Table des matières
Résumé
Il s’agit de savoir si les géants ont une véritable existence dans les textes de Tolkien. Le texte le plus explicite à leur sujet est le chapitre 4 de Bilbo le Hobbit : lorsque Gandalf, Bilbo et les Nains traversent les Monts brumeux, ils sont pris sous un orage au cours duquel Bilbo décrit des géants qui s’amusent à se lancer des rochers.
Il me semble que ces géants n’existent pas réellement mais qu’ils ne sont qu’une façon qu’a Bilbo de voir l’orage : sous l’effet de la peur, il personnifie ce phénomène naturel. Cette hypothèse rencontre quelques objections, car Thorin et Gandalf en parlent également. Mais à chaque fois qu’ils font mention des géants, c’est dans un contexte particulier où l’emploi d’une image (c’est-à-dire la personnification de l’orage par des géants) est justifié.
Le point important, c’est que la Compagnie de l’Anneau vit une épreuve analogue en voulant franchir le Caradhras (Seigneur des Anneaux, II, 3). On retrouve les mêmes manifestations (de façon quasi littérale parfois), mais les géants ont disparu. Mon hypothèse consiste à dire que Tolkien refuse une représentation allégorique de la nature, et que ce passage en est l’illustration.
J’en viens ensuite, pour étayer cette hypothèse, à examiner les quelques géants mentionnés dans la série The History of Middle-earth (= Home).
- a/ Nan et Gilim sont deux géants évoqués dans le Conte de Tinúviel (Livre des Contes Perdus II, 1) et dans le Lai de Leithian (Home III). Pour le dire vite, ils sont tous les deux décrits en comparaison avec des arbres. Ils correspondent respectivement à l’été et à l’hiver. Mais Tolkien n’a pas conservé ces textes pour les dernières versions du ‘Silmarillion’.
- b/ Tolkien avait l’intention de mettre en scène un géant dans la suite de Bilbo le Hobbit, c’est-à-dire dans le Seigneur des Anneaux. Je suis donc allé étudier toutes les premières apparitions du Géant Treebeard dans les brouillons (dans Home VI-VII principalement). Or, même s’il y a des divergences considérables (Treebeard est au service de l’Ennemi au début, par exemple !), ce géant est lui aussi décrit dès sa première apparition en comparaison avec un arbre.
Après avoir fait le tour des brouillons au fil desquels le géant Treebeard laisse progressivement la place à l’Ent Fangorn, j’en conclus que cette disparition n’est pas un hasard mais correspond à la volonté de Tolkien de se démarquer des représentations allégoriques de la nature pour construire une authentique ouvre faërique (cf. les critères de la fantasy, dans l’essai Sur les contes de fées).
Les géants disparaissent donc du Légendaire, remplacés par les Ents. En d’autres termes, les géants n’auront été qu’une préparation pour l’avènement des Ents.
Plan de l’article
I. Le temps des géants
A. Orages d’été
B. La tempête hivernale
C. La terre des géants
II. Des géants aux Ents
A. L’alternance des saisons : les Ents en germe
B. Le Géant Treebeard
1. La rumeur des géants
2. Le Géant Treebeard, lié à l’Ennemi
3. Le Géant Treebeard bienveillant
4. L’Ent Treebeard
C. Vestiges de géants : un ” rêve entique “
Conclusion : de multiples disparitions
I. Le temps des géants
A. Orages d’été
Lorsque Bilbo, Gandalf et les treize Nains traversèrent les Monts Brumeux, ils essuyèrent un orage terrifiant, dont Bilbo se fit le témoin effrayé (Bilbo le Hobbit, ch. 4) [2] . Si les connaissances d’Elrond et de Gandalf leur avaient bien permis de trouver le col, ils ne purent le franchir sans encombre. Comme le rappelle le narrateur, les orages en montagne sont d’une violence considérable. La particularité de ce récit est de décrire d’abord le « duel d’orages » d’un point de vue général. Ce n’est que lorsque l’on change de perspective, en passant au témoignage de Bilbo, que sont évoqués les géants : « (…) il voyait qu’au-delà de la vallée les géants de pierre étaient sortis et qu’en manière de jeu ils se lançaient mutuellement des rochers, les rattrapaient et les précipitaient dans les ténèbres, où ils s’écrasaient parmi les arbres loin en dessous ou éclataient avec fracas » [3] . Les géants de pierre sont présentés comme la cause des éboulements rocheux qui cernent les voyageurs. Ils ne sont pas décrits, seuls les effets de leurs actions le sont. Leur aspect reste indéterminé au profit des orages : « L’éclair éclate sur les sommets, les rocs tremblent, de grands fracas fendent l’air et vont rouler dans toutes les cavernes et tous les creux ; et les ténèbres sont remplies de bruits accablants et de lumières brutales » [4] . C’est le premier sujet d’étonnement : on aurait pu s’attendre à ce que des créatures apparemment si imposantes soient décrites.
