui, font référence à une « norme » familiale qu'ils pensent universelle mais qui ne font en fait qu'exprimer par là des représentations qui leur appartiennent, représentations à la source de tout un discours socialement normatif qui ne fait que plaire aux « angoissés moraux » adeptes d'une idéologie conservatrice ? Nous avons déjà parlé ailleurs de la question du référentiel, et je t'ai déjà dit que, selon moi, si référentiel il doit y avoir, il ne peut être ni tout fixe, ni tout mobile, ni tout « lithique », ni tout « liquide »... face à une réalité complexe qui, qu'on le veuille ou non, se transforme, et notamment en ce qui concerne les conditions féminine et masculine, le couple, la famille, le désir d'enfant, etc.
« Voir le réel avec des yeux neufs et [...] l'interroger d'une manière différente de celle suivie par les chemins battus de la pensée » suppose donc, de mon point de vue, une grande souplesse d'esprit, une pensée en mouvement précisément, jusqu'à être capable de penser contre soi-même, a fortiori quand on entend axer sa vie sur des certitudes absolues, ici évidemment religieuses. Il ne s'agit pas de cesser de « croire » : nos vies sont faites de toutes sortes de croyances, ainsi que nous en avons déjà parlé ailleurs. Il s'agit de ne pas s'enfermer dans un esprit de système, quelles que soient ses croyances et les régimes de croyances qui y correspondent, car c'est le prix à payer pour rester ouvert sur la condition d'autrui, celui qui n'est pas soi, et qui ne le sera jamais. Malgré toute sa volonté en matière d'agilité d'esprit, Chesterton n'échappe pas à la grisaille victorienne de son temps, pas plus que Tolkien... une grisaille banale, en somme, qui n'épargne pas leurs propres horizons en matière de raisons d'espérer. Tous deux peuvent inciter à voir le monde différemment, être éventuellement stimulants pour certains, dans certains sens, selon certains points de vue. Mais cela en soi ne fait pas des adeptes de leurs citations, ni des gens réfléchis, ni des gens ouverts, car tout dépend de l'esprit dans lequel on sollicite le propos d'autrui, ce qui se fait souvent dans un sens qui évidemment nous arrange, ou du moins nous parle, à nous, individus.
Bref, pour toutes ces raisons et quelques autres, Chesterton n'est pas ma tasse de thé, a fortiori en matière de discours sur la nécessité d'une pensée « non définitive » (discours dont il n'a clairement pas le monopole). Au-delà de son cas, note bien cependant que je ne te reproche pas d'avoir choisi une citation à l'appui d'un moment te semblant approprié. Les mariages, les enterrements, se prêtent à ce genre d'usage, et c'est quelque-chose qu'il m'est moi-même arrivé de faire (en citant d'autres auteurs). Face aux faits, il y a des choix que l'on fait, plus ou moins librement. N'est-ce pas censé être, du reste, le propre du libre-arbitre ?
Fin, à nouveau, de la parenthèse pour ma part, sans chercher à avoir le dernier mot.
Sur ce, je vous laisse : il est déjà tard, et j'ai encore beaucoup de choses à faire en cuisine, avant de pouvoir dîner comme il se doit. ;-)
B.
EDIT (3 avril 2020): menues corrections diverses (orthographiques, typographiques, syntaxiques...).
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Eh bien, grand merci à tous les trois pour votre intérêt et vos retours !
J'avais posté avant d'enchaîner une séquence de gardes .. dont je sors aujourd'hui, en attendant la prochaine ...
Merci beaucoup, Benjamin, pour ton généreux travail de traduction !
Et si Damien n'avait pas répondu, j'aurais pu te répondre pour le lieu et l'heure et le (ou l'essentiel du) contenu de la citation de Chesterton ; nous n'étions d'ailleurs pas très loin l'un de l'autre ; même si, pour ma part, j'avais trouvé cette entrée en matière des plus excellentes ;).
Pour ce qui concerne Chesterton :
[...] j'ai tendance à voir cet extrait comme une manifestation du goût de Chesterton pour le paradoxe. Ici, le conte de fées obéit à des lois voulues par un écrivain et la nature pourrait n'être qu'une manifestation répétée de la volonté de son créateur, sans qu'on puisse en déduire une loi de causalité, alors qu'on s'attendrait naturellement à l'inverse. Je ne pense pas qu'il faille y voir une manifestation de la théologie d'Occam, sauf en tant que boutade.
Je ne comprends pas la note sur Chesterton. Je ne vois pas en quoi la joie de Dieu créant la récurrence (les lois physiques) du monde relèverait véritablement de la métaphysique d'Occam. Les premiers chapitres de la Genèse montrent cette instauration de la répétition et l'exultation qui la valide : « cela était bon/beau/bien ». Tom Bombadil est la manifestation de cette joie enfantine et pure devant la récurrence, dès lors qu'il est beau et bon : depuis que le monde est monde, chaque année, sauvegarder à la fin de la saison les lis d'eau pour les apporter au pieds de Baie d'Or. Son nom lui-même marque la joie de la répétition par le jeu des assonances et allitérations (om/b). Tolkien lui-même ne cesse de répéter les mêmes structures ou schémas narratifs (triplications, chiasmes / les Aigles qui sauvent / les chutes successives / les Noirs Seigneurs)... L'amour exige la répétition : la récurrence des phénomènes transitoires comme moyen de sauvegarder la beauté et maintenir la « pensée de l'éternité » dans le « cœur de l'homme » (Ec 3,11).
Je ne connais pas assez ce géant de Chesterton pour en parler avec assez de prudence. J'ai inséré cette remarque à son sujet, qui provient de J. S. McIntosh, après avoir moi-même rassemblé les références correspondantes, parce que ces extraits, hors contexte, sont effectivement évocateurs de la métaphysique d'Occam (ce qui n'implique pas nécessairement, d'ailleurs, que Chesterton la valide par ailleurs ; surtout pour quelqu'un, je crois, qui aimait beaucoup saint Thomas), tout en ayant quelque rapport avec l'essai de Tolkien sur le Conte de Fées. La différence entre la métaphysique d'Occam et celle de l'Aquinate ne repose pas sur l'acceptation pour l'un et le refus pour l'autre de la récurrence en elle-même (et moins encore de la répétition de la parole), mais sur ce qui relie la Création (y compris dans ses récurrences) au Créateur. Pour saint Thomas, il s'agit de l'essence (~ de la nature) de Dieu, tandis que, pour Occam, il s'agit de Sa Volonté. Dans le premier cas, la Création (avec ses récurrences) a une nature, certes ordonnée par la Volonté du Créateur, mais qui dérive de l'essence du Créateur (d'où des lois naturelles, qui découlent d'une loi éternelle). Pour le second, elle n'en a pas, de nature, et son apparente stabilité n'est due qu'à l'exercice récurrent de la seule Volonté du Créateur (qui n'est tenue par aucune loi autre que le principe de non contradiction et qui pourrait très bien tout changer d'un instant à l'autre et encore à nouveau et ceci à chaque instant). Cf. la citation d'Étienne Gilson : à chaque fois que le feu (s')enflamme, ce serait à cause de la volonté de Dieu exercée hic et nunc et non parce qu'il a pourvu le feu de cette capacité par nature. Une autre façon d'exprimer ce débat serait de dire que, pour Occam, ce n'est pas l'amour qui exige la répétition mais la répétition qui crée (l'idée de) l'amour (et que Dieu peut très bien décider de ne pas demander cette répétition, ou encore demander une répétition opposée).
En lien :
On aurait pu aussi renvoyer, dans cet excursus, à « Les Couleurs du monde », in Pour la gloire de ce monde, p. 186-187, qui part de Barth plutôt que de Thomas d'Aquin pour arriver au même point : la toute-puissance de Dieu est « la puissance de la sagesse et de l'amour et de la bonté de Dieu ».
Tu as raison ! Et je redonne ici cette citation en son ensemble, qui pourra aider à comprendre la problématique d'un autre point de vue :
Souvent on croit honorer Dieu en lui attribuant une puissance qui ne serait pas potestas, mais potentia. Potestas signifie pouvoir légitime, pouvoir fondé dans la justice et le droit. Potentia, ce n’est que la puissance en tant que telle, une puissance non caractérisée. Il faut se méfier de cette potentia. Elle n’est pas l’attribut de Dieu que nous appelons toute-puissance. Celle-ci est réglée, ordonnée, logique, savante ; elle est la puissance de la sagesse et de l’amour et de la bonté de Dieu — non pas une puissance quelconque. Il faut se méfier, par exemple, de toutes les définitions de la puissance […] qui se fonderaient sur une puissance neutre, une sorte de puissance infinie — très supérieure, bien sûr, à tout ce que nous connaissons dans la nature, mais cependant quelque chose d’analogue.
Karl Barth, Réalité de l'homme nouveau, Labor et Fides, 1964 (1949), p.95
La potestas et la potentia de Barth correspondent respectivement à la potentia (absoluta ou ordinata) de saint Thomas (réglée, ordonnée ... par l'essence de Dieu) et à la potentia (absoluta ou ordinata) de d'Occam (une puissance neutre) — plus ou moins (plus ou moins c'est-à-dire après quelques approximations métaphysiques ;)).
Au passage, si j'avais le temps à trouver à (faire) traduire The Flame Imperishable, je commencerais peut-être d'abord trouver à (faire) traduire quelques essais comme celui des « Couleurs du Monde » ;).
Pour finir sur cet aspect métaphysique, et rejoindre en partie (en partie seulement mais en partie quand même ;)) l'insistance de Benjamin à se méfier du « lithisme », rappelons que l'on prête à saint Thomas lui-même, à la fin de sa vie, cet aphorisme d'après lequel tout ce qu'il avait écrit ne valait guère plus que de la paille. En outre, je ne crois pas que Tolkien se soit mis à écrire avec la Somme à côté de lui. Peut-être, via son ascendance « newmanienne », en avait-il été directement ou indirectement nourri, tandis que, surtout, son cheminement mythologique a finalement recoupé celui, théologique, de l'aquinate (les récents travaux de Jonathan McIntosh et de Yannick Imbert (non encore publiés pour ce dernier) sont extrêmement convaincants).
Jérôme
— Les messages #50, #54 et #56, sans être inintéressants, font un peu redite les amis ;).
Si l'on tient malgré tout à y revenir, il aurait été / il serait plus approprié d'ouvrir un fuseau dédié.
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Au passage, puisqu'on parle désormais beaucoup de volonté (et quoi de plus logique en matière de libre-arbitre ?), je pense qu'il serait fort utile de s'intéresser de près au vocabulaire quenya pour le caractère, la volonté, la décision : le rapport entre ces termes, leur étymologie et le contexte dans lequel ils apparaissent en diront long, je pense, sur les conceptions de Tolkien en la matière.
On pourrait commencer par sanar « mind, thinker, reflector » < SAN « think, use mind; (trans.) ponder, consider in thought » (VT41, p. 13–14, 16 : un texte majeur) et indo « (state of) mind, (inner) thought, mood ; will, resolve », diversement dérivé de NID « force, press(ure), thrust; will » (PE 22, p. 165 ; VT 41, p. 17) ou de IN(ID) « mind, (inner) thought, inmost heart, inner senses » (PE 17, p. 155, 189). Ce dernier terme serait évidemment à mettre en regard de son parent indómë « settled character ; will of Eru », dont les deux significations vont typiquement dans le sens de la conception thomiste exposée ici, me semble-t-il.
sosryko a écrit :Je suis totalement incompétent en la matière, mais le post d'Elendil ne serait-il pas en droite ligne avec l'excursus sur la toute-puissance du Créateur puisque Sanavaldo signifie le Tout-puissant (the Almighty) (Home IX, p. 401) ?
S.C'est un excellent point. Nous ne disposons pas d'analyse détaillée du mot Sanavaldo, mais il est effectivement envisageable que le premier élément dérive d'une racine SAN(A), qui n'est pas attestée dans les premiers textes linguistiques, mais peut se déduire du gn. sana- « can; to know how to; to have knowledge, craft or skill » et des mots apparentés ; voir cette page.
Toutefois, je serais plutôt tenté d'y voir un dérivé d'une racine STAN « fix, indicate, decide », attestée dans les Étym., qui donne des mots comme sanye « rule, law » ou sanya « regular, law-abiding, normal ». Dans ce cas, le « s- » initial serait le réflexe tardif pour « þ- » (*Þanavaldo en parmaq(u)esta).
Dans tous les cas, le second élément doit manifestement dériver de la racine BAL « power; powerful, mighty; have power », dont dérive le nom Valar, ainsi d'ailleurs qu'un adjectif plus tardif que Sanavaldo et qui signifie aussi « tout-puissant » : ilúvala « omnipotent ».
Encore et toujours un grand merci à toi, cher Damien : tu es pour moi le filet de sécurité dont j'ai besoin en la matière ;).
Même si, pour une fois, j'avais regardé une bonne partie de ce que tu rassembles ici.
Mais tu le fais de façon complète et parfaite (et je compte toujours sur toi pour continuer à m'assurer de ce côté :)).
