Dans l’énoncé du sujet qui nous préoccupe réside une des raisons pour lesquelles Tolkien a été mésestimé en France. Cette nouvelle chronique n’est pas une tentative de définition et se donne un cadre restreint. Comme les précédentes, elle a pour objet de dénoncer un malentendu.

L’oeuvre tolkienienne, dont on ne retiendra ici que les textes se rapportant à la Terre du Milieu, est au confluent de deux mondes. Lorsque J.R.R. Tolkien écrit sa première version de la chute de Gondolin fin 1916, sur un lit d’hôpital, il s’essaye à ce qu’il nommera plus tard la création d’une mythologie pour l’Angleterre, son pays (Voir The Letters of J.R.R. Tolkien, Lettre n° 131 à Milton Waldman). Imaginons que ce texte, et les textes suivants de Tolkien retraçant l’histoire de la Terre du Milieu, dont des versions ultérieures furent retenues par son fils Christopher pour Le Silmarillion de 1977, aient été publiés dans les années 1920. Ils auraient été accueillis et appréciés pour ce qu’ils sont, la  tentative (folle, certes, mais ce nostalgique avait du génie) de recréer une Angleterre préhistorique et mythique, la création d’un esprit démiurge que Les Eddas scandinaves et Le Kalevala finnois avaient marqué et qui voulait croire, un peu naïvement peut-être et à la manière de l’ossianisme, qu’il était possible de recréer l’esprit celte, idéalisé, d’avant l’invasion normande[1]. Mais, par un caprice de l’histoire, ce fut par Bilbo le Hobbit, un conte pour enfant, et donc par la littérature, que le monde découvrit Tolkien en 1936. Or il y a loin des pérégrinations de Bilbo au tragique du Silmarillion, où la lutte est sans espoir et la chute irrémédiable, et l’on voit déjà que l’oeuvre Tolkienienne vit le jour sous le signe du malentendu. Pourtant ce vaste espace qui sépare ces deux mondes secondaires fut recouvert, par une épopée, « a romance » selon le mot de Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, qu’il envisageait d’abord comme une suite de Bilbo le Hobbit, avant qu’il ne décide fin 1938, par le biais de l’Anneau Unique, de lui confier le rôle de pont qui reliera les deux rives vers lesquelles ses regards sont tournés, la mythologie et la fiction. Dans l’ordre historique du monde réinventé, rêvé, par Tolkien, Le Seigneur des Anneaux prend, croyons-nous, la forme d’un autre pont, celui qui reliera le temps mythologique où les elfes sont rois et le temps historique et linéaire du christianisme, dont certains thèmes imprègnent Le Seigneur des Anneaux, où les hommes sont libres

Mais en 1955, date de parution du dernier tome du Seigneur des Anneaux, nul ne sait encore le syncrétisme de l’oeuvre tolkienienne, dont une face reste cachée au grand public. Car Tolkien tenta vainement, pendant 5 ans, de convaincre Stanley Unwin de publier le Silmarillion en même temps que Le Seigneur des Anneaux. « Je veux les publier tous les deux », écrit-il en février 1950. Fin 1951, dans sa célèbre lettre à Waldman, déjà citée, il exposa les raisons de l’impossibilité intellectuelle de penser Le Seigneur des Anneaux sans le Silmarillion. Mais Unwin refusa cette publication conjointe, et le romancier et le créateur d’une mythologie restèrent séparés. Voici donc un auteur, qui de 1954, date de parution du premier tome du Seigneur des Anneaux, à 1977, date de parution du Silmarillion, n’a pu être jugé convenablement, et elle est difficile à remettre en cause l’impression première des critiques littéraires. Encore faut-il ajouter que Le Silmarillion est la réunion en un recueil, par son fils, de textes de Tolkien ne reflétant pas en son entier sa mythologie et la figeant en un instant précis de son évolution. Pour être juste, c’est donc aussi à la lumière de History of Middle Earth, constituée de 12 volumes, et publiée à partir de 1983, qu’il faudrait analyser Tolkien.

Ce bref historique de l’oeuvre tolkienienne éclaire toute l’histoire de sa réception en France et ailleurs. Si l’on met en regard le projet qu’elle s’est assignée et certaines critiques qui lui ont été adressées, on trouve ainsi une inadéquation de fond. Qui dénigre Tolkien pour la trop grande clarté de ses textes, quand Poe ou Lovecraft suggèrent et mystifient, ne saisit pas que ce qui lui importe, et ce qui fait sa grandeur, est de susciter une créance secondaire, qui placée au centre de la sous-création littéraire lui donnera vie et sens, lui conférant l’illusion d’historicité. Qui ignore que Tolkien a creusé ses fondations à mi-chemin de la littérature et de la mythologie ne peut saisir la raison profonde qui fait que le langage peut paraître archaïque. Qui se gausse de la psychologie parfois sommaire de certains personnages ne voit pas que dans le champ du sacré où l’oeuvre baigne, tout est donné à l’homme, rien n’est contesté, et que ce n’est que dans le temps profane de l’histoire de l’humanité, dont Le Seigneur des Anneaux se veut un préliminaire mythique, que l’homme peut dresser sa plainte contre l’injustice du monde et sommer le ciel de rendre des comptes. C’est alors que naît la métaphysique, comme le démontre avec génie Camus dans L’Homme Révolté, et c’est seulement alors, peut-être, que les contradictions de la vie font la profondeur psychologique des hommes. Qui ne connaît pas ce jeu de l’inter-textualité dont Tolkien a été prodigue, ne peut comprendre ce plaisir que l’on ressent à découvrir une histoire racontée de différents points de vue, car on dénombre une vingtaine de narrateurs différents dans les textes relatant l’histoire de la Terre du milieu (tout comme les mythologies sont le fait de nombreux auteurs). Voir le Théoden du Seigneur des Anneaux être comparé à l’Oromë du Silmarillion lors de la charge des Rohirrims procure l’ivresse qui s’empare du lecteur de Dostoïevski retrouvant L’Idiot sous les traits d’Aliocha Karamazov ou Raskolnikov sous ceux d’Ivan Karamazov, du lecteur de Joyce, qui ayant lu Portrait de l’artiste en jeune homme retrouve Stephen dans Ulysse, ou du lecteur de Balzac voyant parfois passer Rastignac ou De Marsay dans un roman de La Comédie Humaine. Tolkien nous invite à contempler une oeuvre protéiforme, faite de « romances », de récits mythologiques, de lettres, de poèmes, de dessins, de langues inventées, irréductible à toute définition précise, qui forme un tout indissociable de chaque partie, rappelle parfois ces oeuvres inconnues qu’évoquent Borgès dans ses nouvelles, et puise sa vigueur et son pouvoir d’évocation dans des procédés purement littéraires, la mise en abyme, l’inter-textualité, et la réflexivité.

