Table des matières
Le syncrétisme tolkienien
“The relation of the Christian and heathen thought and diction in Beowulf has often been misconceived. So far from being a man so simple or so confused that he muddled Christianity with Germanic paganism, the author probably drew or attempt to draw distinctions, and to represent moods and attitudes of characters conceived dramatically as living in a noble but heathen past.”
J.R.R. Tolkien, in Beowulf: The Monsters and The critics.
Le choix d’un imaginaire mythologique : des raisons théologiques
Dans les parties précédentes, nous avons déjà pu remarquer ponctuellement l’empreinte du christianisme de Tolkien sur le traitement de l’imaginaire. Y a-t-il nécessairement une incompatibilité totale entre le christianisme et certains schémas idéologiques hérités des anciennes croyances ? A cette question, Tolkien aurait certainement répondu non. L’étude de Narn i chîn Hurin [135] concluant nos recherches nous donnera d’importants éléments de réponses. Néanmoins, ce texte reste en marge du reste de l’œuvre dans la mesure où il laisse une plus grande place à une vision scandinave du monde que partout ailleurs.
Le concept d’eucatastrophe expliqué dans le premier chapitre est en fait le véritable point théorique abordé jusqu’ici liant mythes païens et chrétiens. Revenons donc dans un premier temps sur ce sujet qui nous permettra de mieux envisager le sens théologique de l’entreprise tolkienienne de “ mythopoeia ”.
On sait que nombre d’écrivains du Moyen-Âge étaient confrontés à ce problème dû aux origines ancestrales de la littérature orale sur laquelle se fondaient leurs récits. Les écrivains d’alors étant tous à un degré ou un autre impliqué dans l’Eglise (la plupart d’entre eux étant des clercs), ils ont réagi chacun à leur manière. Par exemple, parmi les écrivains de romans arthuriens, il est reconnu que Robert de Boron a très largement rechristianisé l’aspect païen des légendes arthuriennes, qui était encore visible chez Chrétien de Troyes.
A l’origine de la pensée tolkienienne est une idée peu commune chez un chrétien, mais que partageaient sans doute partiellement Snorri Sturluson et le poète de Beowulf : celle que les mythes – sous-entendant principalement l’ancienne religion scandinave et les croyances celtes – sont vrais, qu’ils constituent, en un sens, un prélude ou une vérité partielle de la révélation chrétienne ; que la noblesse païenne est en fin de compte significative. Faire coexister les anciennes croyances indo-européennes avec une foi chrétienne très rigide n’est pas sans difficultés, particulièrement à cause de la différence “ idéologique ”, étant donné que le christianisme est importé en Occident et donc ne s’inscrit pas dans la même tradition de pensée. Mais dans une optique personnelle, l’univers de la Terre du Milieu apparaît comme une habile anticipation rétrograde du christianisme – sans nier ses propres errances et erreurs théologiques.
C’est sans doute sur ce délicat problème qu’il faut chercher l’une des raisons de son admiration indéfectible pour le poète de Beowulf, chrétien comme lui et traitant d’une époque païenne. Comme le note T.A. Shippey, on retrouve en commun chez Tolkien et le poète de Beowulf une attitude de sympathie à l’égard de leur sujet qui se situe à l’opposé des idées communément répandues et qu’exprimait un clerc contemporain de l’auteur de Beowulf, Alcuin. La différence cruciale entre ces deux visions chrétiennes est “ à propos du statut des païens, et spécialement les païens qui n’avaient pas rejeté les Evangiles, puisqu’ils n’avaient jamais entendu quoi que ce soit à leur propos, ni fait aucun mal aux chrétiens ” [136] . Les deux oeuvres sont encore deux exemples d’une entreprise de salut de certains païens – ici les valeurs de Bien et de Mal sont ancrées dans une logique antérieure à la christianisation: Grendel est descendant de Caïn mais cela ne l’empêche aucunement de représenter dans son attaque de Heorot quelque chose de semblable à une préfiguration de la destruction finale de l’Asgard par la race des Géants sur une échelle mineure ; et réciproquement, Beowulf fait preuve d’un altruisme dans son dévouement à Hrothgar, qui, quoique d’origine parfaitement anglo-saxonne, peut-être lu comme une valeur chrétienne. De toute évidence, la correspondance est intentionnellement très loin d’être parfaite, car c’est une marque de la création l’auteur : sa volonté de donner aux yeux du lecteur un sentiment de sympathie à l’égard d’un héros païen, moralement imparfait, mais mis en lumière par opposition au Mal dense de l’anathème Grendel. Le salut n’est bien sûr pas évoqué, mais Beowulf ou le fidèle et courageux Wiglaf ne sont clairement pas de la race de Caïn.
Si Tolkien, contrairement au poète de Beowulf, ne donne jamais dans Le Seigneur des Anneaux ne serait-ce qu’une mention de l’Ancien Testament (il en va de la cohérence de ses légendes autant que de sa logique eucatastrophique), les valeurs chrétiennes développées et les références indirectes au christianisme y sont, en fait, bien plus nombreuses. A notre avis, quoique jamais véritablement prononcée, la tentative de peindre un monde païen qui aurait droit au rachat est un message toujours à la lisière de cette oeuvre. Il peut sembler étrange du point de vue théologique qu’un fervent catholique s’évertue avec passion à souligner, dans un moment critique de l’Histoire, la vérité Germanique comme il l’écrit en 1941:
“There is a great deal more force (and truth) than ignorant people imagine in the ‘Germanic’ ideal. I was much attracted by it as an undergraduate (when Hitler was, I suppose, dabbling in paint, and had not heard of it), in reaction of the ‘Classics’.[…] Yet I suppose I know better than most what is the truth about this ‘Nordic’* nonsense. Anyway, I have in this War a private grudge – which would probably make me a better soldier at 49 than I was at 22: against that ruddy little ignoramus Adolf Hitler […]. Ruining, perverting, misapplying, and making for ever accursed, that noble northern spirit, a supreme contribution to Europe, which I had ever loved, and tried to present in its true light. Nowhere, incidentally, was it nobler than in England, nor more early to sanctified and christianized… Pray for me. I need it sorely.” (Nos italiques ; letters, p. 55).
On ne trouve nulle part mieux que dans ce genre d’extraits épistolaires l’expression de l’importance du lien entre la culture indo-européenne germanique et le christianisme chez Tolkien. Dans un essai qui accompagne sa suite à La bataille de Maldon, Tolkien s’oppose à l’idée communément admise que l’auteur du fragment anglo-saxon loue l’attitude de Beorhtnoth, faite de fierté suicidaire et de soif pour le prestige, qui permet aux Vikings (plus nombreux) de sortir de l’île où ils sont bloqués pour venir se battre. Selon Tolkien, il est clair que la perception générale de l’esprit “ northern ” [137] est une caricature de celui-ci. Ce n’est pas l’attitude de Beorhtnoth que le poète chante (au contraire, il la rend péjorative par l’emploi du mot ofermod que Tolkien traduit par ‘overmastering pride’) mais celle de ses guerriers qui le suivent en dépit de son erreur.
Tolkien écrivit sept versions du poème Mythopoeia, qui est de toute première importance pour comprendre son rapport aux mythes en général, et la part religieuse qu’il y perçoit. Nous ne citerons ici que l’ultime version, publiée dans Tree and Leaf (p.85/90).
A la commune attaque sur la véracité des mythes, il donne avant tout une réponse linguistique qui s’accorde à l’idée biblique de la prééminence du Verbe sur le sens (“Yet trees are not trees, until so named”). Mais surtout, il attaque le darwinisme en tant que vérité définitive, inscrivant, avec une ironie des mouvements, l’idée de progrès dans la Chute de l’Homme: “I will not walk with your progressive apes, / erect and sapient. Before them gapes / the dark abyss to which their progress tends”. Cette ironie des mouvements qui cherche a décrire le caractère illusoire de la vérité matérialiste est répétée quelques vers plus loin par l’évocation de l’immobilité de cette conception (laquelle se veut pourtant basée sur la notion d’évolution): ” I will not tread your dusty path and flat, […] your world immutable”. Ici, Tolkien reproche le fait que la conception matérialiste qui veut le mythe faux – dans la mesure où invraisemblable – soit linguistiquement immobile et donc ne laisse pas de place à l’art. “Denoting this and that by this and that”, c’est décréter un langage figé, sur le modèle de l’étiquetage scientifique, qui ne cherche qu’à définir (le vers qui ouvre le poème, “You look at trees and label them just so” place immédiatement là le sujet du poème). Or, pour Tolkien, le langage étant l’apanage de la Création et du divin, mais aussi de la Sub-création et donc de l’art, cette vision qui ne lui laisse qu’une fonction restreinte est celle qui, par essence, s’oppose au mythe. En effet, le mythe est bien le lieu où le langage se démultiplie et sacralise son propos. Il est inutile de rappeler l’habitude de Tolkien de nommer un personnage ou un lieu (particulièrement dans le Silmarillion) sous trois ou quatre formes différentes, en quenya ou en sindarin. C’est une caractéristique mythique bien connue : nombreux sont les noms désignant Odin ou Loki chez les scandinaves, et cela s’explique non comme une simple marque de l’oralité mais comme une démonstration de leur importance, car le nom en tant que mot est garantie d’existence dans une pensée mythique.
Mais arrêtons-nous particulièrement sur le choix de l’image des arbres. Quel exemple plus criant que celui des arbres dans l’œuvre de Tolkien pour évoquer la mission de sacralisation du réel inhérente au mythe? Chez Tolkien, l’arbre n’est aucunement perçu comme un exemple du réel par opposition au surnaturel de la faërie. C’est l’élément surnaturel par excellence de la création, le pont entre mythe et réalité – ce qui montre la nature comme œuvre de Dieu. Il écrit dans une note accompagnant le poème: “ Trees are chosen because they are at once easily classifiable and innumerably individual ”. Sa sensibilité à l’égard des arbres qu’il conçoit, de toute évidence, comme une forme supérieure à l’art car issue de la Création supérieure, du “ monde primaire ”, est à l’origine d’un grand pan de sa propre Sub-création qui leur rend hommage en les incluant dans la Faërie: ses plus belles peintures (Lorien in Spring, Old Man Willow, The tree of Amalion) [138] tout comme celle, imagée, de son personnage Niggle (dans le conte allégorique Leaf by Niggle); les Ents et les Huorns tout comme les arbres symboliques (tel Nimloth à Numenor); et surtout les deux arbres mythiques de Valinor, Laurelin et Telperion, qui furent une source de lumière dont le soleil et la lune ne sont que de pâles reflets à la beauté moindre ; toutes ces nombreuses sub-créations sont une sorte d’hommage aux arbres “réels” dans lesquels Tolkien voyait cette vérité supérieure que ne peut concevoir une vision matérialiste.
