Si jamais tu te retrouvais à Bloemfontein, je serais curieux de savoir si la petite banque en vieilles pierres (Banque d’Afrique du Sud) où je suis né est toujours debout. Et je me demande si la tombe de mon père est toujours là-bas.
(Lettre de J.R.R Tolkien à son fils Christopher, 24 avril 1944 – in Lettres, n°63)
Vue sur Maitland Street, vers l’ouest (années 1890).
La façade de “Bank House” est au premier plan (montage de l’auteur en juxtaposant deux cartes postales anciennes).
Les manuels d’histoire de la République d’Afrique du Sud nous indiquent que la ville de Bloemfontein a été fondée en 1846 par le major britannique Henri Douglas Warden (1800-1856), sur un site déjà peuplé depuis moins d’une décennie par des colons d’origine européenne, les Boers.
Le nom Bloemfontein provient d’un terme néerlandais qui signifie littéralement «source aux fleurs», sans doute en référence au cours d’eau sur les rives duquel le centre historique s’est développé. Mais l’origine précise du terme « Bloem » fait encore aujourd’hui l’objet de discussions.
Le hameau a déjà suffisamment d’importance en 1848 pour que les Britanniques y installent un avant-poste fortifié et l’administration d’une de leurs éphémères colonies sud-africaines, avant que ne soit proclamée la république boer de l’État libre d’Orange en 1854, dont Bloemfontein devient la capitale.
A la faveur de sa proximité avec les grands sites d’exploitation de diamants (à Kimberley) et d’or (collines du Witwatersrand), la jeune capitale s’agrandit sur la base d’un plan hippodamien, s’enrichit et devient un important lieu de transit, notamment avec l’arrivée du chemin de fer. Des compagnies financières et commerciales liées à l’industrie du diamant s’y installent dès les années 1880 et l’exploitation de l’or double la mise à partir de 1886. La Banque d’Afrique, une société britannique implantée depuis plus d’une décennie dans les colonies d’Afrique australe, fait ainsi construire un bâtiment en plein cœur de la ville et y ouvre sa succursale en 1890.
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C’est dans ce contexte que le jeune banquier Arthur Reuel Tolkien, venu de Birmingham en Angleterre et passant par la colonie britannique du Cap, est nommé directeur de la succursale de la Banque d’Afrique à Bloemfontein à la fin de l’année 1890.
Sa situation étant plutôt favorable, il fait venir d’Angleterre sa jeune fiancée Mabel Suffield. Il l’épouse le 16 avril 1891 et s’installe avec elle à Bloemfontein, dans le logement de fonction situé au premier étage du bâtiment de la banque, une bâtisse robuste en plaques de pierre, édifiée au centre historique de la ville, au croisement de Maitland Street et de West Burger Street, entre l’hôtel de ville et la place du marché. D’apparence froide, le bâtiment est rehaussé d’un fronton orné, sans doute au début des années 1890, ce qui lui donne un peu de style et une allure moins austère.
Le nom Maitland fait référence à Sir Peregrine Maitland (1777-1854) gouverneur de la colonie du Cap (1844-1847), qui a par ailleurs laissé son nom à plusieurs toponymes en Afrique du Sud (Maitland est aussi le nom d’une banlieue industrielle au nord du Cap).
Orientée d’est en ouest, la rue est une des plus anciennes artères de la ville, à partir de laquelle le tissu urbain s’est développé depuis le milieu du XIXème siècle. Son point de départ se situe sur le parvis de la gare de Bloemfontein. Elle aboutit, 1 km plus loin, au seuil du bâtiment du gouvernement de l’État libre, où se trouve aujourd’hui le Musée national de la littérature afrikaans.
West Burger Street, perpendiculaire à Maitland, est également une des grandes rues parmi les premières aménagées par les habitants de la ville. Elle permet, dans un axe sud-nord, d’ouvrir l’accès à la cathédrale anglicane, située en contrebas du centre, dans la vallée du ruisseau aux fleurs. Ici, le mot Burger désigne le « citoyen » en Afrikaans. Parallèle à cette voie se trouve East Burger Street, qui conduit vers le nord à l’église hollandaise réformée, célèbre à Bloemfontain pour ses deux clochers jumeaux.
Le logement de fonction des Tolkien, connu aujourd’hui sous le nom de « Bank house », comprend six pièces et un balcon. La famille a accès à une véranda et à un jardin d’agrément où poussent quelques vignes. Celui-ci sert de décor à plusieurs photographies dont quelques-unes seulement sont parvenues jusqu’à nous. C’est dans ce logement que nait John Ronald Reuel Tolkien, le 3 janvier 1892, bientôt suivi par Hilary Arthur Reuel, le 17 février 1894. Les enfants sont baptisés à la cathédrale anglicane, à moins de 500 mètres en contrebas de « Bank house ».
