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Contes & fiction - L’arpenteur

L’arpenteur (« Mouches »)

« Le regret est un sentiment qu’un chevalier ne doit pas éprouver. Celui qui s’attarde sur ses erreurs passées et se plaint sans cesse de son sort montre qu’il est incapable de tirer profit de son expérience pour progresser vers une nature meilleure. Celui-là est indigne de porter l’épée, car sa vie est un perpétuel renoncement au progrès. » [Anthoine de Mortoise, La Chartre, fol. 197]

     Je longe le Mur depuis plus de quarante ans. Maintenant mes pas sont plus lents, ma démarche plus saccadée qu’autrefois, mais je ne me suis jamais écarté du chemin. Il y a bien longtemps que je n’ai plus évalué la distance parcourue depuis la ville ; je marche, tout simplement, en y mettant toute ma volonté et le peu de forces qui reste encore dans mon corps de vieillard.
     Les paroles de mon seigneur me reviennent souvent à l’esprit, aussi clairement qu’au jour de mon départ. « Tu ne reviendras pas avant d’avoir mesuré le Mur. Va et fais vite, tu n’as pas l’éternité ». Je partis le lendemain en n’emportant rien à l’exception de mes outils d’arpenteur — des jalons, une chaîne et une équerre — et assez de nourriture dans mon havresac pour subvenir à mes besoins pendant une quinzaine de jours. Mes parents m’accompagnèrent jusqu’aux portes de la ville. Mon père avait les cheveux gris et la mine abattue ; ma mère pleurnichait en serrant ma plus jeune sœur contre son tablier.
     Le sac est vide depuis longtemps. Lorsque j’ai faim, je me nourris de baies ou de fruits que je cueille sur les arbustes au pied du Mur, à moins qu’un lièvre ne se prenne dans mes collets.
     Je me souviens d’avoir traversé un désert aride où ne poussaient que quelques rares cactus épineux. J’avais pour seuls compagnons de curieux animaux bipèdes qui avançaient à clochepied. Ils sortaient à la nuit tombée lorsque la chaleur devenait supportable et se déplaçaient en bande en poussant des cris rauques. Puis les mâles se lançaient dans d’interminables concerts de claquement de langue, en pavanant autour des femelles indifférentes. L’étrangeté de ces êtres me fit prendre conscience de la distance qui me séparait de mon pays natal et ne fit qu’aggraver mon sentiment de solitude. Le lendemain, alors que je marchais dans l’ombre du Mur, je vis une longue caravane s’avancer sur les dunes. Je chassai d’un geste de la main les mouches qui tournaient autour de moi et je m’assis pour profiter du spectacle. Des hommes enturbannés marchaient à côté des bêtes et s’affairaient avec une certaine agitation autour des chariots sur lesquels ils avaient entassé en nombre considérable des paquets de linge, des tonneaux et des jarres. Les chiens couraient d’un bout à l’autre de la file en aboyant, parfois ils se glissaient entre les pattes des dromadaires et se poursuivaient les uns les autres comme de jeunes chiots.
     Lorsque le soleil commença à décliner, la colonne s’arrêta, les roulottes furent disposées en cercle. De là où j’étais, je pouvais distinguer les lueurs d’un feu, et une odeur de viande grillée parvint jusqu’à mes narines. J’imaginai sans difficulté les jeux et les chants auxquels devaient se livrer les nomades. Pour un peu, je voyais des femmes danser, leurs ventres admirables oscillant au rythme d’une musique flûtée. Les histoires de charmeurs de serpents que j’avais lues dans ma jeunesse effleurèrent ma mémoire, à la fois proches et lointaines. Je ne pus m’attarder plus longuement car il me fallait profiter de la fraîcheur de la nuit pour poursuivre mon voyage. Je ramassai donc mon baluchon et je laissai la caravane derrière moi, poursuivi par les claquements de langue de mes compagnons d’infortune. Je m’avisai que dans cette région du monde les étoiles m’étaient inconnues, et je soupirai à l’idée de revoir un jour le ciel de mon enfance.