En fait, toutes ces références peuvent être interprétées assez diversement (c'est d'ailleurs ceci, le langage, le cœur de sa subcréation, qui a achevé de me convaincre que Tolkien n'a pas décidé sciemment d'être thomiste dans sa mythopoésie). Le fait que l'esprit soit essentiellement défini à partir de la faculté de l'intelligence (cf. sanar) tandis que la volonté se rapporte davantage à un état arrêté de l'esprit (cf. indo) est on ne peut plus thomiste, surtout pour ce qui concerne le libre arbitre. En revanche, la diversité des racines à l'origine d'indo comme de Sanavaldo témoigne du débat métaphysique lui-même quant à la compréhension de la volonté individuelle pour le premier et de la puissance de Dieu pour le second : IN(ID) et SAN(A) en faveur d'une compréhension thomiste (la volonté reliée à l'intériorité, la puissance reliée à l'art), NID et STAN en faveur d'une compréhension occamiste (la volonté comme force et pression, la puissance comme pouvoir de décréter). Toutefois, rien n'empêche d'intégrer les étymologies NID et STAN à une compréhension thomiste (qui intègre cette compréhension de la volonté) alors que ce serait plus difficile d'intégrer IN(ID) et SAN(A) à la métaphysique ultra-volontariste d'Occam.
Sur ce plan, j'ajouterai une autre référence, tirée des Notes on Órë, qui renforce encore davantage la correspondance avec saint Thomas. Mais c'est prévu pour le chapitre suivant, sur la liberté du subcréateur. — Quel suspense ! quel talent ! :)
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En attendant le chapitre suivant (raahhhh !), on peut noter que les points ici inspirés par le livre The Flame Imperishable de Jonathan McIntosh avaient donné matière à plusieurs billets de son blog :
« “The laws of contradiction”: Tolkien on the limits of sub-creative possibility » (1er oct. 2011)
« Tolkien’s Chestertonian Nominalism? » (2 oct. 2011)
« Sub-creation as “tribute” to God’s “infinite variety” » (3 oct. 2011)
« A sub-creative critique of Ockham and medieval theological voluntarism » (9 oct. 2011)
« Sub-creative Omnipotence » (20 oct. 2011)
« From imitability to producibility » (24 sept. 2013)
S.
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Merci beaucoup, Benjamin, pour ton généreux travail de traduction !
De rien, Jérôme. ^^
Comme je l'ai dit, c'est ta brève mention de David Hume qui m'aura titillée au départ... ;-) ...même si on parle ici donc plutôt de Guillaume d'Occam (qui m'intéresse moins, comme je l'ai dit, mais dont je salue tout de même bien volontiers, au passage, le rôle selon moi positif qu'il a joué, en son temps, dans l'histoire de la pensée occidentale, que ce soit par son positionnement stimulant dans la querelle des universaux ou par sa courageuse remise en question, à la fois spirituelle et politique, de l'autorité pontificale).
Pour finir sur cet aspect métaphysique, et rejoindre en partie (en partie seulement mais en partie quand même ;)) l'insistance de Benjamin à se méfier du « lithisme », rappelons que l'on prête à saint Thomas lui-même, à la fin de sa vie, cet aphorisme d'après lequel tout ce qu'il avait écrit ne valait guère plus que de la paille. En outre, je ne crois pas que Tolkien se soit mis à écrire avec la Somme à côté de lui.
À côté de lui pendant la rédaction de son œuvre, peut-être pas, en effet, mais je reconnais moi-même que ladite Somme n'était peut-être pas non plus très loin. ;-) S'agissant de son écriture de fiction, je ne pense pas moi non plus que Tolkien ait voulu consciemment la truffer de références thomistes (ou thomasiennes) directes. Cependant, on pourra toujours rappeler qu'il devait, semble-t-il, assez bien connaître la Somme Théologique de Thomas d'Aquin, et pour le coup directement, si l'on en croit la présence de nombreuses annotations au crayon (gris, bleu et rouge) et à l'encre violette dans une édition vénitienne du XVIIIe siècle de la Summa theologica en sept volumes que Tolkien, selon Christopher T., aurait achetée dans les années 1920, et dont certains volumes (I, II, IV, VI) appartiennent aujourd'hui à Claudio Testi (Cf. Oronzo Cilli, Tolkien's Library: An Annotated Checklist, 2019, Section A, réf. 2294 à 2300, p. 287). À noter, pour mémoire, que l'édition en question de la Summa theologica avait aussi été signalée précédemment ailleurs, notamment dans la Feuille de la Compagnie n°3 (note 160, p. 77), quoiqu'en ne signalant alors que six volumes au lieu de sept.
— Les messages #50, #54 et #56, sans être inintéressants, font un peu redite les amis ;).
Si l'on tient malgré tout à y revenir, il aurait été / il serait plus approprié d'ouvrir un fuseau dédié.
Ta digression (excursus) de départ (concernant notamment Chesterton) a simplement générée une autre digression (principalement sur Chesterton) en marge de mon aide modeste à la traduction. ;-) Cependant, oui, je suis moi-même bien conscient d'une (inévitable ?) répétition (pas trop théâtrale, celle-là, j'espère, me concernant), et bien évidemment, comme nous en restons, au fond, aux mêmes paradigmes, je ne tiens pas à revenir aux « gros débats » du passé, d'où la précision (certes pour le coup répétée aussi ^^') de la fermeture de parenthèse pour ma part.
Je vous laisse : c'est l'heure de ma sortie...
B.
P.S.: tiens, cette fois-ci, c'est Sosryko qui m'a doublé... ;-D
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Whâou !
Merci à tous les deux !!
Mon excursus était tout à fait dans le sujet du fuseau ; la suite le montrera ;)
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La liberté du subcréateur (1/3) : ce qu'elle est
Nous entrons maintenant dans le cœur du sujet : essayer de caractériser le libre arbitre dans le Légendaire.
Nous avons vu déjà à quel point la liberté du subcréateur est liée à celle du Créateur.
Il n'y a sans doute pas de meilleure formule pour l'exprimer que la première parole d'Ilúvatar adressée aux premiers subcréateurs :
De ce thème que j'ai proclamé devant vous, je voudrais (I will) maintenant que vous jouiez, ensemble et harmonieusement, une Grande Musique. Et comme j'ai doué chacun de vous de la Flamme Impérissable, vous ferrez preuve de vos dons pour embellir et glorifier ce thème, chacun jouant de ses pensées et de ses talents, s'il le veut (if he will).
HoMe X, p.8
I will ... if (you) will !
Essayons donc de caractériser cette relation.
Nous l'avons déjà approchée à bien des reprises :
Eru fixe à la fois la possibilité et les limites (ou les conditions, ou encore la nature) de la liberté de ses créatures. D'une part, parce que la réalité du monde et des êtres du monde suppose qu'il y ait en leur sein « la Flamme Impérissable » [...]. D'autre part, parce que la liberté des êtres créés s'inscrira à l'intérieur du Dessein dont ils vont dépendre. [...] Et c'est pourquoi — on y reviendra dans la partie sur la liberté des subcréateurs — « le libre arbitre ne procède pas de nous et ne fonctionne que dans certaines circonstances ; mais afin qu'il puisse exister, il est nécessaire que l'Auteur s'en porte garant, quoi qu'il advienne [:] il n'arrête pas les péchés en actes et leurs conséquences, ni ne les frappe d'“irréalité” » (Lettres, n°153 p.278). [...] Il en résulte une dépendance des Incarnés comme des Puissances Angéliques au Dessein de l’Unique, dépendance qui, toutefois, n’est pas servitude : si la partition est fixée de toute éternité, son exécution dépend des protagonistes du Conte, pour reprendre l'image de Stéphanie.
Un passage du Conseil d'Elrond, qui n'a pas encore été donné, résume encore cette connivence nécessaire : « Dans cette quête, les faibles auront autant d'espoir que les forts. Mais il en va souvent ainsi des actes qui font tourner les roues du monde : de petites mains s'en chargent parce qu'il le faut, pendant que les yeux des grands regardent ailleurs » (SdA, II.2). Ce sont les actes des Incarnés, ces « créatures rationnelles dotées d’un libre arbitre en relation avec Dieu » (Lettres, n°181 p.334), qui font tourner les roues du monde (i.e. du Destin, cf. la quasi réciprocité des termes Ambar et Umbar) et non l'inverse. Mais « [c]e libre arbitre ne procède pas de nous » : il s'agit d'un don : celui de l'Unique, une expression de sa propre liberté. C'est ce don sans pareil que « l'Ennemi » (ou encore Saruman, notamment avec sa voix, cf. Lettres n°210 p.390) s'efforce de ravir avant tout autre : « l'intention suprêmement mauvaise » de sa magie « consiste [...] à vouloir dominer les autres “libres” arbitres » (Lettres, n°155 p.284).
Mais il est un autre don de l'Unique, plus précieux encore, un don que présuppose le précédent : celui de la Création, de l'existence en elle-même. Ce don que Melkor, et lui seul, dans sa « folie », aurait voulu « annihiler » s'il avait pu (cf. HoMe X, pp.395-396).
C'est que les deux dons, qui sont les deux dons suprêmes, sont liés : le don de la Création (l'existence), et le don de la subcréation (le libre arbitre), le dernier dépendant du premier. Chacun de ces dons « comporte sa propre part de danger, comme il en va de tous ses libres dons [d'Eru] : ce qui revient à dire, en fin de compte, qu’ils ont un rôle à jouer dans le Grand Conte en vue de sa complétion ; car sans danger ils seraient sans effet, et le don serait vide » (HoMe , p.379[édit:] X, p.380).
Je viens d'identifier le libre arbitre à la subcréation. En effet, pour Tolkien, la subcréation est le paradigme du libre arbitre. Ce qui vaut pour l'un vaut pour l'autre, au point que libre arbitre et subcréation forment une quasi équivalence. C'est ici l'occasion de donner le contexte entier d'un passage déjà plusieurs fois cité, et de souligner ce contexte :
Ce puissant mode du « mythe » peut, bien entendu, faire beaucoup de mal, en particulier de manière délibérée (wilfully). Le droit à la « liberté » du subcréateur n'est pas une garantie, chez les hommes déchus, qu'elle ne sera pas utilisée de façon aussi malfaisante que le Libre Arbitre. [...] Puisque j'évoque le Libre Arbitre, je pourrais dire que dans mon mythe j'ai utilisé « subcréation » dans un sens particulier [...] afin de rendre visibles et sensibles les effets du Péché ou du Libre Arbitre mal employé par les Hommes. Le Libre Arbitre ne procède pas de nous et ne fonctionne que dans certaines circonstances ; mais afin qu'il puisse exister, il est nécessaire que l’Auteur s'en porte garant, quoi qu'il advienne [...]. Ainsi dans ce mythe, on prétend [...] qu'Il a donné des pouvoirs « subcréatifs » particuliers à certains des êtres les plus nobles qu’il a créés : cela est la garantie que ce qu'ils ont conçu et fabriqué devrait mériter de recevoir la réalité de la Création. Dans certaines limites, bien entendu, et bien entendu en restant soumis à certaines obligations et interdictions. Mais s'ils « chutaient », à l'instar du Diabolus Morgoth, et que chacun se mît à fabriquer des êtres « pour lui, pour être leur Seigneur », ces derniers « existeraient » alors, bien que Morgoth ait rompu l'interdit suprême en fabriquant d’autres créatures « rationnelles » que les Elfes ou les Hommes. Au moins ils « existeraient », vraies réalités physiques dans le monde physique, aussi maléfiques qu'ils puissent se révéler, même en « imitation » des Enfants de Dieu. Ils seraient le plus grave Péché de Morgoth, un abus de son plus grand privilège, et ces créatures seraient engendrées par le Péché, donc naturellement mauvaises. (J'ai failli écrire « irrémédiablement mauvaises », mais ce serait aller trop loin. Car, en acceptant ou tolérant leur fabrication — condition indispensable à leur existence effective —, même les Orques deviendraient une partie du Monde, qui est celui de Dieu et est, au final, bon.)
Lettres, n°153 pp.277-278
Autre élément fondamental pour Tolkien, que nous avons vu dans La liberté du Créateur : création et subcréation sont de deux ordres différents. Seule l'œuvre de Dieu dans notre monde, celle d'Eru dans le Conte d'Arda, est une « création ». Celle des Valar et des Incarnés n'a pas valeur de « création » mais de « sub-création » : elle n'a pas accès à « l'existence » ou à « la Réalité » par elle-même, mais parce que le Créateur lui procure cet accès (par sa Flamme Impérissable). Dans l'Ainulindalë, après que les Ainur se furent épris de la Vision, Ilúvatar lui donne sa réalité : « Je connais les désirs de vos cœurs : que ce que vous avez vu puisse être vraiment (should verily be), non seulement dans vos pensées, mais encore comme vous êtes vous-mêmes, et cependant autre que vous. C'est pourquoi je déclare : Que ces choses soient ! (Let these things Be!) Et j'enverrai dans le Vide la Flamme Impérissable : elle sera au cœur du Monde, et le Monde Sera (shall Be) [...] » (HoMe X, pp.13-14). À partir de ce point, la Création est une œuvre continue : « e. L’Accomplissement (Achievement), qui se poursuit encore » (HoMe X, p.336), à cause de l'« Oienkarmë Eruo (l'ouvrage perpétuel de l'Unique) » (HoMe X, p.329), « l'activité Créatrice d'Eru [...] par laquelle les choses pouvaient recevoir une existence “réelle” et indépendante » (HoMe X, p.345).