Pourquoi un tel point aveugle, lors de leur principale apparition dans le corpus ? Cela tient aux circonstances mêmes. Tout d’abord, ils ne sont aperçus par Bilbo qu’à la lumière soudaine des éclairs [5] . Or, comme chacun sait, un éclair est très bref et accentue les contrastes. Il se pourrait que Bilbo ait pris pour des géants certains reliefs de montagnes ayant plus ou moins forme humaine. Les rochers que la foudre détachait semblaient alors être lancés par ces silhouettes de géants. Il en va de même pour les rires et les cris [6] : le tonnerre et le roulement des blocs rappellent certains éclats de rires, amplifiés dans le grondement répercuté par l’écho, considérable en montagne. Paradoxalement, au moment où ils se manifestent le plus vivement, les géants ne sont perçus qu’imparfaitement : par succession interrompue d’images éclairées brutalement et par un écho indirect. En d’autres termes, leurs apparitions sont fulgurantes et différées.
Mais, au-delà de ces simples conditions de perception, jouent surtout les sentiments des voyageurs. Bilbo est terrifié par cette « bataille d’orages ». On peut alors légitimement supposer qu’il a personnifié les phénomènes climatiques. Ce processus est fréquent : face à un événement imprévu et inconnu, les hommes ont tendance à attribuer une conscience à ce qui les dépasse. Dans son essai Sur le conte de fées, Tolkien commente les personnifications des « mythes de la nature », en prenant pour exemple privilégié le dieu nordique Thórr. Il personnalise « le tonnerre dans les montagnes (…), fendant les rocs et les arbres » [7] . A leur tour, les géants incarneraient, aux yeux de Bilbo, l’orage dans les montagnes. Une différence capitale cependant limite ce processus : alors que l’essai examinait la question [8] en rapport à des personnes déterminées, le texte de Bilbo le Hobbit s’en tient à des êtres impersonnels. Nous voudrions les considérer comme un phénomène, au sens strict du terme, c’est-à-dire comme un vécu de conscience, qui possède son authenticité propre dans l’imagination du Hobbit. Les géants posséderaient ainsi une réalité au sein de ce texte, sans pour autant correspondre à des individus existants. Ce sont des phénomènes en un double sens : i/ en tant qu’impressions réellement ressenties par Bilbo (même s’ils ne sont qu’illusion, il n’en demeure pas moins que Bilbo les a vus) [9] , et ii/ en tant que phénomènes météorologiques.
Si les géants sont donc le fruit de l’imagination effrayée et de la perception confuse de Bilbo [10] , qu’en est-il des autres voyageurs ? Il ne faudrait pas croire que Bilbo est le seul à parler des géants. Au cour de la tourmente, Thorin lui-même s’en plaint : « Si nous ne sommes pas emportés par le vent, noyés ou foudroyés, quelque géant nous ramassera et nous projettera en l’air à coups de pied » [11] . Deux hypothèses se présentent (si l’on écarte celle de l’existence authentique des géants).
a) Il se pourrait, d’une part, que les Nains soient également victimes de la même perception apeurée que Bilbo, en une sorte d’hallucination collective. Mais cette première supposition rencontre deux objections de taille. Tout d’abord, les Nains vivent dans les montagnes ; il serait curieux qu’ils s’effraient d’un orage, si terrible soit-il, et qu’ils y voient des géants à l’ouvre. En outre, Gandalf lui-même y fait explicitement référence, à plusieurs reprises. Sa sagesse et son sang-froid le protègent certainement de ce genre d’illusion causée par la crainte.
b) C’est pourquoi il serait préférable d’y voir une expression imagée : le tumulte des géants de pierre ne serait rien d’autre que la métaphore employée pour les phénomènes naturels violents. Que Gandalf parle des géants constitue en effet l’objection majeure à l’hypothèse de l’absence d’authentiques géants. Mais il faut noter que chaque occurrence de ce terme dans la bouche de Gandalf intervient dans un contexte narratif particulier.