     Une autre fois je traversais une forêt comme il n’en existe aucune dans le royaume d’où je viens, quand j’entendis des voix et des cris. Derrière les arbres, j’aperçus par intermittence des jeunes filles qui jouaient à la balle. Elles tournaient, formaient une ronde pour aussitôt se séparer, se prenaient par la main en dansant dans la clairière. Leurs éclats de rire me réchauffèrent le cœur, et je fus pris de l’irrésistible désir de les rejoindre. Au travers du feuillage je pouvais voir leurs mains blanches, fines et délicates, se croiser et se toucher...
      Le vent se leva et la pluie commença à tomber. Les jeunes filles coururent se mettre à l’abri ; je me figurai leurs ravissants petits nez, leurs beaux visages ruisselants d’eau et leurs yeux brillants du moment qu’elles avaient partagé avant l’orage. Leurs voix, d’abord faiblement atténuées, finirent par se perdre au loin. Quant à moi, je repris mon chemin, la tête baissée vers le sol, en serrant le Mur pour m’abriter de la tourmente.
     Un matin je vis devant moi une ville constituée de tours empilées qui s’élevaient si haut qu’elles perçaient les nuages. Des ballons coniques, noirs et marqués d’un sceau blanc, glissaient lentement le long des murailles extérieures. Derrière se découpait très nettement le contour irrégulier d’une côte. Plus loin on pouvait apercevoir un port et les voiles de nombreux navires que je supposai emplis d’épices rares, de vins fins et d’étoffes précieuses ; plus loin encore se dessinaient les dômes argentés d’une autre ville, mais mes yeux revenaient sans arrêt à la Cité aux Hautes Tours. J’enviais sa beauté et sa richesse, je ne doutais pas que j’y trouverais un accueil chaleureux si j’osais m’y aventurer, que je pourrais y oublier le poids de ma solitude.
     Aux environs de midi, une foule incroyable s’assembla sur les remparts, précédée par une multitude de montgolfières et de dirigeables. Une grande clameur dont je ne pus deviner l’origine s’éleva au centre de la ville. J’imaginai les riches passants lors de leur promenade dominicale, les dames dans leurs robes décolletées, avec leur ombrelle sur l’épaule, les badauds formant un cercle autour des stands d’attractions, les jongleurs, les mimes et les cracheurs de feu se mêlant à la population pour la divertir. Fasciné par le jeu des couleurs sur les chemins de ronde, Je laissai mon esprit vagabonder, sans prêter attention au temps. Vers la fin de l’après-midi les ballons disparurent progressivement derrière les murailles. Le soleil couchant projeta ses rayons obliques sur les ardoises métalliques des toitures, délimitant de grandes zones d’ombre dans les parties les moins exposées de la ville. Peu à peu, des lumières s’allumèrent aux fenêtres des tours et des maisons, d’abord dans la Basse Ville au pied des remparts, puis dans la Ville Haute et la Citadelle.
     Je restai là à contempler le coucher du soleil, appuyé contre le Mur, jusqu’à ce que le dernier dirigeable se fût retiré et que l’animation se fût entièrement éteinte. Je tournai alors le dos à la cité et je repris ma route sans un regard en arrière.
     Un jour différent — et pourtant si semblables aux autres. Lorsque je le remarquai, au détour du chemin, il reposait contre le Mur, le crâne légèrement en arrière, tourné vers le ciel. Ses os blanchis étaient rongés par le vent chaud, chargé de sable, qui soufflait dans cette région. Sa veste partait en lambeaux. Un nuage vrombissant de mouches vint tournoyer autour de moi. J’enjambai le squelette. Par mégarde je mis mon pied sur son bras : il s’effrita en une fine poussière que le vent balaya. Mais jusqu’où donc s’étend le Mur ? En verrai-je bientôt la fin ?

