Table des matières
Promenades à travers la Comté
Septième Promenade
Le Pays de Bouc
La Comté est divisée en quatre quartiers (farthing, un mot qui désigne en anglais un « quart de penny », du vieil anglais fēorðing « petit quart »). Au delà de ses quartiers, vers l’est, se trouve un autre territoire occupé par des hobbits : le Pays de Bouc (the Buckland).
Le pays de Bouc est la plus ancienne des marches de la Comté. Le mot original anglais march et sa traduction française ont tout les deux la même racine germanique mark qui signifie « frontière » et qui a aussi donné les mots margrave, marquis. Le mot latin margo « bord, bordure » qui a donné marge, marginal, est un cousin de mark. Dans l’Appendice F du Seigneur des Anneaux, JRR Tolkien explique que le nom de Marchbuck aurait été un meilleur choix que Brandybuck pour la traduction du nom hobbit original de Brandagamba que porte la famille la plus importante du pays.
Tous ces mots attestent bien de la place à part qu’occupent les populations de ce territoire dans le monde des Hobbits et de la position excentrée et frontalière du Pays de Bouc. Un pays dont nous allons à présent, du Pont du Brandevin jusqu’aux sinistres futaies de la Vieille Forêt, explorer les chemins.
Il existe trois possibilités pour entrer dans le Pays de Bouc depuis la Comté. Et toutes les trois sont des formes de petites aventures en soi. La première consiste à se rendre au bac de Châteaubouc (Bucklebury Ferry) et à traverser le Brandevin pour accoster sur la rive orientale. La perspective de traverser le fleuve et de ne plus sentir la terre ferme ne nous enchante guère… La seconde passe également par le fleuve en rejoignant le discret embarcadère de Mithe, au sud du Maresque (Marish). La troisième, enfin, consiste à passer par le Pont du Brandevin puis à gagner le Pays de Bouc par la Porte de la Clôture (the Hay Gate). Un légitime souci de sécurité nous fait bien entendu choisir cette troisième voie d’accès.
Ainsi nous présentons-nous à la Porte de la Clôture [1] , dite aussi Porte du nord (North-Gate) [2] . Elle constitue l’extrémité de la Haute Barrière (High Hay), une longue haie (hedge) d’une vingtaine de milles de long [3] qui marque la frontière orientale du Pays de Bouc et qui protège ses habitants des étrangetés de la Vieille Forêt. Le mot anglais hay « barrière » (qu’il ne faut pas confondre avec son homonyme hay « foin, herbe sèche » [4] ) est aujourd’hui fort peu employé. Il vient du moyen anglais hai ou hei qui est lui-même issu du vieil anglais hegge «&bbsp;barrière ». Hegge est aussi à l’origine du mot hedge tout comme son équivalent francique hagja est à l’origine de notre haie.
Plusieurs hobbits sont habituellement affectés à la surveillance de cette porte [5] . Nous trouvons parmi eux des membres de la famille Gardeclôture (Hayward) dont le vieux Hob est un membre bien connu. Le nom anglais de cette famille est composé du mots hay et du terme désuet de ward (gardien, surveillant) qui vient du vieil anglais wearden (garder).
Outre la garde de la porte, ces gardiens sont aussi chargés de la surveillance et de l’entretien de la haie. Ils ne font pas partie d’un des corps de surveillance et de police de la Comté que sont les shirriffs ou les frontaliers (bounders). Ils sont peut-être plutôt des hommes de main de la famille Brandebouc (Brandybuck), les maîtres du Pays de Bouc. Dans A Tolkien Compass, JRR Tolkien utilise le terme d’officials « fonctionnaires, employés » [6] . Ces gardiens au service des Brandebouc vivent certainement dans un hameau tout proche, et la fameuse auberge du pont (bridge inn) [7] est probablement leur lieu de distraction favori.
Nous entrons donc dans ce pays par une chaussée appelée la « grande route du Pays de Bouc » (main road of Buckland). Le mot anglais buck désigne le « mâle dominant » chez plusieurs familles d’animaux (les chevreuils, les daims…). Il peut venir à la fois du vieil anglais bucca ou du celtique bucco qui signifient tous les deux « bouc ». Faisant écho au sens de ces mots, Bucca du Maresque (Marish), l’ancêtre éponyme des Brandebouc, était justement un de ces chefs hobbits, un meneur de la même trempe que les célèbres fondateurs de la Comté, les frères Marcho et Blanco [8] .
