Comme nous le savons tous, l’ouvrage intitulé The Silmarillion est en fait un ouvrage posthume de J.R.R. Tolkien; il fut publié en 1977 par la maison d’édition Allen & Unwin, soit quatre ans après la mort de son auteur, grâce au travail acharné de son fils et exécuteur littéraire, Christopher Tolkien (assisté de Guy Kay).
En tant qu’ouvrage posthume, The Silmarillion a ceci de particulier qu’il a nécessité un long et minutieux travail d’édition et d’assemblage des textes : en effet, Tolkien n’a pas laissé à son fils un manuscrit plus ou moins prêt à être publié, mais un ensemble incroyable de textes dont la rédaction s’étale de 1917 jusqu’à la mort de Tolkien en 1973, sur lesquels Tolkien n’a pour ainsi dire jamais cessé de travailler, et parmi lesquels figurent de nombreuses versions des mêmes passages. Il ne faut néanmoins pas s’y tromper, le Silmarillion imaginé par Tolkien (sans italiques, tout comme le Quenta, par opposition à The Silmarillion et à Quenta de 1977), s’il n’était pas un texte fixe, n’était pas un concept aux contours flous. Comme le dit son fils dans l’avant-propos de The Silmarillion, la trame narrative fut très vite adoptée, et ne connut pas de réel changement radical en elle-même. La tâche de Christopher Tolkien était donc de parvenir à donner au Silmarillion une forme publiable à partir des textes laissés par son père, en essayant de donner au résultat les plus grandes cohérence et consistence possibles. Ainsi naquit The Silmarillion.
Ceci ne se fit évidemment pas sans mal. En effet, si le travail ne présentait pas de difficultés insurmontables pour certaines parties, il en allait autrement pour d’autres. Christopher Tolkien, toujours dans l’avant-propos de The Silmarillion, nous indique ainsi que les chapitres finaux (à partir de la mort de Túrin Turambar) ont posé de nombreux problèmes.
Cet avertissement avait immédiatement soulevé ma curiosité, en particulier au sujet d’un épisode du Premier Âge qui me tient à coeur, celui relatant la Chute de Doriath.
Le présent essai a donc pour objet d’analyser le chapitre XXII de The Silmarillion, Quenta Silmarillion, “Of the Ruin of Doriath”. Pour ce faire sera présentée l’autocritique de Christopher Tolkien figurant dans HoMe XI, The War of the Jewels (I); les différents textes des douze HoMes relatifs à ce chapitre seront repris – de manière succincte et non exhaustive – en tableau (II), ce qui nous permettra de mettre en lumière les éléments récurrents et les problèmes spécifiques présentés par l’histoire de la Chute de Doriath (III). Enfin, dans un dernier temps, le chapitre XXII de The Silmarillion sera repris phrase par phrase afin d’identifier leur texte d’origine, et de démêler, autant que faire se peut, ce qui est de Tolkien ou de son fils (IV).
Avertissement :
- de nombreux textes de Tolkien étant encore inédits, il se peut que certaines conclusions présentées ici ne soient plus valables dans le futur;
- il ne s’agit pas ici de critiquer Christopher Tolkien, dont le travail reste d’une valeur inestimable, mais plutôt d’essayer de comprendre la méthode suivie par celui-ci;
- enfin, il ne s’agit absolument pas de tenter de fixer une version définitive de ce chapitre, et encore moins d’essayer de le réécrire. L’auteur de cet essai n’en a ni la prétention, ni la capacité, ni l’envie.
L’autocritique de Christopher Tolkien
Dans HoMe XI, The War of the Jewels, “The Tale of Years”, Christopher Tolkien revient sur le travail qu’il a réalisé et qui a abouti au chapitre XXII de The Silmarillion. Ce qui suit est la traduction d’un passage de ce commentaire.
A part quelques points de détail dans des textes et des notes qui n’ont pas été publiés, tout ce que [Tolkien] a jamais écrit sur la Chute de Doriath est à présent publié [cf. point II] : de l’histoire originale présentée dans le Conte de Turambar et le Conte du Nauglafring, via l’ébauche de la mythologie et le Quenta, avec le peu qui peut être récupéré de The Tale of Years et de quelques rares références tardives. Si ces textes sont comparés avec l’histoire présentée dans The Silmarillion, on s’aperçoit immédiatement que cette dernière est fondamentalement changée, en une forme pour laquelle, sur certains points essentiels, il n’y a absolument aucune autorité fondée sur les propres écrits de [Tolkien].