* * *

     Dans certains villages bâtis aux flancs même du Mur, les regards ne se croisent jamais et les gens ne parlent qu’à eux-mêmes, ne marmonnant que des bribes décousues de propos indistincts et futiles. Pour qui n’y prêterait pas garde, leurs monologues passeraient pour un incessant bourdonnement d’insecte. Dans un de ces villages, cependant, à force de persévérance je parvins à briser cette étrange retenue et à obtenir quelques mots d’eux... Une vieille paysanne, sans doute un peu sorcière, me dit qu’il existait un mythe selon lequel le Mur aurait une porte monumentale, rehaussée de gargouilles et close par de lourds vantaux de fer. Le marteau en forme de griffon ailé serait si lourd, que nul mortel ne pourrait l’actionner.
     Je ne sais si cette histoire est vraie. Il n’est pas inconcevable que ceux qui bâtirent le Mur, quelle que fût leur nature, eussent prévu un passage pour aller de l’autre côté. Ceci est d’autant plus plausible si le Mur est infini ou circulaire, et que l’on ne peut, dans un cas comme dans l’autre, en faire le tour.
     Mon seigneur est sans doute mort à présent... Quel âge avait-il quand je suis parti ? Quarante ans ou cinquante ans ? Fidèle à ma promesse, j’ai parcouru les vastes contrées que traverse le Mur, bien que j’eusse depuis longtemps cessé d’en prendre la mesure. Certains jours, j’espère arriver à son improbable terme ou à cette porte légendaire. Alors enfin le sens de mon voyage me serait dévoilé... Les années ont passées, et le doute m’étreint. Je repense parfois aux jeunes filles qui jouaient dans une clairière, non loin de mon village. L’une d’elle, je n’en doute pas, aurait pu faire une femme aimante et me donner de nombreux enfants. Mais le Mur m’accapare tout entier, j’ai passé tant de jours et autant de nuit sans sommeil à ses pieds, que je veux en comprendre la raison. Je ne peux revenir sur le passé, et j’ai parfois le sentiment d’avoir fait trop de chemin pour renoncer maintenant.

* * *

     À une certaine époque, je traversai un pays de montagnes où le Mur suivait à perte de vue des crêtes sinueuses, disparaissant derrière un sommet pour resurgir au détour d’un vallon. Il me dominait de toute sa hauteur, et se fondait parfois dans des falaises escarpées qui m’obligeaient à de longs détours. Dans ces contrées, le Mur ne semblait pas avoir été construit à la mesure des hommes ; on eût dit un rempart cyclopéen aussi ancien que les montagnes elles-mêmes, construit par un peuple de titans. Un matin alors que j’avais encore les yeux chargés de sommeil et que je peinais sur une sente rocailleuse, je croisai un bouvier qui revenait des pâturages avec son troupeau. Ses loques crasseuses dégageaient une forte odeur de bouse et de fromage. Il se grattait si souvent qu’il me vint à l’esprit qu’il devait avoir autant de puces que son chien. Des mouches se promenaient sur son visage sans que cela parut l’incommoder, et il ne les chassait pas même quand elles venaient sur le rebord de ses paupières, près du blanc de l’œil.
     « Voyageur, hein ? » fit-il pour engager la conversation. Comme je ne répondais pas, il claqua dans ses mains. « Vous avez du en voir du pays, alors ! ». Sans saisir l’énorme poigne calleuse qu’il me tendait, je marmonnais quelques banalités d’usage. « On dit qu’à l’ouest les femmes ont la peau ambrée, et douce comme la soie... » poursuivit-il d’un air entendu. Chacun de ses gestes m’inspirait le dégoût, mais je ne parvenais pas à m’en défaire : il était intarissable sur la solitude du berger, les vertus d’une ribaude au doux nom de Berthe et le dépeuplement des campagnes. À l’écouter, les jours anciens étaient bien meilleurs que ceux d’aujourd’hui. Puis il se mit dans l’idée de me donner une saucisse de la région, et en échange je crus devoir lui offrir un peu de tabac gris. Enfin il se rappela que ses vaches devaient rentrer à l’étable avant midi. Je m’écartai pour le laisser passer. Après que le martellement de ses sabots dans les gravières se fût tu, je sombrai à nouveau dans mes rêveries, à l’ombre d’un vieux pin aux branches sèches. J’étais las et affamé, je ne fis qu’une bouchée du saucisson.
     Le tabac dont j’avais fait présent au bouvier m’avait été fourni, peu de temps auparavant, par un autre arpenteur rencontré dans une steppe couverte de graminées aux graines rouge-sang. De cette rencontre que j’avais si souvent espérée, je ne retirai presque rien. Nous avions échangé quelques mots, mais ma voix était rauque, et l’autre était plutôt avare en paroles. Finalement, je lui avais laissé une de mes cartes, ainsi que les besicles de mon père qui n’allaient plus à ma vue, et je lui avais fait répéter le nom de mon village jusqu’à être certain qu’il s’en souvienne. Je voulais qu’il parle à ma famille... En fait je ne sais pas trop ce que je voulais. Ma sœur devait être une femme à présent, peut-être même avait-elle déjà plusieurs enfants. Mes parents, quant à eux, étaient certainement dans la tombe depuis longtemps. Lui ne m’avait rien demandé. Une femme seule l’attendait, et lorsqu’il eut évoqué son nom devant moi, son visage se crispa. « J’ai une chance sur toi. » avait-il dit avec une étrange vibration dans la voix, « Je suis parti plus vieux... j’arriverai au terme de mon voyage avant toi. »
     Il m’avait alors donné sa blague à tabac en me serrant la main à me faire mal, et d’un geste brusque il avait jeté son sac sur ses épaules voûtées. Je l’avais regardé partir dans l’autre direction — vers mon propre passé — mais lui ne s’était pas retourné.