Il faut noter que cette perception du sacré de la nature dans l’arbre n’est pas propre à Tolkien uniquement, mais aussi et surtout à de nombreux mythes : l’arbre est au centre de la création dans les légendes scandinaves avec Yggdrasill le grand frêne qui soutient le monde ou encore le célèbre Lérad, mais c’est aussi le cas dans l’Ancien Testament, bien sûr, avec l’arbre de la connaissance et le symbole du jardin d’Eden qui peut laisser supposer que les arbres de notre monde sont pour nous une fenêtre sur celui d’avant la Chute ; c’est là sans doute la conception de Tolkien, qui voit dans la nature (qu’en fervent chrétien, il sait souillée cependant), une porte sur la Faërie. L’importance des arbres dans les mythes païens est très certainement pour Tolkien un élément intuitif de cette part de vérité chrétienne qui ne peut parvenir que par le mythe, et non par une littérature “ réaliste ”.
Si l’on considère, maintenant, des éléments de ce “ mythe chrétien ”, il est clair que nombre des situations mystérieuses dans le Seigneur des Anneaux comme dans le Silmarillion apparaissent comme “précurseurs” de la vérité chrétienne. Nous diviserons ces éléments en trois sujets : l’importance des personnages offrant des traits pré-christiques, l’omniprésence du symbole de la Sainte Vierge et celle de la morale chrétienne.
1°) Les personnages prophétiques, les traits pré-christiques : relais du syncrétisme tolkienien
Il a été écrit dans maintes études sur le Seigneur des Anneaux, que Frodo, Gandalf et Aragorn sont les trois véritables héros de cette “ heroic romance ”. Si l’utilisation du terme “ héros ” dans son sens conventionnel n’est à nos yeux valable pour aucun d’entre eux (pas même Aragorn), il faut reconnaître que ce sont ces trois personnages qui focalisent tout particulièrement l’attention du lecteur (le film de Peter Jackson choisit cette lecture). Tolkien écrit dans son essai On Fairy-stories que la naissance et la résurrection du Christ constitue l’histoire féerique réelle, cette fameuse eucatastrophe de l’Histoire à laquelle correspondent, sur une moindre échelle, les eucatastrophe de “ créance seconde ” de la sub-création artistique, en imitation et hommage à la création divine. Aussi n’est-ce sans doute pas un hasard si l’on retrouve chez chacun des trois personnages emblématiques du Seigneur des Anneaux des allusions plus ou moins cachées à la figure christique par des traits messianiques précis.
Le personnage de Gandalf a une place à part dans l’épopée tolkienienne. D’après les Contes et légendes inachevées [139] , les Istari ou magiciens furent envoyés en Terre du Milieu vers l’an mil du Troisième Age, par les Valar inquiétés de l’emprise grandissante du Mal à l’est de Valinor. Donc, Gandalf est porteur d’une mission d’ordre moral à l’instar des prophètes. Plus qu’un simple magicien basé sur le modèle de Merlin, il est aussi, quoique toujours de façon discrète, le relais de l’auteur au travers de phrases succinctes qui rappellent les enjeux philosophiques et théologiques du texte (sa connaissance du sens profond de la pitié dans un monde païen se remarque lorsqu’il engage Frodo à ne pas souhaiter la mort de Gollum ; son sens de la place et du rôle dans une temporalité précise se manifeste à différentes reprises ; à Saroumane, enfin, il dit : “ He that breaks a thing to find out what it is, has left the path of wisdom ” [140] ).
Mais le plus important est que nombre de ces phrases sont d’ordre prophétique [141] . La très célèbre chute de Gandalf depuis le pont de Khazad-Dûm et la bataille qui s’ensuit avec le Balrog (racontée bien plus tard, au livre III, p.523) débouche clairement sur une mort attestée, et c’est bien de résurrection qu’il s’agit lorsque qu’il retrouve Gimli, Legolas et Aragorn. Le motif du Cavalier Blanc [142] touche sans doute volontairement une thématique christique (songeons aux travaux de Tolkien sur le texte médiéval d’Ancrene Wisse où l’accent est mis sur la parabole du Christ Chevalier). Enfin, la première apparition de Gandalf le Blanc face à Legolas, Aragorn et Gimli est clairement inspiré de la Transfiguration.
Dans la symbolique chrétienne des couleurs, le blanc est associé à la pureté et la divinité; on retrouve cette idée dans des textes médiévaux tels que le Crist de Cynewulf ; le remarquable livre de Verlyn Flieger, The Splintered Light, montre l’importance du rôle mystique de la lumière pure, finalement beaucoup plus rare que la nuance grise ou l’obscurité chez Tolkien: ici Gandalf est devenu “ le Blanc ”, car sa fidélité à la mission qui lui avait été confiée fut véritablement couronnée par cette mort de l’enveloppe humaine qu’il accepta. Alors que les Ainur rebelles sont voués à une perte de puissance progressive voire de recouvrance physique totale chaque fois qu’ils sont dépourvus de leur enveloppe charnelle (il en va ainsi de Sauron et de Saruman qui ne sont plus capables de se réincarner à la fin du Seigneur des Anneaux, et ce en dépit de leur statut), Gandalf, lui qui est serviteur du Feu secret, ressort ennobli et plus fort de sa mort – très certainement par l’intervention de l’Un lui-même comme le suggère une lettre de Tolkien. Et ses paroles ne vont pas dans un autre sens: “ Yes, that was the name. I was Gandalf. Yes, you may still call me Gandalf. I am white now ”.
Frodo, écrit Tolkien dans une lettre (Letters, p.224) vient du norrois froth qui signifie “ sage par expérience ”, et de toute évidence l’évolution du personnage dans son anti-quête est un témoignage concret de la naissance d’une sagesse dans la douleur. Mais T.A. Shippey a retrouvé le sens d’une allusion laissée assez obscure par Tolkien (sans doute volontairement) dans cette même lettre [143] en allant plus loin dans l’interprétation du nom Frodo. Partant du principe indiqué dans les appendices du Seigneur des Anneaux selon lequel Frodo est une “ traduction ” en anglais du westron (ou occidentalien) “ Froda ”, Shippey souligne l’apparition de ce nom dans Beowulf, équivalent anglais du vieux norrois “ Frothi ”, personnage mythique qui était un contemporain du christ et possède en commun avec Frodo la caractéristique de prêcher la paix dans un environnement païen où les lois tacites de la vengeance sont valeurs courantes. Alors que Frothi est tué, et sa tentative de paix avorte, Frodo ne parvient pas à imposer ses volontés lors de la guerre de la Comté en tentant de s’opposer à toutes violences. On peut voir chez ces deux personnages une sorte de tentatives parallèles [144] à celle du Nazaréen de développer des valeurs nouvelles où l’héroïsme païen est remis en question. Mais contrairement au Christ, tous deux échouent dans la communication de leurs idéaux dans leur société.
Bien que Tolkien ait prévenu contre toute lecture allégorique, nombre de ces commentateurs, souvent à tort, ont néanmoins adopté cette lecture. La réalité du texte est plus complexe : si l’oeuvre n’est pas ouverte à une interprétation codifiée de chaque personnage à la lumière de concepts, de vertus et de vices, comme c’est le cas chez Spenser, certaines “ applicabilités ” sont troublantes. Ainsi le devoir de Frodo, pour accomplir son anti-quête (détruire l’anneau), est de se déposséder de la condition humaine qui l’attire vers cet objet pour permettre aux habitants des peuples de la Terre du Milieu de vivre libres. La relation de Frodo à l’anneau est clairement une thématique chrétienne : on y trouve le rapport à la tentation et le choix sacrificiel de porter ce qui est nommé le “ fardeau ” (en anglais “ burden ”). Si le Christ doit mourir pour les hommes, Frodo doit porter la mort pour eux, car l’anneau comme l’a souligné Vincent Ferré est un symbole de mort, sinon sa personnification, tandis que le voyage en Mordor est la traversée du monde des morts. Frodo, lorsqu’il revient d’Orodruin vers le monde des vivants n’est plus celui qu’il fut et n’a plus sa place en Terre du Milieu. Sa réapparition à la Comté est tout l’opposé du miracle de la résurrection, car c’est le scepticisme général qui l’accueille. Il y restera peu de temps avant de prendre la mer pour l’Ouest mythique à la recherche du repos. C’est ici l’un des points, où l’évolution de Frodo, tout en faisant référence à celle du Christ, ne s’y apparente plus, car contrairement à ce dernier, Frodo n’est pas un Elu au sens le plus pur du terme. Certes, il est annoncé dans un songe à Boromir et dans une prophétie, certes, il a accepté le rôle qui lui était prédestiné, mais à l’ultime épreuve de tentation (le livre en est parsemé [145] ), lorsque l’anneau se propose une dernière fois à son porteur sur la montagne du Destin (à l’instar de la tentation du désespoir sur le Mont des Oliviers et surtout celle de la Montagne où Satan propose à Jésus d’utiliser son pouvoir) il échoue, revendique l’anneau et n’est sauvé que par le “ Destin ” [146] lui-même, au travers l’action de Gollum, être au lourd péché [147] qui lui mutile la main et s’empare de l’anneau avant de tomber dans les profondeurs d’Orodruin comme le prévoyait la prophétie. Si Frodo a partiellement échoué en tant qu’élu, c’est très certainement pour signifier ce que nous avons déjà évoqué : il correspond à une époque païenne bien antérieure au Christ, et il n’est pas encore celui qui peut entièrement assumer de porter la mort pour les hommes. Mais les allusions sont bien là, tel ce moment dans la Moria ou une “spear straight at Frodo. The blow caught him on the right side, and Frodo was hurled against the wall and pinned” (SdA ; p. 343 – cité par Vincent Ferré ; nos italiques) ou peut-être même cette main mutilée par Gollum n’est-elle pas sans évoquer les stigmates, mais alors tout en gardant l’ambiguïté du statut de Frodo par le rappel du Seigneur Ténébreux car lui aussi fut amputé du doigt qui portait l’anneau lors de la bataille de la Dernière Alliance.
Une autre thématique chrétienne au coeur de cette oeuvre est de toute évidence la notion d’espoir confinant à la foi. En effet, toute la mission de la Compagnie – et par là même l’avenir des peuples de la Terre du Milieu – ne repose que sur un espoir très mince, voire dérisoire, et la place déterminante dans la réussite finale de ce qui est nommé “ la chance ” montre que l’oeuvre n’est pas uniquement une célébration du courage. A l’espoir qui guide la Compagnie, correspond un personnage emblématique : Aragorn.