[…]
Cette histoire ne fut pas légèrement ni facilement conçue, mais est le résultat de longues expérimentations parmi des conceptions alternatives. Guy Kay prit une part majeure dans ce travail, et le chapitre que [Christopher Tolkien] a finalement écrit doit beaucoup à ses discussions avec lui. Il est, et il était, clair qu’une étape était franchie, d’un ordre différent de toute autre “manipulation” des propres écrits de [Tolkien] tout au long de ce livre : même dans le cas de l’histoire de “The Fall of Gondolin”, à laquelle [Tolkien] n’était jamais revenu, quelque chose pouvait être fait sans introduire de changements radicaux dans la trame narrative. Il sembla à ce moment qu’il y avait des éléments inhérents dans l’histoire de la Chute de Doriath, telle qu’elle existait, qui étaient radicalement incompatibles avec The Silmarillion tel qu’il a été projeté, et qu’il y avait là un choix inévitable : soit abandonner cette conception, soit altérer l’histoire. [Christopher Tolkien] pense à présent qu’il s’agissait d’une vue erronnée, et que les difficultés indéniables auraient pu être, et auraient dû être, surmontées sans autant outrepasser les limites de la fonction éditoriale.
Tableau Comparatif
Est ici repris l’ensemble des différents textes publiés à ce jour et traitant de la Chute de Doriath. Les initiales placées dans la première ligne serviront pour le tableau exposé en point IV.
Les éléments récurrents et les problèmes spécifiques posés par l’histoire de la chute de Doriath
Le tableau comparatif repris en point II. nous permet assez aisément d’identifier les éléments récurrents (III.1.) et les problèmes spécifiques posés par l’histoire de la Chute de Doriath. Ces problèmes peuvent être divisés en problèmes majeurs (III.2.) et en problèmes mineurs (III.3.).
Les éléments récurrents
Les éléments récurrents, à savoir ceux que l’on retrouve dans la plupart des textes, dès le départ ou à partir d’un certain moment, peuvent donc être qualifiés de stables, et donc en quelque sorte d’acquis. Ces éléments sont :
- L’emprisonnement de Húrin par Melkor.
- Le fait que Húrin voie tout ce qui arrive aux siens, avec les déformations imposées par Melkor.
- La libération de Húrin.
- Le passage de Húrin à Nargothrond et l’assassinat de Mîm.
- L’arrivée de Húrin en Doriath, avec quelque chose à quoi une malédiction est liée.
- La querelle entre Húrin et Thingol.
- Le départ de Húrin, et la fin de son rôle dans l’histoire.
- Le recours de Thingol aux Nains.
- La querelle entre Thingol et les Nains.
- L’attaque des Nains sur Doriath et la prise du Nauglamír par ceux-ci.
- Le fait que Beren et Lúthien soient mis au courant de ces événements.
- La défaite des Nains.
- Lúthien portant le Nauglamír.
- La disparition de Melian.
- L’installation de Dior à Doriath.
- La disparition de Lúthien et de Beren.
- Dior portant le Nauglamír.
- Les Fëanoriens exigeant le Silmaril.
- L’attaque des Fëanoriens, la ruine de Doriath et la mort de Dior.
- La fuite d’Elwing avec le Nauglamír.
Les problèmes majeurs
Il se dégage déjà du point précédent une trame narrative, à laquelle pourtant manquent encore plusieurs éléments essentiels :
- Qu’est-ce que Húrin ramène de Nargothrond et offre à Thingol : le trésor de Nargothrond ? Les textes de Tolkien semblent aller dans ce sens. Or Christopher Tolkien ne parle que du seul Nauglamír; pourquoi ? Le problème suivant nous l’apprend.
- Comment Húrin amène-t-il ce quelque chose de Nargothrond à Menegroth ? S’il s’agit du trésor de Nargothrond, Húrin ne peut le faire seul; Tolkien le fait alors accompagner d’une bande, dont la nature change au fil des textes. Mais se pose alors le problème de que faire de cette bande. Si, par contre, Húrin ne ramène que le simple Nauglamír, comme Christopher Tolkien l’a choisi, alors il n’a besoin de personne.
- Quand le Nauglamír est-il créé ? Tous les textes de Tolkien repris ici et abordant cette question affirment que le Nauglamír, rehaussé du Silmaril, est créé à partir du trésor de Nargothrond (à Nogrod dans le premier texte, puis à Menegroth dans tous les autres). Christopher Tolkien, au vu des solutions apportées aux deux problèmes précédents, évacue la création du Nauglamír de l’histoire de la Chute de Doriath, et ne conserve que la partie relative au Silmaril.
- Comment Thingol est-il tué ? L’Anneau de Melian protège Doriath, et Thingol est en principe inatteignable pour les Nains. Tolkien avait imaginé deux solutions : une trahison à l’intérieur de Doriath, ou l’assassinat de Thingol aux marges de Doriath; Christopher Tolkien, par contre, utilise les Nains présents en Doriath chargés de sertir le Silmaril dans le Nauglamír.
- Qui anéantit les Nains ? Beren et les Elfes Sylvains ? Les Fëanoriens ? Beren, les Elfes Sylvains et les Ents ? Christopher Tolkien reprend cette dernière version qui ne figure que dans une lettre de Tolkien.
- Corollaire du problème précédent : quand et comment le Nauglamír parvient-il à Lúthien ? Avant ou après l’anéantissement des Nains ? Christopher Tolkien le lui fait parvenir après cet anéantissement.