* * *

     Je me suis souvenu récemment d’un événement survenu dans mon enfance, pendant des vacances à la campagne. Un hérisson s’était traîné hors d’un taillis aux abords de la maison, et ma mère m’avait autorisé à lui donner un peu de lait dans une coupelle. Il était visiblement mal en point — à force de gratter la terre, il n’est pas rare que ces animaux attrappent toutes sortes de maladies et de vers. Il se deplaçait péniblement le long de la haie, tremblant sur ces courtes pattes.
     D’énormes mouches violettes aux reflets métalliques grouillaient sur son postérieur. Il ne cherchait pas à les en chasser, et son odeur était si forte que si je faisais un geste pour les éloigner, elles le retrouvaient toujours. Le voisin, un vieux paysan taciturne, me regardait de sa fenêtre sans dissimuler son amusement. « Il va pas tarder à crever, p’tit gars. Les mouches lui pondent leurs œufs au cul, il doit être salement amoché. »
     Le hérisson, après avoir lapé tout le lait, s’endormit au bord du chemin. Les mouches ne cessèrent pas de le harceler. Je ne sais ce qu’il advint de lui. Toujours est-il qu’au lendemain matin, il avait disparu.

* * *

     Fallait-il que je sois consciencieux, pour aller examiner de près une zone d’ombre alors que l’astre solaire flamboyait au zénith ? Le sentier serpentait en contre-bas, et il m’eut été possible de passer mon chemin en ignorant cette légère irrégularité dans la structure du Mur. Je ne l’aurais sans doute même pas aperçue, si un corbeau de mauvais augure n’avait poussé un cri sinistre à mon arrivée. Toujours est-il que je gravis la pente abrupte, m’agrippant aux pieds de thym et aux rochers saillants, suant sang et eau sous le soleil de midi. Parfois, je me maudis en pensant qu’il m’aurait été si facile de ne prêter aucune attention à cette brèche, et de continuer à vivre dans la naïveté. Oh, pas une grande brèche, certes, mais une faille en V qui avait quelque chose d’indécent. À force de côtoyer le Mur, j’en étais venu à presque l’aimer, et je me plaisais à croire qu’il était sans limite... La brèche était un outrage à la perfection. D’un geste prudent, j’enjambai les éboulis pour passer la tête par l’ouverture. J’allais d’étonnement en étonnement.
      De l’autre côté, sous un grand arbre chargé de fruits, des jeunes filles dansaient en se lançant des pommes rouges. En voulant assurer mon équilibre, je fis rouler quelques pierres dans le jardin. Les filles s’arrêtèrent et se mirent à chuchoter. Celle qui tenait la pomme fit un pas dans ma direction. Etait-ce la chaleur qui teintait ainsi ses joues, ou l’embarras ? Sa peau était claire comme le lait, et ses yeux innocents avaient des reflets d’émeraude. Sa chevelure brune, coupée à la garçonne, bouclait sur son front. Son nez était légèrement aquilin, et ses lèvres boudaient d’un air espiègle.
     « Tu as longtemps marché, étranger, peut-être souhaites-tu te reposer ? »
     J’acquiesçai d’un geste de la tête, trop intimidé pour prononcer le moindre mot. Je crus que j’avais atteint le légendaire Jardin des Hespérides, où les dieux et les enfants des dieux viennent s’ébattre ou se délasser.
      « Viens près du puits, l’eau y est fraîche. »
      C’était vrai, mais son sourire était encore plus frais. Fasciné par sa beauté, Je parvins néanmoins à articuler mon nom.
      « Les autres filles disent que tu es un démon, et qu’il ne faut pas te laisser prendre emprise sur nous. Mais tu peux m’appeler Eileen » dit-t-elle avec un clin d’œil complice.