Bien que coordinateur d’abord malheureux après la mort de Gandalf (il s’impute lui-même la dissolution du groupe), il reste le symbole de l’avenir possible par son statut d’héritier d’Elendil mais aussi par quelque chose de moins clairement évoqué dans le texte même, mais que l’appendice A nous révèle. On y apprend qu’il est également nommé “ Estel, that is Hope ”. Mais cet espoir n’est pas un simple espoir humain. Le fait que la mère d’Aragorn ne puisse survivre à la sombre époque de la fin du Troisième Age (elle dit avant de le quitter: “ Onen i-Estel Edain, u-chebin estel anim ” [148] ) montre qu’elle a donnée naissance à un être d’exception qui semble s’être nourri de la flamme même de sa génitrice. Le mystère est entièrement dévoilé par un tout autre texte : le dialogue philosophique Athrabeth Finrod ah Andreth où le type d’espoir que désigne le mot estel est clairement défini: “ That is one thing that men call ‘hope’, said Finrod. ‘Amdir we call it ‘looking up’. But there is another which is founded deeper. Estel we call it, that is ‘trust’. If we are indeed the Eruhin, the Chidren of the One, then He will not suffer Himself to be deprived of His own, not by any Enemy, not even ourselves. This is the last foundation of Estel, which we keep when we contemplate the End”. Dès lors, on peut s’en douter, le personnage d’Aragorn est clairement connoté religieusement et en contraste avec une société (celle du Troisième Age) qui ne sait plus qu’elle vient de l’Un. L’absence de culte religieux au Troisième Age peut être mis en parallèle au silence du poète de Beowulf sur ce sujet, avec qui Tolkien partageait comme on l’a vu une sympathie pour une certaine époque païenne. Aragorn y joue un rôle syncrétique, pivot entre l’aspect païen (les valeurs païennes de l’honneur) et le christianisme contenu (les valeurs de la rédemption, du pardon) de l’oeuvre. Tout comme Frodo, une prophétie annonce le destin d’Aragorn (SdA. ; p. 75). Mais contrairement à Frodo chez qui l’initiation enlève toute trace de valeurs morales païennes (c’est l’une des raisons pour lesquelles il est définitivement marginalisé du soulèvement de la Comté), Aragorn se distingue par ses qualités guerrières et ne tend pas l’autre joue, car sa victoire se joue en partie sur un contexte purement héroïque.
Pourtant le parallèle avec Gandalf et Frodo est indéniable : si Gandalf ressuscite véritablement et Frodo de manière figurée par son retour de Mordor, Aragorn, lui aussi, traverse le monde des morts, plus précisément le “ Path of Dead ”. Dunharrow (dont l’étymologie anglo-saxonne n’est autre que “ Dun-Harug ” signifiant “ hill-sanctuary ” ; HoME XII, p. 53) est une porte sur ce monde des Morts décrite d’une façon très précise, et dont Tolkien fera plusieurs représentations picturales. L’une d’elles montre le chemin qui mène à l’intérieur de la montagne bordé de pierre rappelant les “ barrows ” nordiques. Tout est orchestré pour développer une atmosphère féerique mortuaire. On peut noter, entre autres, le fait que personne n’est jamais revenu de cet endroit et la dramatisation de la séparation avec Eowyn avant son départ. On est ici dans la grande tradition des traversées d’Ulysse et d’Enée, mais plus encore de celle de Dante, car ce lieu des morts tient à la fois de l’Enfer et du Purgatoire. La rencontre avec les Morts, elle-même, est sous le signe d’une valeur chrétienne et Aragorn apparaît comme une figure salvatrice, celle qui peut pardonner aux morts et leur permettre de reposer en paix en échange de leur aide dans la lutte contre Sauron. Ce statut fait d’Aragorn plus qu’un simple héritier des rois humains, mais un véritable juge à la manière du Christ du Jugement Dernier – bien que sur une échelle mineure -, car elle lui donne la possibilité de pardonner les morts. Puis, ses mains alliées à l’herbe athelas lui permettent de guérir Faramir alors quasi mort (il est reconnu comme le roi par ce fait). Il n’est pas impossible de penser ici à la résurrection de Lazare.
Enfin, la spécificité d’Aragorn est comme on l’a dit dans l’ambivalence de son rôle autant celui d’un guerrier et d’un roi païen que celui d’un un représentant d’autres valeurs (il redistribue les terres à ses anciens ennemis vaincus, libèrent leurs esclaves). Certains critiques ont insisté sur sa parenté avec Arthur. On peut effectivement faire plus d’un lien, et pas seulement en mettant en parallèle la relation Gandalf/Aragorn avec celle de Merlin et Arthur ou par l’identification (beaucoup plus discutable) de l’épée royale Anduril à Excalibur [149] . Le rapport probablement le plus intéressant est très certainement que ces deux rois sont des “ élus ” qui tiennent une place particulière entre christianisme et paganisme. D’origine orales et préchrétiennes, les légendes arthuriennes furent probablement christianisées avec leur mise à l’écrit. Néanmoins, certains textes gardent de nombreuses traces de leurs caractères indo-européens et le travail de l’auteur peut alors être d’harmoniser cette tradition avec le christianisme. Notons que Tolkien reprochait souvent à la littérature arthurienne d’être ouvertement chrétienne. Ceci doit être remis dans le cadre de sa théorie sur l’art en tant que “ sub-création ” par opposition et hommage à la véritable Création. Cela n’empêche pas le Seigneur des Anneaux d’être une œuvre où se trouve le même enjeu de syncrétisme, mais où le christianisme y est suggéré, présent seulement sous la surface, dans des valeurs développées par l’initiation des personnages et une forme de confrontation à la mort qui aboutit sur une résurrection (figurée ou réelle) et où se multiplient les références au Christ et à la Passion.
Pour conclure, on retrouve à travers ces trois figures différents traits du Christ mais éparses et incomplets (Gandalf prophète et esprit qui a vécu les souffrances des hommes dans l’incarnation; Aragorn porteur de la “ foi ” et juge; et Frodo “ héros ” du pacifisme, sacrifice et fardeau), de manière à garder l’aspect “ heathen ” [150] de la société du Troisième Âge qui n’a pas encore accès à la vérité chrétienne, bien que les valeurs y soient déjà en germe.
Le Silmarillion n’est pas en reste quant aux allusions à l’arrivée du Fils de Dieu. Les personnages de Tuor et d’Eärendil (dont Aragorn est un descendant) ont de toute évidence un caractère prophétique, ils sont “ élus ”, l’un pour sauver les survivants du peuple de Gondolin en amenant la prophétie d’Ulmo [151] sur le sac de la ville; l’autre pour sauver les peuples de Beleriand, via la repentance – en demandant le pardon aux Valar pour l’exil orgueilleux des Noldor – lui permettra l’intervention de la providence.
Qu’Earendil, qui naît homme mortel, s’élève vers les cieux, un Silmaril au front, pour y être associé à une étoile est symptomatique du double traitement tolkienien : le sort du personnage lui permet ici de retrouver les bribes de la mythologie anglaise laissées par la littérature médiévale (on sait que le mot Earendel désignait l’étoile du matin – en fait la planète Vénus – mais provenait des légendes germaniques ; Georges Dumézil rattachant ce nom à la légende d’Aurvandil [152] évoquée dans l’Edda de Snorri), mais c’est aussi un moyen de faire de son personnage un héros céleste au sens propre dont il est dit qu’il reviendra à la dernière bataille pour combattre Morgoth (à la manière du Christ chevalier – déjà lié au personnage de Gandalf – qui descend du ciel durant l’ultime combat eschatologique [153] en Apo 19 :11-21). Tolkien, lecteur assidu de la Bible, a parfaitement pu tenter de faire d’Earendil, un des personnages emblématiques de son syncrétisme en l’envoyant dans le ciel pour lier l’étoile du matin de la mythologie anglaise avec un passage de la fin du Nouveau Testament: “ Moi, Jésus, j’ai envoyé mon Ange publier chez vous ces révélations concernant les Eglises. Je suis le rejeton de David, l’Etoile radieuse du matin ” (Apo 2 :16 et 2 : 28).
Dans le Crist de Cynewulf, apparaissent les deux vers “ Eala Earendel engla beorhtast / ofer middangeard monnum sended ” (ce qui signifie “ Salut Earendel plus radieux des anges / Envoyé parmi les hommes sur la terre du milieu ” [154] ) qui sont généralement considérés comme la révélation qui sema les germes du légendaire tolkienien. Ces vers d’un poème chrétien gardent des traces de cette mythologie anglaise que Tolkien cherchaient à recréer, car derrière le sens chrétien (d’après le biographe Humphrey Carpenter, Tolkien y voyait Saint Jean-Baptiste), il y a ces mots “ Earendel ” et “ Middangeard ” qui étaient des portes vers une ancienne culture anglaise proche des légendes scandinaves comme le rappellent les liens respectifs de ces mots au personnage d’Aurvandil et au serpent de Midgaard. Tolkien développa donc l’histoire d’Earendel en suivant sa conviction que les mythes préparaient au moins partiellement la vérité chrétienne. Ainsi, on peut présumer que Tolkien, en créant son propre syncrétisme, pensait être fidèle à l’esprit même de cette ancienne mythologie anglaise bien qu’elle fût perdue.
Enfin, on peut même trouver une allusion directe au Christ dans le texte tardif Athrabeth Finrod ah Andreth qui est un débat sur la condition mortelle des humains et celle dite immortelle [155] des elfes. Les protagonistes sont Finrod (un roi elfe) et Andreth (une femme parmi les sages du peuple de Haleth) : celle-ci s’adresse à Finrod en lui rapportant une croyance humaine: “they say that the One will himself enter into Arda, and heal men […]” et plus loin, elle demande à Finrod s’il croit aussi cela, lequel lui répond “Ask me not yet. For it is still to me but strange news from afar. No such hope was ever spoken to the Quendi. To you only it was sent” Ainsi, si les Quendi (c’est-à-dire l’ensemble des elfes) ne connaissent pas cet espoir, et que l’Un doit s’incarner parmi les hommes, on peut difficilement conclure au hasard quant au fait que Tolkien ait décidé de placer des traits christiques parmi les personnages humains: Tuor, Earendil, Frodo (il est dit que les Hobbit sont de la race des hommes [156] ) et Aragorn. Chacun d’eux, hormis Frodo, a la particularité de posséder du sang elfique, mais n’en est pas moins de la condition d’homme mortel. Gandalf est la seule exception à la règle (c’est un Maia et son antériorité à la création du monde fait de lui l’équivalent d’un ange incarné), mais aucun elfe parmi ces personnages : ceux-ci, dans leur lien à Arda et leur immortalité apparente, ne semblent pas autorisés à connaître le Salut.
2°) une mythologie catholique: présence de la figure féminine sacrée et du concept de miracle
Si le Seigneur des Anneaux est une oeuvre “fondamentalement religieuse” traitant d’un âge païen imaginaire, on y retrouve différents traits plus particulièrement catholiques – ce qui n’est pas étonnant à proprement parler chez un écrivain anglais violemment opposé à la Réforme dont l’oeuvre traite tout particulièrement des grandes thématiques qui furent les principaux point de rupture des différentes églises du christianisme : les questions du libre-arbitre et de la destinée ainsi que celle du miracle eucatastrophique.
