PROMENADES AU PAYS DE BREE
Troisième Promenade
Autour de Bree et au-delà
Au matin de notre cinquième jour de randonnée depuis le départ de la Comté, nous décidons d’aller à la découverte des environs de la colline de Bree. Avec nos poneys, nous descendons la rue qui glisse entre des maisons d’hommes jusqu’à la porte ouest[1] et nous gagnons la croisée des chemins. La soleil, bien que levée, reste cachée derrière la colline de Bree, et il fait très frais. Une rosée matinale couvre l’herbe du Chemin vert. Celui-ci, comme nous l’avions évoqué lors de notre dernier passage en ces lieux, se dirige droit vers le nord.
De mémoire d’habitant de Bree, il n’y a plus de voyageur qui oserait s’aventurer sur cette route depuis bien longtemps. Sans doute quelques pâtres pourraient encore utiliser cette chaussée pour gagner des pâturages égarés au nord de Bree et en bordure du Bois de Chet. Et peut-être y croiseraient-ils certains de ces étranges rôdeurs du nord[2]
Au-delà de ces lieux encore familiers, la route se poursuit jusqu’aux ruines de l’ancien château des rois de l’Arthedain qui domine les premières collines des Hauts du Nord (North Downs). En sindarin, la langue elfique en usage dans l’ancien royaume, ce château était appelé Fornost (c’est-à-dire la « Citadelle du Nord »), mais au Pays de Bree, c’est sous le terme de « Chaussée des Morts » (Deadmen’s Dike) que l’ancienne Fornost est aujourd’hui connue[3].
En se tournant vers le midi, nous voyons le chemin vert poursuivre sa route en direction des collines du sud. Si on décidait de s’aventurer dans cette direction, nous passerions par un défilé dominé par les pentes des Hauts des Galgals à l’ouest et par celles des Hauts du Sud à l’est[4], avant de nous retrouver dans les vastes paysages solitaires du Minhiriath[5].
Pour l’heure, nous ne suivrons pas un tel trajet qui nous emmènerait bien trop loin de la rassurante colline de Bree, à présent baignée par la soleil de cette douce matinée de printemps. Nous nous contenterons de contourner le village par le sud et l’est, en marchant tranquillement et autant que possible à côté de nos poneys.
A plusieurs reprises, Tolkien fait allusion aux chemins en pente qui mènent à Bree, indiquant par là que les versants de la colline débordent largement des limites du bourg[6]. Sur ces déclives exposées au midi, qu’on appelle ici les Coteaux du sud (Southlinch) pourraient se trouver des champs d’herbes à pipe, d’une variété proche de celle cultivée dans le Quartier sud de la Comté[7]. A ce propos, en faisant le lien entre le Légendaire et l’Angleterre historique, Mark. T. Hooker rappelle dans un de ses ouvrages qu’il a existé autrefois, dans les vallées ensoleillées de la Severn et de son tributaire l’Avon, dans le sud du comté de Worcester, des fermes à tabac plus ou moins autorisées par les autorités[8]. Cette production locale, attestée par des archives anglaises du milieu du XVIIème siècle[9], semble avoir pris définitivement fin au début du siècle suivant (sans doute terrassée par la double combinaison d’une juridiction défavorable et de la concurrence des tabacs de Virginie débarqués en quantité à Bristol). Mais le souvenir de ces champs de tabac a pu rester dans la mémoire locale grâce à quelques rares tentatives ultérieures[10], et comme peut le suggérer parfois la toponymie[11].
Tandis que nos réflexions quittent l’Angleterre pour revenir au Pays de Bree, nous poursuivons l’exploration des chemins qui contournent les Coteaux du sud et la route de l’est. Des haies vives séparent peut-être les parcelles que nous traversons. Elles permettent une stabilisation des sols pour éviter l’érosion due aux ruissellements les long des pentes et nous repérons une multitude d’oiseaux s’affairant au milieu des branchages, des jeunes feuilles et des bourgeons. Plus loin, au-delà des champs, des prairies parsemées de bosquets touffus agrémentent un paysage vallonné et fortement boisé par endroits[12].
