Qui a lu la presse ces derniers mois a pu apprendre que Tolkien était un auteur raciste ou, tout du moins, soupçonné de l’être. On pourrait rire de cette incongruité et convenir que certains journalistes ont une conception de leur métier où l’intégrité intellectuelle est un parent pauvre. Mais ce serait sous-estimer les ravages qu’une rumeur mal fondée peut commettre et laisser la peste de la désinformation pénétrer les esprits. Tâchons donc de réfuter une fois de plus cette accusation de racisme, cette maladie récurrente que l’on voudrait ne plus voir revenir.
Ce qui suscite d’abord l’amertume à la lecture de certains journaux, c’est l’iniquité avec laquelle Tolkien est appréhendé par rapport à d’autres auteurs. Qui trouve-t-on parmi les grands écrivains français des années 30 qui lui sont contemporains ? Gide, Malraux, Montherlant, Céline, Morand, Drieu la Rochelle ou encore Giraudoux. On sait l’antisémitisme de Céline et les tirades transpirant la haine de Bagatelles pour un massacre. On sait le sort de Drieu, grand ami de Malraux, et l’histoire des naïves illusions qui l’ont bercé sur le chemin de sa collaboration avec les nazis. On commence à mesurer la profondeur de l’antisémitisme de Morand depuis la récente publication de son Journal, où est avéré qu’il n’avait sans doute pas renié, sur ses vieux jours, cette époque qui l’a vu nommé ambassadeur à Berne en 1943 par le régime de Vichy. On sait moins que Giraudoux, commissaire à l’information en 1939, a écrit des essais politiques dont il vaut mieux passer sous silence certains passages.
On ne fait pas de chasse aux sorcières ici. Il faut lire et relire Voyage au bout de la nuit dont certaines pages comptent parmi les plus belles de notre littérature. Et la presse se fait, justement, l’écho du génie de ces écrivains sans s’appesantir sans cesse sur la faiblesse de leur caractère (car le racisme n’est pas autre chose), faisant sienne ce mot célèbre d’Oscar Wilde : «Il n’y a pas de livres immoraux, il n’y a que des livres mal écrits ». Alors, au nom de quelle injustice voit-on les journalistes revenir inlassablement sur le soi-disant racisme de Tolkien ? Pourquoi Vincent Ferré a-t-il dû réfuter tant de fois cette accusation lors des interviews qu’il a accordé à l’occasion de la sortie du film ? On ne peut ignorer tout à fait le soupçon de l’écart de génération. Le Seigneur des Anneaux, écrit entre 1937 et 1949, a été publié en France en 1973. Et alors que Tolkien aurait dû être rangé parmi les écrivains de l’entre-deux guerre, une période où la colonisation et son racisme latent ne choquaient que quelques rares personnes, il a été approché comme un écrivain des années 70 par la presse française. Voilà qui n’a pas dû jouer en sa faveur.
Or, quand bien même on éluderait l’époque de la genèse du Seigneur des Anneaux, qu’il faudrait encore admettre que ni Tolkien, ni son oeuvre ne sont racistes. On en veut d’abord pour preuve deux textes (et il y en a d’autres). Le premier est sa réponse bien connue à l’éditeur allemand du Hobbit en 1938, lorsque interrogé sur sa possible ascendance judaïque, il condamne sans appel le racisme allemand et déclare ne pas avoir la chance d’avoir du sang juif (The Letters, lettre 30 à Rütten & Loening Verlag, le 25 juillet 1938). Le second est son discours d’adieu à Oxford[1], marquant son départ en retraite en 1959, où il exprime son dégoût de la politique raciale de l’Afrique du Sud («I have the hatred of apartheid in my bones »), pays où il est né, de parents anglais qui venaient tout juste de s’y installer à la suite d’une opportunité professionnelle, et qu’il a quitté avec sa mère à trois ans, peu avant la mort de son père. On cherchera en vain une telle condamnation du racisme chez certains écrivains français des années 30. Et que l’on nous fasse grâce une fois pour toutes de ces inepties prétendant fonder le racisme de Tolkien sur sa naissance en Afrique du Sud. Ce n’est pas dans les trois premières années d’une vie que l’on devient ce que l’on est.
D’aucuns pourraient vouloir répondre : « Mais l’homme est multiple, on ne peut prendre au pied de la lettre ces déclarations. D’ailleurs, c’est l’oeuvre tolkienienne elle-même qui est sommée de se justifier ». Mais là encore, il suffit de lire cette oeuvre pour se persuader que loin de faire l’apologie du racisme, elle s’y oppose.