Mais c’est aussi à l’image de la Sainte Vierge que l’on doit prêter attention comme l’indique l’auteur lui-même dans ses lettres: “the greatest influence in my life” [157] ou encore: “Our Lady upon which all my own small perception of beauty, both in majesty and simplicity is founded” (lettre 142 to R. Murray; Letters p.172). Encore une fois, le Moyen-Âge forme avec la Renaissance une période qui peut être aisément considérée comme l’âge d’or de l’influence de la Vierge Marie sur l’art et la littérature : des poèmes des troubadours qui la chantent aux représentations de la Madone col bambino dans la peinture italienne, elle est une source d’inspiration majeure partout en Europe. Chez Tolkien, bien que toujours sous forme allusive, sa présence ne peut être niée.
Il y a d’abord, noté par le Père Murray et bien d’autres, le rapport de la reine Galadriel à la Sainte Vierge dans le sens qu’elle constitue de la même manière une sorte d’icône dont la beauté est source de vie et de courage pour les compagnons : non seulement Gimli, mais aussi Sam et Frodo qui pensent à elle dans les heures sombres de leur voyage en Mordor pour retrouver la force [158] et dont les lembas (associés par certains à l’eucharistie malgré l’opinion de l’auteur) leur seront une aide précieuse. Il y eut des réactions à cette lecture du personnage de Galadriel, particulièrement à cause de son rôle dans le Silmarillion, où elle est impliquée, en tant que Noldo et par son choix de l’exil, dans la désobéissance aux Valar. Cela ne peut être réfuté, mais il n’a jamais été question de voir la Sainte Vierge représentée en Galadriel – la stricte distinction que fait Tolkien entre Création et Sub-création va à l’encontre d’une telle lecture qui serait à son goût trop vaine et prétentieuse – ; il s’agit de noter une influence catholique, non une allégorie comme le souligne l’auteur lui-même (qui ne renie pas la relation d’influence malgré les divergences fondamentales [159] ).
Ensuite, on peut noter les incantations à Elbereth qui parsèment le Seigneur des Anneaux. Elbereth est le nom sindarin de Varda, compagne de Manwe sur le sommet du Taniquetil – elle est surtout l’instance féminine la plus haute qui soit, également appelée “Lady of the Stars”. On trouve, par exemple, les Elfes de la compagnie de Gildor qui chantent en son honneur dans la Vieille Forêt (SdA, p.92-93) que Charles A. Coulombe [160] rapproche d’un hymne à la Sainte Vierge de John Lingard.
Mais, plus que de chercher les éventuelles réminiscences d’autres oeuvres qu’on ne pourra prouver avec certitude, il est intéressant de noter le rôle esthétique (“my own small perception of beauty”) et pacificateur (SdA p. 746-7) de l’icône féminine. Si Galadriel est distinctement de cet ordre de beauté supérieure qui donne une force d’espérance à Sam et Frodo en Mordor, les figures féminines plus terrestres (dans le simple sens de leur relation à un héros) telles qu’ Arwen pour Aragorn ou encore Rosie pour Sam, sont dans une moindre mesure ce qu’est la Dame au chevalier courtois tel que Jaufré Rudel : l’idéalisation d’une femme “ bien charnelle ” mais géographiquement éloignée et fondée sur le modèle de la sainteté à laquelle seul l’exploit héroïque, c’est-à-dire l’expérience de la mort, permet la possibilité de rapprochement – étant l’ennoblissement spirituel par excellence [161]
Le miracle est au cœur du catholicisme un sujet d’où se démarquent nettement les églises protestantes. Il y a une mystique catholique alors que c’est en vain que l’on en cherchera, par exemple, une dans l’église anglicane. La très parcimonieuse et prudente utilisation du terme “ magie ” par Tolkien n’est pas sans liens avec ses propres convictions. Définir une eucatastrophe et une dyscatastrophe, c’est surtout ne pas accepter de mêler les différents types d’évènements surnaturels. C’est dans cet esprit de distinction morale que Galadriel répond à Sam : “For this is what your folk call magic, I believe; though I do not understand clearly what they mean; and they seem to use the same word of the deceits of the Enemy.”(SdA; p. 381). La magie de Galadriel est, indirectement, une part du miracle mystique dont Eru seul est le créateur. Les révelations de son miroir mais aussi et surtout l’action des Phials qu’elle avait offerts à Sam et Frodo dans la tour de Cirith Ungol sont des exemples de l’aide céleste indirecte, soulignés par la symbolique des oppositions d’ombre et de lumière.
3°) Valeurs chrétiennes en Terre du Milieu
L’importance revendiquée par Tolkien de sa foi catholique sur ses écrits à été d’abord sujet à controverse, mais aujourd’hui elle est admise par tous les critiques majeurs. Les dubitatifs fondaient souvent leurs réserves autour d’une phrase de l’auteur: “ The Lord of the Rings is a fundamentally religious and catholic work; unconsciously so at first, but consciously in the revision ” (lettre à R. Murray déjà citée). Quelles sont les traces de cette révision consciemment catholique ? Nous avons tenté de montrer dans la première partie de ce chapitre ce que nous considérons comme des références conscientes issues de cette révision. Néanmoins, certains critiques choisissent de se concentrer uniquement sur le développement des valeurs chrétiennes dans Le Seigneur des Anneaux, sans prendre en compte les références développées ci-dessus. Malgré les divergences de lecture, l’analyse de valeurs chrétiennes dans l’œuvre reste le point d’unanimité. Nous tenons particulièrement à développer la relation de ces valeurs avec d’autres valeurs – elles païennes – au sein de l’œuvre majeure de Tolkien.
La conscience mythique de la souillure progressive du monde à l’origine de la mélancolie qui empreint Le Seigneur des Anneaux est d’origine proprement judéo-chrétienne. Il est difficile de ne pas se rappeler de l’exil des Noldor du Premier Age qui connurent la lumière des Deux Arbres pour considérer la détonante tristesse de Galadriel [162] dans la splendide forêt de Lothlorien autant que les propres mots de Tolkien quant à la condition de l’homme telle qu’il la perçoit :
“[…] Certainly there was an Eden on this very unhappy earth. We all long for it, and we are constantly glimpsing it: our whole nature at its best and least corrupted, its gentlest and most human, is still soaked with the sense of ‘exile’ ” [163]
Si Le Seigneur des Anneaux a une fin indubitablement mélancolique [164] , elle n’en est pas moins illuminée de lumière divine. C.S. Lewis nomme à raison les chapitres qui closent le livre après le dénouement épique une “ longue coda ” mélancolique. En effet, la fin épique, bien antérieure à la fin littéraire proprement dite, peut être délimitée avec le chapitre Mount Doom. Souligné par ce titre, le triomphe eucatastrophique est, comme on l’a dit, basé sur le rôle majeur du destin puisque Frodo revendique l’anneau et que la victoire des peuples libres de la Terre du Milieu n’est due qu’à la chute involontaire de Gollum dansant sur le rebord du volcan. Ce “ destin ” a une forte teinte d’intervention providentielle ; on comprend à ce moment précis que la valeur chrétienne de la pitié [165] – celle qui empêche Frodo de tuer Gollum – tient un rôle majeur dans ce dénouement, ainsi que celle qui définit l’attitude de Frodo : le dévouement altruiste à une morale.
Les cultures de la Terre du Milieu, bien que clairement païennes dans leurs attitudes ont des coutumes volontairement idéalisées pour un chrétien comme Tolkien. Les Rohirrim, malgré tout ce qui les lie culturellement à Beowulf, enterrent leurs morts et ne brûlent que leurs ennemis, alors que les funérailles du héros du poème épique se font sur un bûcher.
On peut également rappeler les paroles de Gandalf à Denethor qui projetent de se suicider: “Authority is not given to you, Steward of Gondor to order the hour of your death […] And only the heathen kings, under the dominion of the Dark Power, did thus”. L’utilisation du terme “heathen” (païen) semble pour le moins surprenante dans le contexte de la Terre du Milieu. Shippey écrit que c’est “ en un sens illogique ”, qu’il s’agit d’ “ une sorte d’anachronisme ” [166] . C’est une opinion que nous ne partageons pas : certes, ce mot est étymologiquement connoté d’un regard chrétien sur le non-converti, mais le lecteur attentif du légendaire tolkienien sait que Gandalf n’est autre que le Maia Olorin, soit un être antérieur à la création du monde ayant écouté la musique d’Iluvatar qui décrit le déroulement de l’Histoire et sachant donc peut-être l’incarnation à venir du fils de l’Un [167] . La référence au christianisme à venir – d’une manière volontairement très suggérée – n’est donc pas impossible à concevoir dans la bouche du magicien derrière ce mot “ heathen ”. Simplement elle est adressée à lui-même (dans l’emportement de sa colère) et au lecteur plutôt qu’à Denethor qui est justement l’image de ces “ heathen kings ” (bien que seulement intendant de Gondor).
On sait qu’il y a de la part de Gandalf, dans ce passage, une référence à Eru comme étant l’autorité qui gouverne la vie des hommes. Malheureusement, il est depuis longtemps sorti de la mémoire de ces derniers en cette fin de Troisième Âge – même parmi des Numenoréens du rang de Denethor dont les ancêtres étaient pieux. Néanmoins, il y a une autre logique certaine dans l’esprit qui n’est pas immédiatement perceptible : en dehors de la morale chrétienne, le suicide pourrait-il apparaître comme un péché ? De toute évidence, oui. En particulier dans un univers partiellement influencé par les valeurs scandinaves. On sait que pour la religion des Vikings, le rôle de l’Homme est d’accompagner sa destinée et non de la subir. Toute marque de faiblesse, de passivité, devient alors un outrage au caractère sacré du Destin [168] .
Structure du pantheon tolkienien : un autre exemple de la “mediation mythique” [169]
Bien que les Elfes du Premier Âge soient monothéistes et perçoivent la nature intermédiaire des Valars (cf. Lettre 131 à Milton Waldman), l’absence générale d’Iluvatar – nom elfique d’Eru -, et l’absence de culte à son égard en dehors de Numenor [170] donne à la mythologie tolkienienne une apparence polythéiste.
Il serait inutile de chercher à analyser le panthéon tolkienien à la lumière des tableaux indo-européens de Dumézil, car ainsi qu’il a été précisé plus haut, on ne retrouve pas une idéologie indo-européenne à tous les niveaux mais plutôt des sortes de souvenirs culturels très certainement inconscients. Il serait évidemment possible de considérer les trois fonctions vis-à-vis des Valar et Valier, car Manwë et Varda, en étant la plus haute instance souveraine au-dessous du Créateur Eru, correspondraient sans peine à la première fonction, Tulkas ou Oromë pour leurs aptitudes guerrières entreraient parfaitement dans la seconde [171] et le couple d’Aulë et Yavanna dans la troisième pour leurs liens respectifs à la production et à la fertilité [172] . Malheureusement, ce schéma est trompeur, car il ne rend pas compte de la véritable hiérarchie tolkienienne, qui n’est elle pas liée aux fonctions indo-européennes mais à une autre notion, d’un ordre également mythologique : celui des éléments [173] .