De ce qui précède, on retrouve le parallèle chez saint Thomas, pour qui la création correspond exactement à « l’émanation de tout l’être à partir de la cause universelle, qui est Dieu » (ST Ia.45.1), tandis que les formes produites par la nature ou par l'art des Hommes ne sont pas créées « mais il leur revient d’être concréées » (ST Ia.45.8). Le terme, sorti d'usage, disait, au Moyen-Âge, la production ou la formation, et saint Thomas s'en sert à l'occasion pour la distinguer de la création en elle-même : la « concréation » désigne alors la contingence de l'art et de la nature, et leur dépendance radicale vis à vis de la création, dans la mesure où une forme concréée ne peut exister par elle-même mais seulement à partir de substances dont l'existence est causée par le Créateur directement. La « concréation » chez saint Thomas renvoie à la « subcréation » chez Tolkien. En outre, on trouve également chez saint Thomas l'indice d'une relation étroite entre la concréation et le libre arbitre, saint Thomas employant « art » et « volonté » de façon interchangeable dans le titre de son examen de la place de « la création dans la nature et l'art / la volonté » (ST Ia.45.8 + Ia.45.préface, cf. The Flame Imperishable, pp.177-183). Il s'ensuit que « la providence divine s'étend immédiatement à toutes choses » même si, pour cela, « la providence divine use d’intermédiaires » : « non que sa providence soit en défaut, mais par surabondance de bonté, afin de communiquer aux créatures elles-mêmes la dignité de cause » (ST Ia.22.3). Cette dignité de l'artiste, c'est d'être « comme un associé de Dieu dans la facture des belles œuvres ; en développant les puissances mises en lui par le Créateur, — car “tout don parfait vient d’en haut, et descend du Père des lumières” [Jacques 1,17] — et en usant de la matière créée, il crée pour ainsi dire au second degré » (Maritain). Aussi la création artistique est-elle incapable de copier celle de Dieu, mais elle la continue. (*)
Dans le Conte d'Arda, la naissance des Nains manifeste on ne peut mieux la nature et des limites de la subcréation, et donc du libre arbitre, et sa relation à l'Unique :
Étant le plus grand de tous les artisans [Aulë] a essayé de fabriquer (make) des enfants [...]. L'Unique blâma Aulë, disant qu'il avait tenté d'usurpé le pouvoir du Créateur ; mais il ne pouvait pas donner une vie autonome (independent life) à ce qu'il avait fabriqué. Il n'avait qu'une seule vie, la sienne, qui provenait (derived) de l'Unique, et qu'il pouvait tout au plus distribuer. « Vois ! dit l'Unique, ces créatures à toi n'ont que ta volonté (thy will) et ton mouvement. Bien que tu aies conçu une langue pour eux, ils ne peuvent que te rapporter ta propre pensée (thine own thought). Cela est me caricaturer. »
[Suivent le chagrin et le repentir d'Aulë, la miséricorde d'Eru, et la (véritable) naissance à la vie des pères des Nains]
« Cela te surprend ? demanda-t-il. Vois ! Tes créatures vivent désormais, libres de ta volonté (free from thy will) ! Car j'ai vu ton humilité, et j'ai eu pitié de ton impatience. Ce que tu as façonné (Thy making), je l'ai inclus dans mon dessein. »
Lettres, n°212 pp.404-405 (trad. modifiée)
On pourrait donner d'autres illustrations. Mais l'exemple de la Naissance des Nains offre un paradigme complet de la question. Où il découle que la liberté des créatures rationnelles, en fin de compte, dépend de son inclusion dans le Dessein d'Eru. Autrement dit, la liberté du subcréateur s'inscrit dans une dépendance nécessaire à l'existence, à « l'être », tout comme la subcréation s'inscrit dans une dépendance nécessaire à la Création. Si elle s'en écarte, elle devient une illusion ou une caricature de la liberté. Ce qui revient à dire que, « pour Tolkien, le libre arbitre subcréateur ne fait pas que refléter faiblement la liberté qu'éprouve avec joie le Créateur dans l'acte de création ; comme pour dans son application spécifique à la subcréation, de la même façon, le libre arbitre des créatures est entièrement dépendant, pour son existence même et pour son exécution, de la providence divine » (The Flame Imperishable, p.182). (**)
Écho on ne peut plus direct à l'Évangile, en particulier, pour le dire de façon tolkienienne, à la nature christo-centrée de la subcréation :
Demeurez en moi, comme moi en vous. De même que le sarment ne peut pas porter de fruit par lui-même s’il ne demeure pas sur la vigne, de même vous non plus, si vous ne demeurez pas en moi. Moi, je suis la vigne, et vous, les sarments. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là porte beaucoup de fruit, car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire.
Jean 15,4-5
Mettez la parole en pratique [lit. Soyez les poètes (ποιηταὶ : poiētai) de la parole]
Jacques 1,22
Car nous sommes son ouvrage [lit. son poème (ποιημα : poiēma)],
ayant été créés en Jésus-Christ pour de bonnes œuvres,
que Dieu a préparées d'avance,
afin que nous les pratiquions.
Éphésiens 2,10
Jérôme
— avec la collaboration passive de quelqu'un qui se reconnaîtra ;)
__________________________________________________
(*) Sur le rapport thomiste entre la Création et la subcréation (ou concréation) :
Créer ne peut être l’action propre que de Dieu seul. Il faut en effet ramener les effets les plus universels aux causes les plus universelles et les plus primordiales. Or, parmi tous les effets, le plus universel est l’être lui-même. Aussi faut-il qu’il soit l’effet propre de la cause première et absolument universelle, qui est Dieu. C’est pourquoi on dit aussi dans le Livre des Causes, que ni une intelligence, ni une âme, malgré sa noblesse, ne donne l’existence, sinon en tant qu’elle opère par l’opération divine. Produire l’être absolument, et non en tant qu’il est celui-ci ou qu’il est tel, cela relève de la raison même de création. Aussi est-il manifeste que la création est l’action propre de Dieu lui-même.
Somme Théologique Ia.45.5
Objections : Il semble que la création se mêle aux œuvres de la nature et de l’art. Dans toute opération de la nature ou de l’art il y a production d’une certaine forme. Mais elle n’est pas produite à partir de quelque chose, puisque la matière ne fait pas partie d’elle-même. Donc elle est produite de rien. Et ainsi, dans toute production de la nature ou de l’art, il y a création. [...]
En sens contraire : S. Augustin distingue l’œuvre de propagation, qui est une œuvre de la nature, de l’œuvre de création.
Réponse : [...] la forme naturelle d’un corps n’est pas une réalité subsistante : elle est ce par quoi quelque chose est. Aussi, puisque être fait, être créé ne convient à proprement parler qu’à un être subsistant [...], les formes ne sont ni faites ni créées, mais il leur revient d’être concréées. [...] Aussi, dans les œuvres de la nature, la création [...] est présupposée à l’opération de la nature. [...] L’opération de la nature présuppose toujours des principes créés, et c’est ainsi que les produits de la nature sont appelés des créatures.
Somme Théologique Ia.45.8
La providence comprend deux moments : le plan de l’ordination des choses à leur fin, et la mise en œuvre de ce plan, qu’on appelle le gouvernement. Pour ce qui est du premier, Dieu par sa providence, s’occupe de toutes les choses, car il a dans son intelligence la représentation de toutes les choses, même les plus petites, et quelques causes qu’il ait attribuées aux divers effets, c’est lui qui leur a donné la vertu de les produire. Aussi faut-il qu’il ait d’abord dans son intelligence, le rapport de ces effets à leur cause. C’est au second moment que la providence divine use d’intermédiaires, car Dieu gouverne les inférieurs par l’entremise des supérieurs, non que sa providence soit en défaut, mais par surabondance de bonté, afin de communiquer aux créatures elles-mêmes la dignité de cause.
Somme Théologique Ia.22.3
[L'art] est la faculté de produire, non pas sans doute ex nihilo, mais d'une matière préexistante, une créature nouvelle, un être original, capable d'émouvoir à son tour une âme humaine. Cette créature nouvelle est le fruit d'un mariage spirituel, qui unit l'activité de l’artiste à la passivité d'une matière donnée. De là provient en l’artiste le sentiment de sa dignité particulière. Il est comme un associé de Dieu dans la facture des belles œuvres ; en développant les puissances mises en lui par le Créateur, — car « tout don parfait vient d’en haut, et descend du Père des lumières » — et en usant de la matière créée, il crée pour ainsi dire au second degré. Operatio artis fundatur super operationem naturae, et haec super creationem. La création artistique ne copie pas celle de Dieu, elle la continue.
Jacques Maritain, Art et scholastique, 1920, p.87
(**) Au passage, signalons, en contrepoint en quelque sorte, un exemple positif de subcréateur, celui de Nerdanel, rarement mise en valeur. L'épouse du plus illustre des Ñoldor était aussi la fille de Mathan, un des Ñoldor les plus chers au cœur d'Aulë, le plus grand des subcréateurs. Nerdanel est décrite comme une subcréatrice des plus douées, puisqu'« elle réalisait des images, des Valar dans leurs formes visibles, ou des hommes et des femmes des Eldar, et celles-ci étaient si ressemblantes que leurs propres amis, s'ils ne connaissaient pas son art, pouvaient leur parler ; mais elle façonna également bien des choses issues de sa propre pensée en des formes étranges et solides mais très belles ». Or, Nerdanel, qui s'inscrit ici parfaitement dans le Dessein d'Eru, était douée d'un grand libre arbitre, car « elle était forte, et libre d'esprit (free of mind), et pleine du désir de la connaissance [...]. Elle était aussi d'une grande volonté (firm of will), mais elle était plus tranquille et plus patiente que Fëanor, désirant comprendre plutôt que diriger les autres » (HoMe X, pp.272-273). Au passage, nouvel écho, analogue à celui que j'évoquais plus haut (en PS), à la partition conjugale en Arda, lorsqu'on lit qu'« avec sa sagesse, au début, elle pouvait retenir Fëanor quand le feu de son cœur s'embrasait excessivement ; mais les dernières actions de son époux l'affligèrent et ils s'éloignèrent l'un de l'autre » (ibid.).
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Raahhhh ! il fallait que tu postes dans la nuit pour que je découvre cela ce matin alors que je n'ai pas le temps de lire un long post. Rahhh! Ce n'est que partie remise mais d'ore-et-déjà merci pour cette suite appétissante.
(Je n'ai lu que les premières lignes, celles de la traduction de HoMe X, p. 8, très belle, si belle qu'elle et m'a conduit à consulter la VO. Il y a quelques surinterprétations il me semble avec la répétition du verbe jouer, l'introduction du verbe glorifier, et l'atténuation de "powers" en "dons"... Quant à "devices" peut-on le traduire par "talents", ne faut-il pas plutôt y lire "desseins" (cf. Ps 33,10 ; Pr 12,2 ; Es 1,16 , etc. dans l'édition Douay-Rheims ; ailleurs encore pour "'actions", "voies") ? Bon, je chipote, hein ? mais c'était parce que je me suis demandé s'il n'y avait pas un chiasme dans l'original avec la Flamme Impérissable au centre... on ne se refait pas ;-))
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Je savais que le début te plairait particulièrement — la fin aussi :) :).
Je dirais surtraductions plutôt que surinterprétations. Je ne proposerais pas cette traduction comme officielle, c'est vrai. Il est vrai aussi que j'ai ainsi voulu souligner le jeu de miroir qui est tout de même présent au niveau du sens (dans la phrase, dans le contexte, dans l'Ainulindalë, et dans le Conte). En fait, comme j'étais gêné par mes premières traductions, plus littérales mais disgracieuses, je me suis dit : quitte à adoucir la traduction ... J'avais d'ailleurs redonné la VO in extenso, au début, et j'aurais pu expliquer, mais, vu la longueur des posts et du fuseau, j'ai finalement simplifié. Pour device, je dirais plutôt, dans le contexte : capacités, moyens, etc. À noter que Pierre Alien me rejoint sur une partie de mes choix (même si je me doute que ce n'est pas le meilleur garant ;)).
Avec le recul, je pense que je devrais quand même éviter de souligner que vous jouiez / chacun jouant : ayant introduit ici une symétrie qui n'existait pas dans l'écriture même. Allez, hop ! profitons de la facilité de l'outil : je retire leur souligné. La symétrie qui compte, et la seule, que je tenais à souligner, et qui est bien inscrite à la fois dans la forme et le fond, est : I will ... if he will.
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ça y est : ) , j'ai pu lire : c'est clair et net. Quant à la fin : rrron-ron : )
Merci aussi pour la mise en lumière du personnage de Nerdanel, il aurait été dommage de passer à côté de ces parallèles.
Pourras-tu préciser de quel volume de HoMe vient la citation que tu donnes
Chacun de ces dons « comporte sa propre part de danger, comme il en va de tous ses libres dons [d'Eru] : ce qui revient à dire, en fin de compte, qu’ils ont un rôle à jouer dans le Grand Conte en vue de sa complétion ; car sans danger ils seraient sans effet, et le don serait vide » (HoMe (??), p.379).
Ce ne semble pas être HoMe X. Où alors j'ai lu trop rapidement car le sommeil vient.
S.
