1°) Un imaginaire conscient et religieux

Un arrêt momentané sur le problème de définition est nécessaire afin de clarifier la lecture. Nous évoquerons donc ici notre approche des mots “ imaginaire ” et “ mythe ” avant d’aller plus loin. A la fin de notre étude nous réévaluerons ces définitions au regard d’autres auteurs qui, comme Tolkien, s’y sont consacrés.

L’imaginaire
Du nom commun français “imaginaire”, il n’ y a pas d’équivalent littéral en anglais. Le mot “imaginary”, par exemple, n’a qu’une fonction adjectivale. Et si l’imaginaire doit être considéré comme l’expression d’une imagination particulière, les définitions de la fantasy et de l’imagination proposées par Tolkien dans sa théorie du conte de fées doivent être appréhendées avec une attention toute particulière pour la compréhension générale de l’œuvre. Il décrit d’abord l’imagination simplement comme “the mental power of image-making” (On Fairy-stories, in Essais, p.138) en dénonçant tacitement, sans nul doute, la dérive de sens récente qui tend à définir une littérature dite d’imagination, alors qu’au sens strict toute littérature est par définition “littérature d’imagination”.

En ce sens, ce n’est pas à ses yeux une faculté artistique, mais naturelle à tout homme, en dehors de tout travail conscient. Ensuite, peut émerger l’Art sans lequel l’Imagination ne peut contenir “the power of giving to ideal creations the inner consistency of reality” (ibid). Le concept de fantasy, permet de donner à l’imagination un souffle et une architecture consciente, une certaine indépendance vis-à-vis du “monde primaire”[5]. L’entreprise de la fantasy selon Tolkien est donc l’opposé de celle du surréalisme. Si Breton appelait à la création d’un conte de fées pour adulte, Le Seigneur des Anneaux en est, sans l’ombre d’un doute, un parfait exemple – mais dans une optique radicalement différente de celle qu’il envisageait.
Le mépris de celui-ci pour la vraisemblance n’a d’égal que la force avec laquelle Tolkien s’y consacra dans son approche du merveilleux[6].

L’imagination d’un homme étant conditionnée par sa culture, celle d’un professeur d’anglo-saxon maîtrisant le vieux norrois et ayant des connaissances de gallois ancien a de fortes chances d’être orientée sur un imaginaire hérité de ces cultures indo-européennes. Mais quand ce même homme est un fervent catholique (en pays protestant) ayant contribué à une traduction de la Bible en anglais, on peut suspecter que sa culture spirituelle influe également sur son imagination.

Ensuite, si cet homme est écrivain et considère son domaine d’écriture, la fantasy – “the most nearly pure form [of Art]” -, comme un travail conscient, on peut supposer que le rapport entre l’imagination de l’auteur et son œuvre tient d’une forme de polyphonie où s’harmonisent les différentes lignes mélodiques de sa culture. Mais, plus qu’une simple construction architecturale, la relation de ces différents imaginaires doit également prendre en compte un autre facteur et être perçue sous cet autre angle: celui de la foi. Selon un témoignage rapporté par son biographe Humphrey Carpenter, cet auteur aurait dit un jour “Les mythes que nous tissons, même s’ils renferment des erreurs, reflètent inévitablement des fragments de la vraie lumière, cette vérité éternelle qui est celle de Dieu”[7]. Que la véracité de cette citation, de par son caractère oral, ne puisse être vérifiée importe finalement peu quand on comprend que l’œuvre elle-même est le témoin et l’illustration de cette foi dans les mythes. Et cette foi, alliée à une conception particulière de la mythopoeia, souligne encore autre chose : on se situe ici dans une œuvre qui, malgré son caractère rationnel, se veut inspirée – et donc religieuse.

L’imaginaire tolkienien est définitivement ancré dans une tradition européenne médiévale où la culture chrétienne se mêle aux dernières braises d’une culture plus ancienne. Mais sa sub-création[8] se développe en miroir de cette tradition : la Terre du Milieu est un monde dont l’ancienne culture dominante laisse percer au fur et à mesure les prémices d’une culture chrétienne à venir.

 

Le mythe
Si un mot vient immédiatement à l’esprit quant à l’œuvre de Tolkien, c’est bien celui de mythe. L’auteur le revendique avec force en écrivant, par exemple, que le mythe est son moyen d’expression artistique naturel, ou en comparant son Silmarillion[9] à de vastes créations antérieures telles que les Eddas[10]. Or mythe est un mot qui prête à confusion. La multitude de contextes variés et contradictoires dans lesquels il est utilisé pousse souvent au malentendu. Il n’est pas de notre intérêt de prendre en compte le mot mythe dans l’acceptation qu’en donne Roland Barthes, car il n’est guère question, ici, du Tour de France ou du métalangage de la petite bourgeoisie. Plus intéressante pour notre étude est l’approche du mythe dans le sens que lui donnent les chercheurs de mythologie comparée. Même si Tolkien s’écarte d’un regard ethnologique du mythe, la considération structurelle des anciennes religions indo-européennes doit être prise en compte pour l’étude de cette œuvre.

Les critiques modernes ont fort tendance à strictement vouloir délimiter des frontières artificielles entre mythe et domaine littéraire. Vincent Ferré est ainsi amené à considérer “la sortie du mythe” dans le Seigneur des Anneaux comme justificatif d’une entrée dans la “littérature”[11]. Nous ne partageons pas cette lecture. La “sortie du mythe”, dans toute sa dimension mélancolique, est pour son auteur bien davantage une expression de la Chute qu’une entrée dans la littérature. L’idée neuve de Tolkien est au contraire que le mythe serait une forme littéraire religieuse – non uniquement la création d’un peuple, mais aussi celle de poètes.
Rappelons que l’adjectif mythologique vient du grec muthologikos qui signifie “habile à composer des fables”. Cette habileté n’est-elle pas en soi un art de la langue ?

Joseph Pearce exprima particulièrement clairement la théorie tolkienienne du mythe dans son essai Tolkien : Man and Myth. Après s’être arrêté sur la soirée du 19 septembre 1931 où Hugo Dyson et Tolkien, après une interminable discussion furent à l’origine de la reconversion de C.S. Lewis, il explique cette idée du “True Myth” :

“Now, five years later, it seems that Tolkien was making sense of it all. He had shown that pagan myths were,in fact, God expressing Himself through the minds of poets, using the images of their ‘mythopoeia’ to reveal fragments of His eternal truth. Yet, most astonishingly of all, Tolkien maintained that Christianity was exactly the same except for the enormous difference that the poet who invented it was God Himself, and the images He used were real men and actual history. The death and resurrection of the Christ was the old ‘dying god’ myth except that Christ was the real Dying God, with a precise and verifiable location in history and definite historical consequences. The old myth had become a fact while still retaining the character of a myth”[12]

 

2°) Problématique générale 

A un homme hors du temps correspond une œuvre intemporelle. Quand dans le sillage de la Grande Guerre, sur une vague de nihilisme croissant, s’ouvrait une ère de rupture esthétique avec des œuvres de rébellion diverses, l’ancien soldat Tolkien, qui perdit deux de ses trois meilleurs amis lors de cette entrée dans le nouveau siècle, s’attacha à ne pas laisser celui-ci dicter son œuvre.
Il commença alors à écrire Le Livre des Contes Perdus[13]. Sa rébellion fut unique : elle ne se tourna pas vers Dieu, mais contre l’homme à venir[14]. Au doute ambiant, il opposa la foi. Une foi imprégnant l’œuvre de considérations sur la beauté qui fut et celle qui sera par-delà la blessure béante de l’Histoire ; une foi qui n’oublie jamais d’évoquer la nature souillée de cette terre et de ses habitants, tout en l’aimant avec passion pour ce qu’elle conserve, par visions éphémères ou incomplètes, d’un passé béni[15].

Ses efforts se tournèrent alors vers une création artistique visant à célébrer la création divine, en toute conscience de l’imperfection obligatoire que doit assumer une telle entreprise[16]. Et qu’est finalement plus à même d’évoquer l’indicible grandeur de la Création, sinon une mythologie [17] dont les vérités imparfaites – que Tolkien ne saurait accuser de mensonges – permettent de faire sentir un souffle et une grandeur dépassant les œuvres des hommes ?

La littérature anglaise du Moyen-Âge antérieure à Chaucer (c’est-à-dire sa quasi-totalité) était encore considérée à l’époque de Tolkien comme le produit d’un âge sombre de décadence culturelle situé entre les souvenirs de l’Antiquité et l’avènement de la Renaissance élisabéthaine. L’étude de la littérature en vieil anglais à Leeds ou Oxford était alors regardée comme une tâche purement linguistique, avec bien peu d’intérêt du point de vue strictement littéraire.
Et Tolkien fut parmi les principaux érudits à s’opposer à cette vision. Par sa réforme à l’université de Leeds, puis par ses travaux académiques, il chercha constamment à montrer la qualité artistique des œuvres anglo-saxonnes.

Il y avait bien dans cette ère baptisée “Dark Ages” quelque chose d’unique dans l’histoire de l’Europe et qui allait influencer toute son œuvre de fiction : la coexistence passagère, dans l’Angleterre de l’époque – et plus encore dans des lieux tels que l’Islande ou l’Irlande -, des vieilles croyances indo-européennes et du christianisme qui s’installe. Une coexistence faite de conflits et de récupérations[18], mais qui n’en était pas moins réelle, et où se manifestait une richesse dans l’écriture mythique.

Au sein de la littérature de cette époque, on trouve deux manières d’aborder les œuvres mythologiques des cultures mourantes de cette Europe préchrétienne. L’une (celle de Beowulf[19], des Mabinogi[20], de la quasi-totalité des poèmes eddiques[21] et surtout de l’Edda de Snorri Sturluson) cherche à relater ces œuvres païennes d’origine orale avec une admiration et une complicité certaine, comme témoignage de ce que Tolkien nomme “a noble but heathen past”.
L’autre attitude, celle de la majorité des œuvres dites arthuriennes, est d’intégrer ces légendes indo-européennes dans un christianisme qui les étouffera finalement pour souvent les décréter sataniques[22].

C’est au rebours de cette littérature d’inspiration mythique qui s’en détache progressivement, et dans une optique inversée à celle-ci (retrouver un paganisme noble où affleure parfois de valeurs chrétiennes suggérées tandis que l’évolution générale des récits arthuriens, dans la France médiévale, va de plus en plus vers un dénigrement de ses valeurs païennes originelles[23]) que Tolkien trouva les moyens de célébrer la Création par le biais d’un imaginaire secondaire, en l’occurrence, la mythopoeia ou façonnage de mythes, dont il devait devenir l’un des maîtres incontestés au vingtième siècle.

Notre étude visera donc à cerner en premier lieu l’influence d’un fonds médiéval du Nord-ouest de l’Europe sur cette œuvre et la relation (parodique, idéalisante…) qu’elle y entretient ; puis, nous noterons les particularités de la création mythologique propre (non simplement un relevé de ses sources, mais surtout une analyse de la méthode linguistique de mythopoeia adoptée par l’auteur, et un relevé de structures mythiques indo-européennes) ; enfin, nous nous attacherons à mettre en lumière le syncrétisme de cette mythologie par l’empreinte du christianisme de l’auteur.

Chaque partie sera donc une mise en évidence d’un aspect de cet imaginaire tolkienien, hommage à l’Angleterre autant que “créance secondaire” qui se veut célébration du “Monde primaire”, c’est-à-dire l’œuvre de Dieu.

Première partie – Le fonds médiéval

 

“It is an interesting question : what is this flavour, this atmosphere, this virtue that such rooted works have”
J.R.R. Tolkien, sur Sir Gawain and the Green Knight.

 

Le choix d’un imaginaire médiéval : des raisons esthétiques et éthiques

Si le dix-neuvième siècle marque un regain d’intérêt pour la littérature médiévale (particulièrement avec le développement des études philologiques), c’est aussi un siècle qui s’en écarte plus encore que les précédents par le développement d’une obsession tout à fait anti-médiévale : l’obsession de la modernité. Le vingtième siècle en poésie comme en prose n’a vu que la consécration, ou presque, des écrivains qui ont poussé cette conception de l’art à son acmé.
La nécessité de modernité semble même si importante aux yeux de la critique qu’une œuvre qui ne trouve pas sa finalité dans ce concept est obligée de se légitimer en rapport – comme c’est le cas du “postmodernisme” – pour être considérée. Si elle l’ignore – comme c’est le cas de l’œuvre de Tolkien – elle se retrouve sans alliés, mésestimée en dépit d’une postérité déjà assurée. Patrick Curry s’est essayé à trouver un pont entre Tolkien et le post-modernisme[24]. C’est non seulement un anachronisme conséquent, mais cela dénote surtout combien il est pratiquement impensable pour un auteur clairement passéiste qui se revendique comme tel[25] de trouver une reconnaissance littéraire tant les concepts liés à la modernité sont unilatéralement considérés comme des valeurs absolues, alors qu’elles ne sont guère inhérentes qu’à la société occidentale actuelle.

Il est intéressant de noter qu’au contraire de toutes les idéologies modernes où l’on a tenté de ranger le Seigneur des Anneaux, la notion de progrès, l’utopie d’un monde meilleur à venir (commun aux différentes idéologies politiques modernes[26]) est absente de la pensée tolkienienne qui s’inscrit dans une tradition classique et plus ancienne d’éloignement progressif d’un âge d’or idéalisé. Laissons de côté le manque de reconnaissance à l’égard de l’oeuvre de Tolkien, car notre propos n’est pas ici de débattre du dénigrement général des critiques anglo-saxons vis-à-vis d’une littérature qu’ils nomment “escapiste” – c’est-à-dire revendiquant l’Evasion. Bien plus importante pour l’étude de l’oeuvre de Tolkien est la compréhension de la valeur littéraire de ce concept d’Evasion aux yeux de l’auteur, ainsi que son choix d’une esthétique médiévale dans la perspective de l’opposition au Progrès.

Dans son essai sur les contes de fées, Tolkien revendique la valeur de l’évasion : “I have claimed that Escape is one of the main functions of fairy-stories and since I do not disapprove of them, it is plain that I do not accept the tone of scorn or pity with which ‘Escape’ is now so often used”. Son opinion selon laquelle l’Evasion est indubitablement liée au conte de fées, trouve crédit dans les récits médiévaux d’inspiration celtique, où l’aventure est placée sous le signe du départ vers l’Autre Monde, bâti par opposition au monde de la cour arthurienne (elle-même ne pouvant pas pour autant être considérée comme “réelle”, car partie inhérente du tout Faërie). Il en va de même avec le Seigneur des Anneaux, où la Comté, qui évoque volontairement l’Angleterre laisse peu à peu place à un monde véritablement ancré dans la légende[27] .

Le refus du progrès n’est pas chez Tolkien le fruit d’une attitude réductrice et fermée sur soi, conservatrice au sens politique du terme. On doit comprendre l’absence totale de références directes à une société industrielle[28] dans ses œuvres majeures comme l’expression du choix de l’Evasion, en opposition à cette société (il écrit que le mépris à l’égard de cette optique littéraire provient des critiques confondant la désertion du soldat avec l’évasion du prisonnier[29]). Seule la fable autobiographique Feuille, de Niggle[30] se situe dans une période contemporaine de son auteur et elle évoque la vie moderne, mais sur une tonalité d’amertume certaine ; le fait que dans son œuvre le progrès technique soit associé à la vanité de l’homme, ne l’empêche pas d’avoir pu apprécier des œuvres qui en traitent sous un angle féerique[31] plus ambiguë.

Il faut avant tout noter qu’il existe dans la littérature et la pensée médiévale, un large courant beaucoup moins matérialiste et autotélique que la majorité de la littérature contemporaine. La place de l’oralité dans un conte gallois comme Kulwch et Olwen, a un rôle capital dans la flamboyance – parfois excessive, mais toujours volontaire – du merveilleux de l’intrigue : elle montre que l’intérêt d’une oeuvre n’était alors pas uniquement tourné vers l’idée de dépeindre l’homme, mais aussi vers ce qui n’est pas l’homme et se situe dans le mouvement de l’imagination, la peinture de l’inconnu, en un mot l’aventure. Car l’oralité sert avant tout un art tourné vers l’imaginaire : déjà chez Homère, c’est pour la grandeur féerique de son récit qu’Ulysse est applaudi par le roi Alcynoos et sa cour comme un narrateur virtuose, un poète.

L’aventure en soi, (véhicule d’innombrables contes médiévaux comme celui des oeuvres de Tolkien) tout autant qu’initiation pour un personnage, est l’ouverture à toutes les possibilités d’évasion du domaine restreint du “ réel ” humain, auquel l’auteur de Kulhwch et Olwen n’attache pas plus d’intérêt qu’un penseur chrétien comme Saint Augustin, bien que dans une perspective différente[32]. L’extravagance des demandes du Géant Yspaddaden à Olwen pour obtenir la main de sa fille est une célébration et affirmation de ce monde féerique, dans toute son indépendance (certes partielle, mais qui ne doit point être négligée pour autant) vis-à-vis de ce que Tolkien nomme le “ monde primaire ”, c’est-à-dire le réel en dehors de la littérature.

On a souvent évoqué une irréversible décadence de la civilisation dans cette oeuvre, et si l’on ne peut nier la part de véracité que contient cette lecture du mythe tolkienien, une affirmation trop générale nous semble vouée à l’échec, car la situation est encore une fois bien plus complexe. Il serait plus judicieux de nuancer cette idée commune en insistant davantage sur la nostalgie d’un Age d’or perdu que sur une décadence totale – que l’on peut parfaitement remettre en cause, dans la mesure où au moins le concept d’eucatastrophe s’y oppose clairement. Ce terme que Tolkien définit comme l’aspiration définitive du conte de fées[33] est primordial pour comprendre sa théorie de la fantasy.
Plutôt qu’une simple “ happy ending ”, ce néologisme fait référence à l’idée d’une bonne catastrophe, c’est-à-dire un tournant inattendu de l’histoire produisant une Joie supérieure – d’ordre religieuse en ce qu’elle est fondée sur le principe de la bonne nouvelle[34]. Ainsi, le temps linéaire est l’expression d’une longue défaite historique, mais éclairé par des victoires ponctuelles donnant un aperçu d’une éradication du mal par-delà les limites du monde et de l’histoire.