Or, cette utilisation des techniques romanesques, Tolkien l’a mise au service d’une ambition : créer un « mythe vivant », comme aurait dit Mircea Eliade. L’histoire des mythologies grecque, nordique ou indienne est celle du passage du sacré au littéraire, de la vérité d’un modèle de création du monde à la fiction, du mythe vivant, auquel on souscrit, au mythe mort (c’est-à-dire dénué de signification pour le monde), que l’on étudie. Tolkien en fin de compte a fait, au cours de sa vie, le cheminement inverse. Dans la perspective qui est la sienne, celle d’un catholique pratiquant « sous-créateur », il semble avoir rapproché peu à peu ses mythes du christianisme[2] , les rendant au sacré (que l’on pense à l’importance de la nature dans son oeuvre). Lorsqu’il paraît chercher à réconcilier certains points de sa mythologie avec le christianisme[3] dans les Myths Transformed de Home X, il fait échapper ses mythes au littéraire pour les rendre au sacré (ce qui est bien autre chose que viser à « l’allégorie », qu’il n’aimait guère), et à ce qui lui paraît être une certaine vérité, car les hommes, à rebours des elfes, existent. Toutefois, il prenait garde de n’être jamais explicite, car tout élément religieux, dans un mythe ou un conte de fées, ne doit jamais être que suggéré, disait-il dans sa lettre à Waldman. C’est un des paradoxes de cette oeuvre qui veut qu’un des charmes qu’elle dispense puise sa source dans un savoir-faire littéraire, la mise en abyme et la narration de points de vue multiples, alors qu’elle tend, dans sa dernière évolution, vers l’essence du mythe.

Mais il y a davantage. Tolkien a eu la plus géniale des intuitions. Car on pourrait avancer, au risque d’être accusé de manquer de rigueur, que c’est démontrer que la littérature et la mythologie participent de la même nature que d’être parvenu à les réconcilier dans une oeuvre. Tolkien lui-même affirmait dans Du Conte de Fées que l’on négligeait trop souvent la part créative d’une mythologie. On voit alors combien il est vain, d’une certaine manière, de séparer L’Iliade et L’Odyssée de Don Quichotte, sur la foi de techniques narratives différentes. Une mythologie se donne pour but d’expliquer la création surnaturelle d’un monde, tout en reflétant en partie ses croyances et son mode de fonctionnement[4]. Or la même ambition préside à la conception d’un roman. Qu’est ce que la littérature sinon la création d’un monde clos, que le lecteur peut appréhender dans son ensemble parce qu’il n’en fait pas partie ? Ce n’est pas un hasard si Camus dans L’Homme Révolté fait de l’Art le champ par essence de la révolte humaine, le seul lieu où peuvent se réaliser l’unité et l’absolu que l’homme désire, sans qu’ils soient payés par le sang des innocents. Le monde secondaire fait sens au rebours de ce monde réel qu’August Esch peine à comprendre dans Les Somnambules de Broch, et qui nous paraît parfois si irrationnel.  Avec la compréhension des reflets du monde réel que sont les romans vient la compréhension progressive de ce dernier. Cette problématique est justement celle développée par Tolkien dans Du Conte de Fées en 1939, qu’il déclare mettre en application dans Le Seigneur des Anneaux. Ce n’est donc pas seulement la Fantasy telle que la conçoit Tolkien, ou la mythologie, qui éclaire notre monde, quoiqu’elle y incite tout particulièrement par le dépaysement intellectuel et sensoriel qu’elle prodigue, mais bien toute oeuvre écrite, des poèmes hugoliens aux lettres de Kafka, de Tolstoï à Tolkien.

En fin de compte, définir l’oeuvre de Tolkien s’avère bien difficile. Il reste, que l’étudier avec les seuls outils traditionnels de la critique littéraire, et avec les préjugés que l’on peut avoir à l’endroit de la Fantasy d’aujourd’hui, n’est ni juste ni fécond. Que certains de ses enfants en Fantasy aient parfois ignoré son ambition première en tentant de suivre ses traces ne devrait pas lui porter préjudice.

 

Semprini,
juillet 2002.

Notes

[1] La lecture de sa lettre à Waldman est, à cet égard, instructive.
[2] Voir l’article Le Silmarillion, mythologie ou chrétienté ? sur ce site.
[3] Tout ceci est bien entendu affaire d’interprétation de la volonté d’un auteur.
[4] Une définition brève et sans doute sujette à caution.