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Si si c'est bien HoMe X (en général chez moi, HoMe est un lapsus pour HoMe X ;)) mais à la page d'après :) — merci !
Je procède à une édition corrective de ce pas.
Mais surtout, merci pour ton plaisir :).
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en général chez moi, HoMe est un lapsus pour HoMe X ;)
Je m'en doutais, mais je n'avais pas le courage de chercher (ni la logique nécessaire : il suffisait effectivement de commencer par tourner la page !).
S.
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La liberté du subcréateur (2/3) : conscience et délibération
La liberté prend place au cœur de notre existence, au centre de notre expérience, à la source de nos vouloirs et de nos actes. Elle est nous-même dans ce que nous avons de plus personnel. Aussi pourrait-on penser que rien ne nous doive être plus connu. À nous écouter parler de la liberté, à nous l’entendre revendiquer sans cesse, elle paraît nous être familière à tous comme un héritage de naissance, comme une propriété inaliénable. Et cependant quand nous nous interrogeons sur la nature de la liberté humaine, quand nous essayons de la saisir, de la décrire, de la définir, nous constatons qu’elle échappe toujours à nos prises, que nous n’en atteignons jamais que des traces et des reflets.
S. T. Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne, 2012 (1985), pp.335-336
J'avais relevé en amont :
Enfin et surtout (pour la question que je me pose), dans cette discussion, Nikita a la grâce de poser la question de notre conception du libre arbitre :
- D'un côté, et en particulier « pour l’homme moderne », « la liberté équivaut à l’absence de toute influence et de hiérarchie » (cf. Mircea Eliade) ;
- De l'autre, la chose est impossible et la liberté consisterait plutôt, dans ce langage, à assumer telle ou telle influence : « Sois libre et choisis ton maître ».
[...]
Cela renvoie à un débat théologico-philosophique, sur lequel je reviendrai certainement.
J'y reviens maintenant.
Pour saint Thomas et pour les doctrines qui l’ont précédé, la liberté procède de nos facultés spirituelles : l’intelligence et la volonté. Ces dernières sont elles-mêmes finalisées par (respectivement) la vérité et la béatitude — c’est-à-dire par Dieu. L’intelligence est finalisée par la recherche de la vérité, à l’aune de laquelle elle peut chercher à connaître. La volonté est finalisée par la recherche de la béatitude, à l’aune à laquelle elle peut chercher à se mouvoir. La liberté est le produit de cette inclination naturelle de l’intelligence et de la volonté à la vérité et au bien : elle consiste dans la capacité à délibérer et choisir des moyens personnels et singuliers susceptibles de satisfaire cette inclination universelle. Le choix est ainsi un acte de la volonté « informée » par l’intelligence. Il est un acte de volonté en tant qu’il a pour objet direct un certain bien en vue d’une fin voulue. Il est informé par l’intelligence en tant qu’il est formé par une recherche et un jugement de la raison. Le choix est donc un acte décisif mais non primitif. Sa liberté s’enracine dans nos inclinations naturelles à la vérité et au bien universels. Il a pour objet les voies et les moyens (bien partiels), en vue de la fin ultime (bien absolu : la béatitude, Dieu). Cette fin ultime est voulue purement et simplement, nécessairement : elle ne peut tomber sous le choix, c’est-à-dire que la liberté ne peut atteindre l’inclination naturelle au bonheur qui est sa racine, sa cause et son orientation. C’est parce qu’elle est ainsi animée par le désir du bien ultime que la volonté peut être libre à l’égard des biens partiels et singuliers, avec le concours de la raison qui nous en fait discerner la nature, la qualité, et les limites. Autrement dit, la liberté suppose une délibération, ce qui nécessite une référence ultime. Dans cette perspective, la disposition naturelle au vrai et au bien fonde notre liberté.
Pour Occam en revanche, la liberté précède nos facultés spirituelles. Le libre arbitre devient la faculté première qui se tient dans une indétermination foncière entre les contraires, entre le oui et le non, dans une indifférence originelle de la volonté qui lui permet de ne se déterminer dans le choix qu’à partir d’elle-même, indépendamment de toute cause autre qu’elle-même. Ainsi comprise, la liberté réside tout entière dans le pouvoir d’autodétermination de la volonté. Elle s’identifie pratiquement à la volonté, comme source des vouloirs et des actes et en vient à constituer, par elle seule, l’être de l’homme et l’origine de ses actes (cf. Sartre). Le choix libre n’a alors d’autre cause que ce pouvoir d’auto-détermination. Chaque acte libre est un acte volontaire et singulier sans lien nécessaire avec une finalité universelle et l’agir humain sera constitué par une suite d’actes finalement indépendants entre eux. Les inclinations naturelles sont rejetées en dehors du noyau de l’acte libre : « Pour saint Thomas […], nous étions libres non pas malgré, mais à cause de ces inclinations naturelles [au bien, au bonheur, à l’être, à la vérité]. Pour Occam, en revanche, la liberté domine les inclinations naturelles et les précède du fait de son indétermination radicale et par son pouvoir d’un choix contraire à leur égard. Dans cette perspective, on pourrait dire que la liberté se manifeste le mieux quand elle résiste aux inclinations naturelles » (Les sources de la morale chrétienne, p.255). Cette conception de la liberté est solidaire de la théologie d’Occam, qui insistait sur la toute-puissance divine, en tant que pouvoir absolu et arbitraire : ce que Dieu veut est juste et bon parce que et uniquement parce qu’il le veut (cf. notre excursus : la toute-puissance du Créateur). Occam se refusait dès lors à concevoir l’existence d’un ordre naturel des choses, doté d’une nécessité et d’une intelligibilité propres, qui, selon lui, aurait assigné des limites à la toute puissance divine. (S’ensuit le nominalisme : ce que nous tenons pour universel n’a de valeur que « nominale » : nos concepts ne sont qu’une simple appellation commode pour désigner l’impression laissée dans notre esprit par la répétition d’expériences similaires toutes singulières.) L’idée d’une nature sensée et finalisée, que nous tirons du réel, est récusée. Le sens et la finalité des êtres naturels sont en Dieu seul et le monde n’est à considérer que d’un point de vue causal, sous l’angle de processus matériels non finalisés, tandis que les êtres humains sont à même de s’ordonner eux-mêmes en vue de fins décidées par eux-mêmes. Dans cette perspective, une éventuelle disposition naturelle entrave la liberté. La compréhension de nature passe d'une conception métaphysique à une conception empirique : « n’étant plus comprises dans l’acte volontaire, les inclinations naturelles tomberont en dessous de la liberté et formeront une zone inférieure à l’univers moral, de l’ordre de l’instinct, de la sensibilité, du biologique » (ibid.).
Qu'en est-il dans la mythopoésie tolkienienne ?
Damien avait avancé le travail :
Au passage, puisqu'on parle désormais beaucoup de volonté (et quoi de plus logique en matière de libre-arbitre ?), je pense qu'il serait fort utile de s'intéresser de près au vocabulaire quenya pour le caractère, la volonté, la décision : le rapport entre ces termes, leur étymologie et le contexte dans lequel ils apparaissent en diront long, je pense, sur les conceptions de Tolkien en la matière. On pourrait commencer par sanar « mind, thinker, reflector » < SAN « think, use mind; (trans.) ponder, consider in thought » (VT41, p. 13–14, 16 : un texte majeur) et indo « (state of) mind, (inner) thought, mood ; will, resolve », diversement dérivé de NID « force, press(ure), thrust; will » (PE 22, p. 165 ; VT 41, p. 17) ou de IN(ID) « mind, (inner) thought, inmost heart, inner senses » (PE 17, p. 155, 189). Ce dernier terme serait évidemment à mettre en regard de son parent indómë « settled character ; will of Eru », dont les deux significations vont typiquement dans le sens de la conception thomiste exposée ici, me semble-t-il.
Le fait que l'esprit soit essentiellement défini à partir de la faculté de l'intelligence (cf. sanar) tandis que la volonté se rapporte davantage à un état arrêté de l'esprit (cf. indo) est on ne peut plus thomiste, surtout pour ce qui concerne le libre arbitre. En revanche, la diversité des racines à l'origine d'indo [...] témoigne du débat métaphysique lui-même quant à la compréhension de la volonté individuelle [...] : IN(ID) [...] en faveur d'une compréhension thomiste (la volonté reliée à l'intériorité [...]), NID [...] en faveur d'une compréhension occamiste (la volonté comme force et pression [...]). Toutefois, rien n'empêche d'intégrer [...] NID [...] à une compréhension thomiste (qui intègre cette compréhension de la volonté) alors que ce serait plus difficile d'intégrer IN(ID) [...] à la métaphysique ultra-volontariste d'Occam. Sur ce plan, j'ajouterai une autre référence, tirée des Notes on Órë, qui renforce encore davantage la correspondance avec saint Thomas. Mais c'est prévu pour le chapitre suivant, sur la liberté du subcréateur. — Quel suspense ! quel talent ! :)
Eh bien, voici enfin venu le moment de soulager une attente qui ne pouvait plus durer :).
On lit, au détour des « Notes sur Óre », comment s'enchaînent la délibération, la résolution, puis l'action :
sanwe ‘thought’ > nāma ‘a judgement or desire’ > indo ‘resolve’ or ‘will’ > action
VT n°41 p.13
Cette séquence, en lien avec les éléments produits par Damien, notamment la volonté comme un état arrêté de l'esprit, en lien avec ce qui se situe au plus profond du cœur (inmost heart), s'intègre tout de même très bien dans la métaphysique de saint Thomas, avec le travail de l'intelligence qui informe une volonté elle-même « située » là où elle sera reliée à son inclination.
La cohérence entre Tolkien et saint Thomas s'approfondit donc encore.
Nous avions vu que la mythopoésie d'Arda s'inscrivait volontiers dans la théologie de la puissance divine de l'Aquinate, une puissance de sagesse, non arbitraire.
Nous venons de voir que le subcréateur ne peut rien faire de véritable sans s'inscrire dans l'ordre de cette sagesse et de bonté qui caractérise la Création.
Nous voyons maintenant que le libre arbitre des Incarnés en Arda est mis en œuvre par le travail conjoint de la raison et de la volonté, elle-même enracinée (étymologiquement et spirituellement) dans le lieu des inclinations de la personne. Inclinations naturelles à l'ordre de la Création, autrement dit à ce qui est vrai et bon.
Et c'est bien ce que l'on constate, en effet, dans le Conte d'Arda : lorsque une créature douée de libre arbitre se détermine à agir dans un sens ou dans un autre, elle ne le fait pas en vertu d'une auto-détermination, d'une volonté auto-référentielle, mais d'une délibération en vue de ce qui est vrai et sain :
« Je voudrais bien avoir su tout cela plus tôt, dit Pippin. Je n'avais aucune idée de ce que je faisais. »
« Oh, que si ! Vous saviez agir mal et stupidement (wrongly and foolishly) ; et vous vous l'êtes dit, encore que sans écouter. [...] »
SdA III, 11
Dans une perspective thomiste, on dirait que Pippin a ici choisi un bien partiel (inférieur mais immédiat et plus facile) au détriment du bien absolu (meilleur mais qui demandait un renoncement). Mais son être, sa nature, sa conscience, savait que, ce faisant, il s'écartait du bien absolu auquel il est lui-même naturellement ordonné — et qui lui sert de référence absolue : son intelligence et sa volonté sont naturellement inclinées à la vérité et à la béatitude (le bien absolu : Dieu) à l'aune desquelles elles peuvent juger et désirer la qualité des biens partiels qui se présentent à elles. J'ai employé ici spontanément le mot de conscience. On rejoint effectivement ici la question d'« agir en conscience ». Rappelons que la tradition médiévale distinguait et reliait ensemble deux niveaux dans la conscience : non seulement la notion de conscientia, qui désignait « l'acte de conscience » (la seule qui a perduré dans la Modernité), mais encore la notion de synderesis, que l'on traduira (à la suite de Joseph Ratzinger) par « l'anamnèse », et qui constitue la base ontologique de la conscience. Elle est l'enracinement de l'intelligence et de la volonté dans une référence absolue qui leur permet de raisonner et se mouvoir : car « il ne nous serait pas possible de juger en disant que l'un est mieux que l'autre si une notion fondamentale du bien n'avait pas été gravée en nous » (saint Augustin, De Trinitæ VIII.3.4) (*).
Dans cette perspective, le libre arbitre n’est pas indéterminé à l’égard du bien et du mal : il est par soi ordonné au bien, et ne tend au mal que par déficience. Choisir entre diverses choses conformément à l’ordre de la Création relève de la perfection de la liberté ; choisir une chose en s’écartant de cet ordre relève d’une déficience de la liberté. Une déficience pour ainsi dire inscrite dans notre « seconde nature » depuis la Chute, quand le bien le plus parfait en vient à ne plus coïncider entièrement, à nos yeux, avec notre idée du bonheur, et à prendre pour nous une apparence d’imperfection : nous prenons alors des biens partiels comme référence ultime dans nos choix. Cet état est ce que saint Thomas appelle, depuis saint Augustin, la concupiscence : le foyer de tendances et de convoitises, la source d’inclination vers un mauvais usage de nos facultés — le mauvais usage effectif étant le péché (**). Ce foyer de tendances et de convoitises, dans le Légendaire, a été thématisé : il s'agit du Marrissement d'Arda : la tendance au Mal, c'est-à-dire à l'écartement, au dévoiement, de l'ordre de sagesse et de bonté du Créateur (cf. « Le Marrissement d'Arda » et « Estel Eruhínion »).