Un exemple évident de cette double nature de l’écoulement du temps est la restauration de l’ancien Royaume Perdu de l’Arnor ainsi que sa réunification au Gondor à la fin du Seigneur des Anneaux qui entre en fort contraste avec le mélancolique départ des Elfes (et avec eux celui de leur culture) pour l’Ouest aux Havres Gris, annoncé dès les premiers chapitres comme inéluctable. C’est ici que se situe une spécificité tolkienienne de la perception du destin: s’il y a nostalgie d’un Âge d’or, (et pas uniquement chez les Elfes[35]) c’est dans une perspective chrétienne très répandue au Moyen-Âge liée à la Chute plutôt que sous l’angle décadent de la littérature de l’Antiquité. Parallèlement, l’eucatastrophe au centre de la théorie littéraire de Tolkien est la preuve que la Chute n’est pas unilatérale ni ad vitam eternam.
La renaissance d’un arbre sacré à Minas Tirith et l’épanouissement du plus beau mallorn à l’est de Valinor en la Comté sont symboliques du caractère cyclique des époques d’ombre et de lumière en Terre du Milieu. Et si l’ombre doit prendre peu à peu le dessus c’est pour être finalement éradiquée à l’image de la venue de la Jérusalem nouvelle sur la nouvelle Terre d’après l’apocalypse dans la pensée chrétienne.

Mais sur l’ensemble de la création et de l’histoire du monde tolkienien, si l’on s’en tient à son échelle préchrétienne, c’est bien de chute qu’il s’agit. Car si l’Ombre revient toujours sous une forme ou une autre, elle souille Arda (la Terre) et la mélancolie elfique naît principalement de l’observation de cette dégradation d’une terre à laquelle ils sont liés[36]. Et si cette idée de chute est avant tout philosophique et religieuse, elle s’accompagne de choix esthétiques tels que la notion de beauté liée à l’immobilité (on pense au caractère intemporel de la Lorien) et de l’aspect souvent négatif du changement. Quelques exemples célèbres sont l’industrialisation néfaste de la Comté, les conséquences du développement des mines toujours plus profondes de la Moria ou encore, dans le conte Aldarion et Erendis[37], le thème de la déforestation de la Terre du Milieu par les Numénoréens pour la construction à outrance de bateaux – symboles de leur ambition et de leur démesure. Cette idée que le progrès est une conception erronée se retrouve à maintes reprises dans la littérature médiévale chrétienne[38]. Cela rejoint, bien sûr, l’esthétique de Tolkien lui-même qui oppose à la modernité la valeur de l’intemporalité universelle : “The electric street-lamp may indeed be ignored, simply because it is so insignificant and transient. Faery-stories, at any rate, have many more permanent and fundamental things to talk about. Lightning, for example” ou plus loin évoquant le légendaire de l’Edda: “the bridge of platform 4 is to me less interesting than Bifröst guarded by Heimdall with the Gjallarhorn” (Cf. Essais, p.149)

La littérature médiévale possède un certain nombre d’autres caractéristiques qui avaient beaucoup pour plaire à Tolkien.
D’abord, il est farouchement opposé à la prééminence de l’auteur sur le texte qui commencera à se développer avec la Renaissance[39] et sur le même plan il est particulièrement sensible à une souplesse de définition des genres propre à cette époque: les limites sont volontairement floues chez Tolkien entre poèmes et chansons, entre le Conte et l’Histoire interne (la Croisade des albigeois[40] est un exemple occitan de la cohabitation de ces genres dans l’usage médiéval). Puis, comme il le souligne lui-même indirectement, c’est une époque où le récit féerique n’a pas encore été infantilisé. Ensuite, – et peut-être en conséquence de cela – c’est aussi une période où une certaine littérature féerique trouve une légitimité en soi, une valeur intrinsèque qui ne laisse pas une place centrale pour l’allégorie.
Certes, nombre de contes ou récits, au Moyen-Âge, utilisent l’allégorie – mais ce sont des œuvres qui n’appartiennent aucunement à la tradition féerique. Les lais d’origine celte – dont la mise par écrit se multiplie à cette période – y proposent un Autre Monde sur le modèle du sidh irlandais qui trouve son sens profond dans l’indépendance de ses valeurs vis-à-vis du monde humain (c’est le terrain des résidus des anciennes croyances indo-européennes) : ainsi, interpréter les transformations mensuelles de Mélusine dans le lai du même nom comme une manifestation de la peur masculine des menstruations tient sans doute une part de vérité inconsciente qui s’est glissée dans la légende, mais c’est malgré tout une interprétation qui restreint le sens de la féerie originelle de la même façon qu’il y a beaucoup plus qu’une représentation du péché capital de l’avarice dans le dragon de Beowulf réveillé par le vol d’une coupe de son trésor. En effet, la force de ces œuvres féeriques tient en premier lieu dans le merveilleux en lui-même, en ce qu’il possède de vérité cachée, religieuse même, avant d’être un regard sur ce qu’il peut mettre en valeur sur la société humaine du monde de son auteur.

Il suffit de lire The Faerie Queene[41] pour comprendre que Spenser n’a aucunement écrit un conte de fées, car en faisant de l’allégorie le centre de son œuvre, il a volontairement fermé la porte à l’Autre Monde celte des véritables légendes arthuriennes. En multipliant les allusions à Elisabeth dans le personnage de Gloriana, en baptisant des chevaliers ou des monstres aux noms des vices (Despair, Error, Sansfoy), il empêche la création d’un monde secondaire (pour reprendre l’expression de Tolkien) propre à une certaine littérature médiévale.
En ce sens, Spenser est emblématique de la Renaissance anglaise à venir qui tournera le dos à la narration en tant qu’art de haut rang – car là où Tolkien voit dans la sub-création un don de Dieu, une manière indirecte et humble de célébrer le monde primaire (la seule véritable Création), Spenser voit un mensonge, un détournement de la vérité chrétienne[42]. Cela se remarque aisément à la critique négative de l’imagination lorsque Sir Guyon traverse “ The Bowre of Blis ”[43].

Néanmoins Spenser a encore les traces de cette littérature qu’il cherche à effacer. Tolkien écrit de lui “ So that Spenser was in the true tradition when he called the knights of his Faërie by the name of Elfe ” le reconnaissant ainsi dans une certaine mesure, et l’opposant par là même à la tradition d’une Faërie pervertie ensuite par Shakespeare et Drayton. Et l’on touche par cette reconnaissance à quelque chose d’important: son inlassable combat contre l’allégorie en fantasy est donc de moindre importance que son dégoût pour la conception moderne infantilisante des elfes (“ As for diminutive size: I do not deny that the notion is a leading one in modern use ”). Le sérieux – non seulement dans le nécessaire aspect majestueux de la Faërie pour le propre respect de celle-ci, mais aussi dans le ton et l’implication morale – est pour Tolkien la valeur primordiale du récit féerique qu’il retrouve en particulier au Moyen-Âge : “ Of this seriousness the medieval Sir Gawain and the Green Knight is an admirable example ” (On Fairy-stories, in Essais, p. 114).

Le lai de Sir Orfeo[44] (que Tolkien traduisit en vers modernes) tout comme ceux de Marie de France, laisse au monde secondaire ses propres règles, sa propre valeur en dépit de ses liens avec notre monde. Tolkien n’est pas moins intéressé que Spenser par le lien entre sa sub-création et notre monde; les problèmes moraux sont au centre de son oeuvre[45], mais il condamne de manière générale l’intention didactique, la prétention à se poser en instructeur de la Morale vis-à-vis du lecteur[46] qui est très claire chez Spenser autant que chez Dante.

Tolkien considérait que les “ tranches de vies ” de la littérature dite réaliste n’était pas moins, sinon plus, une illusion que les contes féeriques. L’Autre Monde des fairies peut en ce sens être regardé comme une image altérée (mais cependant
porteuse de sens) de la Vérité chrétienne, un monde ne prenant pas son sens vis-à-vis du nôtre – contrairement aux réinvestissements humanistes de ce sujet par la Renaissance anglaise. Le poème du quatorzième siècle Sir Gawain and the Green knight qui captiva l’attention de Tolkien durant toute sa carrière académique et influença fortement son approche est important pour comprendre le lien des deux mondes: Le poète de Sir Gawain, tout comme Spenser, met son héros en face d’obstacles moraux et les valeurs louées sont chrétiennes, mais – et c’est une différence capitale -, le monde arthurien (ou le monde féerique) garde ici sa cohérence, et surtout il n’est pas un prétexte narratif, mais une fin en soi.

La préface de l’édition de 1966 du Seigneur des Anneaux est frappante en ce qu’elle est pratiquement l’antithèse de celle du poème épique de Spenser. Tolkien insiste sur le fait que son œuvre n’est pas allégorique avec autant de conviction que Spenser pour l’idée inverse. Pourtant, tous deux s’inscrivent dans une tradition épique, et c’est là qu’il faut s’arrêter attentivement pour comprendre que cette œuvre se déjoue des genres officiels de son époque dans la mesure où elle s’inscrit dans une tradition beaucoup moins récente que la plupart de ses équivalents contemporains – en n’hésitant pas à soigneusement éviter de prendre en compte un certain nombre de critères de valeurs postérieurs à l’époque de Chaucer.

Dans une période où l’on catalogue immédiatement une œuvre dans des casiers définis de manière rustre, il n’est pas étonnant que le Magnum Opus de Tolkien ait été appréhendé comme un roman, ce qu’il n’est pas, tout au moins dans le sens traditionnel du terme, pas plus qu’il n’est une trilogie[47]. L’auteur insiste pourtant à plusieurs reprises (il écrit qu’il ne s’agit pas d’un roman – “ novel ” – mais d’une “ heroic romance ”) mais le malentendu reste. Bien qu’il ne soit pas en vers dans sa globalité, Le Seigneur des Anneaux est au moins partiellement une œuvre mêlant le mythique et l’épique dans l’acception médiévale de ces termes. Sa construction enchevêtrant de nombreux extraits d’une tradition versifiée antérieure[48] tient moins de la tradition moderne de citations et d’ intertextualité pratiquée par Borgès que de l’Edda prosaïque (que personne ne songerait à considérer comme appartenant au genre romanesque) et de ses références constantes aux vers de la Völuspa. Chez Tolkien comme chez Snorri, ces citations poétiques servent de sortes de justificatifs, de preuves pour la prose de l’existence de ce passé mythique afin de donner une profondeur culturelle et un crédit à son verbe.

Certes, on retrouve des procédés d’écriture typiquement modernes tels que le stream of consciousness initié par Joyce[49], mais Tolkien réinvestit également des techniques littéraires proprement médiévales comme l’entrelacement (souligné à la fois par V. Ferré et T.A. Shippey[50]) des différentes aventures dans le Seigneur des Anneaux qui rappellent les découpages en “ branches ” de beaucoup d’oeuvres du Moyen-Âge (Première continuation de Perceval[51] ; Roman de Renart[52] ; ou encore l’ensemble des Mabinogi gallois).

 

De la population féérique tolkienienne vis-a-vis de ses antécédents médiévaux

On peut lire dans une étude de F. Léaud que le monde tolkienien est “ aménagé de façon que les archétypes s’y meuvent à l’aise, du Dragon aux Elfes ” afin de “ rendre le naturel à la mythologie sans ironie ni condescendance ” [53]  . Si effectivement Tolkien traite la mythologie sur une tonalité diamétralement opposée à celle de ses contemporains en y incluant un respect proprement religieux, l’idée d’ “ archétypes ” concernant les populations de la Terre du Milieu est beaucoup moins évidente qu’elle n’y parait. La perception générale que l’on a des elfes ou des nains aujourd’hui est très fortement conditionnée par l’œuvre de Tolkien (mais parfois aussi déviée de celle-ci par le pseudo-tolkienisme de l’heroic fantasy), dans la mesure où la réécriture de ces êtres mythiques est beaucoup plus souvent de l’ordre de la transgression que de celui du décalque. Nous ne noterons ici qu’un nombre mineur de ces relations afin d’entrevoir différents processus de création de notre auteur.

Les orcs, par exemple, sont chez Tolkien la matérialisation la plus commune du mal ; et si le mot orc signifie “ démon ” en vieil anglais, ils ne possèdent pas pour autant d’antécédents médiévaux directs en tant que race, alors que c’est le cas pour les elfes ou les nains. Edouard Kloczko souligne que son origine provient de la divinité infernale latine Orcus, “ représentée sur les fresques funéraires romaines comme un géant barbu ” [54] et directement associée la mort. Le mot français ogre en est dérivé. Mais si les légendes d’ogres pullulent, le concept de l’anglais orc comme une race précise d’êtres démoniaques ne naquit qu’avec l’œuvre de Tolkien. En un sens, même s’ils doivent superficiellement quelque chose aux gobelins de l’écrivain George MacDonald [55] , on peut les considérer comme une invention tout à fait personnelle.

A l’opposé, les nains abondent dans la littérature médiévale, mais Tolkien est loin de ne faire que les réutiliser car s’il garde une partie des caractéristiques des anciennes légendes, il les transforme très largement. Tolkien puise certes dans le fonds scandinave lorsqu’il décrit les nains comme des êtres troglodytes et comme des forgerons, travailleurs inlassables [56] . Mais c’est surtout par le biais de la nomenclature qu’il fait directement allusion à la tradition scandinave : les noms des treize nains de Bilbo le Hobbit [57] (mais aussi ceux de Gimli, et de Gandalf) viennent d’une thula, aujourd’hui énigmatique, tirée de la Völuspa (strophes 11, 12 et 13). Ces listes de noms qui restent en partie hermétiques aux spécialistes du vieux norrois, Tolkien décida de montrer qu’il fallait tenter de leur redonner une profondeur – en les utilisant, il permet alors de recréer un sens perdu, une vision d’un passé où ces noms auraient pu signifier, être porteurs d’une légende aujourd’hui oubliée.

Les nains tolkieniens ont en commun avec la tradition celte l’aspect rustre : si les nains des contes d’inspiration celtique sont laids [58] , ceux de Tolkien ont une langue dure à l’oreille pour les autres peuples et leurs femmes même ont de la barbe [59] ; et surtout ils ne sont pas des enfants “ directs ” du dieu créateur Iluvatar, ayant été créés par le Vala Aulë. Mais bien plus déterminant est le fait que les nains de Tolkien font partie des peuples libres qui combattent contre l’Ombre à l’opposé de ceux de la tradition celte qui sont définis comme des êtres maléfiques [60] par essence.

Notons enfin que le monstre féerique emblématique est pour Tolkien le dragon. Aussi, nous nous consacrerons avec plus de détails à son traitement particulier de cet animal mythique dans le dernier chapitre de cette étude.

Les mages tolkieniens, ou Istari, sont des créations typiques dont l’origine médiévale ou mythique est davantage perceptible dans leur nomenclature personnelle qu’au travers l’inscription de leur case dans la tradition des magiciens médiévaux [61] . Ruth S. Noël en fait une analyse dont nous retiendrons quelques points. Le personnage de Radagast, bien qu’à peine évoqué, a un nom fortement connoté, venant du dieu slave “ Radegast ” associé à Mercure dans la mythologie romaine, qui était le dieu des alchimistes. Noël note qu’il s’agit d’un “ god of bliss […] described as a sure counsellor, as a god of strength and honour ” [62] et tente le rapprochement avec le mage tolkienien sur la notion d’honneur dans la mesure où Saruman n’essaye pas même de le corrompre. Mais il nous semble que le lien ne doit pas être pris comme une évidence, car Radagast n’a aucun rapport avec la force, ni même avec “ a personnification of wish ”. Plus important est l’ancien anglais “ searuman ” (qui donne Saruman dans le Seigneur des Anneaux), correspondant presque exactement du quenya “ Curunir ” (son autre nom) tous deux renvoyant à un homme de talent dans la création.

Enfin vient Gandalf, dont le nom, comme on l’a dit, provient de la même liste que celle des nains de Bilbo le Hobbit, mais dont la signification (“ elfe-sorcier ”) est à mettre en relation avec sa condition de magicien. L’apparence elfique du personnage est également soulignée à plusieurs reprises. Son autre nom, Olorin, serait lié à l’ancien allemand “ Alarûn ” et au vieux norrois “ Ölrun ” qui signifie “ esprit prophétique ou diabolique ”. Si le caractère diabolique est l’antithèse même de Gandalf/Olorin, l’idée d’ “ esprit prophétique ” comme nous le verrons dans un autre chapitre, est plus que recevable.

En dehors du cadre purement linguistique, la correspondance entre Gandalf et le personnage de Merlin a été souvent mise en avant, particulièrement dans leurs rapports respectifs à Aragorn et Arthur. Ruth Noel, encore une fois, remarque que la disparition de Gandalf au pont de la Moria peut être mise en parallèle avec celle de Merlin dans la première partie du poème anglais La Morte Darthur, ainsi que son rôle majeur dans le dernier débat [63] comparable à celui de Merlin avant la dernière grande bataille d’Arthur [64].