En effet, la lecture de l’Ainulindalë et de la Valaquenta nous apprend que les Valar les plus importants sont au nombre de quatre et par ordre décroissant les suivants: Melkor, Manwë, Ulmo et Aulë. Il est parallèlement clair que chacun d’entre eux est lié à un élément ; en l’occurrence (et respectivement) le feu, l’air, la mer et la terre. Mis à part le fait que l’on peut débattre sur la place réelle de Melkor dans cette hiérarchie après sa chute, le reste de l’ordre est figé et on ne peut guère remettre en cause le fait que c’est bien autour des éléments que s’ordonnent les places proéminentes dans le panthéon tolkiennien. Cela provient très certainement de ce que sa mythologie, bien qu’organisée autour de valeurs chrétiennes, est toujours célébration de la Terre, en dépit des souillures qu’y apporte le Vala Melkor. L’importance de la Nature est effectivement une constante de l’œuvre – il n’est pas étonnant de la retrouver sur le plan des puissances intermédiaires de la création.
Mais c’est aussi sur la structure chrétienne de ce panthéon qu’il faut s’attarder – n’oublions pas que Tolkien garde l’attitude de Philomythus quand il évoque, par exemple, le christianisme sous l’expression de “Christian mythology” [174] . L’importance de cette structure tient à la fois au fait que l’auteur est le premier à la reconnaître comme telle [175] mais également dans la mesure où c’est sous cette lecture qu’elle est généralement acceptée et étudiée [176] . Les premières lignes de l’Ainulindalë énoncent le monothéisme de cette mythologie [177] et Tolkien souligne à maintes reprises que les Valar ne sont pas des dieux mais des équivalents des archanges et que Melkor est l’ange déchu, qui, à la manière de Satan, se voulait dieu et n’admettait pas avoir été créé (ainsi tout comme dans Paradise Lost, on trouve des mises en relation entre la négation du créateur et les sermons de l’ange déchu, comme le montrent les propos de son lieutenant Sauron dans l’Akallabeth; (Silm ; p.271): “for the Valar have deceived you concerning him [Melkor], putting forward the name of Eru, a phantom devised in the folly of their hearts, seeking to enchain Men in servitudes to themselves.”).
Le traitement des Valar n’est pas sans de nombreux changements entre 1917 et 1973. A l’image du reste de sa création, l’aspect païen y est plus prononcé dans les premières versions des légendes tandis que les dernières sont beaucoup plus christianisées. Bien que la Création du monde provienne d’Eru seul dès les premiers textes – cela nuance fortement les critiques qui proposent une dichotomie opposant paganisme et mythologie christianisée entre les textes de HoME I et de HoME X -, on peut noter que les Valar sont perçus de manières très différentes selon les époques : l’utilisation de l’expression “ Gods ” pour les caractériser évoluera en “ gods ” pour finalement devenir “ Powers ” [178] . La descendance des Valar (on trouve un fils de Morgoth dans Le livre des contes perdus) est bientôt un concept écarté mis à part pour Fionwe, fils de Manwë, qui ne deviendra que très tard Eonwe, héraut de Manwë. Mais il n’y aura jamais de Valar à la descendance nombreuse comme c’est le cas dans la mythologie scandinave des Ases Odin et Loki.
Un autre point important est le fait que l’on puisse reconnaître dans la cosmogonie tolkienienne, bien que d’une manière volontairement indirecte et camouflée, le concept de la trinité chrétienne – remarqué par le Professeur Kilby. Si Eru est le Père créateur, Tolkien évoque encore le Saint-esprit au travers du feu secret dont parle Gandalf (“ I am servent of the Secret Fire ”; SdA p.348), ainsi que la certitude que le Fils sera incarné (plus que suggérée dans l’Athrabeth Finrod Ah Andreth, les multiplication des éléments et allusions christiques que l’on vient d’étudier chez les trois “ héros ” ne font qu’abonder dans ce sens). C’est avant tout dans cette perspective qu’il faut comprendre, comme le montre l’essai sur les contes de fées, l’importance de situer cette création dans un passé de notre monde et non dans une sorte d’univers parallèle et autonome, dont la clôture sur soi ne pourrait permettre au paganisme idéalisé (confinant en fait à une sorte de précatholicisme omniprésent) de se développer et prendre sens.
Pourtant comme on l’a déjà remarqué, l’oeuvre de Tolkien est un syncrétisme : on retrouve, par exemple, un équivalent du Ragnarök scandinave qui est évoqué dans diverses versions de la Quenta Silmarillion, mais qui ne s’achèvera pas par la destruction des Valar (contrairement à la religion scandinave où seront tués les dieux de l’Asgard). Il s’agit ici tout simplement de la fin d’Arda (la Terre) ainsi que celle du Soleil et de la Lune qui seront les conséquences de la dernière bataille que livrera Morgoth contre les Valar. Ce sont en fait les Elfes qui en pâtiront plus que les Valar. Etant liés à Arda – ce qui n’est pas le cas des hommes simples “ invités ” sur terre dont la destinée véritable n’est connue que d’Eru Iluvatar -, les Elfes doivent mourir avec elle.
Mais comme ce que nous dit la Völuspa à l’évocation du Ragnarök, une Terre pure renaîtra que Tolkien nomme “ Arda Unmarred ” [179] . Sur ce point particulier, la mythologie tolkienienne est plus proche de la Bilble que de l’Edda. La fin d’Arda, comme le Ragnarök est suivie d’une renaissance physique de la Terre, mais il en va de même avec l’apocalypse chrétienne. On peut penser que le concept de la Jérusalem Céleste revêt pour Tolkien le même sens de pureté, le même aspect “ unmarred ” qu’il utilise pour évoquer le monde d’après la fin d’Arda. Enfin, il n’y a pas de mort des Dieux chez Tolkien, hormis celle de Morgoth (qui n’est d’ailleurs attestée que dans quelques textes – principalement la Quenta Noldorinwa ou le Silmarillion de 1937) : les Valar ne sont pas soumis à la vision d’un futur semblable à celui des Ases.
Un autre exemple de l’ambiguïté des relation d’influences réside dans la complexité du symbolisme autour du Maïa Sauron. Bien que sa fonction mythologique soit très différente de celle d’Odin dans les textes eddiques, Ruth S. Noel considère qu’il y a des rapports concrets entre les deux puissances divines : selon elle, le symbole de l’Oeil de Sauron doit être mis en relation avec le fait qu’Odin soit borgne. Elle rappelle que le nom donné à Sauron dans The Hobbit est “ the Necromancer ”, une appellation que Tolkien utilise également lorsqu’il désigne Odin dans son essai On Faery-stories (in Essais, p. 128). Dans une telle interprétation, on pourrait lire la lutte contre Sauron comme celle des valeurs chrétiennes vis-à-vis du monde païen. Mais cela semblerait peu logique aux vues des théories de Tolkien. Le rappel de l’influence d’Odin sur la création du personnage de Gandalf [180] est intéressant afin d’entrevoir la complexité de l’influence scandinave dont on ne peut décalquer la notion de Bien et de Mal sur une œuvre chrétienne.
Enfin, le rôle d’Eru sur sa création durant les Trois Ages peut être rapproché dans son évolution (mais avec d’importantes nuances nécessaires) de celle du Dieu biblique. Les deux premiers âges d’Arda voit plusieurs fois l’intervention directe du créateur : c’est lui qui introduit la possibilité de réincarnation des elfes après la mort de Miriel [181] ; c’est lui également qui à la fin du Second Age engloutit Numénor, comme Yahvé détruit la tour de Babel [182] . Le Troisième Age voit la disparition de toute intervention céleste mis à part la scène du chapitre Mount Doom et le libre-arbitre y prend une ampleur particulière (la malédiction de Mandos qui liait au Premier Age le destin des Noldor et de tous ceux qui entrèrent en contact avec eux n’est plus active). On peut donc remarquer un parallèle de la place de l’interventionnisme du Créateur entre Silmarillion/Ancien Testament et Seigneur des Anneaux/Nouveau Testament. Les références aux valeurs prônées par le Christ, comme on l’a vu plus haut, étant d’ailleurs davantage présentes dans le Seigneur des Anneaux que dans le Silmarillion.
Narn i Chîn Hurin [183] : confrontation des cultures
L’énigme de l’oeuvre tolkienienne est peut-être ici, dans cette histoire du héros maudit Turin Turambar qu’il retravailla sans cesse mais en gardant une structure quasi identique (tout au moins comparativement aux autres contes de son Légendaire) et qui marque en apparence un très net écart vis-à-vis de la grande cohérence philosophique du reste de l’œuvre. Nous nous contenterons ici de prendre le texte baptisé Narn i chîn Hurin qui n’est autre que la plus longue des différentes versions de la légende. Alors que le Seigneur des Anneaux et les autres légendes du Silmarillion sont basées sur une architecture très précise où fusionnent souvent valeurs scandinaves et valeurs chrétiennes, on se trouve à la lecture de celle de Turin Turambar face à une histoire remettant en cause nombre des conceptions élevées en exemplum par l’ensemble de l’œuvre tolkienienne. La place du Destin y est fort différente de celle accordée dans ses autres œuvres. On ne retrouve guère chez Turin Turambar le libre-arbitre qui fonde la grandeur des personnages du Seigneur des Anneaux. On a certes un Destin derrière Le Seigneur des Anneaux particulièrement perceptible par l’évocation des songes, des prophéties et de l’élection des personnages, mais il s’agit davantage, comme on l’a vu, d’un concept moral chrétien, d’intervention indirecte de la Providence [184] .
Dans le Silmarillion, l’empreinte du Destin est encore plus claire au lecteur étant donné le fait que l’action – c’est-à-dire l’histoire des Silmarils – se développe sur plus de six siècles après le premier lever du Soleil. Ici, c’est principalement au travers de la Malédiction de Mandos qu’on le perçoit. Cet étrange fait tient-il uniquement à l’affection de Tolkien pour l’histoire de Kullervo, qu’il aurait transposée dans son monde sans en modifier l’éthique – et ce, alors qu’il le fit pour tous ses emprunts à l’imaginaire celte [185] ? Ou encore provient-il du fait qu’une légende non indo-européenne ne peut pas satisfaire les critères du syncrétisme tolkienien?
Tout d’abord on se doit de nuancer l’idée que le Kalevala [186] soit entièrement non indo-européen (sous prétexte que sa langue est le finnois), ou encore vraiment représentatif des légendes qui y sont évoquées au même degré que peut l’être l’Edda de Snorri. L’influence des peuples voisins ne peut être négligé et le travail d’Elias Lönnrot n’est plus perçu aujourd’hui comme il l’était généralement à l’époque de Tolkien. Cet auteur semble avoir œuvré plus en poète qu’en historien de mythologie (ce qui de toute évidence n’eût point gêné Tolkien puisqu’il fut lui-même l’un des premiers à défendre le caractère original et hautement poétique de Beowulf, lequel poème était alors plus étudié par les folkloristes – mot abhorré de notre auteur – que par les spécialistes de littérature anglaise).
