Table des matières
Promenades à travers la Comté
Première Promenade
Les Chemins du Maresque
Le ciel est chargé de nuages, mais le temps ne semble pas vouloir tourner à la pluie, aussi peut-on mettre le nez dehors. Attention aux flaques d’eau et aux ornières boueuses, cependant, car le Maresque est un pays humide. Emportons avec nous nos bottes de nains qui pourraient se révéler fort utiles. Nous partirons de la Grande Route de l’Est et notre première étape en direction du sud sera Stock.
Le chemin de Stock est régulièrement fréquenté par les voyageurs et les marchandises et, tout comme la Grande route, il est pavé. Le paysage autour du chemin est verdoyant, policé et aéré. Les champs cultivés occupent la majeure partie de la surface jusqu’à la rivière sur la droite et à perte de vue sur la gauche, vers l’ouest. Parfois dépasse une grange ou une petite fermette perdue à laquelle on accède par un chemin secondaire.
Les bords de la rivière Brandevin (Brandywine) sont recouverts d’une herbe grasse et de bouquets de roseaux. De temps en temps, un bosquet planté de vergnes, d’aulnes et de saules, agrémente ce paysage tranquille, à peine dérangé par le clapotis des poissons jouant dans les eaux de la rivière, ou par le déplacement des canards. En face, sur l’autre rive, un talus sort des eaux et domine la rivière. C’est le Pays de Bouc.
On arrive en vue de Stock. C’est un bourg imposant, sans doute un des plus importants de la Comté. Ici, le terrain est plat et la terre est lourde. On ne trouve pas de smials comme dans d’autres régions de la Comté, mais plutôt des habitations en bois, en briques, parfois en pierre.
L’étymologie du nom Stock permet de relever plusieurs indices qui vont nous permettre de décrire un peu mieux ce bourg. En anglais Stock signifie « réserve, remise », ce mot vient du vieil-anglais stocc signifiant « rondin, billot ». Le village était alors probablement à l’origine une réserve de bois et une communauté de bûcherons, de charpentiers et autres menuisiers. Sans doute une remise boisée se trouve-t-elle encore dans les proches environs du bourg ? À quelques milles vers l’ouest, l’ombre verte de la forêt du Bout des Bois (Woody End) rappelle la connivence entre le bourg et les métiers du bois.
À Stock se trouve aussi la célèbre auberge du Perchoir Doré (Golden Perch) dont le nom original évoque lui aussi le bois domestiqué (En anglais, perch signifie « perchoir », mais aussi « perche, gaule »). Arrêtons-nous quelques instants dans ce célèbre établissement et goûtons la fameuse bière dont Pippin Touque nous disait[1], qu’elle est la meilleure du quartier de l’est. Peut-être rencontrerons nous le père Barbotteux (Puddifoot, de Puddle « flaque boueuse » et de foot « pieds ») une figure du pays qui a toujours de bonnes histoires à raconter.
Une fois repus par une bonne collation parfaitement arrosée (c’est vrai qu’elle est bonne cette bière !), nous pouvons reprendre notre promenade vers le sud.
Après Stock, nous entrons dans le Maresque proprement dit. C’est là l’occasion de présenter quelques remarques étymologiques qui vont nous permettre de mieux comprendre la nature du pays que nous allons traverser.
Le nom Marish est un mot dialectal synonyme de marsh qui veut dire « marais » en anglais. Tous deux viennent du moyen-anglais mareis. Ce mot d’origine germanique est un cousin du mot francique marisk, qui a donné le mot dialectal normand maresc, qui a inspiré à Ledoux le nom Maresque. Tous signifient « marais, marécage ».
Nous voilà donc dans un pays de basses terres humides. De nombreux autres indices laissés par Tolkien dans la toponymie locale vont nous permettre de le confirmer. En attendant, l’opiniâtre peuple des Hobbits du Maresque a su domestiquer cette terre, drainer les zones inondées et cultiver les terres ainsi rendues propres aux activités agricoles.