Gandalf en parle une première fois lorsque Bilbo lui demande de lui répéter comment il s’y était pris pour les sauver, explication que Gandalf venait de donner aux Nains. Or, « [le mage] n’aimait pas expliquer plus d’une fois ses artifices » [12] . On s’attend par conséquent à trouver des marques de son irritation (souvent attisée par les Hobbits) dans son récit. C’est pourquoi, lorsque Gandalf ajoute, au sujet de l’entrée par laquelle surgirent les gobelins, qu’ « il faut [qu’il] avise à trouver un géant plus ou moins convenable pour [la] bloquer à nouveau (…) sans quoi on ne pourra bientôt plus franchir les montagnes du tout » [13] , nous serions tenté de voir dans cette évocation d’un « géant plus ou moins convenable » une pointe d’ironie à l’égard du Hobbit. Ce géant ne serait rien d’autre qu’une explosion provoquée par Gandalf, destinée à condamner cette issue. Le rappel, quelques lignes plus bas, de la maîtrise du feu chez Gandalf confirme cette supposition. Le mage se moque [14] gentiment du Hobbit en se comparant aux éboulements causés par les orages qui l’ont tant terrifié.
La deuxième occurrence intervient dans l’une des hypothèse que Gandalf expose à Bilbo sur l’origine de Beorn : « D’aucuns disent que c’est un ours descendant des grands et anciens ours des montagnes qui vivaient là avant l’arrivée des géants » [15] . On pourrait voir, dans cette « arrivée des géants », le Rude Hiver [16] qui affecta la Terre du Milieu en TA 2758-2759. Que Bilbo ait une fois de plus énervé Gandalf en croyant que Beorn est un pelletier n’est peut-être pas une simple coïncidence. Là encore, Gandalf aura adapté son discours à son interlocuteur.
Enfin, la troisième et dernière fois que Gandalf parle des géants dans le texte de Bilbo le Hobbit a lieu au cours d’un récit habilement construit par le mage pour détourner l’attention de Beorn. Gandalf déploie ses talents de conteur pour que son auditeur, captivé par l’histoire, ne s’offusque pas du nombre de personnes à recevoir. Après la première interruption due à l’arrivée de Thorin et de Dori, Gandalf reprend son récit : « il y eut un orage terrible ; les géants de pierre étaient sortis et projetaient des rochers » [17] . On peut supposer qu’il emploie une telle image pour intéresser davantage leur hôte. En personnifiant la « bataille d’orages », il use d’un artifice efficace.
Il s’agirait donc d’une image courante. Elle sera d’ailleurs reprise, en un sens explicitement métaphorique, dans le Seigneur des Anneaux. Les Númenóréens seront comparés, par les hommes de Rohan, à des géants pour avoir taillé dans le roc Fort le Cor : « On disait qu’au temps lointain de la gloire du Gondor les rois de la mer avaient construit là cette place forte de leurs mains de géants » [18] . Les légendes ont recours à la figure des géants pour désigner les actions d’envergure. D’ailleurs, dans le jeu de langage qu’est l’énigme, Bilbo réfléchit d’abord dans une mauvaise direction en cherchant un nom de géant pour deviner quelle est la chose qui « (…) réduit les dures pierres en poudres / (…) Et rabat les hautes montagnes » [19] . Là encore, les habitudes de pensée rapprochent les cataclysmes en montagne et les géants. Par extension, tout éboulement (accompagné de vacarme) sera susceptible d’être figuré par la violence des géants. Ainsi, lorsque Smaug fait rugir sa colère sur la montagne, il engendre un fracas comparé à des coups de béliers de chêne maniés par des géants [20] .
Cette conjecture sur une éventuelle figure de langage fréquente en Terre du Milieu pour les légendes se trouve renforcée par le fait que Bilbo est le rédacteur de son aventure : bon nombre de passages sont marqués de son point de vue particulier. Gandalf le rappelle, lorsqu’il retrace aux Hobbits, après le couronnement du roi Elessar, l’histoire de la Quête d’Erebor : « Mais vous savez comment étaient les choses, ou du moins comment Bilbo les considéraient [sic !]. Si je l’avais, moi, écrite, l’histoire aurait été tout autre » [21] . Les inexactitudes et les incohérences du texte de Bilbo le Hobbit, issu du Livre Rouge, seraient alors dues au point de vue partiel (donc partial) de Bilbo, désireux de donner un tour légendaire à ses aventures. Ainsi son récit porterait-il, au moment de la rédaction, la marque de sa terreur d’alors, apparemment justifiée par une telle rencontre.
Une telle emprise sur l’histoire se trouve renforcée par l’importance des géants dans les légendes des Hobbits [22] . Ces figures gigantesques peuplent l’imaginaire des Hobbits, ce qui s’explique aisément par leur petite taille : tout ce qui les dépasse (tant physiquement qu’intellectuellement) se verra qualifié de géant. C’est ainsi que Sam nomme le guerrier emporté sur le dos du Mûmak [23] . Et Pippin, de retour dans la Comté, fort de l’expérience acquise et des bienfaits de la boisson des Ents, sera lui-même considéré comme un géant [24] ! Prompt, comme tout Hobbit, à prendre pour géant ce qui ne l’est pas, Bilbo est donc susceptible d’avoir restitué l’histoire de son aventure sur le mode traditionnel du conte hobbit, transformant alors la bataille d’orages en joute de géants légendaires. Un récit détaillé par Gandalf ne les aurait probablement pas mentionnés.