      « Un démon ? » répétai-je.
     Elle haussa les épaules. « Chaque homme possède sa part de ténèbres, ou tout au moins est-ce ce que les Anachorètes qui nous gouvernent nous enseignent. »
      Elle me demanda où je comptais séjourner. Comme je n’avais pas d’argent, je me contentai d’une réponse vague. Elle m’inspirait une confiance telle que je lui parlai de mon enfance et de mes longues errances. À chaque fois elle riait de mes mésaventures, et je m’efforçais de rire aussi pour lui plaire. À un moment, je la pris par la taille, et elle ne se vexa pas, mais elle s’échappa d’un geste svelte. Nous convînmes finalement que je logerais chez elle le temps de trouver un emploi. Sur ces entrefaits, elle se proposa de me guider dans la ville et de m’en faire découvrir les merveilles.
      Je m’attendais à trouver une ville fascinante, à l’image de la Cité aux Hautes Tours que j’avais aperçue de loin, des années plus tôt. Mais partout où je tournais mon regard, je ne voyais que des pierres grises trop bien connues. « Il y aura donc toujours un Mur. » fis-je dans un murmure de dépit.
      « Ce n’est que le rempart de la ville, il nous protège des agressions extérieures. » m’expliqua Eileen. Je commençais à entrevoir une autre vérité, mais ma compagne ne me laissa pas mener mes réflexions à leur terme... Elle m’entraîna en riant vers la maison de son père, et mes pensées tout entières se tournèrent vers elle.
      Le vieil homme était plein de sagesse et ses yeux brillaient d’intelligence. Il m’accueillit comme un fils qui serait parti pendant longtemps et qui revenait enfin auprès des siens. Ils vivaient tous deux avec simplicité, dans une pauvreté relative. La maison était sinistre, avec des fenêtres étroites qui laissaient une grande partie des pièces dans l’ombre, et des couloirs où le vent sifflait avec des accents de banshee. Néanmoins ma chambre me convenait mieux que tout ce que j’avais pu connaître. Je me vis dans le miroir, et j’avais le visage de ma jeunesse.
      Peut-être n’étais-je pas aussi vieux que je le croyais, finalement. Peut-être n’avais-je pas ce millier d’années que tous les arpenteurs, quoique j’en eusse peu rencontrés, semblent porter sur leurs épaules. Eileen me regardait, amusée de l’air que je faisais. Je lui répondis par un sourire maladroit. Brusquement, le Mur était loin derrière moi.
     Le père d’Eileen s’avérait être un écrivain. « Un philosophe » précisa-t-elle, bien qu’il rejetât cette appellation.
     « Je travaille sur un essai qui porte pour titre provisoire Les Cités Inconscientes. J’y développe la thèse selon laquelle les villes des légendes anciennes symbolisent l’inconscient, et que par là-même le héros ne peut y entrer ou en sortir par la porte principale. Il y accède toujours par un passage dérobé : tout mythe possède un sens symbolique, une portée initiatique. »
     Il se tut un instant et me regarda de travers. « Celui-ci entre pas le bief d’amont et ressort par le bief d’aval lorsque l’on ouvre les écluses pour vidanger les eaux usées, celui-là se hisse par ruse jusqu’à la poterne destinée aux ordures, tel autre encore se glisse hors de la ville par une brèche dans un rempart... »
     J’étais sur le point de dire quelque chose, mais Eileen nous interrompit en fronçant les sourcils. Plus tard elle dut sermonner le vieil homme, car il ne me reparla plus de son ouvrage.