Au sud, à environ une journée à dos de poney, ces hautes terres crayeuses, que les gens de Bree appellent les Hauts du Sud (South Downs) et que nous avons évoquées un peu plus haut, forment peut-être une lointaine frontière aux terres fréquentées et cultivées par les Hobbits et les Hommes du pays. Comme l’heure avance, nous décidons de déjeuner à l’ombre d’un hêtre, en bordure d’un champ sans doute dédié à quelques céréales de printemps, seigle ou orge, semées depuis peu et à peine sur le point de germer. Cette période de germination est appelée Chithing, au pays de Bree. Elle a donné son nom à ce mois de printemps que les Hobbits de la Comté appellent Astron. Chithing provient du vieil anglais ciðing « germinal[13] ».
Après le repas champêtre, nous reprenons notre errance le long des coteaux. Nous distinguons parfois quelques paysans à l’ouvrage dans leurs champs, sans trop distinguer de quelle famille ils sont issus. A la peine sous le soleil et courbés au dessus du sol, les dos des Hobbits et des Hommes sont tout à fait semblables… peut-être la terre est-elle un peu plus basse pour les grandes gens que pour les petites personnes ?…
Le chemin ondoie tranquillement entre les haies, mais les parcelles cultivées finissent par céder la place aux pâturages où paissent sans doute quelques moutons.
Au détour d’une côte herbeuse, les paysages perdent leur caractère policé. Les buissons de jeunes fougères remplacent les haies et les parcelles, et les étendues de bruyères se substituent aux pacages ou aux sillons verdoyants. Ces friches et ces landes sont peut-être les terres d’origine des Piedbruyère (Heathertoes) et des Fougerons (Ferny), deux familles du Pays de Bree.
Petit à petit, des arbres remplacent les friches et nous nous retrouvons sur un sentier forestier, au milieu d’une jeune futaie. Le sentier finit par déboucher sur un grand chemin visiblement entretenu et fréquenté : nous voici de retour sur la route de l’est. Si nous ne nous sommes pas égarés, nous devrions être à quelques milles à l’est de la Porte sud de Bree.
De l’autre côté de la route, le sentier semble reprendre au milieu des arbres. Peut-être est-ce l’étroite piste suivie autrefois par Grands-Pas et les Hobbits, après leur départ de Bree[14].
Le soir approchant, nous remontons la route en direction de la colline de Bree, dont le sommet domine les cimes des arbres. Alors que la route s’apprête à contourner les pentes de la colline par le sud, nous prenons une allée sur notre droite qui se dirige vers un paysage partiellement défriché, harmonieusement quadrillé de haies, de vergers et de petits champs. Sur le talus que nous longeons, quelques entrées rondes, typiques de l’architecture hobbite, indiquent la présence de smials[15]. Un peu plus loin, les premières maisons du village de Staddel (Staddle) nous accueillent.
Le nom du village mérite un peu d’attention de notre part. Comme nous l’avions évoqué un peu plus tôt, Tolkien faisait une distinction entre les mots d’origine germanique et ceux d’origine celtique, dans la retranscription de la langue commune du nord-ouest de la terre du Milieu, en usage chez les Hommes et les Hobbits. Au milieu des toponymes dont l’origine celtique est identifiée et assumée par l’écrivain pour marquer une antériorité historique (Bree, Combe, Archet…)[16], le village de Staddel forme une notable exception. En effet, comme le rappelle Tolkien, le nom staddle provient du vieil anglais staðol, un mot qui signifie « fondation » et qui est donc d’origine germanique[17]. Tolkien précise en outre que le village est principalement habité par des Hobbits, contrairement aux autres villages du Pays de Bree, peuplés soit par des Hommes, soit par une population mixte d’Hommes et de Hobbits[18]. Ainsi, autant par ce que nous savons de l’histoire du Pays de Bree que par les indications toponymiques, Staddel est donc un village construit et dénommé dans une histoire récente par des migrants Hobbits installés tardivement parmi une population anciennement établie dans son territoire[19].
Ce recoupement d’information, habilement conduit par Tolkien au fil du récit, permet au lecteur d’apprécier la grande cohérence du Légendaire, jusqu’en dans ses plus infimes détails.
Sur ces émerveillements qui stimulent notre réflexion, nous croisons des membres de la famille Soucolline (Underhill) que nous avons rencontrés la veille à l’auberge de Bree. Le sympathique chef de famille nous propose de souper et passer la nuit dans sa demeure tandis que les poneys seront hébergés chez ses voisins, des membres de la famille Tunnelier (Tunnelly). Nous acceptons bien volontiers.