On pourra voir une illustration, au sens littéral, de cette hypothèse dans le dessin [25] que Tolkien lui-même réalisa à l’encre de chine et qui fut publié dès la première édition du Hobbit : intitulé « The Mountain-path », il illustre précisément ce quatrième chapitre. Les seuls géants de pierre représentés sont les montagnes imposantes, zébrées d’éclairs. Il n’est pas interdit de penser que cette illustration s’inspira grandement du voyage que fit Tolkien en Suisse en 1911. Dans la lettre à son fils Michael, Tolkien précise notamment que le Silberhorn est à l’origine du Celebdil [26] . A-t-il rapporté quelques représentations [27] des monts alpins, dont l’illustration du Hobbit serait un écho ? En tout cas, il fait explicitement le rapprochement entre son voyage et les aventures montagnardes de Bilbo le Hobbit. Il raconte une longue marche sur le glacier d’Aletsch où, à cause de la fonte des neiges, ils furent pris dans des chutes de pierres : « Ces roches allaient de la dimension d’une orange à celle d’un ballon de football, et quelques-unes étaient beaucoup plus grosses. Elles arrivaient en sifflant sur notre sentier et allaient rouler dans le ravin » [28] . Certes, il ne s’agit pas d’un orage, mais d’une chaleur excessive (qui l’accompagne souvent néanmoins). Reste que ce phénomène climatique inhabituel [29] est la cause de la chute dangereuse de ces roches. Quelques années auparavant (le 4 novembre 1961), Tolkien écrivait à Joyce Reeves : « [le groupe] s’approchait de l’Aletsch [i.e. un grand glacier] lorsque nous fûmes presque écrasés par des blocs détachés par le soleil, dévalant une pente neigeuse. Un énorme roc passa en fait entre mon prédécesseur et moi. Cet épisode et la « bataille d’orage » – une mauvaise nuit au cours de laquelle nous avions perdu notre chemin et dormi dans une bergerie – apparaissent dans Bilbo le Hobbit (…) » [30] . Sans vouloir surdéterminer ses propos, il faut noter que Tolkien s’abstient de toute référence aux géants : c’est simplement à la « bataille d’orages » qu’il renvoie.
B. La tempête hivernale
L’hypothèse des géants comme personnification illusoire se renforce dans la ré-itér-ation [31] de ce passage, c’est-à-dire littéralement la reprise de l’itinéraire : la Compagnie de l’Anneau entreprend elle aussi de trouver un passage au cour des Monts Brumeux. Le chapitre 3 du livre II du Seigneur des Anneaux dépeint l’échec de la Compagnie, dans sa tentative pour franchir le Caradhras.
Parmi les similitudes les plus flagrantes, notons que les voyageurs partent de nouveau de Fondcombe, que leur parcours est incertain et qu’ils ne parviendront pas à passer le col (ils franchiront les Monts Brumeux par voie souterraine). Mais le principal point commun est le déchaînement des intempéries qui arrête leur progression. Si cette fois-ci le voyage se fait en hiver (et non plus en été), on retrouve, à peu de choses près, les mêmes manifestations de la tempête en montagne : « (…) mais les sons étaient ceux de cris aigus et de sauvages éclats de rire. Des pierres, détachées du flanc de la montagne, sifflaient au-dessus de leurs têtes où [sic !] s’écrasaient à côté d’eux. De temps à autre, ils entendaient un grondement sourd, comme d’un bloc de rocher roulant des hauteurs cachées » [32] . Si la neige s’est substituée aux éclairs, les vents violents et les chutes de pierre se répètent.
En revanche, nul trace des géants. Tolkien a quasiment repris le même passage, en écartant toute référence à ces êtres légendaires. On entend les cris, les rires et les grondements (ou, du moins, on croit les entendre), mais ils ne sont plus attribués aux géants. De même, les roches tombent de toute part, mais elles ne sont plus ces balles perdues que s’échangeaient les gigantesques joueurs. Tout se passe comme si Tolkien avait délibérément effacé leur présence. Ils n’étaient déjà qu’imparfaitement perçus dans Bilbo le Hobbit ; ils ont désormais disparu [33] .