« L’homme ne trouvera pas en ce monde d’ennemi plus redoutable que lui-même ». Cette phrase d’Alain pourrait être placée au cour même de la mythologie tolkienienne. L’histoire, a dit Tolkien dans The Monsters and the Critics, son essai sur Beowulf, est une défaite continuelle où l’homme naît à la grandeur parce que son combat est sans espoir. La chute est irrémédiable. Or, ce combat, l’elfe et l’homme sur la Terre du Milieu le mènent contre eux-mêmes. Feänor, Galadriel, Frodo et Boromir, pour ne citer qu’eux, luttent contre le destin mais aussi contre eux-mêmes.
Car chez Tolkien, le mal est immanent aux êtres. Les elfes qui se sont éveillés sur les bords du Lac Cuiviénen, sont nés sous l’égide d’une corruption originelle. L’étoffe dont leur corps est fait, Arda elle-même, a été souillée par Morgoth à jamais[2].
Les elfes et les hommes issus de cet esprit prodigue relèvent tous de la zone grise chère à Primo Levi.
Dès lors, le lieu véritable de l’affrontement formidable que les personnages tolkieniens livrent doit être trouvé non pas dans les vastes plaines ou les monts lointains de la Terre du Milieu, mais dans leur conscience. Que voit-on de l’ennemi ou du mal chez Tolkien ? Presque rien. Dans Le Silmarillion, les Noldor, maudits par Mandos, s’entredéchirent et descendent seuls dans la tombe qu’ils ont creusée pour eux-mêmes, plus que Morgoth ne les vainc. Dans Le Seigneur des Anneaux, Sauron demeure cette grande ombre invisible qui enserre le cour tel un étau mais jamais ne se montre, et Saruman est un nom qui ne devient visage que l’espace d’éphémères apparitions. Quant aux orques, ils apparaissent comme des rouages scénaristiques sommant les membres de la Communauté de l’Anneau de se confronter à eux-mêmes. Tolkien cherche cette région de l’âme ou Bien et Mal, si semblables, s’observent en silence. Parfois même un personnage rencontre son double, comme Frodo, Gollum, ce hobbit qui fut autrefois porteur de l’Anneau. Frodo apprend alors à prendre en compassion cette part d’ombre qui vit en lui et qui soudain marche au soleil. Lorsque Frodo et Gollum se font face, Dostoïevski et son obsession de la gémellité affleurent.
Le racisme est le refus de se confronter à soi-même et à ses faiblesses pour prendre pour cible un être différent de soi, qui est cru inférieur pour cette seule raison. Ainsi que le dit Sartre dans ses Réflexions sur la question juive, l’homme raciste n’a pour lui-même aucune exigence. Il recherche ses semblables car il se pense comme Bien, et dès lors s’évertue à détruire ce qui peut remettre en cause ce postulat, qui est celui du lâche. Les membres de la Communauté de l’Anneau qui doutent et plient parfois sous le poids de leur part d’ombre, et apprennent à aimer des êtres différents d’eux-mêmes sont exactement le contraire de personnages racistes. Car c’est par ce qu’ils font que l’on peut les définir, et non pas par les races qu’ils représentent. A cet égard, l’existence de races différentes en Terre du Milieu ne démontre rien par elle-même et doit être mise en perspective.
Les mythes disent la vérité croyait Tolkien. Cette vérité, du moins pour ce qui est des mythes du seul Seigneur des Anneaux, est celle d’un humaniste avant l’heure[3]. On pourrait multiplier les citations, évoquer la fameuse phrase de Gandalf sur la pitié, dire qu’une mythologie qui se veut la recréation d’une Angleterre préhistorique et mythique et qui lance un pont entre les vieux mythes nordiques et païens et le christianisme ne peut être analysée comme un simple texte contemporain, ou encore faire valoir l’apprentissage de la tolérance par Legolas l’elfe et Gimli le nain, qui d’ennemis deviennent frères. Mais on se contentera pour finir de livrer cette réflexion de Sam voyant un homme du sud mourir devant lui : « Il se demanda comment s’appelait l’homme, d’où il venait et s’il avait vraiment le cour mauvais. Il se demanda quels mensonges l’avaient entraîné dans une longue marche hors de son pays et s’il n’aurait pas préféré y rester en paix ». Quand donc prendra-t-on le soin de lire une oeuvre avant de la calomnier ?
Semprini,
février 2002.