Confortablement installés dans des chambres familières, nous avons dormi profondément et notre réveil tardif le lendemain perturbe le programme que nous nous étions fixés. Une lourde pluie printanière retarde un peu plus notre départ. Finalement, nous prenons congé de nos aimables hôtes en fin de matinée. La randonnée prévue se transforme finalement en ballade rapide à dos de poney sur les chemins creux qui séparent Staddel du village le plus proche, Combe (Combe) qui est situé dans une vallée au creux de la colline[20]. Ce village porte un toponyme anglais d’origine celtique qui signifie « vallée ». En poursuivant notre réflexion de la veille, nous en déduisons donc que le site est ancien et que sa population pourrait être composée d’Hommes et non de Hobbits. C’est en effet le cas[21].
Le village est établi sur les versants probablement boisés d’une cuvette profonde aux creux des pentes de la colline et orientés vers l’est. La pluie du matin a rendu les lieux humides et le soleil qui a repris sa place fait lever des voiles de brume au dessus des jardins et des maisons.
A l’origine, Tolkien comptait donner à un des villages du pays de Bree le nom de Crick, tandis que Combe ne désignait qu’une vallée à l’est de la colline[22]. Par la suite, Crick et Combe se sont probablement combinés dans l’esprit de l’auteur pour arriver à la situation que nous connaissons. Le terme crick, lui aussi d’origine celtique[23], n’est pas tombé dans l’oubli et a été réutilisé dans le toponyme Crickhollow (« Creux-de-Crique », dans la traduction de Francis Ledoux), la résidence de Frodon au Pays de Bouc.
Il est amusant de noter que Tolkien a peut-être côtoyé à Oxford une rue appelée Crick Road, située non loin des pubs de Saint Giles, qu’il fréquentait avec les Inklings[24].
Les Cueillépine (Pickthorn), une famille de forestiers vivant sans doute aux limites du village dans une masure proche des frondaisons du Bois de Chet, nous accueillent avec chaleur pour partager leur déjeuner, preuve s’il en est du respect et de la connivence mutuelle des Hommes et des Hobbits au Pays de Bree. Un représentant de cette famille fut une victime des rixes contre les « mauvais hommes » venus par le chemin du sud à l’époque de la Guerre de l’Anneau[25].
Habitués aux clins d’oeils linguistiques de Tolkien, nous pourrions être tentés de le soupçonner d’avoir choisi le nom Pickthorn pour une proximité onomatopéique avec Crick. Mais ce n’est qu’une supposition bien fragile, même si la combinaison pick/crick reste séduisante. D’ailleurs, les deux noms ne sont pas contemporains dans la chronologie de la composition du Seigneur des Anneaux[26].
Nous avons prévu de poursuivre notre randonnée par l’exploration du Bois de Chet, dont nous ne savons pas grand-chose. L’aîné des fils Cueillépine doit justement se rendre au village d’Archet qui se trouve quelque part dans la forêt.
La perspective d’avoir un guide est tout à fait réjouissante, car les indications sur la localisation exacte d’Archet divisent les spécialistes. En effet, Si Robert Foster et Rainer Nagel estiment que le village se trouve sur la lisière nord de la forêt[27], Christopher Tolkien donne plutôt l’impression que le village est situé non loin de la route[28]. C’est cette hypothèse que suit Barbara Strachey, en choisissant de faire d’Archet un village situé juste à l’est de Combe, à moins d’un mille de la route[29]. Karen Fonstad, plus prudente, décide de positionner Archet un peu plus au nord, mais au cœur d’une zone forestière qui ne correspond guère à une lisière[30].
Quoiqu’il en soit, le village ne doit tout de même pas être très loin de la route. Suffisamment près pour que des cavaliers noirs en maraude aient pu atteindre facilement les lieux dans leur sinistre enquête[31], pour que ses habitants aient pu venir nombreux assister au départ de Frodon et de ses amis, dès le lendemain de leurs aventures nocturnes à Bree[32], et pour que Grand-pas en fasse une étape crédible dans sa course vers l’est avec les Hobbits[33].