Beaucoup plus développée, et véritable centre d’intérêt de premier ordre pour son créateur, est la tentative de réhabilitation des elfes en tant qu’habitants de Faërie (Tolkien définit le Silmarillion comme une mythologie centrée sur les elfes [65] ) déjà évoquée dans le chapitre précédent. Toute la création tolkienienne majeure (principalement dans le Silmarillion mais également dans le Seigneur des Anneaux) cherche à redonner la grandeur perdue de cette race féerique, réduite à l’équivalent de lutins par Shakespeare et dont l’image puérile s’est propagée jusqu’à culminer entre le dix-neuvième et le vingtième siècle. Tolkien lui-même, dans ses premiers contes sera encore partiellement sous l’influence de ce traitement post-médiéval [66] , mais très vite on n’en trouvera plus le moindre écho dans ses oeuvres (on peut supposer sans trop se hasarder que l’empreinte de cette conception des elfes sur Bilbo est l’une des raisons majeures qui empêcheront ce livre de trouver grâce à ses yeux lorsqu’il le relira pour les modifications de la seconde édition [67] ).

Si Tolkien n’opte pas pour l’idée des elfes en tant que créatures viscéralement démoniaques comme c’est le cas dans Beowulf [68] , il dit cependant préférer cette tradition à celle qui les infantilisera par la suite. D’ailleurs, contrairement aux idées préconçues (développées par une certaine critique considérant l’oeuvre de Tolkien comme manichéenne), les elfes tolkieniens ne sont pas moralement connotés: si leur sont attribués une beauté et un talent supérieurs à ceux des humains, la Quenta Silmarillion n’en est pas moins l’histoire de leur Chute et la description des conséquences désastreuses de leur fierté démesurée – illustrée aussi bien par la malédiction qui pèse sur les Noldor que par l’égoïsme isolationniste du roi Thingol de Doriath [69] . De la même manière, les elfes de la tradition celte ne sont généralement pas définis comme “ bons ” ou “ mauvais ”, mais comme habitants de l’Autre Monde (ou Faërie) synonymes des êtres fae qui peuvent apparaître pour les humains, aussi bien origine de bonheur (c’est bien ce qu’apporte la demoiselle fae au chevalier Lanval dans le lai de Marie de France qui porte son nom) que de malheur (la capture de la reine Heurodis dans Sir Orfeo). Certains critiques ont également interprété les Calaquendi et Moriquendi comme directs descendants des elfes de lumières et elfes noirs de la mythologie scandinave [70] , mais Verlyn Flieger a prouvé dans Splintered Light [71] combien le symbolisme de la lumière est autrement plus personnel et complexe qu’il n’y paraît dans l’oeuvre de Tolkien [72] .

Ce sont les Ents que l’auteur considérait, avec les Hobbits [73] , comme sa création la plus originale. Ces bergers d’arbres qui en ont pris partiellement l’aspect n’ont pas d’antécédents du même ordre dans l’histoire de la littérature, mais on ne doit point en conclure pour autant qu’aucune origine en dehors du légendaire n’ait pu influer de manière indirecte sur la création de ses êtres. Tolkien écrivait qu’il avait probablement été inconsciemment poussé à créer leurs fameuses marches sur le Gouffre de Helm et Isengard après le profond dégoût que lui avait causé une piteuse version de la scène de la marche de la forêt dans une représentation de Macbeth.
Tolkien souligne dans l’introduction à son essai sur Sir Gawain and the Green Knight que certaines pièces de Shakespeare comme Le roi Lear plongent leurs racines dans un passé et une tradition plus lointaine que ne pouvait le percevoir l’auteur lui-même. Il en va de même avec Macbeth et la marche de la forêt qui est en fait héritière du Kat Bodeu attribué à Talieslin, le légendaire poète gallois du sixième siècle. Ainsi, sans remettre en cause l’originalité de la création des Ents, on peut retrouver en eux des réminiscences plus ou moins conscientes de légendes celtes.

Pour conclure cette partie de notre étude, rappelons surtout la prudence nécessaire dans le traitement du rapport des populations de la Terre du Milieu à leurs pendants féeriques scandinaves ou celtes, car la réutilisation d’un motif ancien ne doit pas être interprétée instinctivement comme une relation directe ou un emprunt pur et simple étant donné la différence de sens de chaque motif dans leur contexte respectif. Prenons un exemple concret : si l’on saisit immédiatement qu’il y a un rapport, à la lecture du chapitre 16 du Silmarillion, entre la scène où Beren perd sa main dans la gueule du loup Carcharoth et celle de l’Edda prosaïque où Tyr laisse la sienne sous les crocs du loup Fenrir, doit-on en conclure pour autant que Carcharoth est une simple imitation de Fenrir? La façon dont il dévaste le royaume de Doriath le rapproche pourtant plus du Twrch Trwyth, le sanglier mythique du conte gallois Kulhwch et Olwen qui détruisit le Pays de Galles avec la même folie rageuse (et qui est également en possession d’objets que les héros doivent dérober). Tolkien avait une idée bien précise de l’obsession des folkloristes et mythologues à trouver des liens entre différents thèmes ancestraux souvent sans rendre justice aux textes et à leur spécificité propre. Il exprime cela dans son essai On Faery-Stories:

“We read that Beowulf ‘is only a version of Dat Erdmänneken‘; that The Black Bull of Norroway is Beauty and the Beast, or ‘is the same story as Eros and Psyche‘; that the Norse Mastermaid (or the Gaelic Battle of the Birds and its many congeners and variants) is ‘the same story as the Greek tale of Jason and Medea’. Statements of that kind may express (in undue abbreviation) some element of truth; but they are not true in a fairy-story sense, they are not true in art or literature. It is precisely the colouring, the atmosphere, the unclassifiable individual details of a story, and above all the general purport that informs with life the undissected bones of the plot, that really count.” [74]

Ce jugement est important pour comprendre l’utilisation de matériaux antérieurs par Tolkien au sein de son propre univers, que ce soit pour les “ bones of the plot ” (comme il le fait avec l’histoire de Turin Turambar vis-à-vis de la légende finnoise de Kullervo et de celle, eddique, de Sigurdr) ou pour le bestiaire féerique : la ressemblance de Carcharoth et Fenrir permet d’ancrer dans une tradition littéraire et mythique, mais reste superficielle car souvent une autre tradition (ici galloise) peut s’y mêler ; enfin les contextes légendaires utilisent respectivement le loup dans un propos tout à fait différent : Fenrir, à qui Tyr donne son bras de manière volontaire et sacrificielle, permet au héros de prendre le rôle mythique du “ contrat ” [75] ; à l’opposé, Beren tend son bras muni du Silmaril afin de repousser le loup Carcharoth (“  ‘Get you gone, and fly!’ cried Beren; ‘for here is a fire that shall consume you, and all evil things’. And he thrust the Silmaril before the eyes of the wolf. ”) et ce n’est que contre son gré que son bras est emporté dans l’engrenage de la malédiction de Mandos – s’il y a sacrifice chez Beren, c’est uniquement pour l’objet de son amour, Luthien, et non pour un contrat de paix de type indo-européenne. Beren n’est pas plus Tyr que ce que Carcharoth n’est Fenrir, le Twrch Trwyth, Garmr ou Cerbère. L’influence (surtout dans une telle multiplicité) ne doit pas être confondue avec une simple réécriture sans signification personnelle, ni être assimilée à une création ou mythologie extérieure.

 

L’imaginaire amoureux tolkienien vis-a-vis de la littérature courtoise

Il est immédiatement perceptible après la lecture des différentes versions du Conte de Beren et Luthien [76] tout comme dans les passages du Seigneur des Anneaux concernant les relations Galadriel/Gimli, Aragorn/Eowyn, Eowyn/Faramir et surtout Aragorn/Arwen (relatée dans l’appendice A) qu’un lien existe entre une certaine conception médiévale de l’amour et l’oeuvre de Tolkien. Néanmoins, ce lien est assez difficile à cerner, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord on doit garder à l’esprit que s’il y a clairement un rapport d’influence et partiellement de réécriture, on ne saurait considérer le Lay of Leithian comme un véritable lai. Environ huit à neuf cent ans séparent Tolkien de la période où fleurissait la littérature dite courtoise. Le chapitre Of Beren and Luthien du Silmarillion n’est pas un récit courtois, dans la mesure où il fut composé par un auteur du vingtième siècle et que la littérature courtoise est ancrée dans son rapport à la société de son époque, comme cela est souligné par le chercheur allemand E. Köhler. Celui-ci notait également que la vision de la lyrique courtoise était une “ projection sublimée de la situation matérielle et sociale de la basse noblesse ”
[77]
. On peut donc parfaitement considérer (bien que pour Kohler ce ne soit qu’une imagination d’ordre sociale) qu’il existait un imaginaire courtois.

Ensuite, l’une des erreurs principales consiste à partir de l’idée qu’il existe une vision monolithique de l’amour au Moyen-Âge qui serait nommé “ amour courtois ” et comporterait un code unique et précis, serait fondée sur des règles strictes,
auxquelles les auteurs de l’époque se référaient comme à une doctrine.
Cette attitude est vouée à l’échec car elle juge la littérature médiévale a posteriori de l’effet qu’elle a eu sur une autre période. Les clichés que l’on retrouve même dans des textes critiques prétendument sérieux trouvent souvent leur origine dans le fait que c’est à travers l’image que Pétrarque, Dante ou Malory ont immortalisée de la vision troubadouresque ou arthurienne que l’amour courtois (si variable dans ses formes réelles, il est en réalité particulièrement difficile à définir) est perçu. Revenons un peu en arrière et gardons à l’esprit que la conception de l’amour courtois des troubadours compte nombre de voix discordantes qui heurtent les topoï sans pour autant en être nécessairement une satire cynique; que la fin’amor troubadouresque bien qu’influente n’est pas l’unique conception de l’amour au Moyen-Âge : la conception de l’amour développée dans le Tristan de Béroul n’est pas la même que dans celui de Thomas; la partie du Roman de la Rose composée par Jean de Meun avec son approche goliardesque et ironique, constitue encore une autre approche qui, si elle ne peut aucunement être considérée comme courtoise, n’en développe pas moins une conception personnelle de l’amour se moquant autant de la vision chrétienne que courtoisie ; enfin le “ courtly love ” de Chaucer dans Troilus et Cryseide, n’est pas exempt d’une distance parodique vis-à-vis de l’idée que s’en fait Pétrarque.

En tant que spécialiste de la littérature médiévale, Tolkien était parfaitement conscient de la complexité et de la diversité des aspects de la notion d’amour courtois au Moyen-âge et insiste sur le fait qu’il n’est pas question de “ courtly love ” dans son oeuvre. Il ne peut s’approprier une littérature indubitablement liée à une époque et une société particulière. Il préfère, par exemple, évoquer l’histoire de Beren et Luthien sous l’appellation “ romantic tale ” [78] . Néanmoins, il joue avec des références aux grandes lignes de l’amour courtois, dans la perception commune et déformée du lecteur du vingtième siècle.

Si l’on considère l’amour courtois dans la littérature arthurienne de la tradition du Chevalier à la charrette ou du cycle appelé le Lancelot-Graal, on est tout de suite mis en face d’une différence radicale: la glorification de l’adultère, fleurissante autour de ce couple symbolique est complètement absente de l’oeuvre tolkienienne. C’est une différence cependant assez compréhensible à la lumière du fervent catholicisme de Tolkien. Un indice concret du refus de Tolkien quant à l’amour adultère en tant que valeur est présent dans le poème encore inédit qu’il écrivit nommé The Fall of Arthur, et qui est son unique intrusion dans la tradition arthurienne. Il y peint la Reine Guenièvre comme cruelle et froide (cf. H. Carpenter, bio, p.189-190) très loin de la dame qui avait l’assentiment de Chrétien de Troyes ou de Malory. Dans la préface à sa traduction de Sir Gawain and the Green Knight, il développe le thème de la résistance à la tentation de l’adultère.
Parlant de l’auteur, il écrit: “His major point is the rejection of unchastity and adulterous love, and this was an essential part of the original tradition of amour courtois or ‘courtly love’; but this he has complicated again, after the way of morals in real life, by involving it in several minor problems of conduct, or courtly behaviour to women and fidelity to men, of what we might call sportsmanship or playing the game.” A n’en pas douter, c’est aussi l’opinion de Tolkien.

L’amour vu comme la satisfaction d’un plaisir uniquement physique à la manière des fabliaux ou de certains récits arthuriens est également en contradiction avec la conception de l’amour en Terre du Milieu. Il est vrai qu’Aragorn en face d’Eowyn offerte (SdA, V, ii, p.817: “Then she fell on her knees, saying: ‘I beg you’”) ne réagit pas (“[…] taking her by the hand he raised her. Then he kissed her hand, and sprang into the saddle, and rode away”) comme l’aurait sans doute fait le Gauvain de la Première Continuation. En effet, ce dernier se trouve au début du poème anonyme dans une situation assez commune: une demoiselle dans une tente, admiratrice du célèbre neveu d’Arthur (elle tissait un portrait de Gauvain au moment où elle le rencontre), s’offre à lui. Gauvain profite de la demoiselle et s’en va poursuivre ses aventures en l’oubliant aussitôt. L’opinion de Tolkien sur cette conception de l’amour courtois est connue. Il l’exprime dans une lettre sur les relations amoureuses des personnages dans le Seigneur des Anneaux: “ This tale does not deal with a period of ‘courtly love’ and its pretences; but with a culture more primitive (sc. less corrupt) and nobler. ” (Letters, p.324).

L’utilisation de l’expression “ courtly love ”, est un choix de Tolkien pour répondre à une lettre de manière claire, mais il avait parfaitement conscience que l’idée de courtoisie pouvait être valorisante, même en Terre du Milieu, mais dans une autre perception du terme. Car c’est bien d’amour courtois qu’il est question dans la verve soudaine de Gimli, seul nain à qui il fut accordé de pénétrer en Lorien, quand il fait preuve de suffisamment de virtuosité verbale pour nommer et obtenir une mèche de cheveux de la Reine Galadriel (devant le Roi) et laquelle lui répond : “ It is said that the skill of dwarves is in their hands rather than in their tongues[…] but that is not true  of Gimli. For none ever have made to me a request so bold and yet so courteous”.
Ainsi, Tolkien  ne fait donc pas un rejet total du concept de “ courtly love ”. Il ne condamne pas le fait d’aimer la Dame d’un roi, comme le montre l’attitude de Gimli, mais il considère que si l’amour est en conflit avec l’éthique (en l’occurrence chrétienne, car la Terre du Milieu, est fondée sur des valeurs chrétiennes, bien qu’ “ historiquement ” préchrétienne) il ne doit pas demander un retour. En ce sens “ sportsmanship or playing the game ” définit bien l’attitude de Gimli. Le peuple des Nains, en Terre du Milieu, est réputé pour son caractère extrêmement bourru et reclus, ainsi que pour une pudeur sentimentale telle qu’ils ne permettent pas de dévoiler leurs véritables noms, cachent leurs femmes et sont généralement opposés à l’idée de faire connaître leur langue. Aussi, quand en quittant la Lorien, “ Gimli wept openly ”, c’est du point de vue littéraire, une brillante manière de suggérer en trois mots une intensité de douleur amoureuse qui aurait demandé – vainement – une canso de la part de n’importe quel humain dans la littérature médiévale occitane. Il existe cependant quelques nuances au caractère platonique ou pétrarquien de la relation Galadriel/Gimli. Tout d’abord il y a la mèche. Malgré la condamnation morale de Tolkien, il est difficile de ne pas faire de lien même inconscient avec la scène du Chevalier à la charrette ou Lancelot retrouve une mèche de la reine Guenièvre et la presse contre son coeur pour entrer aussitôt dans un état “pensif” c’est-à-dire de mélancolie. Quant à Gimli, il s’écrit “ ‘Henceforward I will call nothing fair unless it be her gift’ He puts his hand to his breast.” Et la mèche de cheveux est un symbole d’allégeance plus charnelle que spirituelle. Sans extrapoler, le fait que Gimli soit accepté à partir pour Valinor ne peut être réduit à son amitié pour Legolas: il est le “ servant ” de Galadriel [79] et c’est bien à cause de la distance physique – et non spirituelle – qui le sépare d’elle qu’il accepte de quitter la Terre du Milieu (les nains n’ayant aucune attache avec l’ouest des Valar, ni aspiration à y aller).

Mais c’est sur le personnage de Gauvain, qu’il est sans doute le plus intéressant de s’arrêter pour cerner le rapport de Tolkien à la thématique de l’amour au Moyen-âge. Gauvain était déjà un personnage polémique au XIIème siècle, de part sa complexité et comme le montre l’extrême diversité de son traitement d’un texte médiéval à un autre (comparativement, Perceval ou Lancelot sont des personnages assez stable). Le Gauvain de tradition littéraire française est généralement le représentant de l’art du verbe et de l’attitude courtoise en tant qu’outil pour le prestige et l’obtention d’avantages surtout matériels. Les auteurs du treizième siècle visant à augmenter la portée religieuse de la littérature arthurienne l’on souvent malmené.

Pourtant, le poète anonyme anglais de Sir Gawain and the Green Knight présente le personnage dans une toute autre optique. Bien que champion de courtoisie, Gauvain n’est pas dénigré pour autant sur le plan spirituel (alors qu’il devient “ serjant du diable ” chez l’auteur cistercien de la Queste del saint graal) et est surtout mis en valeur pour sa résistance à la tentation : une perspective qui le rapproche plus de certains traitements du Perceval de la tradition française (car la force de son caractère humain ne permet pas de le lier à Galahad, chevalier céleste pratiquement désincarné et création chrétienne sans véritable antécédent celte) [80] . Il est significatif de remarquer que Tolkien consacra une étude à cette thématique particulière dans Sir Gawain and the Green Knight (il en fit une conférence à l’université de Glasgow en 1953).