La route du Pays de Bouc file jusqu’au sud à travers un territoire de bocage vallonné, s’écartant rapidement de la rive escarpée et élevée du Brandevin (Brandywine) [9] . Des joncs décorent les bords de la rivière et quelques saules pleureurs solitaires défient le plat pays du Maresque, qui s’étend de l’autre côté du fleuve, en agitant leurs branches tombantes au gré du faible vent. Le nom sindarin de notre fleuve est Baranduin de baran « brun » et duin « large rivière » [10] . Brandevin est une corruption de ce nom elfique. Le mot original brandywine a cependant un sens : il vient du néerlandais brandewijn « vin brûlé ». Il rappelle donc le sens originel du nom sindarin mais également le fait que les eaux du fleuve, chargées de limons, sont certainement un fantastique vivier à poissons et à plantes aquatiques.
Un couple de milles après avoir franchi la porte, un chemin quitte la route en direction de l’est. Il conduit au petit village de Bourgneuf (Newbury) [11] . Ce village fut très probablement baptisé ainsi en raison de sa construction dans un lieu autrefois nouvellement gagné sur un terrain originellement inculte ou couvert par la forêt. Ainsi évoque-t-il d’anciens défrichements et la conquête des hobbits sur la Vieille Forêt qui devait autrefois s’avancer jusqu’aux rives du fleuve. Le mot anglais bury vient du vieil anglais burg « château » et désigne un site clos protégé par un mur [12] , mais to bury signifie aussi « enterrer ». Dans les deux cas, le nom du village évoque aussi une forme d’abri, de protection face au dangers de la forêt, à une époque où la haie n’avait pas encore été élevée.
Nous laissons le chemin de Bourgneuf de côté pour nous diriger vers le plus important village de la région : Châteaubouc (Bucklebury). Nous retrouvons dans le nom original, les éléments Buck, pour la famille des Brandebouc et bury « château, abri » que nous venons d’évoquer. L’élément -le, viendrait selon JRR. Tolkien, soit d’un ancien génitif pluriel -en (pour Buckenbury), soit d’une contraction du nom Buckland (Pour Bucklandbury) [13] .
Le village est construit sur les pentes orientales d’une basse colline, la Colline de Bouc (Buck Hill). La grande route fait un léger détour, contournant le village par l’est [14] . Nous empruntons donc un chemin secondaire pour nous rendre au bourg. Les habitations y sont tout a fait conforme à tout ce qu’on peut trouver ailleurs dans la Comté. Des maisons basses et longues, aux fenêtres et aux portes rondes, côtoient des smials creusés à flanc de colline. Par ici un hangar, par là un atelier d’artisan. Les gens nous saluent d’un geste amical mais retenu. Ils voient bien que nous ne sommes pas d’ici.
Nous approchons de la colline. Une allée mène directement à l’une des trois grandes entrées de Château-Brande (Brandy Hall) [15] , le manoir familial des Brandebouc. Il s’agit en fait d’une serie de vastes smials reliés entre eux par de nombreuses galeries. Les mauvaises langues en parlent comme d’une lapinière (warren) [16] .
Il y a bien entendu de nombreuses autres portes secondaires, mais elles ouvrent en général sur des logis isolés ou des magasins et plus rarement sur des couloirs d’accès aux pièces du manoir. De nombreuses fenêtres rondes longent l’allée et laissent deviner un nombre important de pièces à l’intérieur de la demeure des Brandebouc. L’une d’entre-elles ouvre probablement sur la bibliothèque dans laquelle on peut trouver tous les ouvrages rédigés par Meriadoc Brandebouc [17] .
De l’une des trois grandes portes de Château-Brande, une large allée sans doute encadrée de haies de buis descend directement rejoindre le chemin du bac de Châteaubouc (Bucklebury ferry). Ce chemin glisse en lacet le long des pentes du talus qui domine les rives du Brandevin. Au bout du chemin, un embarcadère en bois a été construit autrefois pour accueillir le fameux bac. De chaque côté de l’embarcadère se dressent deux courts mâts peints en blancs et couronnés de lanternes. Le bac est amarré sur l’autre rive, mais nous ne comptions de toute façon pas traverser la rivière à cet endroit.