Il est également important de ne pas tomber dans une interprétation de la Narn i chîn Hurin uniquement dans le cadre d’une réécriture de la légende de Kullervo. Bien que de nombreux détails se répètent – dont le plus marquant est sans doute la terrible parole de l’épée Gurthang -, on ne doit pas oublier que Tolkien précise dans la longue lettre à Milton Waldman que l’histoire doit également à celle d’Oedipe et surtout à la légende de Sigurd et Fafnir.
1°) Que peut signifier le destin de Turin ?
Le problème d’identité du héros tragique Turin, comme le souligne J.L.Aroui [187] , est indubitablement lié au mythe indo-européen de la découverte naturelle d’un haut lignage en dépit de l’absence de connaissance (et de reconnaissance) de l’identité du héros lors de son enfance. On retrouve cette situation aussi bien pour l’enfance d’Arthur décrite par Geoffrey of Montmouth ou les aventures de Gauvain dans Le Conte du Graal ou encore chez les personnages de Romulus ou Oedipe chez les méditerranéens. Ce problème d’identité est mis en valeur par la multitude de noms que porte Turin [188] .
Mais on doit retenir la place particulière de l’histoire de Turin dans le corpus tolkienien, particulièrement dans la mesure de son étrange relation à la théorie de l’eucatastrophe. Il est effectivement difficile de voir en quoi une histoire aussi sombre, insistant avec une telle force sur l’aspect implacable du destin peut être considérée comme “ a far off gleam or echo of Evangelium ”. A l’opposé du destin synonyme d’intervention providentielle qui clôt l’aventure de Frodo et Sam en Mordor, la légende de Turin est marquée par un destin maudit – toute son histoire prenant la forme d’un exemple de dyscatastrophe. De ce concept, qu’il ne développe pas comme celui d’eucatastrophe dans son essai théorique, il écrit qu’il doit absolument être pris en compte, mais sans nier la victoire finale du Bien [189] . Or, il est bien difficile d’entrevoir une “ Joie supérieure ” dans la conclusion de la Narn i chîn Hurin. Certes, on peut remettre en question la valeur du mot destin, car celui-ci ne s’avère être ici rien d’autre que la volonté de Morgoth. C’est d’ailleurs de loin l’oeuvre où son influence est la plus omniprésente et inévitable.
Une alternative se pose alors à nous : cette histoire est-elle incompatible avec cette conception chrétienne du conte de fées à laquelle tient tant Tolkien? Ou bien, y a-t-il un pont caché entre cette histoire aux racines païennes profondes et le christianisme de Tolkien, une lumière apparemment invisible à la première lecture?
Un point primordial dans l’étude de cette oeuvre est d’abord de prendre en compte la philosophie du courage nordique sur laquelle Tolkien insiste aussi bien que Régis Boyer. Dans l’esprit scandinave si influent sur l’histoire de Turin, le sacré par excellence c’est le destin. Et l’homme, (comme il est souligné dans Beowuf [190] ) se doit de gagner la gloire au combat avant de mourir, et ce même si tout espoir est vain, et peut-être d’autant plus que c’est le cas. Dans cette tradition, l’héroïsme est à opposer à une certaine conception méditerranéenne glorifiant l’homme rebelle : Sigurdr est l’anti-Prométhée, et si un personnage de cette mythologie devait être rapproché du voleur de feu, ce serait plutôt le calomniateur Loki [191] .
En ce sens, Turin est de prime abord le héros tragique par excellence gardant de l’esprit nordique, son obéissance au destin qui lui est donné dès qu’il se rend compte de celui-ci. En effet, après le meurtre de Saeros, Turin reconnaît son sort : “ Neithian, the Wronged I call myself ” (Unfinished Tales ; p. 112) et fait des hors-la-loi ses compagnons naturels “ these companions of my fall ” (Ibid ; p.122). L’homme accompagne son destin, si terrible soit-il, et l’utilise de la seule manière qui puisse lui être positive : par l’acte héroïque. La mise à mort de Glaurung est finalement l’acte d’accomplissement suprême de son destin autant que la seule marque de son antithèse. Si Morgoth a lancé une malédiction sur la descendance de Hurin Thalion, la grandeur de son fils Turin – dans une logique héritée de la religion scandinave – semblait être de ne pas s’opposer à cette malédiction mais de l’utiliser afin d’emmener ses ennemis avec lui dans sa chute. Mais la réalité du personnage est plus nuancée : l’attitude de Turin est en fait un continuel balancement entre fatalisme actif vis-à-vis de son destin (son choix du nom Neithian) et une rébellion à son égard (son choix du nom Turambar qui signifie “ Master of Doom ”). Le paradoxe est que ce terme de maître du destin est à la fois infirmé et vérifié par la mise à mort de Glaurung. Cette victoire inespérée est un démenti du “ destin ” que lui avait réservé Morgoth (être tué par le dragon), mais c’est aussi l’acmé d’une vie qui n’aura pu se délier de son aura de mort. Acte d’accomplissement dans le sens que Glaurung est pris dans l’engrenage de cette malédiction. Antithèse dans la mesure où c’est l’acte positif dans une vie marquée par l’échec.
En fait, la particularité de Turin est de ne pouvoir s’exprimer que par la mort. Elle est sa marque de relation sociale, et il ne le nie pas, puisque dans sa quête identitaire, il choisit même de se nommer Agarwaen qui en sindarin signifie “ le sanglant ”. Mormegil (“ the black sword ”), quoique d’une manière symbolique, est presque aussi explicite. Et si jusque là cette particularité lui fut néfaste, emmenant dans son chemin de mort les personnes qui lui était chères (Beleg, Finduilas…), avec l’affrontement mythique du ver, il inverse la donne. Par la mort Glaurung, fléau de Nargothrond et manifestation physique d’un Mal extérieur, il se libère du caractère négatif de son lien social et entre dans une légende exemplaire – ayant tiré le meilleur qui soit d’un destin condamné au pire, c’est-à-dire une force positive de destruction. Nous rejoignions ici la grande tradition scandinave de la valeur guerrière pure qui s’oppose à un Mal fixe et nommable, en l’occurrence les légions de Surtr, les géants du givre, en fait les opposés de l’Asgard. Chez Tolkien, il s’agit de celles de Morgoth mais la force positive du sacrifice est la même. C’est très vraisemblablement à cause de l’incompréhension des critiques modernes de la tournure de pensée mythique qu’à tort cette oeuvre fut taxée de manichéisme : le guerrier Turin n’est lui-même aucunement une figure du Bien, pas plus que ne l’est, par exemple, Odin chez les scandinaves. L’ambiguïté est maintenue de bout en bout pour que le lecteur ne puisse choisir définitivement quoi blâmer entre l’attitude du héros et la malédiction qui pèse sur lui. Encore une fois, la vérité se situe sans doute entre les deux réponses : l’attitude de Turin est clairement empreinte de l’ofermod qui définit le caractère de Beorhtnoth dans la Bataille de Maldon (Cf. introduction de la troisième partie). S’il est sans conteste courageux, c’est aussi dans des proportions qui dépassent la notion de courage dévoué vers celle de fierté démesurée. Ainsi, à la proposition de son ami Beleg de quitter le camp des hors-la-loi pour retrouver le rang qui lui est dû au royaume de Doriath, Turin refuse (“ Turin sat in silent and strove with his pride ” – ibid ; p.123). Mais l’aspect paroxysmique des malheurs qui s’abattent sur ce héros est aussi le produit d’un mal parfaitement extérieur à son attitude personnelle. Aussi les responsabilités sont-elles partagées.
Néanmoins, ce n’est pas sur la note positive de l’exploit héroïque que s’achève l’histoire de Turin mais sur une dernière manifestation de cette malédiction lorsque dans un dernier souffle le dragon révèle à Nienor sa relation incestueuse à Turin, laquelle se suicide alors de la même façon que la soeur de Kullervo [192] .
Si ce destin signifie donc quelque chose aux yeux de son auteur chrétien, c’est sans doute que l’ofermod païenne (cette fierté qui pousse Turin vers la croyance d’une gloire guerrière lui permettant de maîtriser le destin) est punie du sceau de la mort tandis que l’admission de sa chute lui fera rompre sur un haut fait la malédiction de Morgoth.
Quelle que soit la perception que l’on ait du sort de Turin, un fait reste irréfutable : son attitude ne lui permettra pas de recevoir la miséricorde. Eru se pose ici en juge – si l’on cherche une “ faiblesse ” scandinave ne trouvant pas de salut dans la morale chrétienne qui régit l’œuvre de Tolkien, c’est lorsque le “ northern courage ” se laisse dériver vers l’ofermod.
2°) Glaurung, archétype du dragon tolkienien
Smaug dans Bilbo le Hobbit et Chrysophylax dans Le fermier Giles de Ham sont les seuls dragons que la publication de l’oeuvre de Tolkien laissait entrevoir avant la mort de l’auteur. Pourtant, tous deux appartiennent à une branche mineure de sa création. Le fermier Giles de Ham est un conte parodique sans grande prétention (“light-hearted” comme le définissait son auteur pour l’opposer au Seigneur des Anneaux) et Bilbo le Hobbit appartient au type de littérature enfantine qui ne trouva pas grâce aux yeux de son auteur, empêchant par là même à Smaug de prendre le sens complexe [193] du monstre exposé dans le fameux essai Beowulf: ‘The monsters and the critics’. C’est donc sur le dragon de la légende de Turin que nous focaliserons notre travail.
La conférence sur Beowulf est cruciale pour tenter de comprendre le rôle du monstre chez Tolkien. Il y note le fait que le dragon est une création de l’imagination humaine concentrant une forte signification: [194] quelle peut bien être la richesse de cette signification ? C’est ce que nous nous proposons d’étudier au travers du dragon Glaurung qui regroupe nombre de qualités propres à la conception que Tolkien se faisait du wyrm [195] .
Lorsqu’il évoque dans cet essai le concept de “ northern courage ”, on comprend que le rôle du monstre est celui même de mettre l’homme face à sa propre mort : là où Grendel offre un terrible miroir à l’homme, le dragon lui s’oppose avec sa différence, son inhumanité radicale, son appartenance à une autre monde, une autre chute. L’analyse de Michaël Devaux sur l’apparition de l’expression shadow of death accompagnant l’apparition des Nazgûl dans Le Seigneur des Anneaux souligne l’intrusion de la culture biblique de l’auteur dans son oeuvre [196] : si l’umbra mortis est la mise à l’épreuve de la foi en Dieu, ici c’est celle de l’espoir “ insensé ” des héros païens de l’épopée tolkienienne. Dans un parallèle significatif, on peut souligner que c’est également le monstre (Fafnir, Fenrir) qui met à l’épreuve la notion religieuse du courage chez le guerrier ou le dieu nordique (Sigurdr, Tyr) auquel s’apparente, par son attitude, le héros Turin.
Dans son essai sur les contes de fées, Tolkien écrit : “In whatever world he [> the dragon] had his being it was an Other-world. Fantasy, the making of Other-worlds, was the heart of the desire of Faërie”. Le dragon est donc porteur d’un ailleurs, d’un autre monde dans la mesure où il traîne l’ombre de la mort. Rappelons enfin, que l’auteur considère l’évasion de la condition mortelle est le thème suprême de la fantasy [197] – cela accentue combien le dragon Glaurung peut être lu comme une concentration artistique de toutes les peurs humaines sur cette question.