La notion de serment, la parole donnée, est chez Tolkien d’une importance capitale. Elle appartient toujours au sacré que ce soit dans un cadre militaire (le serment qui lie le peuple de Rohan à aider Gondor) dans celui d’une fierté (le serment de Feänor et de ses sept fils) ou d’un amour. Quel que soit le cas, la force du lien au serment est telle que la rupture est souvent impossible (c’est le cas des fils de Feänor), mais lorsqu’elle est avérée (les morts de Dunharrow qui trahirent le Gondor), elle entraîne des conséquences terribles (en l’occurrence pas de repos de l’âme).
Dans le cas d’un serment amoureux, comme celui qui lie Aragorn à Arwen, il n’est pas envisageable qu’il soit rompu. L’intransigeance morale d’Aragorn vis-à-vis d’Eowyn offerte, est toute proportion gardée [81] , celle de Sir Gauvain chez le “ Perilous Host ”. Toute proportion gardée en effet, car la tentation de Gauvain est exprimée alors que celle d’Aragorn ne tient que dans deux phrases, qui peuvent encore être interprétées pour une pitié dénuée de tentation (bienque ce ne soit point notre avis): “ but as he took the cup, his hands met hers, and he knew that she trembled at the touch.[…]’Hail Lady of Rohan!’ he answered, but his face now was troubled and he did not smile ” (SdA; p.545).

L’amour chez Tolkien n’est pourtant que rarement un amour impossible, et quand il traite de celui-ci, ce n’est pas un thème central, il ne sert que de prétexte à un autre sujet (la non-histoire entre Turin et Finduilas accentue la malédiction qui pèse sur Turin; celle entre Andreth et Aegnor relatée dans l’Athrabeth Finrod Ah Andreth met en lumière le rapport à la mort des elfes et des humains ; en ce sens, Aldarion et Erendis est particulièrement marginal en se centrant sur la dyscatastrophe amoureuse).
On ne retrouve en effet de la fin’amor [82] ou de l’esprit de la lyrique courtoise que des influences éparses, ponctuelles, visant certes à développer une tension semblable [83] mais qui n’est pas ici la finalité littéraire du texte. Bien au contraire il s’agit d’un moyen pour mettre en valeur l’aspect eucatastrophique de la réunion des amoureux.

Nous sommes alors aux antipodes de l’amour tragique traditionnel qui dans les grandes légendes indo-européennes trouve généralement sa raison d’être dans le fait qu’Eros finisse chez Thanathos. Tolkien considérant que l’Evasion suprême, dans le cadre d’un conte de fées, est celle de la mort, on ne s’étonnera pas de retrouver dans ce conte des situations où la mort, qui semble inéluctable est écartée in extremis ou même traversée [84] . On trouve une flagrante illustration de cette idée dans la mise en parallèle de l’histoire de Beren et Luthien avec l’un de ses modèles grecques : l’histoire d’Orphée et d’Eurydice [85] dont les rapports sont ici semblables à des jeux de miroirs. Là où Orphée descend au royaume des morts et échoue à l’ultime instant dans son entreprise de ramener sa bien aimée dans le monde des vivants, on trouve l’exacte situation inverse dans le conte de Tolkien. C’est Luthien qui entre aux caves de Mandos, gardien des morts, pour y chercher l’objet de son amour. Tout comme Orphée, elle utilise l’art des mots, pour tenter de vaincre la mort, mais alors qu’Orphée, est mis en face d’un dernier obstacle qui montre la faiblesse de sa condition humaine, (en se retournant malgré la malédiction il inscrit ainsi son histoire dans le registre tragique), Luthien à l’opposé – peut-être en ce qu’elle est un être supérieur à l’homme par son sang elfe mais surtout divin [86] – réussit dans son entreprise uniquement par la perfection de son chant : Mandos, pour la seule fois de l’Histoire est ému jusqu’à la pitié, et Beren est ramené à la vie. Bien qu’elle se condamne par son acte à une mort à laquelle sa nature n’était pas vouée, on ne peut parler ici de situation tragique, tant la réunion des amants constitue le point d’orgue du conte [87] (Ce qui n’empêche que la mort soit encore écartée en de nombreux endroits du conte : ainsi, Beren blessé par la flèche de Curufin puis sauvé par Luthien ; c’est encore le cas après son amputation du bras).

Contrairement à nombre de poèmes médiévaux, héritiers de la grande tradition tragique de l’amour chez les peuples indo-européens (de Sophocle à Dante – pensons au sort de Paolo et Francesca, érigé en anti-thèse de l’amour chrétien -, de Petrarque à Chaucer lui-même [88] , la tradition littéraire européenne semble lier l’amour au malheur) il y a donc chez Tolkien une célébration d’un amour qui se matérialise et prospère. C’est le cas, comme on l’a vu, dans l’histoire de Beren et Luthien mais aussi dans celle de Tuor et Idril : dans le conte de La chute de Gondolin, si Tuor et Idril ne traversent pas la mort comme le font Beren et Luthien, ils en sont par contre entourés, assistant à la chute du roi Turgon et au sac de la ville, se sauvant in extremis.
Comme à Troie, c’est la beauté d’une femme qui est l’origine du drame collectif – mais la comparaison s’arrête là, car il n’est pas question ici d’un vol d’Idril (en aucun cas on ne peut faire de Maeglin un Ménélas ou de Tuor un Pâris) et l’amertume du sort d’Hélène n’a d’égal que le caractère eucatastrophique de celui d’Idril : elle s’évade pour le pays sacré en compagnie de son amant Tuor .

Pour finir, ajoutons qu’il n’y a pas uniquement l’amour qui soit lié à un imaginaire sentimental tiré du Moyen-Âge.
L’extériorisation directe des sentiments est une caractéristique médiévale, propre en tout cas à une période de la littérature “ moins corrompue ” que la nôtre selon l’auteur où l’introspection des personnages n’est pas révérée, comme le souligne le Professeur T.A. Shippey [89] .
On ne trouve guère dans le Seigneur des Anneaux des pensées de personnages qui ne soient pas liées et motivées à une action.
Comme dans une grande proportion d’œuvres médiévales, c’est ce qui se passe qui compte. Une originalité de l’écriture de Tolkien provient justement du fait qu’elle n’est pas une réaction par rapport à la littérature psychologique de son temps (songeons qu’il est contemporain de Virginia Woolf et écrit le Livre des contes perdus à la période où elle écrit Mrs Dalloway) qui ne le touche aucunement, mais plutôt sa négation presque totale en se référant à une esthétique littéraire d’une toute autre culture. Prenons un exemple: ce qui intéresse Tolkien en décrivant les souffrances de Frodo en tant que “ Ring-bearer ” et son détachement progressif du monde, n’est pas très différent du propos de Sartre (avec qui il n’a aucun point commun) dans certains passages de la nouvelle le Mur : montrer combien le chemin de celui qui s’est trop approché de la Mort ne peut plus vivre comme un humain de la “ norme ”.
Mais si Sartre nous fait entrer dans les pensées tourmentées de son personnage, Tolkien choisit à l’opposé de nous faire voir Frodo par son attitude, ses actes – tout au plus par les pensées de Sam. Ceci écarte plus encore l’idée de l’introspection, car un personnage ne peut faire l’introspection d’un autre à moins d’être omniscient, ce qui est loin d’être le cas de Sam (dont le nom entier, Samwise, vient de l’ancien anglais “ Samwis ”, qui signifie simple d’esprit ; malgré l’aspect initiatique du voyage, il ne pourra être considéré comme un sage – et ce de manière partielle – qu’à la toute fin de l’oeuvre). Les pensées de Sam sont tournées vers la réalité extérieure : s’il sent que Frodo n’est plus le même, c’est son aspect extérieur qui le trouble le plus : (IV; iv, p. 679 : “ Too thin and drawn he is […] Not right for a hobbit. ”)

Que Frodo et Sam marchent en Mordor main dans la main, n’est aucunement, malgré ce qu’ont pu écrire quelques critiques peu inspirés, une preuve d’homosexualité sous-jacente. Dans une scène du Conte du Graal, Gauvain et Perceval arrivent également à la cour d’Arthur la main dans la main. L’expression des sentiments, dans une manière plus proche du Moyen-Âge que de notre époque, est souvent plus directe ainsi que le montrent les nombreuses scènes où des hommes – guerriers comme Eomer ou Gimli, hobbit bon vivant comme Merry, ou roi comme Aragorn – pleurent ouvertement comme Arthur et ses chevaliers [90] . Certes, on n’assiste pas à des scènes où des femmes se labourent le visage à la manière des veuves en proie au tourment de l’Antiquité et du Moyen-Âge, mais il en va de même de la Chanson de Roland où comme ici la narration est focalisée sur l’action héroïque. C’est pourquoi on n’évoque pas ce qui se passe en dehors – les douleurs des familles exilées de Minas Tirith durant les combats. L’aspect traditionnel, voire rituel du deuil est cependant présent, et il y a une réécriture évidente du planctus médiéval [91] . On peut le noter, par exemple, à l’enterrement de Théoden (SdA, p. 1013: “ When the burial was over and the weeping of the women was stirred […] ”) qui s’étend sur plus de la moitié du Retour du Roi depuis l’entrée de son cortège funéraire à Minas Tirith (V/6)jusqu’à son enterrement à Edoras (VI/6) avec un respect du cérémonial évident.

Réécritures de Beowulf

On sait combien Tolkien fut marqué par le poème épique fondateur de la littérature anglaise et le rôle qu’il eut dans sa réhabilitation en temps qu’œuvre littéraire à part entière. Mais ce poème anonyme n’est pas seulement une source d’admiration pour Tolkien; c’est aussi et surtout un modèle littéraire, et l’on retrouve le spectre de Beowulf derrière nombre de ses propres créations, particulièrement dans Bilbo Le Hobbit, Le Seigneur des Anneaux et Le Fermier Gilles de Ham [92] .

Les aventures de Bilbo, bien que peu empreintes de l’esthétique médiévale du Seigneur des Anneaux, s’inscrivent, en un sens, dans la tradition des sagas et n’en sont pas moins riches en allusions diverses à Beowulf. Si le topos littéraire du dragon dormant sur un trésor est réutilisé ici, c’est surtout vis-à-vis de la dernière partie de Beowulf, comme le montre, par exemple, la réutilisation – via Bilbo lors de sa “ conversation avec Smaug ” – du réveil et de la colère du dragon par le vol d’une coupe dans son trésor. Mais Tolkien se réfère également au poème dans des détails plus subtils : la structure même de Bilbo montre les confrontations du hobbit, dans la première partie avec Gollum (chapitre V, “ riddles in the dark ”) et dans la seconde avec le dragon. On peut aisément voir un parallèle parodique entre Grendel et Gollum : le géant – eoten – du poème épique anglo-saxon est remplacé ici par une “ miserable wicked creature ”. Son goût pour la viande humaine est revu à échelle ridicule dans ce petit être qui se cache des gobelins et se nourrit de poissons, mais sans pour autant dédaigner la possibilité de goûter du hobbit (“ is it juicy ? is it scrumptiously crunchable ? ” ; Cf . Bilbo, p.71). Le lac obscur où il vit est peut-être allusif à la demeure aquatique de Grendel et de sa mère.

On trouve également le personnage de Beorn (mot de vieil anglais signifiant “ guerrier ” mais dont le sens premier était “ ours ”) qui rappelle le poème anglo-saxon dans la mesure où le nom Beowulf signifie “ bee-wolf ”, une manière métaphorique de désigner l’ours (considéré comme le loup des abeilles, puisqu’il est le prédateur de leur miel) convenant parfaitement au personnage – que la force physique, les qualités surnaturelles de nageur et le goût pour les combats manuels rapprochent de la figure de l’ours.

Beorn est donc mis, dès son nom, en parallèle à Beowulf, et le fait qu’il se transforme régulièrement en ours redouble l’allusion simplement linguistique. Sa halle également n’est pas sans évoquer Heorot [93] ou celle de Hygelac. L’illustration qu’en fit Tolkien est d’ailleurs probablement influencée par la reconstitution picturale “ Interior of a Norse Hall ” de son collègue E.V.Gordon. Dans Le Fermier Gilles de Ham, Tolkien reprend le topos beowulfien du dragon au trésor, mais cette fois-ci dans une perspective parodique. Certains critiques ont également vu dans ce conte des allusions aux fabliaux du Moyen-Âge [94] .

Avec le Seigneur des Anneaux, Tolkien réinvestit sous d’autres angles, sa lecture de Beowulf. On y trouve un certain nombre de scènes en écho : il semble a priori difficile de comprendre le sens du lac maléfique de la Porte Ouest de la Moria dans son rapport à l’immense corpus des légendes tolkieniennes où l’eau sous toutes ses formes est un élément pur [95] , inaccessible à la souillure du Mal. La réponse est très probablement dans le fait qu’il s’agit d’une réécriture du passage de Wudu Wyrtum Faest [96] , le terrible lac habité par des monstres aquatiques où loge la mère de Grendel. On y trouve à la fois l’aspect sombre du lac, les falaises qui l’encerclent, et les plateaux y sont hantés par des loups. Autant de points communs que souligne l’étude de l’art pictural de Tolkien : son dessin Moria Gate [97] et ses deux versions du lac de Grendel sont étonnamment proches – l’aspect désolé, le caractère pernicieusement statique de l’eau, la présence d’arbres morts sont quelques uns des rapports évidents.

Egalement significatif est la mémoire des très importants vers 1387/89 de Beowulf (“For every one of us, living in this world / means waiting for our end. Let whoever can / win glory before death. ”) qui définissent parfaitement l’éthique de Theoden une fois qu’il décide de venir aider le Gondor. Ce personnage rappelle Beowulf assez clairement: il est comme lui un vieux roi qui va chercher la gloire tout en sachant qu’il ne reviendra pas, et c’est pour une histoire de fraternité entre son peuple et celui de Gondor qu’il va combattre aux champs de Pelennor, tout comme les deux premiers exploits de Beowulf (la victoire sur Grendel et sa mère) sont des conséquences de la complexe amitié [98] qui unit les “ Geats ” et les “ Danes ”.
Néanmoins, il faut noter une différence majeure entre eux : Theoden meurt dans l’héroïsme de cette marque d’amitié, en Gondor et donc loin de son pays, tandis que Beowulf tombe sur ses propres terres, son aide au peuple de Hrothgar désignant le temps glorieux de sa jeunesse. Les deux personnages ont des funérailles longuement développées, et si Theoden n’est pas incinéré contrairement à Beowulf, le besoin d’associer le roi mort à son pays n’est pas moins fort : malgré la proposition d’Aragorn d’enterrer Theoden dans le prestigieux cimetière des rois de Gondor à Minas Tirith, Eomer, héritier de Theoden ne peut accepter et le corps du roi est ramené en Rohan où s’achèvent ses funérailles. Le château doré [99] d’Edoras rappelle le château de Beowulf jusque dans son nom (“ Meduseld ”) plus encore que ne le faisait la halle de Beorn dans Bilbo le Hobbit.

La plus précise des réécritures de Beowulf a été remarquée par le Professeur Shippey. Il s’agit de l’arrivée de Beowulf au pays de Hrothgar, depuis la décision personnelle du gardien des côtes de laisser passer les Geats, et l’entrée à Heorot où le gardien de la porte leur demande de déposer les armes à l’entrée, jusqu’à l’entrevue avec le roi assombrie par les sarcasmes du conseiller Unferth. Cela correspond exactement à la situation du chapitre “ The King of the Golden Hall ”, lorsqu’un garde extérieur décide de les accompagner à la porte du château où le gardien Hamà ne permet à Aragorn et ses compagnons de pénétrer dans la demeure qu’après la remise de leurs armes. La scène des sarcasmes du conseiller du roi (provenant d’un schéma indo-européen très ancien que nous évoquerons plus loin) est répétée par le personnage de Grima dit “ Wormtongue ” qui tout comme Unferth est assis au pied du roi qu’il sert [100] . Certaines phrases énoncées par des personnages renvoient même directement au texte de Beowulf.

La réécriture, ici, n’est pas un simple décalque de Beowulf sans signification : si elle est évidemment un clin d’oeil visant à faire des Rohirrim les représentants de l’esprit et de la culture nordique en Terre du Milieu, c’est surtout pour mieux en marquer le contraste avec le Gondor, pays de tradition écrite, aux règles strictes et rituelles qui ne peuvent être entravées sans entraîner des conséquences gravissimes, et ce, même lorsque le sens s’y oppose (ainsi l’attitude de Beregond qui est obligé de se battre contre ses propres collègues de la garde de Minas Tirith afin de sauver Faramir d’être emporté par la folie suicidaire de l’Intendant Denethor). Ce que Tolkien cherche à montrer est clairement le fait qu’une culture orale telle que celle du Rohan ou des Danes de Beowulf permet une flexibilité militaire nécessaire – liée à la conscience que, dans certaines cas, il est des règles qui doivent être brisées.
Or une culture “ administrative ” à la manière de Gondor (renvoyant très certainement à la civilisation latine sur ce point) ne peut se le permettre. Tolkien sanctifie, en quelques sortes, une culture du serment, de la parole tenue plutôt que de faire allégeance à la civilisation bien plus prestigieuse du Gondor.

Enfin, comme l’a remarqué Vincent Ferré, on peut souligner le fait que “ la traversée de la mer marque le début (comme dans Beowulf) et la fin de l’aventure ”. Le “ début ” renvoyant ici à l’exil des Noldor par les Havres d’Alqualondë, au Premier Âge – début de l’Histoire, on entre dans la temporalité, en ce qu’elle est une chute et donc ouverture possible sur “ l’aventure ”. (Cf. Silm ; p. 78-91).

C’est l’essence de l’esprit anglo-saxon, son fier face-à-face avec la mort bâti sur une conception particulière du courage – ce désespoir actif d’ordre religieux – que Tolkien chercha à prendre de Beowulf pour l’installer dans son oeuvre et introduire dans la littérature contemporaine une certaine spécificité de l’esprit anglais, une sorte de grandeur engloutie par la conquête normande et son cortège de culture latine.

Deuxième partie – Mythopoeia : méthodes, structures et traditions

Mythopoeia : méthodes, structures et traditions

“ Blessed are the legend-makers with their rhyme
Of things not found within recorded time.
It is not they that have forgot the Night,
Or bid us flee to organized delight
In lotus-isles of economic bliss
Forswearing souls to gain a Circe-kiss.”