Ainsi, Tolkien renoue avec une conception de la liberté comme pouvoir de choisir ce qui accomplit l'être, et donc le bien, quand nous aurions plutôt tendance aujourd'hui à nous représenter la liberté comme le pouvoir de choisir indépendamment voire au-delà du bien et du mal. [Édit: L'idée d'une liberté ainsi déterminée par une inclination naturelle au bien n'est certainement pas très évidente à appréhender à notre époque où l’on a l’habitude d’opposer la nature et la liberté, en se représentant ce qui est naturel comme ce qui est d’avance déterminé d’une façon nécessaire, et ce qui est libre comme dépendant uniquement de notre décision volontaire. Mais c’est parce que les catégories nominalistes se sont inscrites dans notre esprit à tel point qu’elles nous semblent aller de soi. La tension nécessaire de nos facultés spirituelles vers un au-delà d’elles-mêmes ne les limite pas davantage que l’attirance nécessaire de nos facultés sensibles, comme la faim et la soif, vers ce qui procure la croissance du corps. C’est précisément l’inclination nécessaire à la vérité et au bonheur qui nous confère le pouvoir de dépasser toute limitation et nous oriente vers une liberté plus parfaite : l’inclination spirituelle de notre nature est une détermination intime qui rend libre.] (***).
__________________________________________________
(*) Chez saint Paul, saint Basile, et Joseph Ratzinger :
Oui, détresse et angoisse pour tout homme qui commet le mal, le Juif d’abord, et le païen.
Mais gloire, honneur et paix pour quiconque fait le bien, le Juif d’abord, et le païen.
Car Dieu est impartial.
En effet, tous ceux qui ont péché sans la loi de Moïse périront aussi sans la Loi ; et tous ceux qui ont péché en ayant la Loi seront jugés au moyen de la Loi.
Car ce n’est pas ceux qui écoutent la Loi qui sont justes devant Dieu, mais ceux qui pratiquent la Loi, ceux-là seront justifiés.
Quand des païens qui n’ont pas la Loi pratiquent spontanément ce que prescrit la Loi, eux qui n’ont pas la Loi sont à eux-mêmes leur propre loi.
Ils montrent ainsi que la façon d’agir prescrite par la Loi est inscrite dans leur cœur, et leur conscience en témoigne, ainsi que les arguments par lesquels ils se condamnent ou s’approuvent les uns les autres.
Romains II.9-15
L'amour de Dieu ne s'enseigne pas. Personne ne nous a appris à jouir de la lumière ni à tenir à la vie par-dessus tout ; personne non plus ne nous a enseigné à aimer ceux qui nous ont mis au monde ou nous ont élevés. De la même façon, ou plutôt à plus forte raison, ce n'est pas un enseignement extérieur qui nous apprend à aimer Dieu. Dans la nature même de l'être vivant, je veux dire de l'homme, se trouve inséré comme un germe qui contient en lui le principe de cette aptitude à aimer. [...] J'approuve votre zèle, il est indispensable au but ; nous-même, autant que le saint Esprit nous en donnera le pouvoir, nous nous efforcerons, avec l'aide de Dieu et de vos prières, d'exciter l'étincelle de l'amour divin caché en vous. [...] Posons d'abord cette prémisse : nous avons reçu de Dieu la tendance naturelle de faire ce qu'il commande et nous ne pouvons donc nous insurger comme s'il nous demandait une chose tout à fait extraordinaire, ni nous enorgueillir comme si nous apportions plus que ce qui nous est donné. C'est en usant loyalement et convenablement de ces forces que nous vivons saintement dans la vertu ; en les détournant de leur fin, que nous sommes au contraire emportés vers le mal. [...] Cela étant, nous dirons la même chose de la charité. En recevant de Dieu le commandement de l'amour, nous avons aussitôt, dès notre origine, possédé la faculté naturelle d'aimer. Ce n'est pas du dehors que nous en sommes informé ; chacun peut s'en rendre compte par lui-même et en lui même, car nous cherchons naturellement ce qui est beau, bien que la notion de beauté diffère pour l'un et pour l'autre ; nous aimons sans qu'on nous l'apprenne, ceux qui nous sont apparentés par le sang ou par l'alliance ; nous manifestons enfin volontiers notre bienveillance à nos bienfaiteurs.
Basile de Césarée, Grande règle monastique, q.2
Ce que l'on pourrait appeler la première couche ontologique du phénomène de la conscience réside dans le fait que quelque chose qui s'apparente à un souvenir originel du bien et du vrai (les deux étant identiques) a été gravé en nous ; de l'intérieur de son être, l'homme créé à l'image de Dieu tend vers ce qui est conforme à Dieu. Son être même est, de par son origine, à l'unisson avec l'un et en contradiction avec l'autre. Cette anamnèse de l’origine qui résulte de la constitution conforme de notre être à Dieu n'est pas un savoir conceptuellement articulé [...]. Elle est pour ainsi dire un sens intérieur, une capacité à reconnaître, de sorte que l’être humain qui se sent appelé et ne se cache pas à l'intérieur de lui en reconnaît l'écho. Il constate : c’est la direction que mon être indique et c’est là qu’il veut aller.
J. Ratzinger, Valeurs pour un temps de crise, 2005, pp.74-75
(**) Chez saint Thomas et saint Paul :
Il n’appartient pas à la nature du libre arbitre d’être indéterminé vis-à-vis du bien ou du mal, car, de soi, le libre arbitre est ordonné au bien, puisque le bien est l’objet de la volonté ; il ne tend au mal qu’en raison d’une carence, du fait que celui-ci est perçu comme un bien, puisqu’il n’y a de choix que de ce qui est bon ou de ce qui a l’apparence de la bonté.
Commentaire des Sentences, II.25.1.1
Le libre arbitre se trouve à l’égard des moyens qui mènent à la fin, dans le même rapport que l’intelligence à l’égard des conclusions. Or, l’intelligence peut, selon les principes donnés, déduire diverses conclusions ; mais elle commet une faute lorsque, pour parvenir à une conclusion, elle ne tient pas compte de l’ordre imposé par les principes. De même, que le libre arbitre puisse choisir divers moyens, du moment qu’ils sont ordonnés à la fin, cela relève en lui de cette perfection qu’est la liberté ; mais qu’il opère un choix en se soustrayant à l’ordre de la fin, ce qui est pécher, cela relève de ce qu’il y a de déficient dans sa liberté.
Somme Théologique, Ia.62.8
La loi de l'homme qu'il reçoit de l'ordonnance divine, adaptée à la condition qui lui est propre, est qu'il agisse selon la raison. Cette loi fut si puissante dans l'état originel que rien ne pouvait surprendre l'homme, qui échappât à sa raison ou lui fût contraire. Mais quand l'homme s'est éloigné de Dieu, il est tombé en cet état où il est emporté par la fougue de sa sensualité ; et cela arrive à chacun d'entre nous en particulier dans la mesure où il ne suit plus la raison [...]. [Cette] inclination de la sensualité, que l'on appelle foyer de convoitise [...] n'a pas raison de loi chez les hommes ; ce serait plutôt une déviation de la loi de raison.
Somme théologique IaIIæ.91.6
Nous savons bien que la Loi est une réalité spirituelle : mais moi, je suis un homme charnel, vendu au péché.
En effet, ma façon d’agir, je ne la comprends pas, car ce que je voudrais, cela, je ne le réalise pas ; mais ce que je déteste, c’est cela que je fais.
Or, si je ne veux pas le mal que je fais, je suis d’accord avec la Loi : je reconnais qu’elle est bonne.
Mais en fait, ce n’est plus moi qui agis, c’est le péché, lui qui habite en moi.
Je sais que le bien n’habite pas en moi, c’est-à-dire dans l’être de chair que je suis. En effet, ce qui est à ma portée, c’est de vouloir le bien, mais pas de l’accomplir.
Je ne fais pas le bien que je voudrais, mais je commets le mal que je ne voudrais pas.
Si je fais le mal que je ne voudrais pas, alors ce n’est plus moi qui agis ainsi, mais c’est le péché, lui qui habite en moi.
Moi qui voudrais faire le bien, je constate donc, en moi, cette loi : ce qui est à ma portée, c’est le mal.
Au plus profond de moi-même, je prends plaisir à la loi de Dieu.
Mais, dans les membres de mon corps, je découvre une autre loi, qui combat contre la loi que suit ma raison et me rend prisonnier de la loi du péché présente dans mon corps.
Malheureux homme que je suis ! Qui donc me délivrera de ce corps qui m’entraîne à la mort ?
Romains VII.14-24
(***) Servais Théodore Pinckærs parle de « liberté de qualité » pour désigner la première, issue de la tradition, et de « liberté d'indifférence » pour désigner la seconde, issue du nominalisme. Moi qui avais du mal à me « libérer » de la compréhension nominaliste de la liberté, j'ai trouvé éclairantes trois images qu'il propose — dans l'art, dans la langue, et dans le domaine moral — pour faire saisir la différence entre les deux :
Nous savons tous comment on apprend la musique à un enfant, à jouer du piano, par exemple. Il faut d’abord que l'enfant possède certaines prédispositions à la musique. S’il n’y a aucune inclination ou s’il n’a pas d'oreille, on perd son temps à vouloir la lui apprendre. Mais s’il est doué, il vaut la peine de requérir pour lui un professeur de musique qui lui enseignera les règles de son art, qui les lui inculquera par des exercices nombreux et réguliers. Au début, l'élève, malgré son désir d’apprendre, éprouvera souvent les leçons et les exercices comme une contrainte imposée à sa liberté et à ses attraits du moment. Il faudra maintes fois l’obliger à se mettre au piano. Mais s’il s'applique et persévère, l'enfant doué fera bientôt des progrès sensibles et parviendra à jouer avec justesse et mesure, avec une certaine aisance, les morceaux même difficiles qu’on lui propose. Son goût et son talent se développeront. Bientôt il ne se contentera plus des exercices imposés, mais il en ajoutera d'initiative propre et prendra plaisir à improviser. Son jeu deviendra alors plus personnel. S'il a l'étoffe nécessaire et s’il peut poursuivre ses études, il pourra devenir un artiste, capable d’exécuter avec maîtrise les œuvres qu’on lui demande, d’une façon à la fois fidèle et originale, pour la joie de ceux qui l’écoutent. Il créera aussi des œuvres nouvelles dont la qualité manifestera l’épanouissement de son talent et révélera sa personnalité musicale.
Dans cet exemple très simple, nous voyons clairement apparaître une nouvelle forme de liberté. Chacun de nous est certes libre de frapper à sa guise sur chaque note du piano indifféremment. Mais cette liberté est rudimentaire, sauvage, en quelque sorte ; elle cache l’incapacité de jouer convenablement des morceaux même faciles et d'éviter les fautes. En revanche, celui qui possède l’art du piano a réellement acquis une liberté neuve : la capacité de jouer convenablement toutes les pièces qu’il veut et d'en composer de nouvelles. Sa liberté, au plan musical, peut se définir comme un pouvoir lentement acquis d'exécuter avec perfection les œuvres qu'il veut. Elle repose sur des dispositions naturelles, sur un talent devenu ferme et stable par l'exercice régulier et progressif, soit proprement un habitus.
Les sources de la morale chrétienne, pp.361-362
Prenons l’exemple de l’étude d’une langue étrangère. La meilleure méthode est sans doute de commencer par suivre des cours où l’on apprend le vocabulaire et les règles de la grammaire, et d’y ajouter un séjour dans le pays ou dans un milieu où on parle uniquement cette langue. Ici encore il faut un minimum de dispositions au départ, la persévérance dans l’effort et la pratique des règles qui sont les contraintes propres à une langue. Mais peu à peu on parvient à s'exprimer correctement et à mieux comprendre ce qu’on entend et ce qu’on lit. Bientôt viendra l’aisance, puis le plaisir de parler, enfin la maîtrise de la langue qui confère le pouvoir de comprendre et de dire tout ce que l’on veut, avec facilité et avec exactitude.
Ici se manifeste de nouveau une forme de liberté bien différente du choix entre les contraires qui nous permettrait de disposer à notre guise les mots dans la phrase. C’est une liberté soumise à la contrainte des règles sans doute, mais elle est beaucoup plus réelle et s’appuie sur ces règles mêmes pour se déployer. Elle ne se confond pas avec la liberté de faire des fautes impliquée par le choix des contraires, mais elle réside plutôt dans le pouvoir de les éviter sans même devoir y songer. C’est proprement une liberté de qualité, car elle nous fait comprendre et parler à la perfection.
Ibid., p.362
Formé en nous progressivement par l’application d’une discipline de vie, d’abord reçue, puis devenue personnelle, le courage nous rend capables de poursuivre efficacement des desseins qui ont qualité et valeur pour nous et pour d’autres, malgré les résistances, les obstacles et les contrariétés, extérieurs et intérieurs, d’agir ainsi quand et comme nous voulons, jusqu’à tirer profit des épreuves même qui auraient pu abattre notre volonté et mettre en échec nos projets. L’homme de faible courage peut certes revendiquer la liberté de faire ce qui lui plaît, s’affirmer entre autres en rejetant les règles et les lois. En réalité, même s’il en parle beaucoup, il ne possède qu’une liberté infirme, proche de la servitude, car il ne saurait accéder à une volonté ferme, durable, assez forte pour se dégager de la pression des circonstances ou des sentiments et pour leur imposer sa maîtrise, comme il convient.