Tolkien nous indique (indirectement) dans sa conférence sur Beowulf les sources de Glaurung: “In northern mythology there are only two that are significant. […] we have but the dragon of the Völsungs, Fafnir, and Beowulf’s bane.” Nous nous attarderons donc à souligner ce qui lie et sépare le dragon tolkienien de ses prédécesseurs sans oublier le continuel syncrétisme de l’oeuvre avec le mythe chrétien.
Glaurung a la particularité d’être un dragon qui parle. Mais ce don de parole est tout sauf l’expression d’un aspect enfantin de la féerie. Sa parole est en fait l’apogée de ce mal qu’il représente. On se doit de noter une différence majeure entre les déroulements finaux, par ailleurs si proches, des légendes de Kullervo et de Turin. Alors que c’est sur le même cas d’inceste que culminent les drames respectifs, alors que les deux sœurs des héros se jettent respectivement dans des chutes d’eaux pour mettre fin à leur vie, un détail important opposent les deux histoires : celle de la présence du dragon chez Tolkien. Car c’est cette matérialisation féerique du destin tragique, Glaurung, qui révèle à Nienor l’histoire de son inceste, là où c’était Kullervo lui-même qui révélait à sa soeur leur parenté. La légende de Turin par le truchement du rôle final du dragon montre l’aspect fantastique – extérieur à l’homme – du tragique, là où l’histoire de Kullervo, sur un schéma plus traditionnel, garde la malédiction dans le for intérieur même du héros, lequel est la voix propre de sa chute. Turin, n’est pas uniquement son propre bourreau : il est aussi souvent semblable à une marionnette dont se joue un mal extérieur (en l’occurrence Morgoth).
On peut voir dans cette différence majeure une part de l’essence profonde du rôle du dragon selon Tolkien : c’est une manifestation de la chute première, celle de l’ange déchu et de ses vassaux, qui cohabite dans l’histoire avec le Mal proprement humain, lié à la nature même de Turin – on retrouve ici le double rapport que Shippey décrit comme la coexistence d’une conception boéthienne et d’une autre manichéenne du mal dans Le Seigneur des Anneaux [198] (rappelons qu’en dépit de la façon dont Turin agit littéralement contre son propre intérêt, c’est une malédiction sur sa famille énoncée par Morgoth [199] qui est l’origine de son destin tragique). Il faut donc bien opposer, dans cette oeuvre, le dragon à d’autre types de monstres : comme on l’a vu Gollum ressemble à Grendel, en ce qu’il est la manifestation de ce qui montre le mal intérieur à l’homme en l’exacerbant. Tolkien évoque l’aspect humain de Grendel dans l’appendice A de son étude sur Beowulf. En un sens, Turin peut lui-même partiellement être lu comme un monstre de cet ordre. Le dragon, à l’opposé, concentre l’esthétique médiévale et mythologique du démon “ autre ” qui sera de moins en moins compris ou même pris en compte avec l’anthropocentrisme grandissant qu’introduira la Réforme, si ce n’est comme outil allégorique [200] .
C’est aussi l’intelligence du Mal qui est mise en valeur dans Glaurung : le fait que l’art des mots n’est pas le propre des Enfants d’Iluvatar (comme on peut également le noter avec Sauron lors de son duel de chant victorieux contre Finrod Felagund dans le conte Beren et Luthien), car non exempté de la souillure de la Chute. Le fait, aussi, que Glaurung soit un dragon sans ailes n’est pas, à notre avis, dépourvu de sens. Il y a beaucoup de la parole pernicieuse (même si impitoyablement vraie, dans le cas présent) du serpent satanique du mythe chrétien dans ce reptile, en parallèle à ce qu’il doit à Fafnir.
Et ce qu’il lui doit est on ne peut plus clair. Lui aussi parlait : le poème Fafnismal signifie “ les dits de Fafnir ” et on l’y voit dialoguer avec Sigurdr après sa blessure mortelle comme Glaurung adresse la parole à Nienor avant de rendre son dernier souffle. C’est la même caractéristique physique qui leur sera fatale : la scène de la mort de Glaurung est une réécriture de l’ouverture de la Fafnismal (et d’un passage de Snorri) car c’est par le même coup à la partie inférieure du ventre que les deux monstres seront vaincus. La scène de fin qui voit gésir l’un à côté de l’autre, Turin et le dragon doit elle davantage à Beowulf.
Le monde de Faërie n’a pas de connotation morale pour Tolkien chez qui la fascination du dragon est celle de la mort elle-même désignant un ailleurs, au-delà de son propre caractère maléfique à l’homme terrestre (qui comme Turin doit lui faire face sans le refuser). Car loin d’être un miroir qui renverrait vainement à l’homme son reflet, le dragon tolkienien est en fait une porte à l’image de l’œuvre dans laquelle il évolue : destin funeste du héros qui ne peut le nier, il est aussi un exemple parfait d’une grandeur d’imagination forgée dans le roc d’une culture de l’inspiration – niée, elle, par la critique d’une culture moderne de l’expression.
Conclusion générale
Nous avons donc tenté dans la présente étude de mettre en valeur quelques exemples du rôle linguistique mais aussi de la complexité morale mésestimée d’une œuvre syncrétique vouée à la “ mythopoeia ”, la construction de mythes. Tolkien élabora une conception du conte de fées à nulle autre pareille, enracinée dans une pluralité de traditions mais organisée d’abord autour d’une architecture théorique dont le Seigneur des Anneaux est l’application exemplaire consciente [201] . L’imaginaire devient ici le théâtre d’une rencontre entre des mythes et des valeurs qui semblaient voués à l’incompatibilité grâce à l’observation dans un premier temps d’un fonds littéraire médiéval particulier où se jouait le même problème de coexistence de mondes. L’étape de sub-création qui vient ensuite est d’abord bâtie sur une recherche du langage et une re-création idéalisée de l’Angleterre anglo-saxonne, mais aussi sur une réexploitation personnelle de structures mythiques particulières. Enfin, c’est l’aspiration religieuse proprement dite qui est subtilement introduite sur le principe littéraire cher à Mallarmé de suggérer plutôt que nommer. Le christianisme de l’œuvre, volontairement “ souterrain ” mais toujours affleurant, est un fil qui, invisible aux personnages, devient perceptible au lecteur – lequel peut alors juger ces temps païens imaginaires au rebours du présent de notre “ monde primaire ” et s’interroger sur des peuples qui certes n’avaient pas entendu les Evangiles, certes ne sont pas réels, mais dont la chute n’est ni plus ni moins la nôtre.
Pour conclure, si Tolkien partage avec Eliade une certaine définition du mythe dans son rôle de sacralisation du réel, il se sépare de celui-ci sur la question du surnaturel et la notion cyclique chère au savant roumain. Ce dernier écrit dans Aspects du mythe: “Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un évènement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des “commencements”. Autrement dit, le mythe raconte comment, grâce aux exploits des Etres Surnaturels, une réalité est venue à l’existence […]” [202] . Chez Tolkien, la question de la magie ou de la surnature est beaucoup moins simple, dans la mesure où elle ne se définit pas par rapport à l’homme, lequel est en plus grand contraste avec elle que ne l’est la féerie: “Supernatural is a dangerous and difficult word in any of its senses, looser or stricter. But to fairies [Tolkien assimile les “fairies” aux elfes et les lient donc aux mythes] it can hardly be applied unless super is taken merely as a superlative prefix. For it is man who is, in contrast to fairies, supernatural (and often of diminutive stature); whereas they are natural, far more natural than he.” (On Fairy-stories in Essais, p. 110)
De la même façon, ce qu’Eliade appelle “ le temps fabuleux des “commencements” ” n’est pas applicable à la conception tolkienienne du mythe. Les grands évènements mythiques dans cette oeuvre constituent davantage des constats de fins d’époques que des exemples explicatifs de la situation postérieure du monde. Surtout, il y a un seul commencement ici : c’est l’Eä (littéralement “ Let it be ”) lancé par Eru. Le temps est dans une logique linéaire héritée de la pensée chrétienne où les cycles apparents ne font qu’accompagner le mouvement descendant de l’Histoire sans remettre en cause le caractère unique du commencement, de la création.
Il s’oppose également à la conception d’Andrew Lang [203] en ne considérant pas la traditionnelle dichotomie mythe/religion. La vision du mythe de Tolkien est proprement d’ordre religieuse. Définir le christianisme comme le mythe vrai, ce n’est pas pour cet auteur signifier le caractère faux des religions païennes, mais simplement leur imperfection, l’aspect partiel de leur perception de la vérité. Et la réussite suprême de la fantasy est de rejoindre le mythe dans la capacité à donner “ a far-off gleam or echo of the Evangelium ”, c’est-à-dire à développer une eucatastrophe dont l’ampleur permette sur un plan mineur (le monde secondaire, celui de la sub-création artistique) de faire effleurer la joie de la Bonne Nouvelle au lecteur – que Tolkien nomme “ Great Eucatastrophe ”.
Prenons par exemple, la méditation sur la mort et l’immortalité que constitue la constante comparaison entre elfes et humains dans l’oeuvre. On y perçoit tout la particularité de son christianisme, où – comme l’a noté Michaël Devaux dans son excellent article “L’ombre de la mort” chez Tolkien – la mort est considérée comme un don, par opposition à la notion plus commune de punition. Ainsi, l’auteur du Silmarillion et de l’Athrabeth Finrod ah Andreth se positionne sur cette question théologique à l’opposé d’un autre grand auteur épique anglais : celui de Paradise Lost.
On sait que la mythologie scandinave rejoint le christianisme dans le rôle sacré de la langue : les longues listes de heiti qui sont des gages d’existence [204] ; la multiplication des “ dits ” qui mettent l’énigme au centre du mythe ; la parole incontestée de la sorcière de la Völuspa, trame de l’histoire cosmogonique jamais remise en cause par Snorri, sont quelques exemples de la place privilégiée de la parole. Sur le plan humain, c’est la mission particulière de l’art scaldique dont les kenningar sont de rigoureuses épreuves de formes fondant la poésie sur l’utilisation du fond sacré [205] . On ne sera pas étonné donc, de trouver chez Tolkien cette même place primordiale du langage. Comme dans le christianisme, l’origine de sa sub-création est purement linguistique : du point de vue interne au légendaire, c’est à partir du Verbe qu’Eru lance son œuvre (“Therefore I say Eä! Let these things be!”; cf. Ainulindalë).
Mais on peut également rappeler que sur le plan externe c’est aussi le langage qui est l’origine comme l’auteur le précise lui-même à maintes reprises: “The ‘stories’ were made rather to provide a world for the languages than the reverse” (Letters; p. 219). Il avoue même qu’il aurait préféré écrire ses contes dans ses propres langues elfiques [206] si ce pouvait être possible : pour ce philologue, le langage – malgré sa corruption – était de toute évidence un lieu où les traces du miracle théologique étaient encore puissamment perceptibles.