Au sud de Stock rencontrons-nous ainsi quelques domaines fermiers dirigés par de fortes personnalités locales dont la plus célèbre est sans conteste le père Maggotte (Farmer Maggot). Quel étrange jeu de mot est passé dans la tête de Tokien pour baptiser son personnage pourtant vraisemblablement important[2] aux yeux de Merry[3] et de Tom Bombadil[4] d’un nom si réducteur (maggot = « asticot » en anglais) ?
Le père Maggotte possède la ferme de la Haricotière (Bamfurlong). Le nom original de Bamfurlong est une sorte d’énigme philologique que nous allons tenter de résoudre. La seconde partie du mot ne présente pas de difficulté particulière. Un furlong est une mesure de distance correspondant à 201,16 de nos mètres. Il vient du moyen-anglais furlang « longueur » qui était lui même issu de Furrow « sillon, ligne »+ lang « longueur ». La première partie du mot est plus délicate, Bam ne signifiant à première vue pas grand chose en anglais. Faut-il la rattacher à une forme dialectale de bean « haricot », comme le suggère la proposition de Ledoux ? Ou bien doit-on aller chercher plus loin l’origine de ce bout de mot ? Tolkien connaissait la langue gotique sur le bout des doigts, et en goth, il existe le mot bagms qui veut dire « poutre, potence » Peut-on en déduire que le nom de Bamfurlong pourrait évoquer les puissantes poutres sur lesquelles les anciens installaient la charpente des toits de leurs fermes ? Doit-on y voir une connivence avec l’idée que Stock était un village de charpentiers ?
La propriété du père Maggotte semble assez vaste. Ses champs sont séparés par des haies et des barrières entre lesquels passent des chemins de terre, et alimentés en eau par des fossés d’irrigation. Il cultive divers légumes, dont des navets[5] et probablement des haricots, mais aussi des céréales, comme l’orge (pour la bière) ou le blé (pour le pain). On trouve aussi des cultures diverses allant du houblon (pour la saveur de la bière, encore) aux fameux champignons dont le jeune Frodon Sacquet était autrefois un grand amateur… Le père Maggotte possède certainement quelques bêtes, en particulier des porcs, puisque sa femme prépare parfois pour les invités une délicieuse recette aux lardons et aux champignons[6]. De nombreuses personnes travaillent à la ferme, en plus des propres fils et filles de Maggotte. Ce qui indique que l’exploitation est importante et ajoute à l’impression de vaste propriété que nous avons déjà souligné.
Cependant, il y a probablement d’autres fermes de cette taille, et le paysage du sud de Stock est ainsi émaillé de bâtiments isolés en briques et aux toits de chaume, accompagnés de granges et de hangars en bois, et souvent entourés d’une palissade ou d’un mur épais[7]. Après tout, nous ne sommes pas si loin des frontières orientales de la Comté et de la mystérieuse Vieille Forêt. En plissant les yeux et en regardant attentivement au dessus des champs et des marais vers le sud-est, on peut presque apercevoir les sinistres brouillards qui s’échappent de ses lugubres frondaisons… Et c’est pour cette raison que les fermiers du coin s’entourent de bons gros chiens aux noms évocateurs, comme Etau (Grip), Croc (Fang) et Loup (wolf) chez le père Maggotte.
Donc restons bien sur le chemin et ne nous aventurons pas plus loin sur les allées privées pour éviter de se faire vilainement tancer par de rageurs aboiements, voire pire… Les chiens d’ici sont comme leurs maîtres finalement : ils n’aiment pas beaucoup les curieux et les étrangers…
Au milieu de ces terres coule la Rivière de Stock (Stockbrook). Ne nous laissons pas tromper par ce qui est écrit sur les cartes. Plus qu’à une rivière, cet aimable cours d’eau qui se jette dans le Brandevin ressemble plus à un ruisseau sauvage en amont, avec ses rives encaissées et couvertes de ronces[8] puis à un tranquille et aimable petit cours d’eau domestiqué en aval, suivant ses méandres tandis qu’il sert probablement de limite aux différentes propriétés et de point d’eau pour que les quelques bêtes puissent s’y désaltérer. À la sortie de Stock, il n’y a probablement pas de pont mais certainement un gué. En effet, brook signifie « ruisseau » dans la langue de Tolkien, et dans cette aimable campagne, on ne construit pas souvent des ponts pour traverser un ruisseau large mais calme, aux rives plutôt basses[9].