Ibid., p.363
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Eh bien, voici enfin venu le moment de soulager une attente qui ne pouvait plus durer :).
Enfin!!! :)
... et
Ainsi, Tolkien renoue avec une conception de la liberté comme pouvoir de choisir ce qui accomplit l'être, et donc le bien, quand nous aurions plutôt tendance aujourd'hui à nous représenter la liberté comme le pouvoir de choisir indépendamment voire au-delà du bien et du mal
... mais alors, la partie (3/3) n'abordera-telle pas la notion d'obéissance ?
Cf. le commentaire de Tolkien sur les Númenoréens :
Ils chutent et perdent la grâce en trois phases. Premièrement, le consentement, l'obéissance libre et volontaire [obedience that is free and willing], mains non toutefois en totale connaissance de cause [though without complete understanding]. Puis pendant longtemps ils obéissent à contre-cœur, récriminant de plus en plus ouvertement. Enfin, ils se rebellent -- et un fossé apparaît entre les hommes du Roi et les rebelles d'un côté, et la petite minorité des Fidèles persécutés de l'autre.
JRR Tolkien, Lettre n°131
et le texte même de La Route perdue dans HoMe V, avec les tous derniers échanges connus entre Elendil et son fils Herendil :
Il te faut choisir [Thou must choose] entre ton père et Sauron. Mais je te laisse libre choix et ne t'impose pas l’obéissance due à un père, si je n'ai pas convaincu ton esprit et ton cœur [But I give thee freedom of choice and lay on thee no obedience as to a father, if I have not convinced thy mind and heart]. Tu seras libre de partir ou de rester [Thou shalt be free to stay or go], et même d'aller rapporter comme bon il te semblera bon tout ce que je t'ai dit. Mais si tu restes et que tu en apprends davantage, ce qui impliquera des conseils plus approfondis et d'autres [? nom] que le mien, alors tu seras lié [thou will be bound] par l'honneur à garder le silence, quoi qu'il advienne. Vas-tu rester ?
JRR Tolkien, HoMe V = La Route perdue, HTM, p. 87
On retrouve dans ces deux textes, en négatif dans le premier, en positif dans le second,
- la nécessité et l'ambiguïté de l'obéissance
- la liberté comme instant décisif qui conduit à choisir d’obéir / d'être lié
- la connaissance par l'esprit et le cœur (donc une connaissance liée à l'amour) qui informe la volonté et la liberté
- et une connaissance incomplète (sans le fondement de l'amour) qui conduit à perdre la grâce pour fixer un destin inéluctable :
C'est une heure funeste qui [? place] un tel choix sur toi, dit son père, posant une main sur sa tête. Mais le destin en appelle certains à être hommes avant l'heure. Que choisis-tu ?
= It is an evil hour that [? putteth] such a choice on thee [...] But fate calleth some to be men betimes. What dost thou say ?
JRR Tolkien, HoMe V = La Route perdue, HTM, p. 87
De fait, il me semble qu'on retrouve ce que tu écrivais plus haut à propos du
travail de l'intelligence qui informe une volonté elle-même « située » là où elle sera reliée à son inclination.
Comme quoi, il n'y a pas que HoMe X :)
S.
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Alors non, j'ai prévu autre chose en (3/3) ;).
Ce passage exact des Lettres, je l'avais mis de côté pour la partie d'après (la liberté vis-à-vis du Bien). Mais il est évident que tout se recoupe ! D'ailleurs, à la fin, on (y compris moi-même) pourra préférer un autre agencement que celui que je suis actuellement : je suis en train d'étaler ma récolte et de l'ordonner en allant ... Elle peut très bien être complétée en allant également, comme tu le fais tout à propos ici : tu fais très bien de relier ensemble les questions de l'inclination, de la connaissance et de l'obéissance, car la liberté se retrouve à l'intersection de tout cela. Cela m'évoque aussi ce propos de Mandos :
Il nous échoit de régir Arda, et de conseiller les Enfants, ou de les commander dans les choses qui relèvent de notre autorité. En voie de conséquence, notre tâche est de gouverner Arda Marrie, et de déclarer ce qui est juste en son sein. Nous pouvons en effet indiquer par nos conseils le chemin plus élevé, mais nous ne pouvons forcer quelque libre créature (any free creature) que ce soit de l’emprunter. Cela mène à la tyrannie, qui défigure le bien et le fait paraître haïssable. [...] Un souverain qui, discernant la justice, vient à lui refuser la sanction de la loi, exigeant le renoncement des droits et le sacrifice personnel, ne conduira point ses sujets à de telles vertus, vertueuses seulement si librement consenties (if free), mais, en rendant anormalement une justice illicite, les conduira plutôt à se rebeller contre toute loi.
HoMe X, p.246
Mais le passage que tu donnes entre Elendil et son fils est l'un des meilleurs et des plus beaux, un de ceux qui m'émeuvent le plus en tout cas !
— Merci beaucoup ! Car je n'ai pas moissonné dans HoMe V (comme indiqué plus haut, j'ai bien dû me limiter, au moins dans un premier temps) ; pourtant, la chute de Númenor a tout à voir avec le sujet.
(Et encore merci à Damien et Benjamin aussi pour leurs précédentes contributions !)
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La liberté du subcréateur (3/3) : son épanouissement
Toujours dans HoMe X, j'ai observé que la liberté était la clé d'un accomplissement en deux lieux bien particuliers : le mariage et la mort.
En ce qui concerne le mariage, tout d'abord, celui-ci est accompli par un acte à la fois objectif et libre devant l'Unique :
Les Eldar se mariaient une fois pour toute dans leur vie, par amour ou en tout cas librement (by free will) de part et d’autre. Même quand, dans les temps qui vinrent ensuite, comme on le voit dans les histoires, bien des Eldar en terre du Milieu devinrent corrompus et leurs cœurs obscurcis par l’ombre qui s’étendait sur Arda, bien rares sont les contes qui rapportent des actes de convoitise (deeds of lust) entre eux. [...] [Les] cérémonies ne constituaient pas des rites nécessaires au mariage. Elles ne constituaient qu’une manière courtoise pour les parents de manifester leur amour, et l’union ainsi reconnue unissait ensemble non seulement les fiancés mais encore leurs deux maisons. C’était l’union corporelle qui accomplissait le mariage, après quoi l’indissolubilité du lien était parachevée. Dans les jours heureux et aux époques paisibles, il eût été discourtois et méprisant de renoncer aux cérémonies. Mais il fut de tout temps légitime pour aucuns des Eldar, si tous deux n’étaient pas déjà mariés, de se marier ainsi par un libre consentement (of free consent) donné l’un à l’autre sans cérémonie ni témoin (pourvu que les bénédictions soient échangées et le Nom [de l'Unique] nommé) ; une telle union ainsi établie était tout autant indissoluble. Dans les jours de jadis, en des temps troublés, dans la fuite, l’exil et l’errance, de tels mariages eurent souvent lieu.
HoMe X, pp.210-212
L'engagement, libre, entier (indissolubilité du mariage) et devant Dieu, manifeste le don total des époux l'un à l'autre.
En ce qui concerne le rapport à la mort, la volonté libre, c'est-à-dire le libre arbitre, est mentionnée lors du passage par-delà la Mer d'un Mortel et, incidemment, pour la mort d'Aragorn :
C'était en tous les cas une grâce spéciale. Une opportunité de mourir conformément au plan originel des Hommes prélapsaires (the unfallen) : ils atteignaient un état dans lequel ils pouvaient acquérir une meilleure connaissance et la paix de l'âme et, une fois guéris de toutes leurs blessures, aussi bien physiques que psychiques, ils pouvaient enfin s'abandonner eux-mêmes (surrender themselves) : mourir librement (of free will), dans l'estel — une chose qu'Aragorn réussit sans une telle aide.
HoMe X, p.341 (cf. Lettres, n°154 p.283, n°325 p.574 ; voir aussi Bëor l'Ancien, HoMe XI, p.225)
Cet abandon est un double don : pour recevoir le Don de l'Unique (la libération des Cercles du Monde), il faut remettre le don (la vie en leur sein). Il s'agit bien d'une acceptation et d'un dessaisissement de soi-même, et non d'une « mort volontaire » en refus de la vie. Alors que le premier manifeste la paix et la liberté de l'âme, la seconde manifesterait au contraire une déficience (de la liberté) du fëa :
Les Elfes pouvaient mourir, et [certains] moururent, de par leur volonté (by their will) ; par exemple à cause d'une grande affliction ou deuil, ou à cause de la frustration de leurs désirs et de leur principale raison d'être. Cette mort volontaire n'était pas perçue comme odieuse (wicked), mais c'était une faute qui impliquait quelque déficience ou déchéance (defect or taint) du fëa, et ceux qui arrivaient à Mandos par ce biais pouvaient se voir refuser une vie incarnée ultérieure.
HoMe X, p.341
Qu'il s'agisse du mariage ou de la mort, la liberté en acte se conjugue à la transcendance et au don de soi.
Ces deux lieux se réunissent d'ailleurs dans l'histoire d'une elfe endormie sous un arbre, où le débat des Valar autour de la situation singulière de Finwë et Míriel interroge la liberté des deux Incarnés et des « déficiences » qui furent les leurs. Ainsi Míriel est partie, certes malgré elle, mais aussi « dans la volonté de ne pas revenir », tandis que Finwë « céda [très rapidement] au désespoir » : l'un et l'autre, par ce « manquement à l’Espérance », qui fut aussi un « manquement au plein amour », s'empêchèrent de guérir ce qui pouvait l'être (HoMe X, pp.242-243). À l'inverse, l'épilogue de cette même séparation montre à la fois un regain de liberté et une promesse de guérison. Mandos, qui rappelait que le libre arbitre ne doit jamais être forcé (HoMe X, p.246), déclarera à Finwë, quand ce dernier s'offrira pour rester dans les Cavernes à la place de Míriel : « Il est bon que tu ne désires point de retour, car cela, je l’aurais défendu, jusqu’à ce que les présentes peines soient depuis longtemps passées. Mais il est encore meilleur que tu aies fait cette offre pour renoncer à toi-même, librement (of thy free will), et par pitié pour quelqu’un d’autre. Il s’agit là d’un avis porteur de guérison, d'où pourra croître du bien » (HoMe X, p.249).
La pitié permet le déploiement de la liberté. Et la liberté participe au déploiement, à la croissance du bien. On retrouve ici « la racine première » de l'agir libre. L'on repense à Bilbo, Frodo, Aragorn, Gandalf, etc. : tous ceux qui sont particulièrement libres sont ceux-là mêmes qui sont particulièrement miséricordieux sont ceux-là mêmes qui « accomplissent » les choses. Parmi les éléments que nous avions déjà rassemblés :
[Dans une affaire de volonté] l'élection de Frodo (ses hasards, ses songes) renvoie à celle d'un peuple, de prophètes et de disciples ; dans le SdA comme dans la Bible, les qualités morales et spirituelles des élus tendent au don total de soi — cf. « la sainteté d'ensemble (et l'humilité, la miséricorde) de l'individu sacrificiel » (Lettres, n°191) : « Frodo est cette personne sacrificielle par excellence du SdA » (Sosryko).
Dans le Conte d'Arda, [...] on attend un « accomplissement » [et] ledit accomplissement [...] y est produit par la pitié, c'est-à-dire, par « le pouvoir de miséricorde [qui] ne nous est que délégué et est toujours exercé, avec ou sans notre coopération, par l'Autorité Suprême » (Lettres, n°113 p.186) : on pourrait y lire mot pour mot le Docteur Angélique qui, concluant sur la sagesse qui caractérise la puissance de Dieu, termine en disant qu'« en toute œuvre de Dieu apparaît donc, comme sa racine première, la miséricorde. La vertu de ce principe se retrouve dans tout ce qui en dérive, et même là elle agit plus fortement, comme la cause première a une influence plus forte que la cause seconde » (ST Ia.21.4).
[C'est ainsi] « en raison d’une “grâce” » que « le “salut” du monde et le propre “salut” de Frodo sont permis par la pitié et le pardon qu’il avait précédemment accordés » (Lettres, n°181 p.332).
Dit encore autrement, la liberté s'épanouit dans le don de soi — un thème qui a déjà été étudié en ces lieux.
Dans la Narration dans l'Ainulindalë, Soryko et moi relevions :
Tous ces efforts des Valar étaient destinés aux seuls Enfants d’Ilúvatar. L'accomplissement, l'« achèvement » d'une œuvre, c’est-à-dire, en suivant le Petit Robert, ce qui la conduit à la perfection, [s'effectue par le labeur de] l’amour ; car seul l’amour pousse à la perfection, et l’amour seul est « accomplissement » (Ro 13:10 : « L’amour ne fait pas de mal au prochain : l’amour est donc l’accomplissement de la loi »).