J.R.R. Tolkien, in Mythopoeia.

 

La dimension linguistique et la profondeur historico-légendaire

“Legend and history have met and fused.” [101]

C’est ainsi que Tolkien décrit la Vérité qu’offrent les Evangiles. Son oeuvre littéraire, constamment tournée vers ce modèle, cherchera à s’en approcher par diverses techniques littéraires et linguistiques visant à “ suspendre l’incrédibilité ” pour se rapprocher du sentiment mystique de l’eucatastrophe.

Primordiale dans toute approche critique de l’œuvre de Tolkien, est la prise en compte de la façon dont l’auteur exprimait l’origine de son inspiration dans une lettre à l’éditeur américain Houghton Mifflin : “the remark about ‘philology’ was intended
to allude to what is I think a primary ‘ fact’ about my work, that is all of a piece, and fundamentally linguistic in inspiration […] The invention of languages is the foundation. The ‘stories’ were made rather to provide a world for the languages than the reverse. To me a name comes first and the story follows.”

L’auteur fait évidemment ici référence au Quenya et au Sindarin, les deux langues elfiques (structurées et cohérentes à tel point que des maîtrises et des thèses de linguistique furent soutenues sur ce sujet) à l’origine des légendes du Silmarillion.
Mais c’est dans un sens beaucoup plus large et unilatéral qu’il faut comprendre l’utilisation de l’inspiration linguistique chez Tolkien. Un exemple concret se trouve dans le petit univers qui s’étend de la Comté aux Hauts des Galgal, en apparence plus proche de notre monde que le reste de la topographie d’Arda, et où les noms de lieux et de personnages sont traduits [102] par des noms d’anglais. En réalité, Tolkien n’a pas simplement créé la Comté et ses environs en la décalquant (comme d’aucuns l’ont souligné à tort) sur l’Angleterre de son enfance.
Il en fait une re-création beaucoup plus complexe et véritablement personnelle, encore une fois par le biais d’une imagination linguistique dont T.A. Shippey donne de nombreux exemples. Nous en retiendrons quelques uns.

Certes Tolkien écrit lui-même: “The toponymy of the Shire, to take first, is a ‘parody’ of that of rural England in much the same sense as are its inhabitants” (Letters p.250). Retenons ici l’aspect parodique revendiqué qui cautionne l’idée de recréation. Mais s’il y a parodie, ce n’est jamais avec une distance cynique vis-à-vis de sa création, car la Comté est davantage que cela : on y trouve également une sacralisation des paysages de cette Angleterre rurale. Le Professeur Shippey considère
la description poétique de Withywindle [103] comme une recréation linguistique d’un lieu précis de la campagne environnante d’Oxford [104] .

C’est assez souvent par l’effet de mystérieuses phrases anglo-saxonnes que son imagination est stimulée. Tolkien écrit dans une lettre à W.H. Auden que les Ents lui sont venus d’un vers “ eal denta geworc ” (The Wanderer; v.87) qui signifie “ les anciennes constructions des géants ”. Shippey suggère que Tolkien ait pu également avoir à l’esprit l’expression de vieil anglais “ orthanc enta geweorc ” (“ les oeuvres talentueuses des géants ”) qu’il aurait transformé en “ Orthanc, forteresse des Ents ” comme peut le laisser suggérer la fin du Seigneur des anneaux, qui voit la tour de Saruman récupérée par les Ents.

Les Hauts des Galgal (en anglais “ Barrows-Down ”) sont un exemple typique, toujours selon Shippey, de l’utilisation de l’imaginaire médiéval norrois que l’auteur ré-anglicise : les cercles de pierres de Berkshire Downs dans l’Oxfordshire ne sont
pas – ou plus – intégrés dans un légendaire contenant l’idée de “ Barrow-wights ”, êtres qui hantaient ces tombes préhistoriques; par contre ces croyances existent bel et bien dans les sagas scandinaves, et Tolkien utilise à la fois l’évocation de l’Angleterre et de ces légendes de pays cousins pour donner subtilement des éléments d’une mythologie propre à son pays [105] . Car c’est bien l’idée d’un manque de légendaire comparable à celui des celtes, des scandinaves ou des finnois qui a motivé Tolkien à écrire ses premiers contes. [106]

Ce concept ambitieux de “ mythologie pour l’Angleterre ” n’est pas suffisamment perceptible au lecteur qui ne connaît que les oeuvres publiées du vivant de Tolkien ou même le Silmarillion dans la version choisie par Christopher Tolkien, mais elle est évidente à tout lecteur des oeuvres posthumes contenues dans les douze volumes de The History of Middle-Earth. La Terre du Milieu n’est aucunement un autre monde (à la manière des romans de fantasy auquel Tolkien est comparé pour en être très souvent l’initiateur) mais plutôt comme l’écrit Edouard Kloczko une “ uchronie ” [107] . Le mot “ Middle-Earth ” comme l’explique l’auteur dans la lettre déjà citée plus haut à l’éditeur américain Houghton Mifflin, vient du moyen anglais “ middel-erde (or erthe), altered from Old English middangeard ” (que Tolkien  emprunte au Crist de Cynewulf) et n’est autre que “ the name for the inhabited lands of men ‘between the seas’ ” (letter 165; p.220). On retrouve aussi cette idée du monde fini, délimité, des hommes dans l’ancienne religion scandinave – à laquelle est indirectement liée l’expression de vieil anglais – avec le serpent de Midgaard qui, en se mordant la queue, encercle le monde et constitue les frontières de celui-ci.

Il ne faut d’ailleurs pas croire que Tolkien ait limité les références linguistiques directes à son pays dans les seuls alentours de la Comté. Plus loin dans l’oeuvre, on retrouve un pays où l’imaginaire est encore plus clairement médiéval (car la Comté est aussi porteuse de réminiscences anglaises beaucoup plus récentes) et renvoie délibérément au passé de l’Angleterre : il s’agit du royaume de Rohan, allusion non cachée au royaume anglo-saxon de Mercie, qui correspond géographiquement aux West Midlands chers à l’auteurs. Les noms de tous les Rohirrim (Eowyn, Grimbold, etc…) sont des noms typiques de l’Angleterre anglo-saxonne. Le nom de Theoden est déjà garant de la fonction du personnage (il signifie “ seigneur ” ou “ prince ”). Certains même, comme Eomer, portent des noms qu’on retrouve dans des poèmes épiques anglo-saxons (en l’occurrence, un Eomer est mentionné dans Beowulf). Tout comme les Merciens, les Rohirrim sont un peuple guerrier, considéré comme peu civilisé – ou tout au moins en retard – par ses voisins du Gondor (c’est aussi la réputation qu’avait l’Angleterre dans l’Europe médiévale).

L’histoire de Helm Hammerhand, neuvième roi de la Marche, relatée dans les appendices, offre d’autres détails rattachant les Rohirrim à ce passé mythique de l’Angleterre. Il est dit de ce roi “He would go out by himself, clad in white, […] and slay many men with his hands. It was believed that if he bore no weapon no weapon would bite on him” (SdA; p. 1104). En dehors de Beorn, direct héritier de Beowulf, on ne retrouve presque aucun autre exemple de guerrier se battant à mains nues dans l’oeuvre de Tolklien. Il faut voir ici un clin d’oeil à l’esprit de Beowulf, dont l’héroïsme est, entre autres, mis en valeur par le fait que le héros décide de combattre Grendel uniquement avec ses poings. La formulation “ It was believed ” est également un indice de la mythification interne au légendaire : c’est le moment où l’histoire rencontre la légende, constante de l’esthétique féerique chez Tolkien comme il le mentionne lui-même dans son essai On Fairy-Stories dans la citation que nous donnons en épigraphe de ce chapitre.

La moquerie, sous forme de défi verbal préfigurant un combat, est un aspect de la littérature épique (aussi bien valable chez les méditerranéennes que les peuples germaniques) que l’on ne retrouve guère chez les guerriers tolkieniens. Pourtant, il l’utilise lorsque Helm s’adresse à son ennemi Freca: “you have grown big since you were last here; but it is mostly fat, I guess” ou plus loin “Freca, your folly has grown with your belly. You talk of a staff! If Helm dislikes a crooked staff that is thrust on him, he breaks it. So! ” (SdA ; p.1103)

Enfin, on peut noter que Tolkien utilise parfois son légendaire comme une réponse ironique à une situation historique de l’Angleterre. Ainsi en est-il de l’importance des chevaux dans l’armée et la culture du Rohan. Si le peuple de Théoden est inspiré
de l’Angleterre anglo-saxonne (et constitue en quelque sorte un vibrant hommage à cette civilisation), il n’en demeure pas moins que l’une des grandes carences des guerriers anglais de cette époque fut leur incapacité à utiliser le cheval comme une arme militaire – et ce fait est d’ailleurs considéré comme une raison plausible de la défaite de Maldon [108] . On voit donc combien la réécriture du passé de l’Angleterre est à la fois idéalisée et ironisée par un détail qui s’avère capital : les Rohirrim sont appelés les “ Maîtres des chevaux ” et leur étendard montre un cheval blanc sur un fond vert.

La recherche de profondeur qui lie la légende à notre histoire n’est pas seulement développée dans son conte de fées pour adultes, Le Seigneur des Anneaux, mais aussi dans une oeuvre de littérature enfantine comme Bilbo le Hobbit. Le pont se trouve ici par l’ancrage dans une tradition littéraire si ancienne (peut-être la plus vieille tradition littéraire qui soit) qu’elle est partie inhérente de l’histoire de la culture humaine dans son ensemble : celle des énigmes. Le concours auquel se livrent
Bilbo et Gollum dans le chapitre V (Riddles in the Dark) est décrit comme “ as old as the hills ”. En effet, lorsqu’on sait que la culture mésopotamienne comme anglo-saxonne, biblique comme scandinave, chacune a sa propre littérature d’énigmes,
le texte prend alors une ampleur tout autre en s’inscrivant dans l’histoire même de la culture humaine. Ainsi le principe de mettre la vie de Bilbo en jeu dans un concours d’énigmes est hérité d’une longue tradition que Tolkien connaissait parfaitement. En tant que spécialiste de l’anglo-saxon, il cite dans ses lettres le livre d’Exeter, et s’il souligne que les énigmes de Bilbo le Hobbit sont des créations personnelles dans leur grande majorité, il n’oublie pas de préciser : “ their styles and methods is that of old literary (but not ‘folk-lore’) riddles ”. De cette ancienne littérature d’énigmes, il ne fait guère de doute que la tradition eddique est influente. Les dits de Vafthrudhnir et les énigmes de Gestumblindi (contenues dans l’Edda poétique) partagent nombre de points de structure avec celles qu’échangent Bilbo et Gollum [109] . Il en va de même de la tradition en vieil anglais, celle de Salomon et Saturne et du livre d’Exeter (Cf. Letters, p. 66 et 102-3).

Dans cette tentative de présenter un lien historico-légendaire à notre monde, la dimension linguistique a encore un rôle capital. Nous étudierons ici deux “ portes ” qui connectent particulièrement la Terre du Milieu à notre réel. C’est d’abord par les lacunes de connaissances historiques du début des “ Dark Ages ” de l’Angleterre que Tolkien trouva le pont pour créer la légende. C’est aussi une époque qui l’attirait tout particulièrement pour être antérieure à la conquête normande, véritable drame avant tout linguistique pour un auteur qui chérissait particulièrement les langues germaniques  et détestait les sonorités du français [110] . Le roman inachevé The Notion Papers Club [111] , ainsi qu’Aelfwine, personnage-clef du légendaire tolkienien sont des évocations de ce pont “ historico-légendaire ”. Ils seront maintenant les deux objets d’une analyse succincte.

 

1°) “ Aelfwine of England ”

Dans le manuscrit inachevé The Lost Road [112] , un père explique à son fils pourquoi il l’a prénommé Alboin en lui disant que cela signifie Elf-friend : “I might have called you Aelfwine, of course; that is the Old English form of it. I might have called you that […] after Aelfwine, King Alfred’s grand son, who fell in the great victory in 937, and Aelfwine who fell in the famous defeat of Maldon”.

Il est question de deux Aelfwine dans l’Anglo-saxon England [113]  de Frank Stenton. Si l’un n’est qu’un simple nom qui apparaît dans les listes de la cour de Cnut entre les années 1033 et 1035, l’autre en revanche est recensé comme le “ faithful riter ”
du roi Aethelred II en 984. Tolkien a peut-être été inspiré par ce personnage réel dont on ne connaît que la fonction, dans la mesure où son Aelfwine fictif est décrit dès les premiers textes (The Book of lost tales remonte à 1916-25) et jusqu’à sa dernière période (Dangweth Pengoloth [114] en 1959) comme un scribe humain par qui nous sont parvenues les légendes des Anciens Jours des royaumes elfiques.

Néanmoins – et même si le lien avec son personnage est moins clair – il existe un autre Aelfwine d’importance pour Tolkien et il le nomme dans The Lost Road: c’est un guerrier anglais qui meurt dans la Bataille de Maldon [115] au côté de son maître le baron Birhtnoth.
Dans la suite imaginaire (The homecoming of Beorhtnoth) que Tolkien écrivit de ce fragment à la fois historique et épique, ses protagonistes, en revenant chercher le corps du baron, reconnaissent parmi les morts l’Aelfwine en question qu’ils nomment et dont Tidwald loue la mémoire [116] .

Dans l’œuvre tolkienienne, il n’est guère de personnage ayant un certain degré d’importance qui ne possède au moins deux noms et Aelfwine ne fait pas exception. Il porte également, tout au moins dans les premiers textes, le nom d’ Eriol qui signifie
en quenya tardif “ celui qui rêve seul ” (cette solitude étant peut-être un élément – avec sa curiosité, mentionnée dans les contes – de son élection). L’apposition d’un nom quenya à son nom ancien anglais est une manière d’insister sur le caractère intermédiaire du personnage. Il est entre deux mondes, celui du Moyen-Âge anglais et celui de l’univers tolkienien dont la frontière est volontairement indéfinie, et auxquels il appartient. La signification de l’ancien anglais Aelfwine (> “ ami des elfes ”) est en soi une autre manière de souligner ce statut : la racine -wine indique qu’il n’est pas un elfe (en l’occurrence il est un marin anglais) mais qu’il est accepté par ce monde. Il en sera le chroniqueur et traducteur auprès des détenteurs de la sagesse elfique [117] , et donc la source fictive de Tolkien pour les récits du Premier âge, tout comme Bilbo, Frodo et Sam le seront pour les évènements de la fin du Troisième âge. On possède des Annales de Valinor ainsi que de Beleriand écrites en ancien anglais “ par Aelfwine ” [118] . Notons l’importance de l’écart linguistique : l’ancien anglais est beaucoup plus éloigné de l’anglais moderne du point de vue linguistique – comme du point de vue historique – que ne l’est l’ancien français de notre langue actuelle. Les grandes connaissances de Tolkien dans la langue ancêtre de l’anglais lui permirent donc de donner une solide consistance à son personnage-lien par l’invention d’archives qui donnent une profondeur historique a son témoignage. Le voyage d’Aelfwine d’Angleterre à Tol Eressëa n’a beau être attesté que dans le Livre des Contes Perdus (Tolkien ayant décidé ensuite de supprimer l’influence de William Morris, claire dans la structure de ses premières légendes), les versions postérieures des légendes du Premier Age gardent toujours l’idée que les textes sont recueillis par ce personnage. Les références directes au début ou à la fin des textes (Quenta Silmarillion de 1937; Ainulindalë de 1951) ainsi que les notes sur les manuscrits précisant “ quoth Aelfwine ” prouvent que Tolkien tient à l’idée du rôle de ce personnage. On n’a certes plus de références à celui-ci après 1959, mais Tolkien ne le rejeta jamais expressément. Pourtant, Christopher Tolkien ne conservera aucune de celles-ci dans l’édition publiée du Silmarillion, ce qui altère la perception du texte chez le lecteur qui peut croire que l’univers de Tolkien est un “ Ailleurs ” clos sur lui-même (c’est en tout cas la perception qu’en ont nombre de critiques).
Les lettres de Tolkien, autant que son oeuvre écartent cette idée :”I am historically minded. Middle-Earth is not an imaginary world” (lettre à W.H.Auden; Cf. Letters, p.239).

 

2°) The Notion Club Papers

Ce roman inachevé, auquel Tolkien s’attela alors qu’il était en pleine rédaction du Seigneur des Anneaux offre à plus d’un titre un aspect unique dans le reste de l’oeuvre. Lorsqu’en 1936, il décide de se lancer dans un pari avec son ami l’écrivain
C.S. Lewis selon lequel ils écriront respectivement un “ time-travel ” et un “ space-travel ”, Tolkien est dans la poursuite de cette tentative de mythologie pour l’Angleterre : le voyage dans le temps était déjà, en un sens, le sujet du Book of Lost Tales,
quoique par le simple biais de la lecture et de l’oralité [119] . Maintenant, ce voyage est direct et plus radical – les protagonistes de départ, sont ici pratiquement contemporains de la rédaction (dans le Book of Lost Tales, le marin Eriol/Aelfwine
est, comme on l’a évoqué, un Anglo-saxon; or ici l’action des Notion Club Papers est sensée se situer en 1986, soit un décalage mineur dans le temps et nul dans l’espace, dans la mesure où le récit prend place à Oxford dans un club littéraire modelé sur les Inklings [120] ).

Il écrit donc à cette période le fragment The Lost Road, qu’il abandonne vite, mais fera une autre tentative dix ans plus tard sur ce même concept, qui, bien qu’également inachevé (c’est une habitude chez cet auteur aux innombrables manuscrits
posthumes), atteindra des proportions toutes autres: celle d’un court roman. Il s’agit bien sûr des Notion Club Papers.