Le chemin de Stock continue en direction du sud vers un bourg improprement baptisé Soldur par Ledoux, tandis que le nom anglais est Rushey (inscrit « Rushy » sur la carte de Christopher Tolkien[10]) L’origine de ce nom vient du mot rush « jonc » qui vient lui-même du vieil anglais rysc « jonc, paille » et qui est voisin du vieux français ros « roseau » et du mot dialectal rouche qui désigne la massette, un plante des marais. Plutôt que Soldur, les noms de Roselière, Jonchère, Joncheraie ou Les Rouches auraient sans doute mieux convenus… Et du coup, c’est un tout autre paysage que du « sol dur » qui s’offre à nous. Nous avons là plutôt affaire à du « sol mou »… et il est sérieusement temps de mettre nos bottes de nains !
Le chemin traverse un paysage humide, sans doute parsemé de mares et d’étangs cernés par des forêts de roseaux ou de massettes, et par quelques champs partiellement drainés.
C’est un paradis pour les insectes, les grenouilles, les poules d’eau, les canards et les petits rongeurs.
Mais le petit peuple du Maresque y trouve aussi son compte. Les fermiers[11], les coupeurs d’osiers, les fabricants de paniers et les roucheux professionnels y sont nombreux et côtoient les libellules avec harmonie. On ne s’empêche pas de vivre non plus : comme à Stock, on trouve à Rushey une fameuse auberge que connaissent bien Maggotte et Bombadil[12] et qui sent bon le houblon.
Si les fermes du sud de Stock sont couvertes de chaume, les fermes et les maisons de Rushey sont logiquement couvertes de rouches, plus résistantes. Pour obtenir cette solidité réputée, il faut, comme le précise un vieux rouchier que nous rencontrons sur le chemin, que le jonc soit fortement serré à la pause. C’est lui qui nous renseigne sur ce pays qui s’étend de part et d’autre de la route de Stock. « Attention de ne pas s’égarer, toutefois, ajoute-t-il, mystérieux. Les joncheraies des environs sont traîtresses et des fosses cachées sous le moelleux tapis de mousses pourraient avaler un promeneur en un rien de temps ! »
Nous sommes prévenus ! Restons donc sur notre sécurisant chemin et, tandis que le vieux rouchier nous quitte en emportant sa brouette chargée d’un fourrage de joncs, continuons notre promenade jusqu’à Fondtombe (Deephallow), où le paysage semble vouloir rester le même. Peut-être entre les hautes broussailles de roseaux trouvons-nous des noues discrètes où paissent tranquillement quelques aimables chèvres. À Fondtombe, nous arrivons dans une large et humide vallée où se rencontrent la Rivière de la Comté (Shirebourn) et le Brandevin. De l’autre côté de la Rivière, l’ombre sinistre de la Vieille Forêt est toute proche. On peut voir aussi les hameaux du sud du Pays de Bouc : Breredon, Murmoulu (Grindwall), et Fin de Barrière (Hay’s end)[13]. Le village de Fontombe est très regroupé. On ne trouve plus comme aux environs de Stock des bâtiments isolés ou des hangars perdus au milieu des champs. Nous sommes trop près des frontières pour risquer de s’installer loin de la sécurité qu’apporte la vie en communauté.
Fondtombe est un petit bourg où vivent peut-être quelques pêcheurs. Au bout d’une allée qui mène aux bords du Brandevin se trouve un embarcadère que les gens d’ici appellent Mithe[14]. Est-ce le point de départ d’audacieuses parties de pêche en barque ? À moins que sur les rives nord partiellement drainées de la Rivière de la Comté, les Hobbits pratiquent l’hortillonnage et s’embarquent avec leur marchandise de légumes vers les rives du Pays de Bouc pour aller les vendre ?