Le bâtiment de la Banque d’Afrique, au croisement de Maitland et West Burger (collection Carol Hardijzer).
La ville étant à cette époque encore de dimension modeste, les vastes prairies arides du Veld ne sont qu’à 200 mètres au sud de la maison, juste derrière le capricieux ruisseau aux fleurs. Le climat est très chaud en hiver, souvent froid en été (nous sommes de l’autre côté de l’équateur) et toujours sec, sauf à de rares occasions, lorsqu’il pleut à en faire déborder les cours d’eau.
La faune sauvage n’est jamais loin. Le Veld est le domaine des antilopes, mais aussi des chacals. Des lions s’approchent parfois très près des troupeaux, et des colonies de sauterelles menacent les cultures en saison chaude. Les jardins de la ville reçoivent régulièrement la visite de serpents et d’araignées ce qui nécessite une certaine vigilance pour protéger les enfants. Un jour, le jeune Ronald est douloureusement piqué par une araignée dans le jardin de « Bank house ». Sa nourrice l’attrape à temps et suce le venin de son pied.
Contrairement à son épouse, Arthur Tolkien s’habitue à l’atmosphère d’aventure de Bloemfontein, y compris son versant politique. La banque d’Afrique est en effet sous contrôle britannique et détient donc, au sein de la république boer, un statut d’entreprise uitlander, un mot afrikaans signifiant « étranger ». Elle ne détient ainsi pas les mêmes droits que les établissements tenus par les citoyens de l’Etat libre d’Orange et doit se soumettre à des taxes supplémentaires. En outre, la population boer de Bloemfontein manifeste, années après années, une hostilité croissante à l’égard des résidents britanniques. Cette situation n’est pas nouvelle, mais elle préfigure les tensions qui conduiront, quelques années plus tard, à la seconde guerre des Boers (1899-1902).
Mabel se languit de sa famille et s’inquiète pour la santé de Ronald, son fils aîné, qui supporte mal les chaleurs du pays. Vivre dans l’ombre du logement de « Bank House » ne suffit pas à le protéger de le rigueur du climat du Veld. Le couple Tolkien envisage alors de s’offrir des vacances en Angleterre, notamment pour présenter les jeunes enfants aux grands-parents qui résident dans la périphérie de Birmingham.
Arthur, qui doit encore régler de nombreuses affaires à Bloemfontein, accorde à Mabel la possibilité de partir la première avec ses fils, prévoyant de les rejoindre ultérieurement. La petite famille gagne la colonie du Cap en avril 1895 et quitte l’Afrique du sud pour le port anglais de Southampton à bord du navire S.S. Guelph.
Sans cesse contraint de reporter son voyage, Arthur finit par tomber malade en novembre de la même année. Atteint d’un « rhumatisme articulaire aigu » mal soigné, probablement une fièvre infectieuse, il finit par succomber, loin des siens, le 15 février 1896. Il est inhumé au cimetière situé au sud de la cathédrale anglicane de Bloemfontein. Sa tombe, longtemps oubliée, est à nouveau identifiée en 1992 et restaurée en 1996, à l’initiative du Tolkien Trust, et avec l’aide d’une éphémère Tolkien society locale.
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La banque de Maitland Street continue de fonctionner quelques années, mais avec la proclamation de l’Union sud-africaine en mai 1910, les compagnies financières britanniques se réorganisent. La succursale de la banque d’Afrique de Bloemfontein ferme alors ses portes l’année où Ronald Tolkien réussit son examen d’entrée à Oxford, et le bâtiment devient un magasin de vente de mobilier.
Mal entretenue, sans doute fragilisée par une crue importante du turbulent ruisseau dans les années 1920, l’ancienne banque est rachetée par la chaîne d’ustensiles ménagers Bradlows qui finit, en 1930, par la faire démollir pour reconstruire à la place un nouvel immeuble d’inspiration art-déco. Ce bâtiment est toujours visible aujourd’hui au croisement de West Burger et de Maitland Street, devenue Charlotte Maxeke Street en 2012.
Une plaque de bronze commémorant le lieu de naissance de J.R.R.Tolkien a un temps marqué l’emplacement de « Bank House » à Bloemfontein. Elle est aujourd’hui exposée dans une salle de l’hôtel « Hobbit Boutique » situé à 2 km du centre, un des très rares lieux de la ville consacré à la mémoire de l’écrivain.
Jean-Rodolphe Turlin,
(c) JRRVF – 3 janvier 2021
Bibliographie
- Humphrey Carpenter, J.R.R. Tolkien, une biographie , Christian Bourgois, 1980.
- David Tabb (blog) : Bloemfontein, on the trail of Tolkien (2017).
- Boris Gorelik : “Africa… always moves me deeply”: Tolkien in Bloemfontein – Mallorn 55, hiver 2014.