Pourtant, l’idée d’une intention malveillante perdure, que les dialogues entre les Compagnons mettent en relief. Boromir déclare en effet : « Que ceux qui le veulent appellent cela le vent, il y a dans l’air des voix sinistres, et ces pierres nous sont destinées » [34] . La volonté d’attribution d’une intention hostile demeure, mais le sujet reste maintenant en blanc, caché sous un voile neigeux. Les géants de pierre n’étaient pas décrits ; dans le Seigneur des Anneaux, l’indétermination est la plus totale : on ne voit plus les agents. Tout s’énonce sur le mode de la supposition. Mais ce mode se décline en plusieurs variations.
i/ Boromir refuse de n’y voir qu’un phénomène climatique : les voix dans le vent et les pierres lancées appartiennent à un sujet qui reste caché. En d’autres termes, ces phénomènes météorologiques ne sont que les effets apparents d’une cause indirecte, consciente et malveillante. Si l’on compare son interprétation à la présentation des géants dans Bilbo le Hobbit, on a simplement perdu les géants. La peur est la même que chez Bilbo ; seuls les solides préjugés du guerrier du Gondor lui interdisent d’y affirmer la présence d’êtres issus des histoires de « bonne femme » [35] . Notons que les Hobbits (qui appartiennent eux aussi à la race humaine) ne disent rien. N’ont-ils plus leur mot à dire, après que Bilbo a incarné la conception des Hobbits ?
ii/ A la différence de Boromir, Aragorn (Dúnadan, héritier d’Isildur, issu de la lignée des rois de Númenor) a une pensée plus juste : ce n’est que le vent (et non des voix), mais il n’est pas exclu d’y supposer une intention malveillante. « Moi, j’appelle cela le vent, dit Aragorn. Ce qui n’infirme en rien ce que vous dites » [36] . Aragorn corrige l’hypothèse de Boromir en ne confondant pas entre les phénomènes météorologiques et des actions à caractère humain. Par contre, ces phénomènes peuvent être intentionnellement contrôlés par des « choses mauvaises et hostiles » [37] . Une fois de plus, il n’y a pas plus indéterminé que ces « choses » [38] . Mais on doit s’en tenir aux phénomènes.
iii/ Gimli, au contraire, nomme un sujet en propre : il s’agit de Caradhras le Cruel. Il attribue, à de nombreuses reprises dans ce chapitre, une conscience malveillante au Mont. La personnification porte, non plus sur une improbable créature, mais sur un lieu, le seul géant de pierre acceptable qu’est la montagne. Mais il ne faudrait pas croire que ce jugement résulte de l’expérience des événements présents. Gimli le nommait déjà ainsi, avant d’en entreprendre l’ascension, en écho aux chansons et aux contes de son peuple [39] . Il se fait donc l’héritier et le porte-parole de la tradition des Nains [40] . En outre, comme Aragorn précédemment, Gimli n’allie pas nécessairement cette hostilité à Sauron : la malveillance du Caradhras précédait la venue de ce dernier (sans qu’on en connaisse l’origine exacte).
iv/ Enfin, Gandalf profère les paroles les plus sages : « Peu importe quel est l’ennemi, si nous ne pouvons repousser son assaut » [41] . L’heure n’est pas aux hypothèses sur l’identité de la malveillance, mais à la recherche de solutions pour se sortir de ce piège. On aurait pu s’attendre à ce que le mage (l’un des êtres les plus savants de la Terre du Milieu) renseigne ses compagnons. Or, la véritable sagesse réclame l’accord entre les connaissances et l’action. C’est ce que fait ici Gandalf en restant indifférent à la discussion. Il n’a pas pour rôle d’expliquer, mais de guider. On peut également remarquer que l’Elfe Legolas reste silencieux à ce sujet. De la Compagnie, ce sont donc les deux êtres les plus savants par nature qui se taisent. Le procédé de personnification reste ici étranger aux Elfes et aux Maiar. Il ne préoccupe que les Humains (en tant que réaction à l’inconnu) et les Nains (comme transmission de traditions) [42] .
Par contre, tous s’étaient accordés pour voir dans la tempête de neige un effet de la volonté de Sauron. On sait que la Compagnie a été repérée auparavant par de grands corbeaux noirs (crebain de Fangorn) et des faucons [43] . Puis une ombre glaciale est passée très haut dans le ciel, voilant un instant les étoiles [44] . Pourquoi ne pas supposer que certains oiseaux au service de Sauron aient averti un Nazgûl qui aurait alors prévenu son maître ?