Parfois, les téméraires habitants du Pays de Bouc effectuent la traversée de la rivière sur de petites barques. On raconte aussi que quelques autres savent nager [18] . Mais ces particularités locales ne font pas oublier que surviennent parfois de dramatiques accidents et que certains malheureux, comme les parents de Frodon Sacquet (Frodo Baggins), payent de leur vie leurs imprudentes excursions sur les flots trompeurs du Brandevin [19] .
Revenant sur nos pas, nous reprenons la traversée du bourg de Châteaubouc à la recherche d’un endroit où nous restaurer. Une aimable auberge fera l’affaire.
Après le déjeuner (copieux) nous nous glissons dans une rue fleurie qui mène vers le sud. De chaque côté, de belles et anciennes longères cachent de vastes jardins verdoyants. Dans ces propriétés, des jardiniers experts entretiennent peut-être des parterres de roses qui pourraient faire la fierté des allées privées de ces petits parcs.
La propriété à gauche de la rue appartient sans doute à la famille aisée des Goldworthy, dont le nom (gold « or » et worthy « notable ») rappelle l’importance et la puissance. Ce sont des alliés des Brandebouc, tout comme les riches Goold (le mot goold est une forme archaïque de gold « or » [20] ). Tous sont probablement des descendants d’anciennes familles du Maresque qui ont autrefois accompagné Gorhendad Vieilbouc (Oldbuck), l’ancêtre des Brandebouc, dans la colonisation du pays.
Il existe des relations très fortes et historiques entre ces clans et les Brandebouc. Ce sont des relations qui rappellent la vieille alliance des Brandebouc avec la puissante famille des Touque (Took) des Collines Vertes.
Mais les maîtres du Pays de Bouc semblent avoir tissé des liens privilégiés avec une toute autre famille : celle des Bolger de Gué de Budge (Budge Ford). En consultant l’arbre généalogique des Brandebouc dans les appendices du Seigneur des Anneaux, nous constatons que les alliances matrimoniales entre les deux familles se renouvellent régulièrement. Ainsi la demoiselle Adaldrida Bolger épousa Marmadoc Brandebouc, dit l’«Impérieux » (The Masterful) tandis que la jeune cousine de ce dernier, Salvia, fut mariée à Gundabald Bolger. Drogon Sacquet, qui fut longtemps un habitué du Pays de Bouc et qui y épousa Primula Brandebouc, était le fils de dame Ruby Sacquet née Bolger. Quelques générations plus tard, c’est au tour du célèbre Meriadoc Brandebouc d’épouser une autre demoiselle Bolger : Estella, la soeur de Fredegar Bolger [21] , qui était lui aussi un familier des propriétaires de Château-Brande. Sans doute cette alliance particulière tient-elle du fait que JRR Tolkien prévoyait à l’origine de situer la famille Bolger dans le voisinage immédiat des Brandebouc, entre le nord du Maresque et le Pont du Brandevin [22] . Mais Tolkien renonça en fin de compte à cette idée et les Bolger conservèrent leurs liens avec les Brandebouc tout en étant désormais situés aux environs de Gué de Budge [23] .
Laissant de côté ces réflexions sur les grandes familles qui ont marqué l’histoire du Pays de Bouc, nous continuons notre randonnée en direction du sud. Nous récupérons la grande route à la sortie de Châteaubouc. Un paysage de champs ouverts parsemé de fermes isolées et de petites collines s’ouvre devant nous. Tout le pays autour de nous a été autrefois gagné sur la Vieille Forêt par de courageux et obstinés Hobbits qui ont défriché, abattu, brûlé tous les arbres menaçants pour ouvrir le pays à la colonisation.
De cette époque héroïque pourraient ne rester que des noms de lieus-dits ou de fermes comme les Essarts, les Coins, les Brèches, les Brûlis ou encore les Clairières. Le mot anglais pour « clairière » est le mot glade. Son étymon vieil anglais glæd « éclairé, radieux », qui évoque bien la conquête des hobbits sur les ombres de la Vieille Forêt, a aussi donné l’anglais glad « joyeux ». Certains noms de famille bien attestés évoquent aussi cette époque de combat acharné et quotidien contre la nature. Ainsi les opiniâtres Testarude (Headstrong, littéralement : « entêté ») qui sont sans doute une des plus vieille famille du Pays de Bouc [24] .
