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Contes & fiction - Grand Veneur

Grand Veneur

Si non es prædestinatus, fac ut prædestineris.
(« Si tu n’es pas prédestiné, fais en sorte que tu sois prédestiné. »)

     Je courais, m’aidant de mes pattes de devant pour écarter les ronces aux épines sanglantes, pour repousser les banches cinglantes... Ma course ne pouvait que m’amener qu’au lac, je le savais, à ces eaux smaragdines où l’engeance noire du Dragon des Ténèbres aurait déversé son fiel lorsque le monde ancien de mon enfance fut corrompu par le mensonge. Qu’il me semblait loin, le matin glorieux du monde, le temps de l’innocence ! Derrière moi, assourdi par l’humus épais de la forêt, le galop sourd du destrier — ses martèlements rapprochés, en écho aux battements saccadés de mon propre cœur déchiré par la douleur. Derrière moi, le Grand Veneur et sa meute de loups — chassant le gibier sur ses terres pour le servir au banquet de ses pairs, les Dieux Abyssaux sur leurs trônes de fer. Je ne disposai que de peu de temps avant que la poursuite ne reprît. Je me penchai sur la surface miroitante lac, et je vis...
De minuscules vers blancs dévorant ta chair putréfiée,
Flottant sur tes yeux aveugles, des algues laiteuses,
Et sur tes lèvres verdâtres, boursouflées de bulles vitreuses,
Agités dans leur sommeil obscène, des têtards malformés.
     Une voix hurla, depuis les tréfonds de mon âme dispersée. Ma chair, mes yeux, mes lèvres. La bête en moi ne comprit pas les mots, mais connut instinctivement leur sens. Les branches craquaient, les arbres ployaient devant la horde affamée. Fuir, à nouveau, comme ce cerf prudent que j’avais aperçu plus tôt dans ma course. Fuir tant qu’il en était encore temps, chercher un autre passage, entre les troncs silencieux des chênes séculaires.
     Je courais, la gueule au ras du sol, laissant filer un mince filet de bave argentée sur mon pelage couleur de boue... Je sentais déjà le souffle nauséabond du cheval dans mon dos, la froideur du sabre sur ma nuque. Le chasseur se rapprochait, inéluctablement, fragmentant le temps avec regularité, comme un métronome. Et pourtant, bien que je fus certain de n’être jamais retourné sur mes pas, je débouchai devant un lac d’émeraude. Le même étang à la senteur fermentée, ou peut-être un autre semblable en tout point. Mais je vis clairement, sous les nénuphars...
L’ivoire nacré de tes dents recouvert de mousse putride,
Et deux tritons glauques, pondant leurs ovules glaireuses,
Enlacés dans tes narines, où des larves blèmes creusent
Une plaie ensanglantée en travers de tes joues translucides.
     La plainte affolée s’insinua à nouveau dans mes pensée, telle une vague d’horreur. Mes dents, mes narines, mes joues. La peur grouillait dans mes entrailles malades, les contractant de soubresauts spasmodiques. J’attendis trop longtemps, sans doute, près du cadavre au fond du lac. Une flèche de douleur transperça ma poitrine et m’arracha un cri. Je m’écroulai au sol, tête première dans l’eau malsaine. J’avais le goût amer de la vomissure au fond de la gorge. Se relever, fustigeait la voix profonde, et s’échapper, encore, aussi longtemps que mes forces pourraient me soutenir, rejoindre le cerf agile, le passeur entre le monde des morts et celui des vivants. Dans la lueur déclinante du jour, les feuilles prenaient une teinte de rouille, un reflet de sang. Une idée étrange germa dans mon esprit : l’animal, la proie comme son prédateur, n’étaient que l’enjeu d’une lutte plus vaste, trouver le chemin, la sortie de ce labyrinthe cauchemardesque.
     Je courais, talonné par la Mort sur sa monture cadavérique, harnachée de fer et d’acier. Je hurlai en chœur avec les loups qui, maintenant, bondissaient à mon niveau, disparaissaient derrière un fourré pour ressurgir à quelques mètres de moi, babines retroussées, crocs dehors. Les arbres calcinés, dressés comme des squelettes déchiquetés, masquaient la pâle clarté lunaire : telle est la semblance de la forêt au milieu de la nuit, lorsque la noirceur règne, sombre maîtresse des émotions. Et pour la troisième fois, attiré par le reflet sépulcral de l’astre gibbeux, mes pas me guidèrent vers la mare argentée. Ce que j’y vis, je le savais déjà avant même d’y poser mon regard...
Ton visage en miroir du mien,
Mes yeux plongés dans les tiens.
(Et en contrepoint de mon visage émacié,
La réponse muette de tes yeux énucléés.)
     Le cavalier mit pied à terre et releva la visière de son casque « Alors, jeune loup, on laisse filer sa proie ? » fit-il d’un ton narquois. « On oublie son rôle ? ». Il s’approcha de moi rangea son glaive au fourreau. Les nuages qui obscurcissaient la lune s’écartèrent, révélant son visage qu’aucun mot ne saurait décrire. Je l’avais vu par trois fois aujourd’hui, déformé, dans le reflet troublant du lac. Ce visage, c’était aussi le mien. Car à cet instant, je me souvins de ma promesse envers les ténèbres. Je me souvins du pacte, en ce matin desespéré où je m’étais allongé calmement dans l’eau, un poignard d’argent contre mon cœur. Et comme la lune à présent était pleinement dévoilée, je hurlai à l’unisson avec mes frères loups, les âmes damnées des suicidés. Je hurlai pour faire taire la voix lancinante qui pleurait en moi, pour couvrir les regrets et la nostalgie. Demain, nous poursuivrons de nouveau le cerf sauvage, à la suite du Grand Veneur.
Cheveux au vent, je chevauchai dans les terres infernales,
Baigné par l’éclat d’une lune impassible et indifférente.
Buvant à la source obscure de mes angoisses terrifiantes,
Être immortel et multiple surgi des profondeurs abyssales.
     Demain, nous encerclerons le cerf intrépide, et nous lui déchirerons les entrailles.


Version : « Grand Veneur »
Date : Juillet 2001 [1.0]

Date de création : 16/12/2007 @ 13:43
Dernière modification : 16/12/2007 @ 13:43
Catégorie : Contes & fiction
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