Ce réinvestissement du passé mythique par le biais des rêves de personnages qui nous sont contemporains est donc une autre attache de la Terre du Milieu à la “ réalité ” contemporaine, un autre moyen de tenter d’infléchir le légendaire vers l’histoire. Ainsi, c’est par les rêves que la légende de l’Atlantide est alors réintroduite dans l’Histoire, et mise en relation avec Numenor l’île engloutie pour lier plus encore la mythologie tolkienienne à un imaginaire antérieur, ancrée dans l’imaginaire culturel européen.
Le rapport est double :
1. expérience via les rêves de l’engloutissement mythique [121]
2. étymologiquement: le mot quenya “ atalantë ” qui désigne Numénor et signifie “ l’engloutie ” [122] est l’un des très rarissimes mots qui parmi les langues inventées soit créé sur un modèle existant, en l’occurrence atlantis, et qui s’inscrit ainsi un mystérieux lien linguistique entre les deux légendes mais aussi entre Monde secondaire et Monde primaire.

 

Quelques éléments indo-européens en Arda

Il n’est pas dans notre propos ici de prendre en compte tout ce qui, dans l’œuvre de Tolkien, renvoie à l’idéologie indo-européenne, mais simplement de souligner quelques exemples qui montrent l’influence de certaines structures propres à cette
culture, sans doute héritées plus ou moins consciemment (la dernière partie de ce chapitre ayant toutes les chances d’être plus “ inconsciente ” que la première) car inhérentes à sa culture de philologue par la fréquentation de textes mythiques aux racines indo-européennes très fortes tels que celles des Eddas, des Mabinogi gallois ou même de Beowulf.

 

1. Le “ Gaste Pays ” et la figure souveraine

Cette expression, tirée du Conte du Graal de Chrétien de Troyes [123] , renvoie à une croyance païenne selon laquelle la fertilité du royaume était menacée lorsque la figure royale était absente, malade ou blessée. Dans le cadre des études indo-européennes, cela fut rattaché à la primauté de la fonction souveraine et religieuse [124] dans les sociétés traditionnelles indo-européennes. Dans les écrits de Tolkien concernant le Troisième Âge, la notion de décadence généralisée est omniprésente – même si, à un degré moindre, on la ressent à toutes les époques de sa mythologie – et liée elle aussi à l’affaiblissement des royaumes fondés par les elfes ou les Numénoréens. Le lointain départ des Ents-femmes (symbolisant la prospérité agricole) peut donner à la lecture le sentiment d’être une sorte de prélude au déclin du Gondor. Le dépeuplement de la Terre du Milieu lui-même n’est pas uniquement lié au départ des elfes pour l’Ouest depuis la création des Havres Gris – qui remonte au début du Second Age – mais aussi à une baisse générale de la natalité: le royaume vaincu de l’Arnor est d’abord divisé, puis réduit à une population nomade – les Rôdeurs – tandis que le Gondor est ravagé par une grande peste avant même la disparition
de son dernier roi sans héritier, insistant ainsi sur la faiblesse du pouvoir royal.

Plusieurs passages sont particulièrement empreints de survivances de l’idéologie indo-européenne. L’un des plus troublants de précision se situe dans le chapitre Homeward Bound: “And there is a king again, Barliman; he will soon be turning his mind this way. Then the Greenway will be opened again, and his messengers will come north, and there will be driven out of the waste-lands; Indeed the waste in time will be waste no longer, and there will be people and fields where once there was wilderness”. Le terme “ waste ” est de même origine que le mot ancien français “ gaste ” et détermine de la même façon les terres infertiles. La vieille croyance indo-européenne que l’absence ou la faiblesse du seigneur est la cause de l’infertilité du sol est clairement exprimée dans Le Conte du Graal à deux reprises: la “ gaste forest ” où grandit Perceval porte ce nom car, son père, le maître des lieux est mort, et que la fonction souveraine ne peut être assumée par sa veuve ; mais c’est surtout le pays du roi “ maheigniez ” dont l’état est lié à sa blessure aux parties viriles (la cousine de Perceval lui explique qu’en posant les questions sur le graal et la lance qui saigne il aurait “ tant eüsses amandé / Le buen roi qui est maheigniez, / que toz eüst regaeigniez / Ses manbres et terre tenist / Et si granz biens an avenist ” ; vers 3586-90). La fertilité de la terre est donc clairement liée à la fonction royale. La principale différence réside dans le fait que l’oeuvre de Tolkien, contrairement à celle – inachevée – de Chrétien de Troyes, accède à la restauration du royaume par le rétablissement de la souveraineté.

Dans les traditions des peuples indo-européens, le rapport de la figure royale aux trois fonctions est particulièrement difficile à définir à cause de sa multiplicité. Georges Dumézil écrit à propos du roi : “ […] ; tantôt le roi – roi prêtre alors autant et plus que roi gouvernant – est au contraire le plus éminent représentant de cette fonction [> la première] ; tantôt il présente un mélange, variable d’éléments des trois fonctions, et notamment de la fonction guerrière dont il est le plus souvent issu ” [125] . On retrouve ici le cas d’Aragorn, qui en plus d’être roi est guerrier (son rôle dans la compagnie étant principalement de protéger le porteur de l’anneau et dans l’ensemble de l’œuvre de combattre : ses exploits au gouffre de Helm autant qu’au siège de Minas Tirith ne sont pas ceux d’un roi passif, mais bien liés à la deuxième fonction comme le symbolise la refonte d’Anduril, l’épée de son ancêtre), mais aussi guérisseur. Tout comme c’est sa souveraineté naturelle en tant qu’héritier d’Elendil en droite ligne qui permet au royaume d’Arnor de retrouver des terres fertiles, c’est encore ce statut de roi qui lui donne ce don étrange de pratiquement redonner la vie à Faramir grâce aux mots de Ioreth, la soigneuse du chapitre “ The House of Healing ” qui s’est rappelée de l’ancienne croyance populaire voulant que seules les mains du Roi pouvaient guérir avec l’herbe nommée athelas. Enfin, la première fonction pour son caractère religieux est encore attachée au personnage d’Aragorn
dont les propos à Arwen à la veille de sa mort sont aussi significatifs [126] (en particulier dans un univers où l’auteur évite minutieusement les références directes à toutes sortes de cultes ou religion) que son autre nom Estel, signifiant “ l’espoir ” dans
l’acceptation la plus théologique du terme : la foi [127] . Le titre Le retour du roi souligne d’autant plus l’importance de la question des terres décadentes et infertiles et de la chute de population dans l’œuvre qu’il en laisse entrevoir la fin.

Le sentiment de l’absence d’une instance supérieure relevant de la première fonction n’est pas seulement perceptible chez les hommes, car bien que ce soit moins clairement évoqué, les derniers royaumes elfes ne constituent un havre de paix intemporel que pour leurs hôtes émerveillés (c’est-à-dire la compagnie de l’Anneau), car le peuple de la Lohthlorien, malgré sa splendeur préservée, est aussi habité de l’idée de son propre déclin [128] .

Sur ce sujet, le poème de Galadriel en quenya (également nommé Haut-Elfique) est tout à fait significatif. Le vers “ Si man i yulma nin enquatuva? ” (signifiant “ Qui maintenant pour nous remplira les coupes? ”) est typique d’un problème trifonctionnel. Galadriel est certes une figure royale et plus encore, même, que le roi Celeborn (de la même façon que Guenièvre l’est parfois plus qu’Arthur dans la littérature médiévale ou qu’au Premier Age de la Terre du Milieu, Melian “ éclipse ” la grandeur d’Elu Thingol dans le royaume de Doriath – forêt inaccessible, protégée par la “ ceinture ” de Melian la Maia comme la Lorien l’est par l’anneau elfique Nenya de Galadriel) mais elle chante pourtant une complainte de l’absence d’une puissance supérieure, en l’occurrence Varda, qui est avec son époux Manwë, la représentante de la première fonction parmi les Valar et Valier. A la lumière des légendes du Premier Age, on sait que Galadriel a vécu aux côtés des divinités (secondaires – car l’unique créateur est Eru). Et bien que s’étant exilée longtemps auparavant et de son propre gré du Royaume Béni de l’Ouest, elle invoque la “ Reine des étoiles ”, et son absence est l’origine du déclin de l’Est (la Terre du Milieu). Les Sindar bien que n’ayant pas connu la Lumière du royaume des Valar invoquent également Varda, mais sous son nom sindarin: Elbereth. Les chants à cette divinité sont d’ailleurs la seule marque explicite de religion dans le Seigneur des Anneaux. On ne peut guère parler de “ gaste pays ” pour décrire la Lorien qui, bien au contraire, reste un des lieux les plus prospères de la Terre du Milieu mais la phase de décadence est claire et inéluctable.
La traduction anglaise que donne Tolkien d’un passage de ce poème est “ like gold fall the leaves in the wind, long years numberless as the wings of trees! ” – les feuilles dorées sont rattachées à la Lorien, et on peut y voir l’image d’une plus vaste chute :
le déclin des elfes, leur départ des Havres gris est la conséquence de la perte de leur souveraineté en Terre du Milieu: La Lorien perd sa protection lorsque la figure royale de Galadriel est dépossédée de la puissance protectrice que lui conférait l’anneau Nenya (lequel disparait avec la chute du Maître anneau).

On pourrait également rapprocher le vers Si man i yulma nin enquatuva? de la question mythique qu’aurait dû poser Perceval à propos du Graal dans le Château du Riche Roi Pécheur (à qui le sert-on?) toutes deux liées au respect de la fonction
royale. Ici, la coupe est toujours en relation à la fonction royale : le problème de la question sans réponse, lien brisé entre la société des Noldor et les dieux qu’ils ont abandonnés, est accru par la menace dans un premier temps de Morgoth, puis de Sauron; et ce symbole d’abondance et de fertilité qu’est la coupe souligne l’écart entre le monde auquel aspirent les elfes et l’aspect que prend la Terre du Milieu en cette fin de Troisième Age.

 

2. Loki : Réminiscences et “ délaissement ” d’un modèle maléfique scandinave

L’impact des poèmes eddiques sur Tolkien fut énorme mais, mis à part Turin et ce qu’il doit à Sigurdr, on ne trouve pas dans son univers de personnages clairement hérité d’un dieu ou d’un héros scandinave – s’il y a influence, c’est presque toujours
dans une perspective multiple et nuancée. On peut ainsi noter diverses réminiscences éparses de Loki. Ce dieu est le plus ambigu de l’ancienne religion scandinave, compagnon des maîtres de l’Asgard, il n’en préfigure pas moins dans tous ses actes le Ragnarök à venir. S’il n’est pas Surt ou l’un des géants de givres, il contribue à la perte des hommes et des Dieux, et s’alliera avec les premiers pour le Ragnarök. Son extrême beauté, sa noblesse native et surtout son entourage vont à l’encontre de son attitude. Plusieurs personnages de Tolkien ont hérité de ces traits particulièrement humains du dieu Loki.

Daeron, plus grand barde de la Terre du Milieu ; Curufin, plus talentueux des fils de Fëanor ; Maeglin, l’un des grands de Gondolin, sculpteur hors-pair de la septième porte du royaume ; Curunir, longtemps considéré comme le plus grand des Istari ; et enfin par certains côtés, Sauron lui-même (Maia d’Aulë avant de rejoindre Morgoth, on sait qu’il ne doit surtout pas être considéré comme le mal par essence) qui se lie avec les Numénoréens aussi bien qu’avec les elfes d’Eregion et leur apparaît
comme d’une grande beauté [129] (caractéristique de Loki qui se retrouve chez divers autres archétypes indo-européens, le sénéchal Kei/Keu est un homme d’une grande beauté dans nombre de contes arthuriens) ; ils sont nombreux à semer le chaos et la mort malgré un sang noble ou vouloir détruire le royaume où ils vivent.

Comme on l’a déjà noté, Grima auprès de Théoden (mais aussi Sauron auprès d’Ar-Pharazôn) est la voix discordante comme Unferth auprès de Hrothgar ; il est clair que ce personnage est encore du même ordre que Kei/Keu à la cour d’Arthur et est issu de la même tradition indo-européenne. Si Loki est désigné comme “ le calomniateur des dieux ” dans l’Edda de Snorri, c’est bien la fonction d’Unferth comme de Grima, ce dernier cherchant la chute du royaume où il vit, à l’instar de Loki dans l’Asgard.

Et le simple fait que Sauron ait pu forger l’Anneau Unique est l’une des preuves – tout au moins dans une conception chrétienne du mal comme celle de Tolkien – que l’idée d’un Mal pur est impossible : la chute est une thématique constante, et la capacité à créer est bien le vestige qui prouve l’ancienne grandeur du personnage. Comme Loki, père de tant de créatures maléfiques tels Fenrir ou Iormungand, beaucoup de personnages tolkieniens tiennent, à un degré ou un autre, une place indécise dans leur rapport à la création : Feänor, père des Silmarils étant le plus grand et le plus ambiguë d’entre eux.

Néanmoins, l’ambiguité de Loki est bien plus large que celle des personnages tolkieniens dans la mesure où elle s’étend sur nombre de domaines comme la parole bien sûr (avec l’alternance entre la simple moquerie bouffonne de certains textes et la véhémence pure de la Lokasenna) mais aussi la sexualité (représentant ne forme de déité hermaphrodite, il est tantôt mère – du cheval Sleipnir -, tantôt père – de Nari). Si on retrouve nombre de ses caractéristiques disséminées dans l’œuvre, on ne doit donc pas pour autant y voir une réécriture quelconque de la complexe personnalité de l’Ase Loki : lorsque Snorri écrit de lui qu’ “ il mettait constamment les dieux dans les plus grandes difficultés, mais il les tirait souvent d’affaire à l’aide de subterfuges ” (Edda, p. 61), on se trouve en face d’un type de relation au Mal qui n’a pas lieu d’être dans une œuvre résolument chrétienne comme celle de Tolkien. Le Mal, ne peut ici faire le bien que contre son gré, par sa cécité morale et non par des “ subterfuges ” c’est-à-dire un acte volontaire. L’exemple de Gollum, qui comme Loki est “ très changent dans son comportement ” (ibid, p.61) est ici frappante. Ce n’est pas un subterfuge qui fait de lui le sauveur ironique de la Terre du Milieu, mais bien le fait qu’il soit malgré lui, l’instrument d’Eru (Dieu).

Si Sophus Bugge tenta en vain de lier Loki à Luki-fer (R. Boyer, Edda poétique, p. 472), Tolkien ne choisit jamais de montrer le Mal selon ce modèle proprement indo-européen, peu compatible avec sa conception chrétienne. Si un syncrétisme de la notion du Mal peut exister pour Tolkien, on le trouvera davantage dans son traitement du dragon, que nous analyserons dans la dernière partie de cette étude.

 

3. Traces de répartition sociale indo-européenne idéalisée

F. Munier propose dans son étude [130] la répartition suivante pour définir les relations fonctionnelles des trois clans elfes qui firent le voyage vers l’Ouest (c’est-à-dire ceux qui ont un rôle dans l’histoire politique d’Arda au Premier Age ; ceux qui sont au centre du Silmarillion) :

Première fonction : les Vanyar car ils furent les premiers à se diriger vers l’Ouest (leur autre nom “ Aminyar ” signifie premier) et les préférés de Manwë roi des Valar qui règnent sur Arda ; ils sont donc liés à la fonction de “ souveraineté ”.

Seconde fonction : les Noldor car ils furent les seconds à se diriger vers l’Ouest (leur autre nom “ Tatyar ” signifie second) et sont les elfes les plus violents et le Silmarillion est l’Histoire de leurs guerres. Ils sont d’ailleurs réputés pour leurs armées, et sont donc liés à la fonction “ guerrière ”.

Troisième fonction : les Teleri car ils furent les troisièmes à se diriger vers l’Ouest (leur autre nom “ Nelyar ” signifie troisième), les plus beaux et les plus nombreux. Ainsi ils sont liés à la fonction de “ fertilité ”.

Cette hypothèse sur la répartition des trois grandes tribus elfes qui allèrent à Valinor est extrêmement séduisante, car elle semble épouser à merveille le schéma dumézilien avec une sorte de prescience incroyable (puisque cette division des trois clans remonte aux Contes Perdus, soit en 1916-25, alors que la révélation de l’idéologie apparaît à Dumézil en 1938 et que dans tous les cas, rien ne permet de dire si par la suite Tolkien eut jamais connaissance des travaux du savant et philologue français).

Mais nous devons y mettre quelques réserves : les Teleri, soit les représentants de la troisième fonction, ne sont pas “ les plus beaux ” de tous les elfes. Bien que Luthien (la plus belle des Enfants d’ Iluvatar) ait pour père un Teleri, elle n’est pas représentative de cette caste, car sa mère est un esprit antérieur à la création d’Arda, la Maia Melian. Cette qualité, vis-à-vis d’un peuple, est attribuée aux Vanyar comme l’indique les noms communs quenya vanima et vanya qui signifient tous deux “ beau ” autant que “ blond ”. C’est également signalé p.53 du Silmarillion: “ they are the Fair Elves ” (et HoME X, p. 162-3 : “ fairest of the Quendi ”). Mais cette réserve n’en est plus une si l’on se souvient du litige qui existe sur l’idée de beauté entre les
représentants de la première et de la troisième fonction dans nombre de légendes indo-européennes. Ainsi les conséquences du jugement de Pâris ne montrent-t-elles pas qu’Héra revendique pour elle cette qualité en dépit du choix d’Aphrodite ?

La hiérarchie est aussi parfois sujette à divergences. Le plus grand de tous les Eldar est Fëanor, et il fait parti des Noldor, et donc du peuple de la seconde fonction si l’on suit l’interprétation de F.Munier. Ensuite, les Teleri ne sont jamais associés à l’agriculture, ce qui est normalement avec la production en général le rôle social majeur de la troisième fonction ; et si les Teleri produisent des bateaux, on peut alors tout autant qualifier les Noldor de producteurs car la fabrication d’armes (il est vrai pour leur propre occupation guerrière) mais aussi de joyaux est leur spécialité.