En fin de compte, Tolkien n’a pas été plus précis sur cette localisation, se contentant d’indiquer que le village se trouve simplement à la lisière de la forêt[34].
Nous savons que beaucoup de noms de lieux du Pays de Bree et de la Comté peuvent trouver une résonance dans la toponymie des campagnes anglaises. Le nom Chetwood « Bois de Chet », n’échappe pas à ce principe. Sa forme est une construction tautologique combinant avec le temps des mots de même sens dans des langues différentes. Ici, il s’agit du celtique chet « bois » et de l’anglais wood « bois ». En Angleterre, on peut retrouver cette composition fréquente dans le nom de Cheetwood dans le Lancashire, et dans le toponyme Chetwode à l’ouest de Buckingham[35]. Le site de Chetwode abritait par ailleurs au Moyen-âge un grand prieuré auquel était rattaché, parmi d’autres, le prieuré du village de Brill (un nom combinant le celtique Bre « colline » et l’anglais Hill « colline »), aux confins du Comté de Buckingham[36].
Le village d’Archet est très certainement une communauté de forestiers. Les amis de la famille Cueillépine nous invitent à passer la nuit dans leur demeure, une grande cabane en bois, peu adaptée au confort habituel des Hobbits. Mais nous ne ferons pas la fine bouche : il est hors de question de revenir vers Bree alors que la nuit tombe sur les bois et que l’obscurité la plus complète couvre les chemins que nous avons empruntés dans l’après-midi…
Le matin des forestiers d’Archet se confond avec la fin de la nuit. Levés aux aurores, nous déjeunons en compagnies de rudes gaillards dont la taille correspond à deux fois la nôtre[37]. Après avoir rempli nos sacs de ravitaillement, ils s’emparent de leurs haches, leurs scies et nous entraînent avec nos poneys sur les chemins de la forêt, en direction du sud.
Sur le site des travaux, on coupe et on scie, on fend et on fendille, on ébranche et on équarrit. Les forestiers fabriquent du bois de chauffage pour l’hiver prochain, des poutres pour la construction, des merrains pour les tonneaux, des fagots en quantité… et autrefois peut-être des étais pour les lointaines mines des Nains ? Les activités sont aujourd’hui plus modestes, mais nous traversons le chantier avec une certaine admiration pour ces fiers travailleurs du bois, dont nous prenons finalement congé.
Un chemin quitte le site et conduit directement vers le sud-est à la grande route. Nous le suivons en droite ligne entre les hautes futaies, à travers lesquelles la soleil matinale a du mal à se frayer un chemin. Dans cette atmosphère pesante, le chant des oiseaux s’élève, crescendo, loin au dessus de nous et redonne un peu de légèreté à cette randonnée sous les ombres. Mais très vite, c’est un autre récital, celui de milliers d’insectes, qui accompagne notre marche. Des brumes légères et stagnantes, signe de la présence à proximité de basses terres humides, s’enroulent autour des troncs des grands arbres et augmente le son lourd des sabots de nos montures sur le sol détrempé.
Vers midi, nous sortons enfin de la forêt. Mais la lumière à laquelle nous nous attendions est occultée par ces brumes persistantes. Notre chemin forestier gagne probablement une chaussée surélevée qui mène, par-dessus noues et gâtines, à la Grand Route de l’Est, à quelques furlongs vers le sud. Nous prenons un déjeuner rapide sur le talus de la chaussée.
Nous ne croisons pas le moindre habitant. La région semble peu fréquentée, même si nous supposons que la famille Mèche-Dejonc (Rushlight)[38] pourrait être originaire de cette partie humide du pays de Bree.
La route continue sa course en direction de l’est, au milieu des landes et des sous-bois humides. Nous arrivons vers la fin de la journée sur le site d’un hameau silencieux. Tout semble déserté. Sans doute sommes-nous du côté de l’Auberge abandonnée (the Forsaken Inn), qui pourrait marquer, selon les indications de Tolkien, les anciennes limites du Pays de Bree[39], à environ une journée de marche à pieds de la colline[40].
Le site, sans doute une dernière étape depuis Bree avant les terres sauvages[41], semblait déjà être abandonné à l’époque du voyage de Bilbo et de ses compagnons vers Erebor. Lors de sa tentative de réécriture du Hobbit en 1960, Tolkien évoqua cette auberge isolée sous le nom de « Dernière Auberge » (Last Inn)[42].