Les Valar se sont donnés [...] entièrement, sans compter, par l'Amour d'Eru, et pour l'Amour de Ses Enfants. [...] La Charité, qui commence par l'acte créateur suprême d'Eru, se poursuit ensuite, dans le Monde, par l'exercice de la Liberté à choisir la « petite voie », la voie passive, celle du serviteur humble qui se laisse inspirer par Eru, qui se fait son instrument, comme les Valar l'ont fait à la Création d'Arda [...]. Quelle émotion par exemple à suivre le roi bien-aimé de Nargothrond se dessaisir lui-même de sa royauté, de son royaume, et de sa vie, pour l'Amour des Hommes en général, et de Beren en particulier. Frodo aussi, dans son abandon, ce « lâcher prise », se laisse conduire, et à la fin véritablement porter. Dans cet abandon, naît un discernement et une puissance de générosité qui le gardent longtemps de l'Anneau. Dans cet abandon naît aussi la compassion. On ne peut pas ne pas penser aussi à ses compagnons, qui tous, font l'expérience parfois douloureuse mais toujours victorieuse, de la Charité, lorsque s'engageant sur la petite voie du service, de l'abandon, et de la Confiance : Merry et Pippin écuyers de Theoden et Denethor ; Aragorn, dans le secret en parcourant si longtemps en serviteur la Terre du Milieu, et, la Guerre de l'Anneau venue, non seulement dans le don de soi, bravant tous les périls à la tête de ses hommes quand l’Ennemi poussait devant lui ses esclaves en furie, mais aussi dans la perfection du don, qui est le pardon (Chemins des Morts, col de Cirith Ungol). Quelle lumière encore dans le dernier don du fier et vaillant Boromir, lorsqu'il s'abandonne enfin à être serviteur et offre sa vie pour sauver celle des hobbits, après avoir tant et tant cherché à vaincre activement dans sa vie — et donc finalement et naturellement à (se faire) posséder (par) l'Anneau.
Dans son essai (cité par ailleurs), Fangorn montrait :
[...] L'anneau de Barahir [...] n'a pas de don, il est un don. Il n'a « aucun pouvoir », si ce n'est celui d'être donné en gage d'amitié. [...] Parce qu'il est inutile (*), l'anneau de Barahir prend toute sa valeur symbolique. Voilà pourquoi nous préférons voir dans l'Anneau sans pouvoir, plutôt que dans les Palantíri ou les rejetons de l'Arbre, le principal symbole de l'amitié entre les Eldar et les Edain. [...] Le donateur de l'anneau de Barahir, lui, ne conserve rien. En revanche, son possesseur est riche de l'amitié de la seule personne qui le lui a donné. [...]
[ (*) Cf. Luc XVII.10 : « Vous de même, quand vous avez fait tout ce qui vous a été ordonné, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous devions faire. » ]
[...] En le passant au doigt, Arwen a alors choisi sa destinée : elle épousera un mortel et sera mortelle [...]. Accepter cet Anneau représente ici un don plus grand que de l'offrir, car il exige un changement radical. Il ne faut pas s'étonner de son rôle discret dans la Guerre de l'Anneau : cette histoire n'est pas la sienne. Les hauts faits des Peuples libres ne peuvent rivaliser avec l'éclat du choix d'Arwen, car il s'agit d'une liberté d'une toute autre nature [:] Arwen ne risque pas sa vie [...], elle la donne en acceptant le don d'Ilúvatar par amour. [...]
[...] Il s'agit de contempler le monde en mettant entre parenthèses toute notion de propriété individuelle. C'est la leçon de Finrod : créer et posséder de belles choses, tout en sachant les abandonner pour ne pas se perdre. [...] En recevant l'anneau de Barahir, les hommes s'engagent, à leur tour, à accepter leur place et à ne pas se tromper de désir.
Sébastien Mallet, « L'anneau de Barahir », in Tolkien, les racines du légendaire : La Feuille de la Compagnie n°2, pp.343-344, 351-352, 358-359
Et dans mon propre essai :
L’amour en tant que don de soi [...] est le principe d’Arda Immarrie — dans sa Création comme dans sa Recréation. Et l’on comprend alors pourquoi la Guérison ultime, passant logiquement par le don ultime de soi, est liée aux Hommes : la mort est ce don total qui ne garde rien pour soi-même. Mais alors, les Hommes ayant chuté, Eru seul pourra, dans son Incarnation mortelle donc (HoMe X, p.335), vraiment aimer c’est-à-dire se donner, et donc guérir totalement Arda (HoMe X, p.321).
Cet Avènement, les plus belles figures du Conte d’Arda vont l’anticiper. L’un des exemples les plus hauts est donné par le prince Finrod. L’esprit le plus sage des Exilés (HoMe X, p.305) fut aussi le plus généreux. Celui qui parle de s’en remettre, dans l’espérance, à la volonté d’Eru, est aussi celui qui, dans la patience et n’exigeant rien, s’offre lui-même. Lui qui ne se maria point en prévision de son sacrifice (HoMe X, pp.242-243), lui qui fut dès le début « l’Ami des Hommes » (HoMe X, p.305) empli d’amour et de compassion pour eux, ira pour eux jusqu’à déposer de lui-même sa vie et son royaume — et nul, dans le Conte d’Arda comme dans notre propre histoire, « n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime » (Jean XV.13). Les Neufs Marcheurs pendant la Guerre de l’Anneau donneront de semblables témoignages, eux qui, petit à petit, devront s’abandonner dans une aventure dont l’issue ne leur appartient plus, et qui, à mesure de cet abandon, se donnent eux-mêmes de plus en plus entièrement, sans plus compter ni leur force ni leur peine ni leur vie. Tous font l’expérience parfois douloureuse mais toujours victorieuse de la Charité, lorsqu’ils parviennent à s’engager sur la petite voie du service et de la confiance.
Frodo exprime bien le sacrifice par lequel doivent passer les guérisons, grandes et petites : « Il doit souvent en être ainsi, Sam, quand les choses sont en danger : quelqu’un doit y renoncer, les perdre de façon que d’autres puissent les conserver » (SdA, VI.9). Le cas particulier de Frodo, qui prend pitié de Gollum et qui lui pardonne, nous amène alors à considérer l’incarnation particulière et parfaite de l’Amour de Guérison dans la miséricorde et le pardon — perfection du don (jusque dans l’étymologie) et donc de la guérison.
« Estel Eruhínion » II.3.b
Nouvel écho, nouveaux échos, à l'Évangile, en ce qu'il a de plus radical :
Quel avantage, en effet, un homme a-t-il à gagner le monde entier si c’est au prix de sa vie ?
Amen, amen, je vous le dis : si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit.
Qui aime sa vie la perd ; qui s’en détache en ce monde la gardera pour la vie éternelle.
Marc VIII.36, Jean XII.24-25
Jérôme
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Note : Alors que je rédigeais ce billet, je découvrais une conférence de carême de celui qui deviendrait mon évêque. Il méditait sur le paradoxe de notre condition humaine : d'un côté, nous sentons être faits pour gagner le monde ; de l'autre, nous ne déployons notre liberté qu'en étant capables de renoncer à ce que nous possédons. Nous sommes ainsi appelés, d'un côté à développer nos talents, de l'autre à ne rien rapporter à nous-mêmes : la liberté se déploie non dans la thésaurisation mais dans la fécondité. D'où la qualification de la vie chrétienne par ce que la tradition appelle les « conseils évangéliques » : pauvreté, chasteté, obéissance. Non pas privation, abstention, et soumission, mais les voies du libre épanouissement de sa nature. La pauvreté est relation libre envers les biens matériels, que l'on recueille avec joie, avec un esprit de partage et sans les accaparer. La chasteté (qui n'est pas l'abstinence) est le secret de la relation entre homme et femme qui ne soit pas la recherche narcissique de chacun par lui-même, mais la découverte et la réception de l'autre en tant qu'autre. L’obéissance est la garantie de la liberté, personne ne devenant soi-même qu'à partir de soi, mais en s'ouvrant à plus grand que soi. Le conférencier, prenant l'exemple de saint Louis, terminait par l'image du roi chrétien comme celle de l'homme libre par excellence :
Un saint roi éclaire pour nous ce qu’est être libre, ce qu’est la liberté chrétienne, la liberté royale reçue dans le baptême. [...] Un roi possède toutes choses. Seulement, ne nous trompons pas de possession [:] Lorsque je visite un château ou que j’aperçois un jardin qui ne m’appartient pas ni ne m’appartiendra jamais, je puis ou bien me laisser gagner par la jalousie, ou bien cultiver l’illusion de m’en emparer un jour, ou bien en recevoir le charme comme une promesse pour la vie éternelle, en enrichir mon monde intérieur, et ainsi, il est à moi, sans que j’aie besoin de le posséder aux yeux des hommes et sans que j’en sois possédé.
Éric de Moulins-Beaufort, 30 mars 2014
Nul besoin de disserter sur la figure du (saint) roi chez Tolkien qui correspond parfaitement à cette description, de Manwë à Aragorn en passant par Finrod Felagund et Tom Bombadil.
— Du coup, j'ai même parlé un peu de l'obéissance ;)
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Toujours dans HoMe X, j'ai observé que la liberté était la clé d'un accomplissement en deux lieux bien particuliers : le mariage et la mort.
En ce qui concerne le mariage, tout d'abord, celui-ci est accompli par un acte à la fois objectif et libre devant l'Unique :
Les Eldar se mariaient une fois pour toute dans leur vie, par amour ou en tout cas librement (by free will) de part et d’autre. Même quand, dans les temps qui vinrent ensuite, comme on le voit dans les histoires, bien des Eldar en terre du Milieu devinrent corrompus et leurs cœurs obscurcis par l’ombre qui s’étendait sur Arda, bien rares sont les contes qui rapportent des actes de convoitise (deeds of lust) entre eux. [...] [Les] cérémonies ne constituaient pas des rites nécessaires au mariage. Elles ne constituaient qu’une manière courtoise pour les parents de manifester leur amour, et l’union ainsi reconnue unissait ensemble non seulement les fiancés mais encore leurs deux maisons. C’était l’union corporelle qui accomplissait le mariage, après quoi l’indissolubilité du lien était parachevée. Dans les jours heureux et aux époques paisibles, il eût été discourtois et méprisant de renoncer aux cérémonies. Mais il fut de tout temps légitime pour aucuns des Eldar, si tous deux n’étaient pas déjà mariés, de se marier ainsi par un libre consentement (of free consent) donné l’un à l’autre sans cérémonie ni témoin (pourvu que les bénédictions soient échangées et le Nom [de l'Unique] nommé) ; une telle union ainsi établie était tout autant indissoluble. Dans les jours de jadis, en des temps troublés, dans la fuite, l’exil et l’errance, de tels mariages eurent souvent lieu.
HoMe X, pp. 210-212
L'engagement, libre, entier (indissolubilité du mariage) et devant Dieu, manifeste le don total des époux l'un à l'autre.
Il peut y avoir bien des choses à "convoiter" entre individus, que cela soit ou non dans un cadre normatif conjugal, et à cette aune, si je puis me permettre, traduire "deeds of lust" par "actes de convoitise" relève de l'euphémisme, pour le moins... Pourquoi ne pas être plus explicite, et traduire l'expression "deeds of lust" par "actes de luxure", tout simplement ? Même si je persiste à ne pas approuver les démarches de recherche consistant à tout ramener au christianisme chez Tolkien, autant appeler les choses par le nom, me semble-t-il, lorsque le choix des mots tend à aller dans le sens d'un point de vue chrétien. Car connaissant, chez Tolkien, la grisaille victorienne dont j'ai parlé plus haut (celle exprimée dans ses propos sur la famille, le couple et le mariage dans sa correspondance), dans ce "fameux" passage de HoMe X, il me parait être clairement question de désir (sexuel) de façon générale et vraisemblablement de luxure dans le sens surtout religieux catholique de "péché" (ici supposé "capital") de recherche des plaisirs de la chair, même si ce sens de la luxure (a fortiori dans un contexte culturel hérité du victorianisme, pour nous en tenir historiquement aux XIXe et XXe siècles) tend à se confondre avec des sens plus "laïcs" de "recherche déréglée des plaisirs sexuels", voire par métonymie d'"acte de débauche" (Cf. définition du TLF). En comparaison, parler de "convoitise" peut certes renvoyer au désir sexuel, mais seulement dans un sens spécifique, du moins en français, ce qui peut introduire une ambiguïté dans le sens de la phrase (après tout, il est certes question de mariage, mais aussi de considérations assez générales sur la "corruption" des êtres et les "obscurcissements" des cœurs...). Or ici, avec le terme "lust", nulle ambiguïté, du moins à ce qu'il me semble, alors autant parler de luxure dans ce cas.
Il y aurait quelque-chose de paradoxal, selon moi, à atténuer dans la forme ce qui s'apparente de plus en plus à une mise en relief de fond (sans surprise pour moi, je dois bien l'admettre). Des textes comme « Laws and Customs among the Eldar » dans HoMe X reflète clairement, entre autres, une volonté de plus en plus explicite chez Tolkien, dans les dernières décennies de sa vie, de faire coïncider son œuvre littéraire avec ses préoccupations religieuses : que cela apparaisse plus ou moins clairement dans ses écrits, a fortiori ceux publiés seulement après sa mort, n'a rien d'étonnant, et en ce sens, je crois qu'il ne faut pas hésiter à mettre les pieds dans le plat vis-à-vis des mots employés, même si je regrette, bien sûr, le résultat obtenu, semble-t-il, de toute façon sur le fond, à savoir une sorte de "lewisisation" (ici catholique) du Légendaire a posteriori, via éventuellement le fameux "enrobage de sucre" dont Tolkien lui-même n'avait pas voulu faire consciemment usage (contrairement à Lewis).