Sauron aurait ensuite déclenché la tempête de neige sur le Mont Caradhras. S’il n’y a pas d’authentiques géants dans les Monts Brumeux et si le Caradhras ne possède pas en lui-même une conscience, l’intention malveillante y est pourtant bien réelle : il s’agit de celle de Sauron. Comme le confirme Gandalf, « son bras s’est allongé » [45] . Cette expression est loin d’être un hapax : elle s’applique à Sauron en d’autres occasions [46] , mais également à son bras droit qu’est le Roi-Sorcier d’Angmar, Seigneur des Nazgûl. Cette extension est d’autant plus intéressante qu’elle concerne aussi une emprise sur les phénomènes climatiques que l’on attribue au Roi-Sorcier. Le peuple des Lossoth croit que le Roi-Sorcier possède le pouvoir de contrôler le froid. D’ailleurs, juste avant qu’Arvedui ne monte à bord du navire avec lequel il fera naufrage, le chef des Lossoth lui conseille d’attendre l’été, c’est-à-dire le temps où le Roi-Sorcier s’en va. Il ajoute alors que « bien long [est] son bras de glace » [47] . L’emprise des forces de Sauron n’est pas simplement militaire, mais aussi climatique. La discussion sur la nature de la conscience malveillante est peut-être à différer, mais elle n’est pas déplacée. Les phénomènes météorologiques ne sont pas mauvais en tant que tels, même s’ils peuvent se révéler hostiles. Par contre, Sauron (tout comme Morgoth avant lui) sait en disposer à son avantage.
Si l’on voulait à tout prix voir un géant sur le Caradhras, c’est avant tout le bras gigantesque du pouvoir de Sauron qu’il faudrait mentionner. Lorsque les membres de la Compagnie précisent ensuite que la malveillance est peut-être plus ancienne que la venue de Sauron en ces lieux, ils ne se trompent pas : les Monts Brumeux n’ont pas été façonnés par Sauron ; c’est Melkor qui les avait érigés pour faire obstacle à Oromë au cours de la marche des Eldar vers l’ouest [48] . Les Hithaeglir remplirent déjà parfaitement leur rôle de barrière, car les Teleri prirent peur à leur vue.
Pour récapituler, le texte du Seigneur des Anneaux renvoie les géants dans la brume. Ils disparaissent entièrement du récit, cédant la place à une présence anonyme. Il nous semble donc que Tolkien est délibérément revenu sur leur existence [49] . Les êtres indéterminés de Bilbo le Hobbit n’ont plus lieu d’être, désormais. Avant de poursuivre cette étude et de tenter d’en rendre raison, soulignons dès maintenant une sorte de clin d’oil (volontaire ?) entre les deux récits. Alors que Frodo, tout comme Bilbo quelques dizaines d’années auparavant, se tient au bord du précipice en essayant de se protéger des roches tombant alentour, il s’endort et entend son oncle lui dire en rêve : « Je ne fais pas grand cas de ton journal (…). Des tempêtes de neige le 12 janvier : il ne valait pas la peine de revenir pour rendre compte de cela » [50] . Il est certain que le récit de la tempête de neige – si terrible soit-elle – fait pâle figure à côté de la « bataille d’orages » incarnée dans la joute des géants chers aux légendes des Hobbits ! Quoi de plus normal qu’une tempête de neige en hiver ! Mais cette dédramatisation implicite se retourne en fait principalement contre le texte de Bilbo le Hobbit : après tout, quoi de plus banal qu’un orage d’été en montagne ! La critique de Bilbo condamne en retour le récit enjolivé de ses exploits passés : il n’y avait pas de quoi en faire tant sur un orage. La voix du vieil Hobbit sonne comme un erratum. Il avait cru nécessaire d’enjoliver pour transformer son journal de voyage en récit d’aventures.
C. La terre des géants
Il existe quelques autres occurrences des actions des géants, mais elles concernent leurs effets. La fureur des éléments en montagne entraîne d’importants bouleversements du relief. On l’a vu, les géants jettent des rochers, c’est-à-dire que les orages et les tempêtes détachent des fragments des montagnes, qui s’en vont rouler en contrebas. C’est pourquoi Bilbo compare le rocher (sur lequel les aigles déposent les voyageurs au pied des Monts Brumeux) à l’un de ces rocs lancés par un géant : « (…) un grand rocher, presque une colline de pierre, semblable à un dernier avant-poste des lointaines montagnes ou à un énorme fragment projeté à des milles dans la plaine par quelque géant » [51] . Tout comme pour l’orage, on a affaire à une double description : l’une purement naturelle, l’autre rapportée à la figure légendaire des géants.
Cette comparaison n’est toutefois pas propre au Hobbit, car elle est présente dès le Lay of Leithian : « (…) An isléd hill there stood alone / amid the valley, like a stone / rolled from the distant mountains vast / when giants in tumult hurtled past » [52] . Ce texte soulève une objection de poids envers l’assimilation des géants à de simples phénomènes naturels. En effet, si l’on trouve une comparaison dans ce passage, elle concerne l’île, non les géants. Ceux-ci appartiennent au passé, mais ils ne sont pas seulement une image. Ils ont modelé la terre par leurs bouleversements. Ils sont donc la cause de modifications géologiques (tout en restant cependant totalement indéterminés).