Les Testarude possèdent une ferme isolée à environ deux milles de Châteaubouc. On y accède par un chemin secondaire qui s ‘échappe de la grande route. Nous avançons avec méfiance car à l’instar de leurs confrères du Maresque, les fermiers de Pays de Bouc possèdent eux aussi de gros chiens de garde. Le ferme est un bâtiment bas et long, sans étage, aux fenêtres et aux portes rondes. Tout à fait dans la norme des Hobbits. Nous remarquons cependant d’épais volets renforcés par d’imposants loquets en fer forgé. Certaines des fenêtres extérieures sont même protégées par des grilles. Tout autour des bâtiments coure une épaisse haie d’Aubépine, parfaitement entretenue.
Le propriétaire, le père Testarude en personne, nous accueille plus ou moins chaleureusement en retenant deux énormes molosses par le collier. Il nous invite à prendre une collation dans la pièce principale de sa ferme. Sa femme et le plus jeune de ses fils sont présents. Nous dégustons avec eux une boisson chaude et amère qu’ils obtiennent en torréfiant des graines de cenelles, les fruits de l’aubépine. Ils appellent ça du café… pourquoi pas ? La brioche parfumée de marmelade que nous sert madame Testarude est bien meilleure !
Nous reprenons la route tandis que la soleil file doucement vers l’ouest. Le paysage change progressivement. Des rocailles couvertes de mousses apparaissent autour de la chaussée. Les champs de céréales et les vergers bien ordonnés cèdent la place à des étendues d’ajoncs, de callunes sauvages, de bruyères et de buissons de genêts. Le terrain est toujours vallonné mais plus sinistre. Le crépuscule n’aide peut-être pas à rendre ces paysages très joyeux, d’autant qu’entre deux collines, nous commençons à distinguer vers l’est la sombre ligne des arbres de la Vieille Forêt qui se rapproche de la rivière.
Le paysage n’a peut-être pas toujours été constitué de ces brandes incultes. Peut-être d’anciens bois ont-ils été chassés par le feu de ces parages ? Le mot anglais brand « brandon, tison » qui est un composant de nombreux noms du pays (Brandybouc, Brandy Hall…), vient d’un vieux mot germanique d’où dérive également le français brande, qui désigne donc cette végétation de sous bois très inflammable, et par extension, les terrains incultes couverts de de landes. Autrefois, on défrichait par le feu ces brandes incultes. Cela expliquerait pourquoi Gorhendad Vieilbouc abandonna jadis son nom de naissance pour celui de Brandebouc et pourquoi JRR Tolkien préféra Brandybuck à Marchbuck pour traduire le hobbitais Brandagamba.
Le vent commence à siffler sur les bruyères. Comme une rassurante image au milieu de ces landes rocheuses apparaissent les premières maisons du village de Standelf. Le nom standelf a été construit par JRR. Tolkien avec les mots vieil anglais stān « pierre, roc » et delf « excavation », il décrit donc un village creusé à l’origine dans un talus rocheux.
La grande route du Pays de Bouc s’arrête brusquement sur la place centrale du bourg [25] , donnant une impression de bout du monde. Cette place pourrait se trouver au creux d’une basse colline, dans une sorte d’amphithéâtre naturel contre lequel seraient creusés de nombreux smials et sur les pentes duquel se dresseraient quelques maisons typiques aux volets déjà fermés.