Tout cela n'est évidemment pas nouveau... mais tu m'as écrit naguère toi-même qu'il ne fallait pas avoir peur de la vérité, quelle qu'elle soit : en dehors des certitudes religieuses, montrons-la donc sans fard, cette vérité (des faits, et ici de l'emploi des mots), au point où nous en sommes, même si je ne cacherai pas que le tableau, à mes yeux, est (inévitablement ?) de plus en plus gris (sur le fond)... Bref, comme j'ai déjà pu l'écrire précédemment, ne tournons pas (trop) autour du pot. :-)
Ceci étant dit, quand tu écrit qu'il n'y aurait "nul besoin de disserter sur la figure du (saint) roi chez Tolkien" s'agissant d'un personnage comme Tom Bombadil, simplement parce que la correspondance serait "parfaite" avec une vision totalement chrétienne des choses et en particulier de ce personnage, je crains que le tableau devienne, là aussi, de plus en plus gris... mais alors que, pour le coup, ce ne serait nullement justifié ! Tom Bombadil est une "anomalie" qui empêche justement de tout ramener à une grille de lecture univoque (ici chrétienne) : parce que l'on ne sait même pas qui il est ou ce qu'il est, il est selon moi comme une porte de sortie face à l'esprit de système, tout simplement parce qu'il ne rentre pas dans les cases, même si l'on cherchait à tout prix à l'intégrer parfaitement dans une supposée cohérence d'ensemble. Du moins est-ce mon avis. :-)
J'avoue que je ne suis pas sûr, a fortiori avec le recul, que tu ne savais pas où cela conduirait lorsque tu as ouvert le présent fuseau, Jérôme. ;-) Mais que l'on ne se méprenne pas, ceci dit : j'ai conscience de tes efforts pour jouer honnêtement le jeu de la découverte du chercheur et du partage, au prix d'un lourd travail de compilation et d'écriture qu'encore une fois je ne peux que (sincèrement) saluer.
B.
P.S.: comme il est juste que je ne m'en tienne pas à juger le travail des autres, surtout lorsqu'il est important, voici ma modeste proposition de traduction (qui vaut ce qu'elle vaut) :
The Eldar wedded once only in life, and for love or at the least by free will upon either part. Even when in after days, as the histories reveal, many of the Eldar in Middle-earth became corrupted, and their hearts darkened by the shadow that lies upon Arda, seldom is any tale told of deeds of lust among them.
Les Eldar se mariaient une seule fois pour la vie, et par amour ou au moins avec libre consentement de part et d'autre. Même quand, dans les jours ultérieurs, ainsi que le révèlent les histoires, bien des Eldar en Terre du Milieu devinrent corrompus et leurs cœurs obscurcis par l'ombre qui s'étendait sur Arda, il est rare qu'un récit révèle des actes de luxure entre eux.
HoMe X, p. 210
Je ne vois qu'une raison pour éventuellement préférer "convoitise" à "luxure", à la limite : tenir compte de la première version de ce paragraphe, version dans laquelle on peut lire (note 5, p. 228) :
The Eldar wedded once for all. Many, as the histories reveal, could become estranged from good, for nothing can wholly escape from the evil shadow that lies upon Arda. Some fell into pride, and self-will, and could be guilty of deeds of malice, enmity, greed and jealousy. But among all these evils there is no record of any among the Elves that took another's spouse by force; for this was wholly against their nature, and one so forced would have rejected bodily life and passed to Mandos. [...]
Les Eldar se mariaient une fois pour toutes. Beaucoup, ainsi que le révèlent les histoires, pouvaient s'éloigner du bien, car nul ne peut totalement échapper à l'ombre maléfique s'étendant sur Arda. Certains tombaient dans l'orgueil et la volonté [égoïste], et pouvaient être coupables d'actes de malveillance, d'inimitié, d'avidité et de jalousie. Mais parmi tous ces maux, il n'y a aucune trace de quelqu'un qui, parmi les Elfes, aurait pris le conjoint d'un autre par la force; car c'était tout à fait contraire à leur nature, et une personne ainsi forcée aurait rejeté la vie corporelle et serait passée en Mandos. [...]
HoMe X, p. 228
Tolkien fait ici assez clairement allusion au viol (viol en dehors du seul mariage, notons-le : dans l'esprit de Tolkien, les Elfes [si parfaits ?] devaient sans doute ignorer le viol conjugal, même en cas de mariage sans amour), et peut-être aussi au rapt ("action d'enlever quelqu'un par séduction ou plus fréquemment par violence"), auquel cas, on pourrait éventuellement essayer de tenir compte de tout cela sous le terme "convoitise", mais cependant, globalement, il me semble que l'on parle bien encore fondamentalement de luxure, avec un regard sur les maux faisant fortement penser à une grille de lecture basée sur la notion chrétienne de "péché". En recoupant les deux versions du paragraphe, il me semble que Tolkien ne parle (pour une fois !) que de sexe, dans le seul sens évidemment négatif catholique et victorien qu'un homme comme lui pouvait concevoir. Parler ici de luxure n'équivaut donc pas à forcer le trait : dans un texte comme « Laws and Customs among the Eldar », il me semble que Tolkien fait tout ce qu'il peut pour faire correspondre sa sub-création (au sein d'un monde primaire qui ne serait la "Création" au sens chrétien qu'uniquement parce que Tolkien y croit) avec sa propre morale sexuelle, voire même plus encore avec son propre idéal sexuel (très gris à mes yeux)...
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Cher Hyarion,
- d'accord avec ta traduction
- Yyr savait évidemment plus ou moins où il allait en ouvrant ce fuseau car, comme son travail le montre, ce fuseau n'existerait pas sans les fuseaux qui l'ont précédé depuis des années. Si l'étude de The Flame Imperishable a été ce qui lui a permis d'approfondir et de relier, il y a longtemps que Laws and Customs avait ainsi été discuté ou que « Narration dans l'Ainulindalë » avait proposé la notion d'une liberté polarisée par l'amour-Charité. Nous n'avions pas alors tout exploré et nous ne prétendons toujours pas que ce soit le cas aujourd'hui, mais nous pouvons dire que nous n'étions pas égarés dans des chemins qui ne mènent nulle part. Et pas plus hier qu'aujourd'hui nous ne prétendons que ces chemins soient les seuls dignes d'être arpentés en Terre du Milieu.
il me semble que Tolkien fait tout ce qu'il peut pour faire correspondre sa sub-création (au sein d'un monde primaire qui ne serait la "Création" au sens chrétien qu'uniquement parce que Tolkien y croit) avec sa propre morale sexuelle, voire même plus encore avec son propre idéal sexuel (très gris à mes yeux)...
Il ne manquerait plus que Tolkien ne croit pas en ce qu'il croit. Quant au « faire correspondre », je n'y vois aucun effort, aucune difficulté de la part de Tolkien. La cohérence entre les écrits est manifeste. Il n'y a pas un tournant chez Tolkien, seulement un approfondissement de sujets qui lui sont chers.
— Du coup, j'ai même parlé un peu de l'obéissance ;)
; )
S.
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Yyr savait évidemment plus ou moins où il allait en ouvrant ce fuseau car, comme son travail le montre, ce fuseau n'existerait pas sans les fuseaux qui l'ont précédé depuis des années. Si l'étude de The Flame Imperishable a été ce qui lui a permis d'approfondir et de relier, il y a longtemps que Law and Customs avait ainsi été discuté ou que « Narration dans l'Ainulindalë » avait proposé la notion d'une liberté polarisée par l'amour-Charité.
C'est bien ce qu'il me semblait. ^^
Nous n'avions pas alors tout exploré et nous ne prétendons toujours pas que ce soit le cas aujourd'hui, mais nous pouvons dire que nous n'étions pas égarés dans des chemins qui ne mènent nulle part. Et pas plus hier qu'aujourd'hui nous ne prétendons que ces chemins soient les seuls dignes d'être arpentés en Terre du Milieu.
J'en conviens : même s'ils peuvent, si j'ose dire, mener à Rome ;-), les chemins que vous avez pris ne mènent pas nulle part en tout cas, au moins en ce qui concerne l'appréhension de Tolkien et de son œuvre dans un sens religieux ou, plus largement, spirituel, le tout pouvant être en lien avec la philosophie, l'éthique, l'anthropologie et (même) la politique. À cette aune, je n'ai jamais pensé que le travail accompagnant de tels cheminements était inutile.
Pour ce qui est de tout explorer, s'agissant de l'étude des auteurs et de leurs œuvres mais aussi de façon plus générale, j'avoue par contre que je ne sais pas au juste jusqu'où l'on peut vraiment aller, même sur le principe... Vouloir et pouvoir creuser sans cesse (jusqu'à trouver du pétrole ?) vaut-il mieux que subir des entraves dans la légitime exploration d'un auteur et de son œuvre (en raison d'une rétention d'informations par des ayant-droits par exemple) ? Non, sans doute. On en revient au libre-arbitre pour ce qui est d'essayer de trouver au moins un peu d'équilibre dans tout cela... ^^'
B.
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Cher Yyr, je souscris volontiers à ton analyse et aux exemples que tu donnes. Toutefois, il y a un (ou plutôt deux) points de détail sur lequel je pense qu'il ne faudrait pas exagérer l'acte d'humilité et de don de soi :
Quelle émotion par exemple à suivre le roi bien-aimé de Nargothrond se dessaisir lui-même de sa royauté, de son royaume, et de sa vie, pour l'Amour des Hommes en général, et de Beren en particulier. Frodo aussi, dans son abandon, ce « lâcher prise », se laisse conduire, et à la fin véritablement porter. Dans cet abandon, naît un discernement et une puissance de générosité qui le gardent longtemps de l'Anneau. Dans cet abandon naît aussi la compassion. On ne peut pas ne pas penser aussi à ses compagnons, qui tous, font l'expérience parfois douloureuse mais toujours victorieuse, de la Charité, lorsque s'engageant sur la petite voie du service, de l'abandon, et de la Confiance : Merry et Pippin écuyers de Theoden et Denethor ;
L'amour qu'éprouve Finrod pour les Hommes et Beren en particulier est réel et sincère, c'est indéniable. Mais en même temps, son engagement dans la quête résulte du paiement d'une dette doublement contractée : d'abord en tant qu'ancien suzerain de Bëor et de sa lignée, il devait assistance et protection à Beren, son descendant. Ensuite, Barahir ayant sauvé la vie de Finrod lors de Dagor Bragollach, Finrod avait contracté une dette de sang qu'il ne pouvait nier, sauf à entacher son honneur. Dans ce cas de figure, Tolkien fait donc se rejoindre le code de conduite médiéval germanique et la valeur morale du don de soi de l'éthique chrétienne d'une manière que je trouve littérairement remarquable. Ainsi, le refus de la majorité des sujets de Finrod de l'aider dans cette quête ne fait que souligner par contraste la noblesse de la conduite du roi et sa capacité à se sacrifier pour accomplir ce que lui dicte à la fois son devoir et son amour. S'il fallait d'ailleurs souligner l'amour de Finrod pour Beren, ce ne serait pas tant dans sa décision initiale de l'aider dans sa quête, je pense, que dans son choix final de se sacrifier au moment où le loup-garou vient le dévorer : ayant accompagné Beren jusqu'au bout sans le trahir, rien ne forçait à cet ultime geste, sinon la charité et l'espérance que ce sacrifice serve à le sauver (alors qu'aucun indice matériel ne vient à se moment suggérer que Beren puisse s'en tirer malgré tout).
D'ailleurs, ne peut-on voir dans l'acte de Bëor de prendre pour suzerain Finrod, alors qu'il était jusqu'alors le chef de son clan, un précurseur des geste de Merry et Pippin vis-à-vis de Théoden et Denethor ? J'aurais tendance à y voir un parallèle tout à fait volontaire de la part de Tolkien, lorsqu'on considère les circonstances et les formulations adoptées. Quant à Merry et Pippin, justement, plutôt que l'éthique chrétienne stricto sensu, j'y verrais plutôt une inspiration tirée de la chevalerie chrétienne : le vassal s'humilie et se dévoue en effet à son seigneur, mais y gagne plus grande gloire et avantages matériels se faisant. Le cas de Sam s'en rapproche, encore qu'il faille sans doute là plus insister sur la notion d'amitié (fut-elle fondée sur une situation sociale inégale) que de vassalité.
Il me semble important de souligner les nuances de ces deux cas, justement pour montrer la progression voulue par Tolkien et insister sur les cas où l'éthique chrétienne de la charité et du sacrifice se montre toute nue, comme c'est le cas pour Frodo. Le contraste entre les destins ultérieurs de Frodo d'une part et de Merry et Pippin de l'autre (Sam étant précisément un cas intermédiaire entre les deux) ne fait que souligner la différence de leur rôle dans la guerre de l'Anneau.
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