Dans la clarté crépusculaire, nous distinguons très loin vers l’est les ondoiements de lointaines collines qui forment d’indistinctes vagues à l’horizon. Ces sommets, qu’on appelle les Collines du Temps (Weather hills) ont constitué longtemps la frontière orientale de l’ancien royaume d’Arthedain. Sur la cime la plus élevée et la plus méridionale, le Mont venteux (Weathertop), les Hommes avaient construit autrefois une puissante tour de garde juste au dessus de la route de l’est, dont il ne reste aujourd’hui qu’un tas de pierres[43].
Mais la nuit finit par recouvrir complètement les sombres silhouettes des collines. Il est temps de trouver, au milieu des masures abandonnées, un coin à peu près convenable pour dormir.
Le petit matin, lugubre, n’invite pas à prolonger le repos. Nous nous hâtons de prendre un déjeuner composé des quelques denrées fournies par nos amis forestiers, et nous quittons le hameau solitaire en nous dirigeant vers l’est.
Notre projet de la journée est de nous rapprocher au plus près, par la route, des Collines du Temps. Mais le chemin est long, bien qu’il soit difficile d’en mesurer précisément la distance. Il semblerait, si on en croit un échange entre Grands-Pas et Merry dans le récit du Seigneur des Anneaux, que la route ait pu ne jamais être mesurée au-delà de l’auberge abandonnée[44]. Par ailleurs, il semble bien qu’elle fasse un détour par le sud pour éviter les basses terres marécageuses situées à l’est de la forêt[45].
La présence d’arbres anciens sur les bords de cette partie de la route n’est pas attestée. Il est possible que les marais dominent aussi bien le nord que le sud du trajet. Des zones couvertes d’arbres pourraient se trouver beaucoup plus vers le midi, à l’approche des hautes terres qui formeraient le piémont des Hauts du Sud[46].
La route avance pour le moment de façon régulière, au dessus des mares et des fondrières environnantes. Avec la matinée, la faune cachée sous les hautes herbes et les joncheraies s’éveille doucement. Comme nous sommes plutôt aux confins des marécages, nous n’avons pas le plaisir de profiter des lancinants bruissements des milliers d’insectes qui commencent à s’éveiller à la sortie de l’hiver. Nous n’entendrons pas non plus le chant lugubre des nicbriqueux (Neekerbreekers), ces espèces de grands grillons (crickets) aussi bruyants que mystérieux, qui peuplent le cœur des marais[47].
Contrairement à ces derniers, de désagréables petits insectes chironomes (midges), heureusement encore peu nombreux en cette saison, se plaisent à accompagner notre marche[48]. Il s’agit sans aucun doute de variétés de moustiques, cousins, et autres simulies, qui ont donné leur nom aux étendues marécageuses du pays : L’Eau-aux-Cousins (Midgewater Marshes). Dans quelques semaines et jusqu’au début de l’automne, ces minuscules et tenaces diptères hématophages rendront la vie impossible aux voyageurs (sauf peut-être les Nains, dont la peau est plus épaisse). Heureusement, nous ne sommes qu’aux prémices du printemps, mais le mois qui succède à Astron/Chithing dans les calendriers hobbits ne s’appelle peut-être pas Thrimidge pour rien[49]…
L’heure du déjeuner ressemble à toutes celles que nous venons de passer le long de ces tristes paysages. Le temps semble s’être figé dans cet environnement lourd et silencieux.
Entre les marais policés du Maresque (Marish), dans la Comté, et les terrifiants et labyrinthiques Marais des Morts (Dead Marshes), au nord du Mordor, les marais de l’Eau-aux-Cousins semblent former une étape intermédiaire dans la progression des marécages tolkienien, symbole d’un chaos en marche orchestré par les maléfices de Sauron. Plus la puissance de Sauron prend de l’ampleur, plus les marécages deviennent dangereux et avides. Si les Marais des Morts rongent eux-mêmes leur environnement, les insatiables chironomes de l’Eau-aux-Cousins symbolisent dans une moindre mesure cette caractéristique dévorante progressive du marécage dans Le Seigneur des Anneaux[50].
