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Eru, Ilúvatar, et la racine ER :
Là où Plotin et Denys, pour faire référence à la monade, utilisent le pronom insipide et quasiment vide de sens « il » (it), Tolkien nomme son essence primordiale Eru, un mot qui n’est ni expliqué à ce stade ni même ultérieurement, et qui est suivi presque immédiatement par : « qu’en Arda on appelle Ilúvatar ». A l’évidence Eru n’est pas un nom, mais glosé par un nom, et la différence mérite d’être étudiée. [Feuille n°2/277-278]
Je ne suis pas d’accord :)
A la lecture de l’article, je déduis que Dame Flieger s’est appuyée sur le seul texte de Christopher Tolkien à savoir celui du Silmarillion 1977 (en ce texte seulement on trouve l’expression « qu’en Arda on appelle Ilúvatar »). Or, l’index fourni par le même rédacteur de la phrase introductive de cet Ainulindalë est on ne peut plus explicite puisqu’il donne pour Eru : ‘The One, He that is Alone’ !
Eru est bien un nom, ce nom a un sens, et dans l’œuvre produite par Christopher Tolkien, il est expliqué : Eru est l’Unique, le Seul, Celui qui n’a pas de semblable.
Ilúvatar présente un autre problème, et là encore le verbe choisi par Tolkien est important. Eru est appelé Ilúvatar. Ilúvatar est le nom et pas l’essence. […] Ilúvatar est un épithète de caractérisation qui désigne un aspect par lequel Eru peut être distingué, si ce n’est connu. C’est un nom pour l’ineffable […] [Feuille n°2/278]
Je doute qu’il soit sage d’opérer une dichotomie aussi définitive. Car le nom d’Eru, bien que réservé aux circonstances les plus solennelles [WJ/402], fut, chez les Eldar tout du moins, largement et librement utilisé (même s’il était encore plus sacré et réservé que celui d’Ilúvatar il faut voir l’exemple du seul Athrabeth où le nom d’Eru apparaît plus d’une centaine de fois mais celui d’Ilúvatar pour ainsi dire pas …). Et l’on peut relever que l’usage décrit par Verlyn Flieger du nom d’Eru dans l’Ainulindalë 1977, est exactement celui d’Ilúvatar dans chacune des formes attestées de l’Ainulindalë :
There was Ilúvatar, the All-father, and he made first the Ainur, […]
MR/8 : Ainulindalë B, C, C*, D
Mais ce qui m’interpelle le plus est dans la démarche d’analyse :
Etant donné la profession de Tolkien et sa connaissance approfondie de l’histoire des mots et de leurs dérivations, un rapprochement intentionnel entre son Eru fictif et la racine indo-européenne hypothétique er-, « mettre en mouvement », n’est pas improbable. Le rapprochement étant reconnu, l’emploi d’Eru suivi de « l’Un » suggérerait que la divinité de Tolkien est l’origine immobile du mouvement, au-delà du mouvement (puisque la totalité ne peut aller au-delà d’elle-même) mais créant le mouvement. Eru, premier moteur, est la nature essentielle de « l’Un ». [Feuille n°2/278]
Voilà qui sauf le respect de Dame Flieger a tout autant de pertinence que de chercher à expliquer nazgûl par nazi. Je suis surpris de trouver un tel contre-sens faërique ! Le sens du Conte est contenu par le Conte et lui seul. Même d’un point de vue purement externe, cette explication est déjà tout sauf probable, mais encore : même si effectivement cette donnée avait motivé Tolkien, elle n’aurait pas eu la moindre valeur pour expliquer ensuite le sens du nom ardarin d’Eru. Car celui-ci, comme tout élément, a l’obligation d’intégrer la réalité secondaire et d’y prendre son seul sens par rapport à cette réalité-là (cf. lettre n°297). Un conte est produit au terme d’une alchimie mystérieuse, cet art elfique, qui à partir de vieux matériaux tire du neuf, produit du neuf, une réalité et un sens qui lui appartiennent proprement – et il n’y a pas de meilleur exemple que celui de la création linguistique. Bien sûr chaque matériau à une origine externe (sens A) mais elle n’a plus aucune signification pour la réalité secondaire (sens B) ou bien il ne s’agit plus d’un conte de Faërie.
Pour une reflexion sur l’étymologie et le sens du nom d’Eru cf. cette discussion.