- Quel est le rôle de Melian et quand disparaît-elle ? La plupart des textes de Tolkien indiquent qu’elle apporte le Nauglamír à Lúthien, puis disparaît. Christopher Tolkien la fait disparaître très tôt, diminuant encore son rôle.
C’est à ce niveau que l’on comprend le mieux l’autocritique développée par Christopher Tolkien et exposée en point I. : à plusieurs reprises, ce dernier a tranché des problèmes majeurs, parfois de manière élégante, mais en s’écartant totalement de certaines solutions présentées par son père, le regrettant d’ailleurs par après, dans le même commentaire que celui cité en point I. Ainsi, Christopher Tolkien indique que :
Il [lui] semble très probable (mais ce n’est que spéculation) que [Tolkien] aurait réintroduit les hors-la-loi des vieux Contes en tant que porteurs du trésor (mais pas la bataille féroce entre eux et les Elfes des Milles Cavernes); dans les notes confuses à la fin de “The Wanderings of Húrin”, Asgon et ses compagnons réapparaissent après le désastre en Brethil et vont avec Húrin à Nargothrond.
Comment il aurait traité le comportement de Thingol vis-à-vis des Nains est impossible à dire. […]
Dans “The Tale of Years”, [Tolkien] semble ne pas avoir considéré le problème du passage de l’armée naine en Doriath en dépit de l’Anneau de Melian, mais en écrivant le[s] mot[s] “ne se peut pas” en marge de la version D[1], il montrait qu’il considérait l’histoire dont il avait dressé les grandes lignes comme impossible pour cette raison. Ailleurs, il ébaucha une possible solution : ‘D’une manière ou d’une autre, il faut s’arranger pour que Thingol soit attiré dehors ou induit à partir en guerre hors de ses frontières et qu’il soit tué là par les Nains. Alors Melian s’en va, et l’Anneau n’étant plus là, Doriath est ravagé par les Nains.’
Christopher Tolkien présente dans ce passage quelques pistes de solutions. Mais comme il le dit lui-même, soit il s’agit de spéculations, soit il reste des problèmes impossibles à trancher …
Les problèmes mineurs
Restent alors un certain nombre d’incertitudes, sans grande importance pour le sens général de l’histoire, et que Christopher Tolkien a dû trancher dans un sens ou dans l’autre, en se basant sur certains des textes de son père :
- Les pérégrinations de Húrin, avant son arrivée en Doriath.
- La provenance des Nains qui forgent le Nauglamír.
- La provenance de l’armée naine assaillant Doriath.
- Les situations familiales exactes de Dior et des siens, ainsi que les noms de ces derniers.
- Le lien entre la réception du Nauglamír par Dior et la restauration de Doriath.
- Le sort des fils de Dior.
Origine des composantes du Chapitre XXII du Quenta Silmarillion
Le tableau suivant reprend l’intégralité du chapitre XXII du Quenta Silmarillion en version originale et en version française, et indique la provenance de chaque passage. Au vu du caractère bien souvent laconique des textes de Tolkien, cette provenance ne peut-être intégrale, et bien souvent, on ne peut relier que la “moelle” d’un passage à un texte de Tolkien. Dans la colonne de gauche, les différentes abréviations renvoient aux textes repris en point II., “CT” indiquant les passages dus à Christopher Tolkien.
Conclusion
La tâche de Christopher Tolkien, pour la rédaction du chapitre XXII du Quenta Silmarillion, “Of the Ruin of Doriath”, était loin d’être aisée; il s’agissait en effet de construire une histoire cohérente et consistante à partir de douze textes de factures et d’époques variées. La seule lecture de ce chapitre ne laisse évidemment guère entrevoir les complexités inhérentes à sa genèse; de plus, l’ampleur des travaux d’édition de Christopher Tolkien n’est, grâce à une harmonie de ton et de rythme par rapport au reste de l’ouvrage, guère perceptible. Là réside la principale qualité du travail de Christopher Tolkien.
Une analyse plus détaillée, à la lumière des textes publiés dans les HoMes, en fait par contre rapidement apparaître les limites, voire, de l’aveu même de Christopher Tolkien, les défauts. Du demi-aveu, serait-on tenté de dire, tant son autocritique semble limitée eu égard aux nombreux apports et modifications non revêtus de l’autorité d’un quelconque texte de son père.
Mais s’il y a bien une chose qui est appuyée par cette analyse, c’est en fin de compte l’impossibilité qu’il y avait de reconstruire ce chapitre en ne se basant que sur les textes de Tolkien. Entre deux maux (un chapitre totalement incohérent et incomplet, et un chapitre entièrement reconstruit), Christopher Tolkien a probablement choisi le moindre; mais il a malheureusement vu trop tard qu’une solution médiane existait, celle d’un chapitre partiellement reconstruit. Cet état de fait, que l’on peut estimer regrettable, peut néanmoins être redressé par la lecture des textes des HoMes, laissant à chaque lecteur la possibilité d’imaginer ce qu’aurait pu être le chapitre XXII du Quenta Silmarillion si Tolkien avait eu la possibilité de le terminer.
Cédric Pietrus (alias Dior),
juin 2006.