Une modeste et silencieuse taverne donnant sur la place fait figure de guinguette bruyante au milieu de l’ambiance inquiète qui marque ici la venue du soir. Bien entendu, c’est le seul endroit qui semble convenir pour passer la nuit. Dans la grande salle, les gens nous regardent avec un oeil méfiant, mais au bout de quelques instants, la confiance s’installe. Près de la cheminée, un feu crépite. Un habitué, la chope à la main, s’est entouré d’un auditoire pour raconter une terrifiante légende sur les Hauts des Galgals (Barrow-downs). Le mot d’origine gaélique galgal « tumulus de pierres » est une trouvaille de Francis Ledoux pour traduire le mot barrow « tertre, tumulus ». Il s’inscrit à merveille dans la volonté de JRR. Tolkien de donner à l’étymologie des mots et des noms du Pays de Bouc une coloration celtique [26] . Mais ce soir, dans l’auberge, les considérations d’ordre philologiques cèdent la place à de sourdes terreurs : « Maintenant, à la fin je t’ai attrapé ! Tu avais oublié l’être du galgal tapi dans son tertre, au sommet de la colline d’un cercle de pierre entouré. Il s’est à nouveau échappé. Il va te conduire sous terre [27] … »
Nous sommes contents de retrouver le riant matin, joyeusement ensoleillé. La nuit fut sombre et nos rêves troublés par les récits de la soirée. Nous choisissons de quitter Standelf par un sentier qui contourne la petite colline par l’ouest puis qui mène droit vers le sud. Chemin faisant, nous profitons de la vue qui s’étend sur la lande. Un paysage vallonné, varié et baigné de soleil s’offre à nos yeux. Si la lande brune et pourprée domine, de nombreuses parcelles cultivées cernées de murets de pierres ou de haies buissonnantes ajoutent une mosaïque de fraîche verdure au tableau. Par ici, une ferme isolée au milieu d’une petite vallée. Par là, au pied d’un bosquet, un modeste hangar. Plus loin, un troupeau de moutons paît le long d’un talus herbeux. Au delà coule le Brandevin, dont nous pouvons voir, au creux des courbes du paysage, la ligne imperturbable glisser vers le sud. Plus loin encore, dans les brumes matinales, nous devinons les humides étendues du Maresque.
Notre sentier quitte la colline rocheuse de Standelf et nous amène à nouveau au coeur de la lande du Pays de Bouc. Des papillons et de petits oiseaux nous escortent. Il y a des mésanges, des grives. On peut aussi voir au dessus de nous quelques vilaines corneilles mantelées (hooded crows) probablement échappées de la Vieille Forêt dont nous ne sommes plus très éloignés. Nos pas légers de Hobbits nous permettent de surprendre de nombreux petits rongeurs mais aussi de grands lièvre qui déguerpissent avec fracas à travers les bruyères.
Après deux bons milles de marche, nous nous retrouvons à nouveau sur une petite colline sur les flancs de laquelle se trouve un autre village : Breredon. Nous sommes toujours au milieu de la lande, et l’étymologie de Breredon l’atteste bien. Le mot brere est une déclinaison du moyen anglais brēr « bruyère », d’origine celtique. Le mot don vient du vieil anglais dūn « colline, hauteur » qui a donné l’anglais down « colline ». Le mot celtique pour désigner la colline se retrouve dans le nom de la ville de Bree [28] (gaélique brae « colline, hauteur »), que les Brandebouc connaissent bien pour y avoir effectué plusieurs voyages [29] .
De Breredon, nous pouvons nous rendre compte à quel point la Vieille Forêt est à présent toute proche. Vers l’ouest, le Brandevin n’est plus qu’un à mille tout au plus. Vers le sud, le Pays de Bouc donne l’impression de se réduire comme un peau de chagrin tandis que rivière et forêt s’obstinent à se rejoindre. Mais ici, ça n’empêche pas les gens de vivre. Une malterie produit en effet une bière fameuse appréciée par les voyageurs de tous horizons [30] .
Après la colline de Breredon, le terrain redevient plat et la lande cède définitivement la place à un bocage domestiqué. Nous longeons ainsi une succession de haies vives et de haies sèches, de bosquets modestes aux arbres étrangement tournés vers l’est. En même temps, le chemin se rapproche des rives du Brandevin. Quelques saules chenus refont ainsi leur apparition dans le paysage.