À Fondtombe, le chemin prend un virage serré vers l’ouest, en suivant l’humide vallée de la Rivière de la Comté. Dans la langue de Tolkien, cette rivière s’appelle Shirebourn. Le mot bourn signifie ruisseau et vient du vieil-anglais brunna. Dans la langue gotique, ce même brunna signifie « saut, bond » et permet donc d’imaginer un ruisseau turbulent en amont, tout comme la Rivière de Stock que nous avions croisé plus au nord. Mais le mot bourne qui dérive du normand borne veut aussi dire « limite, frontière ». Et ce ruisseau est effectivement la limite sud-est de la Comté. Au delà ne se trouvent que les dangereux Marais de la Rivière (Overbourn Marshes) où personne ne s’aventure jamais. La « Malnoue » ! Comme pourrait l’appeler le patois local. Ici, le sol est pourri et en plus de libellules, les moucherons et les moustiques pullulent…
Laissons donc derrière nous ces terres inconnues et malsaines probablement sous l’influence mauvaise des ombres de la Vieille Forêt, et reprenons notre route vers l’ouest, cette fois, en direction du Creux aux Saules (Willowbottom).
Si les joncs et les roseaux dominent encore autour de nous et en particulier sur les bords du ruisseau, nous remarquons que les arbres sont plus nombreux à mesure que nous approchons de ce coin perdu de la Comté. Le sol s’élève aussi un peu plus et le ruisseau chante et sautille entre ses rives de plus en plus accidentées. Il faut dire que nous approchons des hauteurs du Bout des Bois et des premières pentes du Pays de la Colline Verte (Greenhill Country). Par endroits, le chemin s’éloigne des pentes escarpées du ruisseau et passe sous des allées de Saules ou de vieux aulnes chenus. Parfois il se rapproche et on peut entendre le mélodieux concert où se mêlent le voix du ruisseau et le chant des reinettes et des petits insectes.
Au bout du chemin, à l’endroit où un torrent sauvage rejoint notre ruisseau dans une combe humide et boisée, nous apercevons quelques toits de rouches de petites masures paysannes. C’est le Creux aux Saules, un bourg qui porte bien son nom. Le torrent qui dévale à travers le vallon et qui épouse la Rivière de la Comté au milieu des joncs, à l’ombre de vieux marsaults complices, s’appelle le Ruisseau aux Chardons (Thistle Brook).
Nous sommes arrivés à destination. Dans ce bourg se trouve une aimable auberge tenue par un vieux couple de hobbits à l’accent rocailleux. Peut-être la bière est-elle ici de moins bonne qualité qu’à Stock, mais peu importe. Ce qui compte c’est le plaisir de se promener sur les chemins de ce beau pays et, comme le dit le poème, « moi enfin, les pieds las, vers l’auberge éclairée je me tournerai, pour trouver mon repas du soir et le sommeil[15]. »
Jean-Rodolphe Turlin (alias Isengar),
décembre 2002.
Notes
[1] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, La communauté de l’Anneau, Christian Bourgois éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket, 1986), p 125.
[2] Robert Foster, The Complete Guide to Middle-Earth, George Allen & Unwin, Londres 1978, p 244-245.
[3] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, La communauté de l’Anneau, Christian Bourgois éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket, 1986), p 144.
[4] JRR Tolkien, Les Aventures de Tom Bombadil, Christian Bourgois éditeur, Paris 1975 (Collection bilingue 10/18, 1991), « Bombadil Goes Boating » pp 36 à 41.
[5] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, La communauté de l’Anneau, Christian Bourgois éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket, 1986), p 129.
[6] ibid. p 135.
[7] ibid. p 130.
[8] ibid. p 126.
[9] ibid. p 127.
[10] JRR Tolkien, The Lord of the Rings, BCA, Londres 1991. Carte p 30.
[11] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, La communauté de l’Anneau, Christian Bourgois éditeur, Paris 1972 (Presse-pocket, 1986), p 139.
[12] JRR Tolkien, Les Aventures de Tom Bombadil, Christian Bourgois éditeur, Paris 1975 (Collection bilingue 10/18, 1991), « Bombadil Goes Boating » p 39.
[13] ibid. pp 32 à 35.
[14] ibid. pp 34 à 37.
[15] JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, Le Retour du Roi, Christian Bourgois éditeur, 1972 (Presse-pocket, 1986), p 364.