Mais bien que tout ne puisse concorder, principalement à cause d’une idéologie chrétienne consciente dans l’oeuvre de Tolkien, les éléments indo-européens sont indéniables. Ainsi, si l’on ne peut attribuer la caractéristique de la plus grande beauté aux Teleri, ce peuple est pourtant bel et bien celui de la fertilité si l’on considère leur nombre : ils sont de loin les plus nombreux des trois clans et généralement de caractère plus pacifique[131] .

Un autre point donne l’illusion de mettre à mal la théorie : dans les différents mythes indo-européens, qu’ils soient scandinaves, indiens ou romains, il y a l’idée que dans cette société idéale les trois clans sont de véritables castes indispensables les unes aux autres sous peine de catastrophe généralisée que ce soit chez les dieux ou dans les sociétés humaines : les Ases (qui englobent des déités des deux premières fonctions) ont besoin des Vanes tout comme les brahmana et ksatriya ont besoin
des vaisya. Or, il semble que les Noldor quittant Valinor construisent des royaumes parfaitement autonomes, tout comme celui d’Elwe et des Sindar de Doriath (des Teleri qui ont abandonné la marche). Pourtant si l’on analyse avec précision, les données sont toutes autres. Les Noldor par trois fois attaqueront les Teleri (d’abord à Alqualondë puis à Doriath, puis aux havres de l’embouchure du Sirion où vivent les rescapés du royaume de Doriath). Et l’hostilité des représentants de la deuxième fonction pour ceux de la troisième (hostilité qui débouche souvent sur une guerre [132] ) est une constante des mythes indo-européens [133] .

Enfin, l’autonomie des royaumes Noldor et Sindar n’est qu’une illusion. Le légende du sac de Gondolin en est une preuve cuisante : le roi Noldo Turgon ne veut pas écouter Tuor – messager du Vala Ulmo qui lui commande de fuir sa cité cachée
– car il est devenu fier et ne veut abandonner la cité qu’il a construite dans son exil sur le modèle de Tirion (ville ou vivaient en paix Noldor et Vanyar avant l’exil des premiers). La cité sera finalement détruite par les armées de Morgoth. Il est intéressant de noter que la ville est bâtie sur un modèle symbolisant le passé où les elfes vivaient en paix, car la chute de la cité de Gondolin (pourtant royaume caché, censé être inaccessible) souligne l’aspect impossible de toute tentative de retrouver ce passé dans l’individualité. C’est ici que l’on doit trouver l’une des raisons de la mélancolique attirance pour l’Ouest qu’il y a en tout elfe de la Terre du Milieu : Valinor n’est pas seulement le pays où vit la mémoire des Deux Arbres désormais
morts, c’est aussi le lieu où vivaient autrefois les trois clans elfiques dans la baie d’Eldamar[134] .

Les Sindar, malgré leur quasi non-engagement dans les guerres du Beleriand contre le Vala des ténèbres Morgoth ainsi que leur tentative (tout comme à Gondolin) de maintenir le royaume de Doriath inaccessible grâce aux pouvoirs de la Maia Melian, ne pourront pas empêcher le destin de les emporter dans l’engrenage historique : la chute de Doriath est la conséquence de leur situation géographique, car un royaume libre ne peut perdurer indéfiniment à l’est de Valinor puisque “the whole of Middle-Earth was Morgoth’s Ring”(HoME X, p.400). Le lieu où la paix réelle est accessible pour tous les Noldor et Teleri de Terre du Milieu est auprès des Valar de l’Ouest (où sont restés les Vanyar). La société idéale est mythe dans le mythe, un passé qui concentre toutes les
nostalgies elfiques.