De fait, Tolkien n’avait pas condamné les géants à n’être que des figures allégoriques. Il annonce même dans sa lettre à C.A. Furth, du 2 février 1939, qu’il y aura un Géant dans le « Nouvel Hobbit » [53] . Faut-il alors rejeter notre hypothèse ? La question mérite, en tout cas, que l’on cherche à éclaircir le destin de ces géants, au-delà des textes publiés de Bilbo le Hobbit et du Seigneur des Anneaux.
Les géants sont mentionnés (plus ou moins directement) en plusieurs autres endroits du Livre des Contes Perdus. Ils font partie des « Úvanimor (qui sont des monstres, des géants, et des ogres) » [54] . Ces êtres ont été « élevés dans la terre » par Melko [55] ; ils (ne) se définissent (que) par leur laideur, si l’on en croit l’Appendice sur les Noms dans les Contes Perdus (qui synthétise le Lexique Qenya et le Lexique Gnomique) : si Vána est « un dérivé de la racine VANA dans le Lexique Qenya, groupé avec vanë « beau, doux », vanessë « beauté », vanima « juste, correct, droit » », úvanimo signifie « « monstre » (ú- = « pas ») » [56] . Si l’on admet leur existence telle qu’elle s’esquisse dans ces textes, ils furent conçus à Utumna (> Utumno), d’où ils s’échappèrent après que les Valar eurent défait Melko.
Mais les Úvanimor ne sont jamais décrits : leur forme reste indéterminée. Cela se confirme dans l’abandon du terme lui-même. Alors que le texte original du Quenta Silmarillion parlait des Úvanimor [57] , la version ultérieure ne retient plus que les « monstres innombrables, de toutes formes et de toutes espèces » [58] . L’énumération (monstres, géants, ogres) [59] du Livre des Contes Perdus se condense en son premier terme : les géants et les ogres se fondent dans les monstres, qui deviennent indéfinis, en nombre et en forme. Le terme de « monstre » est alors une sorte de matière malléable, susceptible de recevoir un nombre indéfini de formes (on obtient ainsi un renversement du sens par rapport à l’étymologie : le monstre était celui que l’on montre, il était l’exception parfaitement visible et définie par rapport à la norme générale). Ces êtres nés de la terre semblent y retourner comme une matière à modeler.
II. Des géants aux Ents
A. L’alternance des saisons : les Ents en germe
Le Lay of Leithian possède une précieuse information que les autres textes ignorent. En effet, les géants de Bilbo le Hobbit et les Úvanimor sont anonymes, alors que le Lay en nomme deux.
Lorsque Lúthien tisse l’enchantement pour s’évader de l’arbre Hirilorn, elle chante les noms des choses les plus grandes et les longues du monde : « (…) Names she sought, / and sang of Glend the sword of Nan ; / of Gilim the giant of Eruman » [60] . On trouvait déjà ces deux noms dans le Conte de Tinúviel : « (…) l’épée de Nan nomma-t-elle, et elle n’oublia pas non plus (…) le cou de Gilim le géant » [61] . Ce Conte et ce Lay énoncent les noms des deux seuls géants connus (à l’exception du premier Treebeard).
Dans son commentaire, Christopher Tolkien nous apprend que le petit carnet contenant des notes sur les Contes Perdus « semble indiquer que Nan était un « géant de l’été du Sud » et qu’il ressemblait à un orme » [62] . En outre, le Lexique Gnomique précise que Gilim signifie « hiver » [63] . Ces deux indications se révèlent être extrêmement précieuses car les deux seuls géants nommés correspondent à l’été et à l’hiver. Ils apparaissent comme les deux saisons où les voyageurs traversent les Monts Brumeux sous le déchaînement des éléments.
Cette première heureuse coïncidence fournit un élément de réponse à l’interrogation de Christopher Tolkien dans ce même commentaire : il y rappelle la signification du nom de Gilim et ajoute que cela ne lui paraît pas « particulièrement approprié » [64] . Si l’on décide de ne voir dans les géants que des manifestations climatiques, alors le couple Nan (été) / Gilim (hiver) s’éclaire sensiblement [65] . Lúthien invoque les noms des choses les plus longues : l’été et l’hiver représentent des périodes susceptibles de durer. De plus, l’alternance de ces deux saisons marque le passage du temps (aussi bien chronologique que climatique).
Les deux géants Nan et Gilim seraient donc les figures allégoriques de l’été et de l’hiver. Or, l’un des points les plus frappants vient de ce qu’ils sont tous deux comparés à des ormes. En effet, la deuxième version (dactylographiée) du Conte de Tinúviel parle de « (…) Gilim le géant qui est plus grand que bien des ormes » [66] . Certes, contrairement au cas de Nan, on ne dit pas que Gilim « ressemblait à un orme » ; mais cet arbre reste le point de référence [67] pour juger de la taille du géant de l’hiver. C’est d’autant plus troublant que le seul autre géant à être nommé sera Treebeard, qui deviendra par la suite un Ent.