     Ah, comme ce temps-là était agréable, cet âge de l’innocence ! Un printemps passa, puis un été. Je goûtais aux joies du bonheur retrouvé avec l’insouciance que confère la jeunesse. Eileen m’entraînait régulièrement dans de longues promenades dans la campagne, et le soir, épuisés, nous nous asseyions au coin du feu. Elle tricotait pour moi toutes sortes de pulls et d’écharpes, tandis que son père me faisait partager ses sages visions littéraires. Je vivais en leur compagnie des jours heureux, et il n’aurait tenu qu’à moi que cette situation durât éternellement.
     Chaque matin nous prenions le petit-déjeuner ensemble, à l’ombre du pommier qui poussait dans le jardin. Là, les oiseaux calmes venaient chanter pour nous, entreprenants rouge-gorges, peureuses hirondelles, petits passereaux au plumage duveteux. Nous nous plaisions à imaginer leurs migrations vers les lointains déserts du sud, et je pimentais nos récits par quelques éléments de mes voyages. Mais il faut que l’homme soit ainsi fait de désirs et d’impatiences, et qu’il cherche à toujours posséder plus, sans apprécier la fortune qui est à ses côtés. Non content de la tendresse que me portait Eileen, je sentais croître en moi un sentiment si fort que je ne pouvais le contenir. Un matin je m’enhardis, et je m’approchai d’elle pendant qu’elle tartinait son pain de confiture sucrée.
     Je lui caressai le dos. Ma main descendit le long de sa colonne vertébrale et s’égara dans le creux de ses reins, tandis que je me rapprochai d’elle. Elle se dégagea de mon étreinte.
     « Tu es fou ! » fit-elle en riant.
     « J’ai simplement envie de toi. » soufflai-je en faisant glisser ma paume sur sa cuisse. Son visage redevint brusquement sérieux. Elle me prit la main et la posa dans l’herbe.
     « Arrête de dire des bêtises, veux-tu. »
     À peine m’avait-elle relâché que j’attrapai son poignet et je l’attirai vers moi d’un geste sec. Déstabilisée, elle tomba sur moi et je me pliai de bon gré à la chute. Nous roulâmes jusqu’au tronc du pommier. Elle se releva, les cheveux en bataille. Je fis de même, en la défiant du regard.
     « Déconne pas » murmura-t-elle, le souffle court.
     Elle essaya de courir vers la maison, mais je la retins plaquée contre l’arbre. Elle se mit alors à crier. De peur que son père ou un voisin ne l’entendit, je mis ma main sur sa bouche. Elle me mordit en hurlant de plus belle et en me traitant de tous les noms. Je lachai un « Salope » en la giflant jusqu’à ce qu’elle se taise. Avant qu’elle n’eut le temps d’ouvrir à nouveau la bouche, je lui fourrai une pomme dans la gorge et j’appuyai de toutes mes forces. Ses yeux s’écarquillèrent, elle poussa un cri étouffé. Un mince filet de sang et de jus de pomme coula sur son menton. Elle continuait à se débattre, mais je fis peser tout mon corps contre le sien pour l’immobiliser. Elle parvint cependant à me donner un coup de genou dans l’entrejambe. Bien que son geste eut manqué d’ampleur, je ressentis une chaleur diffuse dans mon bas-ventre. En reculant, je renversai les tasses et la cafetière. Je la serrai à la gorge jusqu’à ce qu’elle cesse enfin de gesticuler, exsangue. Comme elle suffoquait, les yeux en larmes, je relâchai légèrement la pression. De ma main libre, je baissai mon bas de pyjama, puis je relevai sa chemise de nuit. J’ignorai les suppliques que m’adressaient ses yeux ; je léchai ses lèvres au goût de sang, au parfum de pomme...