Après notre déjeuner, tandis que la chaussée poursuit son détour par le sud, nous nous éloignons enfin de ces terres gastes et humides. Le seul fait notable de cette journée au cœur de ces terres solitaires et silencieuses est la détérioration de l’état de la route qui indique que nous sommes complètement en dehors des territoires fréquentés par les gens de Bree[51].
Si les terres que nous traversons semblent vides de toute présence en dehors de la nôtre, il se pourrait toutefois que les bergers de Bree pratiquent une sorte de transhumance vers les landes au nord des marais et sans doute vers l’est, au-delà des Collines du Temps, malgré les dangers que représente un tel éloignement[52]. Ils ont peut-être pu former, jusqu’à des époques récentes, des petites communautés villageoises[53].
A l’approche du Mont venteux, la route reprend la direction du nord-est puis de l’est, achevant son détour au sud des marais. Nous continuons de la suivre tandis qu’elle s’adapte, en virages, montées et descentes, aux vallonnements du paysage[54]. Les basses collines qui nous entourent désormais offrent un tableau qui reste triste et monotone malgré les ondoiements du terrain[55].
Le Mont venteux domine à présent les environs. Il semble plus haut et plus imposant que la Colline de Bree. A son sommet, nous pouvons peut-être distinguer les ruines anciennes de la tour d’Amon Sûl (« la Colline du Vent » en sindarin), autrefois bâtie par le roi Elendil[56]. Mais d’autres ouvrages fortifiés plus récents parsèment les collines, et certains sont peut-être visibles de la route[57].
Il semblerait qu’une des sources d’inspiration des Collines du Temps fut pour Tolkien la chaîne des collines de Malvern[58], située à l’ouest du comté de Worcester, et qu’il a côtoyée à plusieurs reprises depuis son enfance et jusqu’à l’âge adulte, notamment en compagnie de C.S. Lewis et de George Sayer.
Cette impressionnante ligne de collines orientée du sud au nord et qui domine les paysages ruraux aux confins des comtés de Worcester et d’Hereford est marquée par la présence d’anciennes fortifications dont certaines pourraient remonter à l’Age du bronze[59].
Quoiqu’il en soit, si les collines de Malvern sont à l’origine des Collines du Temps et du Mont venteux, on peut imaginer que celui-ci pourrait culminer à 1394 pieds, soit 425 mètres[60], soit très au dessus de la colline de Bree (dont on a vu qu’elle pourrait ne pas dépasser les 300 mètres). Elle projette alors une ombre large et sinistre vers l’est, tandis que la soleil descend doucement vers l’ouest.
De la route où nous nous trouvons, la lumière du soir nimbe la grande colline de couleurs chaudes et rougeoyantes et la met en valeur au dessus des hauteurs plus modestes et plus grises des environs, comme autrefois, si on en croit les anciens contes, la légendaire Amon Rûdh (« la Colline chauve » en sindarin) dominait les hautes brandes de Beleriand[61].
Il est temps de faire halte sous ces feux d’une grande beauté, qui donnent une certaine majesté à des paysages qui en auront manqué jusqu’à présent. Nous aménageons notre camp pour la nuit dans le creux d’un talus, derrière un des virages de la vieille route.
Au matin du huitième jour depuis notre départ de la Comté, l’état de notre ravitaillement nous incite à songer au retour. Nous n’irons donc pas jusqu’au mont Mont Venteux et nous ne visiterons pas son sommet, sur les pas de Frodon et Merry[62].
Reprenant la route vers l’ouest en direction de Bree, nous calculons que nous en aurons pour deux jours de voyage à dos de poney et qu’il faudra sans doute nous rationner un peu vers la fin du parcours, en arrivant probablement de nuit à Bree[63]. La soleil éclaire notre route et les pluies et brumes des derniers jours sont complètement oubliées. Il nous vient alors à l’esprit une chanson qui semble convenir à la situation :
La Route se poursuit sans fin
Qui a commencé à ma porte
Et depuis m’a conduit si loin.
D’autres maintenant elle emporte,
Lancés dans un nouveau voyage,
Mais moi, enfin, les pieds fourbus,
Je gagne l’auberge au village
Trouver le repos qui m’est dû[64].
Jean-Rodolphe Turlin,
septembre 2013.
*** Fin des Promenades au Pays de Bree ***