Le petit bourg de Murmoulu (Grindwall) surgit brusquement au détour du chemin. Il s’agit sans doute de quelques maisons et fermettes, d’une ou deux boutiques, peut-être un sentier menant à un modeste embarcadère sur le Brandevin [31] , et pas grand-chose de plus. Le mot grind signifie « clôture à barreaux » en vieux norois [32] . A ce mot s’ajoute comme une redondance le mot anglais wall « mur ». Tous deux évoquent un habitat très regroupé et entouré par une barrière ou une haie qui pourrait faire office de rempart tout en se confondant au bocage environnant. Cependant, le verbe anglais to grind signifie également « grincer, broyer, concasser ». Il explique d’abord le choix du traducteur des Aventures de Tom Bombadil, Dashiell Hedayat, de traduire par Murmoulu le nom de Grindwall. Il nous rappelle ensuite que derrière la Haute Barrière (High Hay) du Pays de Bouc, à présent à quelques furlongs à peine vers l ‘est, se trouvent les arbres étranges et dangereux de la Vieille Forêt. Ils agitent feuilles et ramilles, ils font grincer leurs branches et pourraient écraser entre leurs troncs quiconque oserait s’aventurer hors des sentiers battus !
Encore un petit mille de marche et nous parvenons au village de Fin-de-Barrière (Haysend), situé à la pointe sud du Pays de Bouc, au confluent du Brandevin et de la rivière Tournesaules (Withywindle) qui vient de la Vieille Forêt [33] . Ici, on peut se rendre compte à quel point le territoire des Brandebouc est exigu. Et l’habitat est autant regroupé qu’à Murmoulu.
Un chemin mène vers la Haute Barrière qui achève sa longue course depuis le pont du Brandevin juste ici, sur les bords du Tournesaules. Le nom original de la petite rivière est étymologiquement parlant d’une grande richesse, et nous pouvons sentir ici que Tolkien a pris autant de soin que de bonheur à choisir ce nom. Le mot withy vient du vieil anglais wiðig « branche de saule, osier » et dans cette même langue, le saule se dit wilig (ce qui donne willow en anglais moderne). On trouve cependant en anglais dialectal le terme withywind « liseron, plante tortueuse [34] » qui évoque la course étrange de la rivière, faite de continuels virages et méandres, typique des terrains à faible pentes et propices aux eaux stagnantes et aux marécages. Et si le verbe to wind signifie « tourner, serpenter, faire des détours », le mot dialectal windle « panier » nous rappelle que l’osier est omniprésent le long du cours de cette cours d’eau [35] .
Nous croisons près de la Haute Barrière un groupe de hobbits qui travaillent sur un étrange édifice construit en travers de la rivière. Il s’agit d’un barrage en claies d’osier (withy-weir) destiné à endiguer les eaux du Tournesaules et à les rediriger vers un canal aussi tortueux que le lit de la rivière, le bief-du-biais (windle-reach) [36] . Peut-être pourrait-on, à la lumière des remarques précédentes, traduire le nom du canal par bief-en-claies, avec windle « panier » et reach « bief ». Le nom anglais du barrage, weir, vient quant à lui du vieil anglais wer « barrage, digue ». La racine germanique wer, war avait le sens de « garder, protéger ». Peut-on ainsi en déduire que les hobbits n’avaient pas seulement construit le barrage pour retenir les eaux du Tournesaules, mais aussi pour barrer la route aux maléfices que la rivière charrie depuis le coeur de la Vieille Forêt ?
Parmi les travailleurs qui entretiennent les claies du barrage se trouve un robuste coupeur d’osier. Il accepte de nous guider le long du Tournesaules, sous les frondaisons de la Vieille Forêt. Nous passons donc le barrage pour nous retrouver sur l’autre rive de la rivière, entre les troncs étrangement penchés en avant des vieux saules centenaires. Ce passage vers la forêt n’est pas le seul du Pays de Bouc. Il existe plus au nord, non loin de Bourgneuf, un passage sous la Haute Barrière que les Brandebouc utilisent de temps à autres. Un chemin mène, dit-on, au site d’un ancien feu de joie (bonfire) que les hobbits avaient allumé jadis avec les branches et les troncs d’arbres vaincus [37] .
Notre guide nous explique qu’au début de chaque hiver les groupes de coupeurs s’aventurent vers les oseraies en amont de la rivière, armés de serpettes et des vouges, pour la récolte des tiges d’osier. L’osier se vend bien. Et il fait travailler toute l’année : récolte et mouillage des tiges en hiver ; décorticage et pelage au printemps ; séchage puis ficelage des bottes au début de l’été. Et le reste du temps, fabrication et vente de paniers et entretien du barrage.