Notes

[5] “That the images are of things not in the primary world (if indeed that is possible) is a virtue, not a vice” (Cf. On Fairy-stories  in Essais, p.139).
[6] Tolkien écrit ainsi : “Many people […] stupidly and even maliciously confound Fantasy with Dreaming, in which there is no Art – this is not true of all dreams. In some Fantasy seems to take place. But this is exceptional. Fantasy is a rational not irrational activity ”. (cf. Essais, p.139)
[7] A propos des importantes déclarations de Tolkien sur les mythes qui aboutirent à la reconversion de Lewis, lire le chapitre Jack, p.162-72, dans l’ouvrage de Humphrey Carpenter, Tolkien, une biographie, Christian Bourgois, Paris, 1980 (nous utiliserons pour cette étude les références de la réedition en poche chez Presses Pocket).
[8] Le terme est employé par Tolkien dans le souci théologique de ne pas confondre le travail de l’homme et la Création, c’est-à-dire notre monde, qui est œuvre de Dieu. La critique tolkienienne de langue française ayant toujours gardé l’expression originale de Tolkien pour désigner le concept de création secondaire (artistique), nous ne chercherons
pas à traduire “ sub-cr[é]ation ” dans cette étude.
[9] L’édition que nous prendrons en compte est la suivante : J.R.R Tolkien, The Silmarillion, HarperCollins, Londres, 1998, (illustrée par Ted Nasmith).
[10] L’attachement de Tolkien à ces œuvres scandinaves ne déclinera jamais. Le poète W. H. Auden (qui fut l’un de ses élèves) et Paul Taylor publièrent chez Faber & faber en 1969 une traduction partielle de l’Edda poétique qui fut dédié à Tolkien. Nos éditions de référence seront les suivantes : Snorri Sturluson, L’Edda, traduction de François-Xavier Dillman (Gallimard, coll. L’aube des peuples, Paris, 1991) et L’Edda poétique, traduction de Régis Boyer (Fayard, Paris, 1992).
[11] Cf. V. Ferré, Tolkien : sur les rivages de la Terre du Milieu, Christian Bourgois, Paris 2001, p.259 et suivantes.
[12] J. Pearce Tolkien Man and Myth, p. 59. HarperCollins, Londres, 1998.
[13] J.R.R.Tolkien, The Book of Lost Tales, The History of Middle Earth vol.1 et 2 – , HarperCollins, Londres, 1983-84.
[14] Sa conception de l’homme à venir est en fait partiellement reconnaissable dans l’attitude des personnages de Boromir (il l’évoque dans une lettre) et de Saruman.
[15] En plus du christianisme de Tolkien doit être pris en compte un indéfectible amour de la Nature, du monde physique, imprégnant toute l’œuvre. C’est le rapport conflictuel de cet amour et du temps qui est l’origine de la mélancolie elfique.
[16] Il s’explique sur cette théorie dans son essai On Fairy-Stories (in Essais, p. 145-157).
[17] Il évoque son ambition d’une mythologie pour l’Angleterre dans la lettre 131 à Milton Waldman citée plus loin.
[18] Le concept du carnavalesque mis en lumière par Mikhail Bakhtine dans des œuvres postérieures – Rabelais, Dostoïevski – est un des signes de survivance de ce syncrétisme médiéval longtemps méconnu. De nombreuses fêtes médiévales servaient en un sens à réguler les conflits moraux que pouvaient générer cette période de transition. Ces fêtes donnaient à la population la possibilité de perpétrer d’anciennes coutumes dont les valeurs heurtaient celle du christianisme, mais que le clergé permettait dans un cadre temporel strictement défini. Les anciennes croyances étant ainsi peu à peu reléguées au statut de coutumes.
[19] Beowulf, traduction de Seamus Heaney, Faber and faber, Londres, 1999.
[20] Les Quatre branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen-Âge, Gallimard coll. L’aube des peuples, Paris, 1993.
[21] Certes, l’auteur de la Völuspa s’inspire directement de passages des Ecritures pour réinventer certaines strophes (on peut rapprocher en particulier la strophe 45 de Marc [13 : 7-8, 12] ou la strophe 57 de Mathieu [24 : 29]), mais l’esprit scandinave de l’œuvre reste intact: tout comme dans les Mabinogi gallois, la morale chrétienne ne vient pas plus perturber l’esprit indo-européen du texte.
[22] Comme le note très justement Albert Béguin dans la préface à sa traduction de la Queste del saint graal (Seuil, Points/Sagesse, Paris,) lacondamnation morale de la courtoisie – et des valeurs non chrétiennes en général – qui est propre à cette œuvre cistercienne ou à celles de Robert de Boron n’est pas aussi clairement valable dans le corpus de Chrétien de Troyes.
[23] L’exemple de Robert de Boron est frappant. L’interprétation du graal comme le calice où Joseph d’Arimathie récupéra le sang du christ et de la lance qui saigne comme celle de Longin est le fruit d’une volonté d’enlever les traces religieuses païennes qui survivaient encore dans Le Conte du Graal.
[24] Cf. Defending Middle-Earth par Patrick Curry, St Martin’s Press NewYork, 1997 (Réed. HarperCollins), dans les sous-chapitres Postmodernity in Middle Earth et Middle Earth in Postmodernity (p.20-25).
[25] Ainsi, citant dans son essai sur les contes de fées l’ouvrage Progress and Religion de Christopher Dawson, Tolkien intervient ironiquement au milieu de sa citation même: “The rawness and ugliness of modern European life” – that real life whose contact we should welcome – “is the sign of a biological inferiority, of an insufficient or false reaction to environment”. (Nos italiques ; Essais, p.150).
[26] Socialisme comme fascisme, par exemple, promettent un avenir resplendissant sur cette terre auquel la pensée catholique de Tolkien ne peut souscrire (même si le fascisme revendique un modèle d’Âge d’or – celui de la Rome Antique -, l’idée de décadence n’est pas dans cette idéologie un destin inéluctable de l’Histoire, comme c’est le cas dans le concept chrétien de la Chute). Son univers se fait l’écho de cette philosophie du temps corrompu (à ce propos lire la note 128 citant les propos d’Haldir en Lothlorien).
[27] Il évoque clairement dans une lettre la relation de caricature entre la Comté et l’Angleterre rurale. C’est une Angleterre plus légendaire à laquelle il est fait allusion en Rohan. Nous étudierons ces points plus en détails dans la partie consacrée à La dimension linguistique et la profondeur historiquo-légendaire.
[28] Même s’il y a critique de la société industrielle, c’est toujours de la manière la plus indirecte et suggérée qui soit, dans la mesure où Tolkien s’impose les règles d’une cohérence de l’Evasion. On notera néanmoins que Shippey interprète l’action menée par Saruman en Isengard comme une allégorie du développement technologique et industriel de l’Angleterre des West Midlands et souligne, entre autres, la proximité phonétique des noms “ Saruman ” et “ Sarehole ”. Ce dernier étant le hameau où grandit Tolkien et dont il souffrit l’absorption rapide dans l’agglomération de Birmingham.
[29] Cf On Fairy-stories, in Essais p. 148.
[30] Leaf, By Niggle in Tree and Leaf, Allen and Unwin, Londres, 1964.
[31] Il aimait particulièrement les oeuvres d’Isaac Azimov ou le Perelandra de C.S. Lewis (Cf. Letters ; p. 89 et 377).
[32] Jane Chance considére la conception tolkienienne du réel comme héritière de Saint Augustin : “This reality is perceived by the heart or imagination rather than by the head ; Tolkien reveals an Augustinian bias towards faith and revelation, “ the eye of the heart ”, instead of the Aristotelian “ eye of reason ”” (Cf. in Tolkien’s Art: A Mythology for England, p. 81). “Revenez à votre coeur” est bien une expression récurrente de la pensée des Confessions.
[33] “The eucatastrophic tale is the true form of fairy-tale, and its highest function.” (Cf.On Fairy-stories, in Essais, p. 153).
[34] “It [i.e. eucatastrophe] denies (in the face of much evidence, if you will) universal final defeat and in so far is evangelium, giving a fleeting glimpse of Joy, Joy beyond the wall of the world, poignant as grief” (Cf. Ibid, p; 153).
[35] C’est aussi bien le cas des humains se lamentant sur la perte de la civilisation numenoréenne que des nains vivant dans le souvenir des cités perdues de Nogrod, Belegost et Khazad-Dûm.
[36] A ce sujet, lire l’essai de Michaël Devaux “ L’Ombre de la Mort ” chez Tolkien et celui d’Emeric Sarron Le destin des Elfes une expression du lien à Arda. On trouve des versions de ces essais sur le site internet de Jrrvf. Les références aux sites internet concernés sont données dans la bibliographie.
[37] Aldarion and Erendis, in Unfinished Tales, HarperCollins, Londres, 1980.
[38] La grande influence de Saint Augustin sur la pensée médiévale n’y est pas sans doute pas pour rien. Le fameux “ Credo quia absurdum ” ou encore l’idée que “ par nature, l’homme n’a pas de pouvoir sur l’homme ” furent particulièrement décisives sur la considération des sciences au Moyen-Âge. Au chapitre 6 du traité sur le libre-arbitre, Saint Augustin note par exemple l’importance de ne pas placer la raison au-dessus de Dieu.
[39] Nombre d’auteurs majeurs du Moyen-Âge décidèrent de ne pas signer leurs œuvres. Ainsi le poète de Sir Gawain et celui de Beowulf en Angleterre ou celui de La Queste del saint Graal en France.
[40] La chanson de la croisade albigeoise, Livre de Poche, coll. Lettres Gothiques, Paris, 1989.
[41] Spenser, The Faerie Queene, in The Norton Anthology of English Literature, vol. 1, Norton, Londres, 1962-2000.
[42] Pensons au personnage Archimago qui représente le danger et le leurre de l’image jusque dans son nom. Il est d’ailleurs un ermite fallacieux, qui, non sans hasard, est un compagnon de Duessa, personnage symbolisant la “ fausse religion ” (le catholicisme, par opposition au protestantisme anglais).
[43] Cf. The Faerie Queene, Livre 2, Canto 12.
[44] Sir Gawain, Pearl and Sir Orfeo, traduction de J.R.R. Tolkien, Allen and Unwin, Londres, 1975.
[45] Sa lecture de 1953 à Glasgow sur le thème de la résistance à la tentation de l’adultère dans Sir Gawain est convaincante à ce propos.
[46] Il écrit dans la lettre 329 (p.414) :  “[…]I cannot understand how I shoud be labelled ‘a believer in moral didacticism’. Who by? It is in any case the exact opposite of my procedure in The Lord of the Rings. I neither preach nor teach”.
[47] Cf. letters, p. 221: “The book is not of course a ‘Trilogy’. That and the titles of the volumes was fudge thought necessary for publication, owing to length and cost”.
[48] Antérieure sur le plan chronologique du légendaire tolkienien mais également (souvent, quoique pas de manière exclusive) sur le plan de la composition dans la vie de l’auteur. Nombre des poèmes et chansons du SdA dérivent de versions antérieures à l’œuvre.
[49] Certes peu développés. A ce sujet lire Shippey, in Tolkien : Author of the Century (HarperCollins, Londres 2000), p 314-5.
[50] V. Ferré p. 67-72 et T.A.Shippey, p. 102-111.
[51] Première  continuation de Perceval (ou continuation-Gauvain), Livre de Poche, coll. Lettres Gothiques, Paris, 1993.
[52] Le roman de Renart, Ed. et traduction de J. Dufournet et A. Mélin, GF-Flammarion, Paris, 1985.
[53] Cf. Tolkien  en France, p.15. L’article de Léaud est L’épopée religieuse   de J.R.R. Tolkien.
[54] E. Kloczko, Dictionnaire des langues des Hobbits des Nains des Orques et   autres créatures de la Terre du Milieu, de Numenor et d’Aman, (Editions Arda, Argenteuil, 2002) p.69.
[55] Cette influence est surtout perceptible dans Bilbo le Hobbit, mais très effacée dans les œuvres majeures à plus forte teneur mythologique. Tolkien évoque une relation d’influence tantôt relative (Letters, p. 178) tantôt négligeable (ibid ; p. 185).
[56] Cf. L’Edda, p. 43-4 : “ […] sur la décision des Dieux, ils [>les Nains] reçurent intelligence et forme humaine, tout en continuant à habiter dans la terre et dans les pierres ”. Sur la forge : Edouard Kloczko fait remarquer que le nain forgeron Mimir de la saga islandaise de Thidreks (1220-50) est un modèle du nain Mîm dans l’histoire de Turin Turambar. Enfin, un autre point commun réside dans leur origine pré-humaine Snorri écrit qu’avant de posséder une forme humaine, “ leur état était celui de vers ” (Cf. L’Edda, p.43).
[57] J.R.R. Tolkien, The Hobbit, Allen and Unwin, Londres, 1937, 1952, 1966 (Réed. HarperCollins).
[58] On peut citer par exemple le nain de la charrette d’infamie chez Chrétien de Troyes (dans le Chevalier à la charrette); ou encore celui qui s’oppose au sénéchal Keu dans la Continuation-Gauvain (v. 3690 : “ Mauvais nains bocerés ”; ou v. 3696 “ Cras est et bius,et tu iés lais ”).
[59] Pour la dureté de la langue (tout au moins sur des critères elfiques) : “they could understand no word of the tongue of the Naugrim, which to their ears was cumbrous and unlovely; and few ever of the Eldar have achieved the mastery of it”; Cf. Silm, p. 92) et pour la barbe des femmes (SdA, appendice p. 1116).
[60] La situation du peuple des nains est très difficile à interpréter du point de vue théologique, dans la mesure où ils n’appartiennent pas directement aux Enfants d’Iluvatar (Dieu), mais sont créés par le Vala Aulë. On sait qu’ils seront sans doute intégrés aux enfants de Dieu lorsqu’ils auront reconstruit la Terre après l’ultime bataille des Valar. En un sens on peut voir dans leur histoire l’image du péché d’orgueil de la sub-création et celle de son salut dans la dévotion à célébrer la véritable création dont tout est indirectement issu, même si en partie corrompu.
[61] Ainsi l’enchanteur Elïavrés de l’histoire de Cardué (Continuation-Gauvain) ou le Merlin de Robert de Boron sont des créatures maléfiques dont la nature n’a guère de liens avec celle de Gandalf ou même Saruman. Il y a un véritable malaise éthique dans les textes médiévaux empreints de christianisme à l’égard des mages qui n’est pas fondé dans l’œuvre de Tolkien (on le retrouve simplement sous forme de méfiance populaire, par exemple dans le peuple de Rohan).
[62] Cf. Ruth S. Noel ; The Mythology of Middle-Earth, p. 108-9. [63] Cf. SdA ; Livre V, chapitre IX.
[64] “[…]Merlin’s sudden disappear from Le Morte Darthur (out of the twenty-one books, Merlin appears in the first four) is reflected in Gandalf’s fall in the Moria. […] Gandalf was Aragorn’s counselor in much the same way that Merlin was King Arthur’s. For example, before the battle with the eleven kings, King Arthur asked his barons to take the advice of Merlin in organizing their strategy. Comparably, in the Last Debate, Aragorn counseled the Captains of the West to rely on Gandalf’s experience in their war with the Enemy. Gandalf’s relationship to the whole Compagny of the Ring is stated well by Loomis’ description of Merlin.” Ruth S. Noel, p. 110 [Loomis: Celtic Myth and Arthurian Romance, NY Columbia University Press 1927, (réed. Academy Chicago Publishers 1997), p. 127 : “an omniscient and omnipotent arranger of the tests and master of ceremonies, with all good will conducting the heroes through the trials and struggles that will fall their lot”].
[65] Cf. lettre à Milton Waldman: “As I say the legendary Silmarillion is peculiar, and differs from all similar things that I know in not being anthropocentric. Its centre of view and interest is not Men but Elves.” (Cf. Letters, p.147).
[66] On peut noter que cette conception de la féerie est partiellement présente dans le Livre des contes perdus et surtout dans Bilbo.
[67] La biographie de Humphrey Carpenter et les lettres sont suffisamment explicites sur l’évolution de l’opinion de Tolkien sur Bilbo le Hobbit.
[68] Cf. v.112 de Beowulf; les elfes sont rapportés aux “ evil phantoms ”, sans doute sous l’influence du christianisme de l’auteur. C’est dans ce même vers qu’apparaît le mot vieil anglais “ orc ” (sous la forme “ orc-neas ”) signifiant démon, et duquel ne semblent pas se distinguer les elfes sur le plan moral.
[69] Ce roi Teleri n’aida pas les royaumes des Noldor dans leurs guerres contre Morgoth, que ce soit à Dagor Bragolach (Silm; chapitre XVIII) ou Nirnaeth Arnoediad (ibid ; chapitre XX).
[70] Certes Snorri distingue les ljosalfar (elfes de lumières) des dökkalfar (elfes noirs), que Régis Boyer considère comme des figures d’origines orientales (Edda poétique ; p.418), mais les elfes tolkieniens, selon Verlyn Flieger sont associés à une conception chrétienne du symbolisme de la lumière (Cf. note suivante).
[71] Verlyn Flieger, The Splintered Light: Logos and Language in Tolkien’s  World, Gran Rapids, Michigan, 1983.
[72] Flieger rappelle entre autres que l’Histoire du légendaire ne prend pratiquement pas en compte les plus proches de la lumière (Vanyar) et de l’obscurité (Avari). S’appuyant sur deux vers du poème Mythopoeia à l’origine du titre de sa monumentale étude (“ man sub-creator, the refracted light / through whom is splintered from a single White ”) elle note que presque tout se joue parmi des races d’elfes dont la relation à la lumière et l’obscurité est plus nuancée, intermédiaire : les Noldor (dits Elfes Profonds) et les Sindar (dits Elfes Gris).
[73] L’existence d’une occurrence du terme hobbit dans un ouvrage de 1878 (sur une liste sans contexte de mots oubliés du folklore anglais) ne permet pas de remettre en cause l’entière paternité de Tolkien sur la création de cette race – dans la mesure où la signification ancienne du mot était aussi inconnue à l’époque de Tolkien qu’aujourd’hui.
[74] On Fairy-stories, in Essais, p. 119.
[75] Cf., par exemple, les tableaux que propose G. Dumézil dans Les trois  fonctions sociales et cosmiques (repris dans Mythes et  dieux des indo-européens, Champs-L’Essentiel, Flammarion).
[76] La première version attestée est celle contenue dans le second tome du livre des conte perdus (vers 1918), la seconde, est un poème narratif de plus de 4000 vers nommé Lay of Leithian écrit entre 1927 et 1931 puis repris en 1951avant d’être laissé inachevé. La version publiée dans le Silm provient majoritairement d’un texte de la Quenta de 1937. Plusieurs autres textes épars évoquent la légende : ainsi un passage, chanté par Aragor, est contenu dans le SdA, p.208-9.
[77] E. Kohler, cité par D. Boutet et A. Strubel, Littérature, politique et société dans la France du Moyen-Âge, p. 72.
[78] Notons qu’en anglais “ romantic” ne renvoie pas nécessairement au mouvement littéraire (romanticism) – ce serait ici un anachronisme – mais aussi au genre littéraire de la “ romance ”.
[79] Il y a dans cette relation Gimli/Galadriel une parodie de l’attitude courtoise, particulièrement soulignée lorsque celui-ci à deux reprises en vient presque à défier Eomer pour des propos peu élogieux à l’égard de la Reine de Lorien (SdA, p.453; p.1011).
[80] On sait, par exemple, que la figure du chevalier solaire est un trait indo-européen particulier de Gauvain qui ancre le personnage dans une tradition largement antérieure aux premiers écrits arthuriens.
[81] Gauvain garde malgré tout des traits typiques qui ne correspondent guère à Aragorn, tels les trois baisers à la femme de l’hôte. La tentation, s’il y en a bien une chez Aragorn, est beaucoup plus intériorisée. Il est cependant difficile de l’écarter complètement au regard de l’évolution des manuscrits du SdA (cf. HoME VII, The Treason of Isengard, HarperCollins, Londres, 1989) qui présente d’abord une situation où les personnages d’Eowyn et d’Aragorn devaient se marier.
[82] D. Boutet et A. Strubel expliquent dans Littérature, Politique et société dans la France du Moyen-Âge, que la notion de fin’amor  est liée à l’expression d’une “ tension amoureuse ” tournée autour de “ l’insatisfaction ”. “ La dame, déesse bien charnelle, n’en est pas moins inaccessible ” (p. 71).
[83] On trouve nombre d’obstacles de l’ordre de l’éloignement géographique ou d’un mur social et même racial (dans la mesure où les elfes ne sauraient être simplement des nobles de Beleriand par opposition à une “ caste ” humaine inférieure : leur différence est aussi au niveau du sang). On peut se rappeler combien certaines œuvres médiévales prenant place lors des croisades furent imprégnées par l’idée d’un obstacle à l’amour d’ordre racial comme dans le
Cycle de Guillaume d’Orange.
[84] Le caractère tragique du destin de Luthien, bien qu’évoqué, n’est pas le sujet du conte : celui-ci n’est autre que la victoire des amants sur toute séparation.
[85] Bien que son origine soit orientale (on retrouve ce même thème chez les Sumériens dans la descente aux Enfers d’Innana/Ishtar pour délivrer Dumuzi et chez les Phéniciens avec l’histoire d’Anath et de Baal), on ne rencontre cette fin tragique que dans sa version grecque (Dumuzi comme Baal reviennent chez les vivants). La tradition dyscatastrophique se poursuit chez Virgile : dans le livre VI de l’Enéide, Didon repousse un Enée éploré.
[86] Rappelons que sa mère, Melian est une Maïa, être antérieure à la création du monde.
[87] Tolkien insiste sur l’aspect eucatastrophique du conte par une intervention du narrateur dès l’incipit de celui-ci : “Among the tales of sorrow and ruin that come down to us from the darkness of those days there are yet some in whichamid weeping there is joy and under the shadow of death light that endures”. L’expression biblique “shadow of death vient ici souligner l’aspect religieux de l’happy ending : au milieu du doute, de la perte de foi, il y a l’expression
d’une Joie d’ordre divine sur le modèle de l’Evangelium. A ce propos lire, l’article de Michaël Devaux, “ L’ombre 
de la mort ” chez Tolkien in La Feuille de la Compagnie n°1, Ed. L’œil du Sphinx, Paris, automne 2001.
[88] Malgré l’évocation d’un temps de bonheur au livre III, on peut dire que Troilus et Cryseide est un poème de l’amour impossible.
[89] Il écrit dans Tolkien : Author of the Century : “In the cultures Tolkien admired, introspection was not admired. He was aware of it, in a way his ancient models were not, but he did not develop it” (cf. p.315).
[90] Par exemple, dans le Conte du graal, lorsque la robe de la reine et son honneur se voient salis par le chevalier Vermeil ; plus loin, apprenant l’absence prolongée de Gauvain, il “fu mornes et pansis / Com il vit sa grant baronie / Et de son neveu n’i vit mie, / Si chiet pasmez par grant destrece” (v. 9220-3).
[91] Vincent Ferré le remarque également (Cf. Tolkien : sur les rivages de la Terre du Milieu, p. 182.)
[92] Farmer  Gil of Ham, Allen and Unwin, Londres, 1949. Notre édition est celle présentée et annotée par Wayne Hammond pour Harper Collins à l’occasion du le cinquantième anniversaire de la publication originale.
[93] Celle-ci étant d’ailleurs héritier de la Valhalle de l’Asgard : La halle de Hrohtgar dans Beowulf est considérée comme la plus grande qui soit, sans doute inconsciemment bâtie sur le modèle de celle de Svafnir (Odin).
[94] C’est le cas de Jane Chance dans son ouvrage Tolkien’s Art: A Mythology  for England, (Cf. Introduction).
[95] Rappelons qu’elle est au premier temps de la création d’Arda et que, même si l’on peut y voir un symbole de mort (cf. Vincent Ferré p. 180-1), c’est toujours dans une perspective dénuée de la corruption terrestre : Morgoth n’a aucune prise sur la mer car son domaine est la terre du milieu où il a disséminé son emprise (“ the whole of Middle-Earth
was Morgoth’s ring ”, Cf. HoME X, p.400). L’autre exception est le lac de Gollum déjà évoqué.
[96] Wudu Wyrtum Faest (que John R. Clark Hall traduit par “ wood clinging by its roots ”) renvoie à la description du lac de la mère de Grendel (vers 1362-82). Ces vers inspirèrent à Tolkien les peintures à l’encre de chine du même nom.
[97] Tolkien : Artist and Illustrator, édité et présenté par Hammond et Scull, HarperCollins, Londres, 1995.
[98] Complexe, dans la mesure où fruit d’un compromis qui n’est pas exempt de tension comme en témoignent divers passages, telle que la situation qui oppose en mots Beowulf et Unferth ou celle de l’approche des côtes.
[99] Sa halle est également proche de celle de Gimlé avec qui il partage la couleur or – Cf. Edda p.50.
[100] C’est le chapitre The King of the Golden Hall (SdA, p. 528-48) qui fait écho aux vers 286-394 de Beowulf.
[101] Cf. On faery-stories (in Essais p.156).
[102] “ traduire ” est la fonction imagée de Tolkien à l’égard de son œuvre pour maintenir la cohérence de son monde secondaire.
[103] Cf. SdA , p.130, chapitre “The Old Forest”.
[104] Il utilise une considération étymologique de la rivière du lieu en question – Cherwell (“ *cier-welle ”, “ the turning stream, the winding stream ”) et celle d’une ville proche, Windsor (“ *windles-ora, ‘the place on the winding stream’”), pour proposer une explication du lieu créé Withywindle – Withy étant le mot en vieil anglais pour “ willow ”.
[105] Cf. Shippey, Tolkien : Author of the century, p. 61.
[106] Cf. Lettre à Milton Waldman, Letters p.144 :  “There was Greek, and Celtic, and Romance, Germanic, Scandinavian, and Finnish (which greatly affected me) ; but nothing English, save impoverished chap-book stuff… Do not laugh ! But once upon a time (my crest has long since fallen) I had a mind to make a body of more or less connected legends […] which I could dedicate simply: to England; to my country.”
[107] Cf. Tolkien en France, Editions Arda, p.7.
[108] Dans le fragment qui survécut de La Bataille de Maldon, on peut lire que les guerriers descendent de cheval afin de combattre les Vikings – ce qui, ajouter à l’ “ overmastering pride ” du chef anglais, contribua à leur perte.
[109] Une étude très développée de ce sujet de Jean Philippe Qadri est à paraître dans la Feuille de la Compagnie n°3 (Cahier d’études  tolkieniennes), aux éditions de L’œil du Sphinx.
[110] Cf Letters  p.288-9.
[111] The  Notion Club Papers est un roman inachevé publié dans le tome 9 de The History of Middle Earth (HarperCollins, Londres, 1992).
[112] J.R.R Tolkien, The Lost Road, The History of Middle Earth, vol. V, HarperCollins, Londres, 1987.
[113] Frank Stenton Anglo-saxon England, Oxford Press, Londres, 1971.
[114] J.R.R Tolkien, The people of Middle Earth, The History of Middle  Earth, vol. XII, HarperCollins, Londres, 1996.[115] Notre texte de référence est ici la traduction en anglais moderne de la Norton Anthology of English Literature, vol.1 déjà citée en note.
[116] Cf. The homecoming of Beorhtnoth, Beorhthelm’s son, in Tree   and Leaf, p.128.
[117] Pengolodh (qui vint à Tol Eresseä après le sac de Gondolin) et indirectement Rumil, sage qui inventa le premier alphabet et fut le chroniqueur des annales d’Aman (HoME X, p.48).
[118] Cf. The shaping of MiddleEarth,The History of Middle Earth,vol. IV, HarperCollins, Londres, 1986, – réed. Ballantine, coll. Del Rey, New York, 1995, p. 334-50 et p. 406-11.
[119] Sur une double échelle : celle du lecteur qui découvre les contes perdus par Aelfwine et celle d’Aelfwine lui-même qui les écoute de vive voix des habitants de Tol Eresseä.
[120] A ce sujet, lire l’article de John Rateliff: “The Lost Road, The Dark Tower, and The Notion Club Papers: Tolkien and Lewis’s Time-Travel  Triad” in Tolkien’s Legendarium, ouvrage collectif dirigé par V. Flieger et C.F. Hostetter, Westport, Conn., and London: Greenwood, 2000.
[121] On trouve ici une des rares traces d’influences directes (revendiquée par l’auteur) de la vie de Tolkien sur son œuvre : c’est l’obsession d’un rêve de son enfance – la vague submergeant l’Atlantide – qui est à l’origine de l’image récurrente de la chute de Numenor au sein de l’oeuvre.
[122] Cf. E. Kloczko, Dictionnaire des langues elfiques Vol. 1.
[123] Chrétien de Troyes, Perceval ou le conte du Graal, GF-Flammarion, Paris 1997.
[124] Rappelons qu’Aragorn est également appelé Estel qui signifie en sindarin aussi bien qu’en quenya la foi.
[125] G.Dumézil, Les trois fonctions sociales et cosmiques, p.113 (in Mythes et Dieux des indo-européens, Champs/L’Essentiel Flammarion, Paris, 1992).
[126] “Behold ! we are not bound for ever to the circles of the world, and beyond is more than memory.”, (cf. SdA, appendice A, v ; p.1100).
[127] Nous reviendrons plus en détails sur ce nom symbolique dans la dernière partie de notre étude. Sa signification profonde n’étant pas donné dans le SdA mais un texte de HoME X (p. 300-56) que nous évoquerons.
[128] On ne peut prendre en compte les propos nostalgiques de Galadriel qui n’engageraient qu’elle à cause de l’emprise de l’anneau Nenya. Voici donc ceux de l’elfe Haldir (SdA, p. 367): “Some there are among us who sing that the shadow will draw back, and peace shall come again. Yet I do not believe that the world about us will ever again be as it was of old, or the light of the Sun as it was afortime. For the Elves, I fear, it will prove at best a truce, in which they may pass to the Sea unhindered and leave the Middle-Earth for ever. Alas for Lothlorien that I love! It would be a poor life in a land where no mallorn grew.”
[129] “ both fair and wise ” indique Of the Rings of Power and the Third Age (Silm; p. 287). Un article de Didier Willis sur son site HiswelokëSauron, l’anneau et le symbolisme  du “ Dieu lieur ” – évoque également les points communs qui unissent Sauron à la figure indo-européenne du “ Dieu lieur ” (en l’occurrence Odin pour la religion des scandinaves) par le biais notamment de l’Anneau Unique (“ One ring to bring them all and in the darkness bind them ”).
[130] Cf. L’essai déjà cité : Frédérique Munier, Une interprétation tri-fonctionnelle d’un poème de J.R.R. Tolkien, in Tolkien  en France (ouvrage publié par Edourad Kloczko).
[131] A propos de leur nombre, Silm, p. 53 et HoME X, p 163.
[132] On pense bien sûr à la guerre des Ases et des Vanes chez les scandinaves, mais aussi à la guerre originelle entre Romains et Sabins. Cf. G. Dumézil, Les théologies tripartites (in Mythes et  Dieux des Indo-européens, p.141).
[133] Là encore, des différences inévitables affleurent : contrairement aux peuples indo-européens où la première fonction s’associe toujours à la seconde contre la troisième (les Ases, par exemple, désignent des dieux appartenant aux deux premières fonctions), on ne retrouve pas ce schéma chez Tolkien : en dehors d’une minorité, les Vanyar ne s’allièrent pas avec les Noldor au massacre d’Alqualondë.
[134] Les Teleri ne vivant certes pas dans la cité de Tirion mais aux havres d’Alqualondë, dans le même pays mythique, symbole de paix et de prospérité, Aman.