L’Un et les Uniques (sic) :
« Il y eut Eru, l’Un, qu’en Arda on appelle Ilúvatar ; il fit d’abord les Ainur, les Saints-Uniques, qui étaient l’émanation de sa pensée, et ceux-ci furent avec lui avant que nulle chose ne fut créée ». [Feuille n°2/280]
Hum :) j’ai vraiment du mal avec cette traduction ; je ne suis pas du tout d’accord avec elle :). Mais le traducteur parle de « traduction modifiée ». Peut-être entend-il par là modifiée juste pour l’article et faire ressortir son sujet ? Je ne pense pas que c’était utile ou bienvenu ; et même surprenant, sauf si à la demande de l’auteur ? Je pense qu’elle ne peut prétendre quoi qu’il en soit à remplacer La traduction (littéraire). Entre l’Un et l’Unique, on peut sans doute encore débattre (à mon avis le second l’emporte, cf. cette discussion), mais pour ce qui est de Saint-Unique, il n’y a pas d’hésitation à avoir : cf. cette discussion.
Ce sont les Ainur, et non pas Eru, qui réalisent la création du monde de Tolkien. Ils chantent son projet dans la Grande Musique qu’ils font à partir des thèmes qu’Eru leur expose, et c’est à partir de ce projet qu’ils façonnent le monde physique. Le reste de la vaste mythologie de Tolkien est ordonnée sans Eru, ayant pour principaux artisans les Ainur et les Enfants d’Ilúvatar. Bien qu’il soit Père de tout, son rôle dans l’action s’arrête là. A une exception près, quand les Saints-Uniques invoquent Eru pour réprimer une humanité rebelle, l’Un reste au-delà et au dessus du monde, œuvrant uniquement dans et au travers de ses aspects personnifiés, les Ainur. Il reste de part en part le Dieu inconnu, qui ne peut être compris ni atteint dans son unité, perceptible et accessible uniquement dans la mesure où la partie est représentative du tout. [Feuille n°2/281-282]
Peut-être la traduction y est-elle pour quelque chose à nouveau, ou plus probablement le style de l'auteur, mais, au final, j’ai eu le sentiment de lire un article déjà trop affirmatif. Peut-être n’était-ce pas dans l’intention de Dame Flieger. Toujours est-il qu’il ne s’agirait pas de lire cet article sans un certain recul.
Ensuite (et plus personnellement) je ne m’accorde absolument pas à son idée générale (sauf quelques éléments), qui est tout à fait respectable, mais ne constitue certainement pas La vérité du mythe d’Arda. Je ne crois absolument pas, par exemple, qu’Eru n’œuvre qu’au travers des Ainur, qu’il soit si lointain, si abstrait, si conceptuel, si insaisissable, si ineffable. L’ineffable « parle », « sourit », « se lève » … Il me semble que dans la dialectique elle-même Eru est dit moins philosophiquement que théologiquement. Et certains le reconnaîtront sur les chemins d’Arda. Des chemins, qui comme ici, posent la question de la relation au divin, une question de foi, et il normal de retrouver cette diversité, cette liberté de point de vue.
Liberté j’entends bien, et celle de Faërie entre autre. En fait, tout en conservant son idée, Verlyn Flieger aurait pu dire que le mythe d’Arda lui évoquait une dimension néo-platonicienne, en donnant les éléments allant dans ce sens. Il faut je crois se garder de réduire le Conte à cette perspective en tout cas. Ce n’est peut-être pas dans l’intention de l’auteur, mais j’ai peur que ses lecteurs puissent de fait plaquer ce modèle externiste sur la réalité secondaire, et ne plus la lire que sous cet angle, confirmant toujours plus le modèle mais s’éloignant toujours d’autant du mystère de Faërie. Le parallèle peut être fait je crois avec le travail de Helge Fauskanger dans le domaine des langues : un travail admirable mais qui de fil en aiguille est venu plus à bâtir un modèle qu’à mettre en lumière la réalité d’Arda. Inévitablement, on en vient ensuite plus ou moins perceptiblement à ne plus voir en Arda que ce qui est conforme à son modèle … (et il me semble que le risque est plus grand lorsque le modèle est un modèle externiste ; toutefois en disant cela je ne me prétends pas immunisé moi-même contre ce genre de biais)
Raison, intuition, et Faërie :
A une époque où l’on se méfie des mythes quand bien même on en reste très friand, la fantasy de Tolkien s’adresse au cœur plutôt qu’à l’esprit, contournant l’intelligence rationnelle en faveur de l’intuition et de l’imagination. […] [Feuille n°2/282]
Je n’ai pu m’empêcher de sourire à la lecture du paragraphe conclusif, et je dois avouer être à court de répartie, comme si l’herbe m’avait été coupée sous le pied :) je n’ai alors trouvé à inscrire dans la marge que : « mouais, ben … :) »
La raison a pourtant son rôle à jouer, eu égard aux critiques faites par rapport à la démarche d’analyse plus haut.