* * *

     Je déambulais dans le rues labyrinthiques de la cité, au dernier degré de l’ivresse. Quelque chose en moi s’était brisé. Il avait suffi d’un seul geste impardonnable, d’une envie trop longtemps retenue pour que disparaisse la magie de l’instant et que je me retrouve face à moi-même, détruit par la culpabilité. Chaque homme possède sa part de ténèbres, avait dit un jour Eileen. Ô combien était-ce vrai. en ces heures terribles. J’abhorrais l’être que j’étais devenu, celui que j’avais peut-être toujours été, ce démon qui sommeillait en moi, ne demandant qu’à être éveillé. J’avais dormi sous les ponts, dans la boue des chemins de terre, enroulé dans ma vieille veste, n’osant reparaître devant Eileen et son père. Pire qu’un chien. Injecté d’alcool mauvais jusqu’aux yeux, je me complaisais dans l’apathie. Manger (n’importe quoi, une pelure ramassée dans une poubelle), déféquer (n’importe où, dans les recoins obscurs d’une ruelle malodorante), boire (jusqu’à l’oubli, jusqu’à l’abrutissement), vomir (mes tripes de dégout, et boire, boire à nouveau, encore et encore). Et à force d’errer dans ce dédale obscur de passages dérobés, d’escaliers sans fin, de spirales éthyliques, dans cet enfer sans nom qui ne ressemblait plus au paradis des premiers jours, je crus sombrer dans la folie. Un jour où j’étais plus sobre que les autres — un euphémisme — je fus frappé jusqu’au sang par un groupe de clochards plus piteux que moi. Je ne bronchai pas, tout juste un hoquettement de douleur. Leurs visages haineux me renvoyaient ma propre image.
     Et dans cet état de semi-conscience, je pris soudainement la mesure de ma dualité, de mon humanité comme de mon inhumanité. Je me ramassai sur moi-même dans un flaque de sang, de mon propre sang sans doute, les larmes aux yeux. Un vautour tournoyait lentement au-dessus des murailles de la ville. Les passants se détournaient pour éviter mon corps meurtri. Ils toussaient, se râclaient la gorge comme des cancéreux. Des relents de tabac et d’urine empestaient l’air.
     Une certitude que je m’étais toujours refusé à admettre, malgré tous les indices qui m’avaient été mis sous les yeux, s’imposa enfin à moi : le rempart de la ville n’était pas n’importe quel mur de fortification, mais le Mur que je n’avais jamais quitté. La rage s’empara de moi, et comme je ne retrouvais pas la brèche par laquelle j’étais entré, j’entrepris de l’escalader pour confirmer mes craintes. Quand je fus à mi-chemin, j’entendis quelqu’un qui m’appelait. Je regardai en bas : Eileen m’implorait de redescendre. J’avais l’impression de n’avoir grimpé que quelques mètres, et pourtant elle était là, si petite, si frêle. Encore un effort et je fus en haut. Le Mur se déroulait jusqu’à l’horizon, où il disparaissait entre la terre et le ciel. Je me tins un instant debout, les bras écartés pour sentir la brise sur ma peau. Le souffle de la vie. Puis d’un bond je fus sur le sentier, à l’extérieur.
     Je m’allongeai sur le sol, dos au Mur. Le soleil me piquait les joues. Au loin une cigale chantait. Un grillon me monta sur la main. Puis les mouches, lentement, sournoisement, reprirent leur ronde obsédante autour de mon corps décharné. Mais jusqu’où donc s’étend le Mur ? En verrai-je bientôt la fin ?

Version : « Mouches ou L’Arpenteur : récit d’un voyage »
Date : « Mouches » ou « L’Arpenteur » Avril–Mai 94 [A.0]
Révision : Mars 96 (A.1, corrections mineures)
Date : « La brèche » Septembre 96
Révision : Sept.–Déc. 97 (a)
Révision : Février 99 (b)
Date : « Le hérisson » Juillet 99 (C)
Révision : Fevrier 2000 (d)
Révision : Août 2001 (1.0)

Date de création : 16/12/2007 @ 04:02
Dernière modification : 16/12/2007 @ 04:21
Catégorie : Contes & fiction
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