Nous longeons un étang, sans doute les eaux de retenue du barrage. De nombreux remous agitent sa surface. Il doit y avoir un sacré courant là-dessous ! A moins que ce soit autre chose… Sur l’autre rive, une loutre (otter) au pelage roux et argenté s’enfuit entre les roseaux. Dans les aulnaies, de minuscules et bavards roitelets (willow-wren) se mêlent aux piaillements des martins-pêcheurs (king’s fisher) qui attendent notre départ pour finir leur repas [38] .
Nous gagnons l’oseraie où notre guide vient habituellement faire ses récoltes. Son attitude décontractée nous rassure et range les légendes terrifiantes sur la Vieille Forêt au rang de chansonnettes pour les enfants. Il nous montre sur l’étang une île couverte de roseaux : l’île-aux-Elfes (Elvet-isle). JRR Tolkien a inventé le nom de cette île mystérieuse et marécageuse sur un jeu de mots combinant le terme désuet elfet « petit elfe, elfounet » et le vieil anglais elfet ou ilfet « cygne ».
Un bruissement attire notre attention : sur l’autre rive de l’île, les joncs s’écartent devant un majestueux cygne d’une taille exceptionnelle. Ses yeux noirs contrastent avec la blancheur immaculée de ses grandes plumes. Mais son regard lourd de menace nous convainc de revenir sur nos pas. « C’est le Vieux Cygne de l’île-aux-Elfes (Old Swan of Elvet-isle) [39] , nous dit notre guide, visiblement inquiet. Y’a pas à tortiller : ne restons pas là et retournons au barrage ! »
Sur le chemin du retour, les oiseaux ont disparu. Nous sentons les arbres murmurer entre eux et leures branches s’agiter alors qu’aucun vent ne souffle. D’ailleurs, l’air est de plus en plus lourd. La vue du barrage nous soulage tous. Les coupeurs d’osier du sud du Pays de Bouc font en fin de compte un métier réellement dangereux…
Nous partageons une collation reconstituante avec notre guide. Nous lui faisons part de notre intention de regagner la Comté car notre randonnée touche à sa fin. Généreusement, il nous propose de traverser en sa compagnie le Brandevin. Il y a sur la rive du fleuve un embarcadère où sont amarrées quelques barques qui servent aux échanges avec le Maresque.
Imprégnés de la rudesse et de l’audace des habitants du Pays de Bouc, nous nous embarquons donc pour une courte traversée du Brandevin. Notre coupeur d’osier, qui sait décidemment tout faire, manie l’embarcation avec dextérité.
Sur l’autre rive se trouve l’embarcadère de Mithe [40] . Le mot anglais mite « petit coin » qui est dérivé du verbe vieil anglais miðan « cacher, dissimuler, passer inaperçu » nous indique que l’appontement est probablement caché derrière un épais bosquet d’aulnes et de saules pleureurs. Une autre étymologie pourrait également décrire plus largement le lieu et ses environs. En effet, si on se réfère à un autre verbe vieil anglais metan « rencontrer, se jeter dans » qui a donné le verbe anglais to meet « rencontrer », mithe pourrait également signifier « endroit où deux jets rencontrent, confluent ». Confirmant cette idée, le petit et humide estuaire de la Rivière de la Comté (The Shirebourn), bordé de marécages dangereux, se trouve à moins d’un furlong de l’embarcadère.
Le soir commence à tomber sur Mithe où nous sommes bien seuls maintenant que le coupeur d’osier a détourné sa barque vers la rive du Pays de Bouc où l’attendent les siens. Non loin de là se trouve le village de Fondtombe (Deephallow) que nous connaissons déjà. Une auberge nous y attend certainement. Allons-y pour l’ultime étape de nos belles randonnées, en chantant cet air bien connu sur les deux rives de la rivière : « Le Brandevin s’écoulait vermeil, et la rivière de flammes s’embrasa, tandis que derrière la Comté filait la soleil, celle-ci tout de gris s’enveloppa [41] . »
Jean-Rodolphe Turlin (alias Isengar),
août 2003.
*** Fin des Promandes à travers la Comté ***