Quant à l’intuition et à l’imagination, pourquoi donc, alors, sans cesse maintenir sa réflexion sur Arda obstinément hors du monde secondaire et lui nier sa liberté : « Tolkien a choisi […] à l’évidence […] le rapprochement étant reconnu […] divinité de Tolkien […] monde de Tolkien », en ‘contre-cherchant’ ainsi le sens de ce qui nécessite la suspension de l’incrédulité, et en prenant Tolkien en otage, alors que Faërie est justement une création qui se doit d’être libre de son auteur, si elle veut être libre à ses lecteurs ? (les expressions « divinité de Tolkien » et « monde de Tolkien » ne sont-elles pas symptomatiques et ne résument-elles pas le biais de telles (non) recherches de sens en Arda, car la seule divinité de Tolkien est, à ce que crois connaître de lui, Dieu, Père Fils et Esprit, et son monde le nôtre ;))
Pourquoi donc aussi sûrement et définitivement (c’est l’impression que j’ai à la lecture de cet article, mais je peux faire erreur) vouloir faire tenir la « divinité de Tolkien » (sic) dans une classification néo-platonicienne, quand ce même Tolkien, par ailleurs abondamment mis à contribution dans cet article malgré lui, prétend que :
Ce sont précisément la coloration, l’atmosphère, les détails individuels inclassables d’une histoire […] qui comptent réellement.
Faërie/73
Se placer en simple visiteur (interne) d’Arda nous permettra en revanche de rapporter ce que cette histoire nous évoque, tout en nous permettant de le dire à la lumière de nos propres connaissances (externes) philosophiques et théologiques, mais laissant ainsi le Professeur, et les autres explorateurs de la Terre-du-milieu, libres de nos analyses (j’entends par là non qu’il faille se dispenser d’analyse, mais que ces analyses doivent prendre garde à ne pas produire de modèle qui se substitue à la réalité secondaire). Car, pas moins que notre monde, celui d’Arda peut et doit s’analyser avec la sensibilité de chaque. Pas plus qu’en notre monde un seul système n’est possible. Ou alors ce n’est plus un Conte de Faërie :)
Jérôme
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Jérôme,
à l'époque, je n'avais pas répondu à ce post, qui me paraissait très intéressant - car il m'aurait fallu relire et étudier l'article
de Verlyn Flieger d'aussi près que toi, ce que je ne pouvais faire.
aujourd'hui, je me contenterai de faire la remarque suivante : je te rejoins sur la nécessaire prudence que l'on doit observer lorsque l'on a recours à un "modèle" externe pour éclairer Tolkien. Mais l'écriture assertive de cet article n'est-elle pas liée, en moins en partie, aux circonstances ? Lorsque cet article a paru, en 1985, l'état des études tolkieniennes n'était pas le même qu'aujourd'hui, et il fallait peut-être parler "haut et clair" pour se faire entendre, surtout dans le cas d'un rapprochement entre un auteur au statut 'discuté' et une pensée philosophique 'noble'. tu vois ?
il s'agirait donc, sur ce point, d'une question de formulation ou de "rhétorique" ; au lecteur de nuancer.
Le mieux serait sans doute que Verlyn Flieger, puisqu'elle lit le français, s'exprime si elle le souhaite.
et la question d'eru/iluvatar reste à débattre, entièrement.
Vincent
ps : quant à "monde de Tolkien" : on parle de "monde fictionnel" de manière courante, en littérature. ce sens là prévaut ici, il me semble.
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Je n'avais pas répondu à Vincent à l'époque mais il avait bien raison.
Tout à fait d'accord avec la recontextualisation.
Sur la thèse néoplatonicienne pour interpréter l'Ainulindalë, on pourra renvoyer à la synthèse de Monothéisme et théogonie — et à ce message en particulier.
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