Laurent Alibert,
octobre 2002.
Table des matières
Introduction
PREMIERE PARTIE : Le Fonds médiéval
1) Le choix d’un imaginaire médiéval : des raisons esthétiques et éthiques
2) De la population féerique tolkienienne vis-à-vis de ses antécédents médiévaux
3) L’imaginaire amoureux tolkienien vis-à-vis de la littérature courtoise
4) Réécritures de Beowulf
DEUXIEME PARTIE : Mythopoeia : méthode, structures et traditions
5) La dimension linguistique et la profondeur historico-légendaire
6) Quelques éléments Indo-Européens en Arda
TROISEME PARTIE : Le syncrétisme tolkienien
7) Le choix d’un imaginaire mythologique : des raisons théologiques
8) Structure du panthéon tolkienien : un autre exemple de la médiation mythique
9) Narn î chin Hurin : confrontation des cultures
Conclusion
APPENDICES :
A / Bibliographie
B / Notes et annexes
C / Sur les appendices du Seigneur des anneaux
Bibliographie
Oeuvres de Tolkien
1. Fictions, poèmes et oeuvres picturales
- The Hobbit, 1937, rééd. 1952 puis 1966.
- The Lord of the Rings, 1954-55 (Edition du centenaire en un volume, illustré par Alan Lee)
- Smith of wotton Major, 1967
- Farmer Giles of Ham, 1949 réed. 1999
- Tree and Leaf, 1964
- The Adventures of Tom Bombadil, 1962
- The Silmarillion, 1977
- Unfinished Tales (of Numenor and Middle Earth), 1980
- Tolkien: Artist and Illustrator, (présenté par Hammond & Scull), 1995
- The Letters of J.R.R. Tolkien, (édité par H. Carpenter) 1981
- The History of Middle-Earth:
- Vol.1: The Book of Lost Tales (first part), 1983
- Vol.2: The Book of Lost Tales (second part), 1984
- Vol.3: The Lays of Beleriand, 1985
- Vol.4: The shaping of Middle-Earth, 1986
- Vol.5: The Lost Road, 1987
- Vol.6: The Return of the Shadow, 1988
- Vol.7: The Treason of Isengard, 1989
- Vol.8: The War of the Rings, 1990
- Vol.9: Sauron defeated, 1992
- Vol.10: Morgoth’s Ring, 1993
- Vol.11: The War of the Jewels, 1994
- Vol.12: The People of Middle-Earth, 1996
2. Travaux académiques
- The Monsters and the Critics and Other Essays, 1983
- Finn and Hegenst, 1981
- Ancrene Riwle, Oxford press, 1962
3. Traductions
- Sir Gawain and the Green Knight, Pearl and Sir Orfeo, 1975
Toutes ces oeuvres sauf Ancrene Riwle, sont publiées chez HarperCollins Publishers, mais notre édition du volume IV de The History of Middle Earth est la réedition suivante : The Shaping of Middle Earth, Balantine, coll. Del Rey, New York, 1995
Oeuvres médiévales et mythlogiques utilisées
- Beowulf, translated by Seamus Heaney, faber and faber, London, 1999
- Robert de Boron Merlin, GF-Flammarion, 1994
- The Riverside Chaucer, Oxford University Press, Londres, 1988
- Chrétien de Troyes, Perceval ou le roman du Graal, GF-Flammarion, 1997
- Snorri Sturluson L’Edda, traduction de F-X Dillmann, Gallimard, coll. L’aube des peuples, Paris, 1991
- L’Edda poétique, traduction et édition de Régis Boyer, Fayard, Paris, 1992
- Le Kalevala (vol.1&2) par Elias Lönnrot, traduction de Gabriel Rebourcet, Gallimard, coll. L’aube des peuples, 1991
- Thomas Malory, I. 9, La Morte d’Arthur, New Hyde Park, NY, University Books; 1961
- Marie de France, Les lais Marie de France, Livre de Poche, coll. Lettres gothiques, Paris, 1990
- Geoffrey of Montmouth: History of the Kings of Britain, Penguin Books, Londres, 1966
La Mort le Roi Artu, édition de Jean Frappier, Droz, Paris, 1965 - The Norton Anthology of English Literature, vol. 1, Norton, Londres, 1962-2000
- Première continuation de Perceval, Livre de Poche, coll. Lettres gothiques, Paris, 1993
- Les quatre branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen-Age, traduction de P-Y Lambert, Gallimard, coll. L’aube des peuples, 1993
- La Queste del Saint Graal, trad. d’Albert Beguin et Yves Bonnefoy, Seuil Points/Sagesse, Paris, 1965
Ouvrages critiques
- Jane Chance, Tolkien’s Art: A Mythology for England, University Press of Kentucky, revised edition, 2001
- Humphrey Carpenter, J.R.R. Tolkien, une biographie, traduction de Pierre Alien, Christian Bourgois, 1980 (Réed. Presses Pocket)
- Patrick Curry, Defending Middle-Earth, HarperCollins Publishers – St Martin’s Press, Londres – New York, 1997
- Vincent Ferré, Sur les rivages de la Terre du Milieu, Christian Bourgois Editeur, Paris, 2001
- Verlyn Flieger, The Splintered Light: Logos and Language in Tolkien’s world, 1983, Grand Rapids, Michigan, Wm. B. Eerdmans Publishing Co. (réed. Prévue pour août 2002)
- Verlyn Flieger, A question of Time: J.R.R.Tolkien’s Road to “Faerie”, the Kent state University Press, Kent, 1997
- Randel Helm, Tolkien’s World, HMCo., 1974
Edouard J. Kloczko (sous la direction), Tolkien en France, sous la direction, Les Editions Arda, Argenteuil, 1998 - Edouard J. Kloczko, Dictionnaire des langues elfiques, vol 1, Ed. Tamise, Toulon, 1995
- Edouard J. Kloczko, Dictionnaire des langues des Hobbits, des Nains et des Orques, Les Editions Arda, Argenteuil, 2002
- Ruth S. Noel, The Mythology of Middle-Earth, Thames and Hudson, London, 1977
- T.A.Shippey, Tolkien: Author of the Century, HarperCollins, Londres, 2000
- Joseph Pearce, Tolkien: Man & Myth, Fount, HarperCollins, London, 1998
- Joseph Pearce (sous la direction de), Tolkien: A Celebration, Fount, HarperCollins, Londres, 1999
- Anne C. Petty, One ring to bind them all : Tolkien’s Mythology, University of Alabama Press, 1979
- T.A.Shippey, Tolkien: Author of the Century, HarperCollins, Londres, 2000
- La Feuille de la Compagnie : Cahiers d’études tolkieniennes (n°1), Les Editions de l’œil du Sphinx, Paris, Automne 2001
Oeuvres de références
- Dominique Boutet et Armand Strubel Littérature, politique et société dans la France du Moyen-Âge, Presses Universitaires de France, Paris, 1979
- Georges Dumézil Mythes et dieux des scandinaves, bibliothèque des sciences humaines, Gallimard, Paris, 2000
- Georges Dumézil, Mythes et Dieux des Indo-Européens, Champs/L’Essentiel Flammarion, Paris, 1992
- Mircea Eliade, Aspects du mythe, Gallimard, Paris, 1963
- Henri Claude Puech (sous la direction de), Histoire des religions I**, Gallimard, folio/essais, Paris, 1970
- Frank Stenton, Anglo-Saxon England, Oxford University Press,1971
Articles sur Internet
- Emeric Sarron, Le destin des Elfes : L’expression du lien à Arda
- Cédric Fockeu, La place du Destin dans le Silmarillion
Ces articles sont accessibles sur le site https://www.jrrvf.com dans la section des essais.
L’article de J-L Aroui, évoqué dans le chapitre 9 de notre étude est accessible sur le site “elfique.info” (site inaccessible au 06/04/2018) dans la section des articles.
Annexes
Abréviations utilisées
- SdA pour “ Le Seigneur des Anneaux ” (nous utilisons le titre français, bien que nos références renvoient à l’édition anglaise) ;
- Silm pour “ Le Silmarillion ” ;
- HoME pour les 12 volumes de manuscrits “ History of Middle Earth ” ;
- Bilbo pour “ Bilbo le Hobbit ” (nous utilisons le titre français, bien que nos références renvoient à l’édition anglaise) ;
- Essais pour “The monsters and the critics and other essays” ;
- Letters pour “The letters of J.R.R. Tolkien” ;
- UT pour Unfinished Tales.
Documents
Vu la complexité et la densité du légendaire tolkienien concernant le Premier Âge, nous conseillons, à titre d’outil de travail pour une compréhension plus claire de notre étude, la lecture d’un résumé du Silmarillion qui vise à une certaine exhaustivité. On peut le trouver sur le site de JRRVF déjà nommé (https://www.jrrvf.com).
Sur les appendices du Seigneur des Anneaux
En réinvestissant le fonds esthétique médiéval d’une manière personnelle, Tolkien a ouvert de nouvelles perspectives à la littérature. Son goût pour la calligraphie – qui l’a poussé à écrire des alphabets – a profondément modifié l’approche typographique du roman de fantasy, au même degré que Mallarmé, Victor Segalen et Apollinaire modifièrent celle de la poésie.
Par l’imposante somme de travail et d’horizons qu’ouvrent les appendices du Seigneur des Anneaux – mise en abyme cherchant à mythifier plus encore le texte dans le passé “ uchronique ” – , il a également nuancé dans une nouvelle direction la limite entre le paratexte et le texte en lui-même. En effet, si l’extrait du conte d’Aragorn et Arwen comporte toutes les composantes d’un texte littéraire, il est rejeté dans le paratexte au même statut que les notes linguistiques et historiographiques ainsi que les calendriers et généalogies. André Breton publia dans Clair de Terre un poème, extrait d’annuaire fictif sur différents Breton. Passé le stade de provocation et celui de l’interrogation sur la signification de la liberté poétique qui peut-être émane du dit poème, il nous apparaît que le calendrier de la Comté comme les Tengwar de Fëanor sont beaucoup plus poétiques, car l’apparente folie et vanité de ces paratextes au non-initié est un défi à l’interprétation du texte pour tout véritable lecteur de Tolkien, mais aussi une mine de nouvelles et différentes expressions du féerique, et de la “ suspension de l’incrédulité ” qu’évoque Tolkien en citant Coleridge. Ces appendices croisent également les critères d’écritures de Chrétien de Troyes bien que Tolkien n’ait jamais cherché a suivre d’autres critères que les siens: Bien plus que dans le texte de Breton on y trouve du sen (les mots y créent une nouvelle perception, plus réelle, du Conte qui le précède mais également en prolonge l’issue par le décompte d’évènements postérieurs) autant que de la matiere – ce n’est pas la matière de Bretagne mais celle de la Terre du Milieu, autre passé mythique de notre Terre.