Il nous semble donc que cette transformation des géants en Ents disposait d’un terrain propice dans le corpus antérieur. Tolkien, dans le brouillon d’une lettre au colonel Worksett du 20 septembre 1963, rappelle que les Ents se sont imposés d’eux-mêmes lors de la rédaction du chapitre « Sylvebarbe [68] » du Seigneur des Anneaux : « Il n’y a pas, ou il n’y avait pas d’Ents dans les anciennes histoires – parce que les Ents ne sont apparus eux-mêmes sous mes yeux en fait, sans préméditation ni aucune connaissance consciente antérieure, que lorsque j’en suis venu au Chapitre IV du Livre III » [69] . Il n’est pas question pour nous, ici, de tracer un portrait exhaustif des Ents [70] , ni de remettre en cause cette déclaration de Tolkien (qu’il a d’ailleurs exprimée à plusieurs reprises [71] ). Nous voudrions seulement sonder cette présence quasi inconsciente des Ents dans quelques textes antérieurs. En d’autres termes, il s’agit de savoir si l’indétermination des géants ne fournit pas une sorte d’arrière-fond sur lequel se dessineront les Ents. Les géants offriraient ainsi un sol à la germination des Ents.
L’un des passages parmi les plus anciens et les plus étonnants se trouve dans le Conte de l’Enchaînement de Melko :
Alors Oromë et Palúrien amenèrent toute leur puissance réunie, et Oromë souffla violemment dans son cor [72] comme pour éveiller les rochers à la vie et à la vigueur. Voici, à ces rugissements, l’immense forêt se cambra et gémit sur les collines (…). En ce temps un grand nombre d’esprits étranges s’aventura dans le monde, car il y eut des endroits plaisants, sombres et silencieux, où ils purent établir leurs demeures. Certains vinrent de Mandos, des esprits d’un grand âge qui voyagèrent depuis Ilúvatar avec lui, qui sont plus vieux que le monde et très maussades et secrets, et certains depuis les forteresses du Nord où Melko demeurait alors dans les profonds donjons d’Utumna (…). Le monde toujours en est empli en ces jours de lumière, s’attardant solitaires dans les cours ombreux des forêts vierges (…) – mais les forêts de pins sont encore trop emplies de ces vieux esprits qui ne sont ni des Elfes ni des Hommes pour la quiétude de ceux-ci. [73]
Loin de nous l’idée de voir en ce passage la mention implicite des Ents. Mais ce texte contribue à enrichir l’arrière-fond sur lequel les Ents prendront forme. Il est à noter que certains des esprits qui entrèrent dans les forêts venaient d’Utumna (où furent élevés les Úvanimor). En outre, cette insistance sur leur ancienneté n’est pas sans rappeler celle des Ents. Celle-ci, objet de multiples conjectures, doit s’autoriser en premier lieu des propos mêmes de Fangorn : « Nous sommes faits des os de la terre » [74] . Il est remarquable, à ce propos, que le texte du Silmarillion ne dise rien sur la conception des Gardiens des arbres eux-mêmes. Il se contente de raconter la décision de Yavanna pour protéger les kelvar et d’annoncer l’événement, sans autre explication : « (…) alors [la pensée] de Yavanna s’éveillera aussi, elle invoquera des [esprits] lointains qui viendront se mêler aux kelvar et aux olvar (…) » [75] . Cet éveil reste obscur.
Citons également l’esquisse intitulée « Le Conte d’Eärendel, le fils de Tuor », où le voyage d’Eärendel et de Voronwë à bord de Wingilot les mène vers le sud. Les notes lapidaires évoquent alors les créatures rencontrées : « Hommes [des] arbres. Pygmées. Sarqindi ou ogres-cannibales » [76] . Ces « Tree-men » occupent les mêmes régions que les ogres [77] , qui faisaient partie des Úvanimor. Ils ne seront plus évoqués dans les textes ultérieurs. Là encore, il ne s’agit pas d’identifier les « Tree-men » avec les Ents, mais de mettre en relief certains rapprochements apparemment insignifiants, qui pourraient constituer autant d’imperceptibles maillons de l’évolution des géants en Ents.
Christopher Tolkien se contente lui aussi d’y renvoyer, lorsqu’il commente brièvement la première version de la conversation que Sam a avec Ted Rouquin (Ted Sandyman), au Dragon Vert, sur les étranges créatures aperçues au nord de la Comté [78] . Tolkien avait d’abord fait dire à Sam : « Mais qu’en est-il de ceux qu’on appelle des géants ? » [79] . La version retenue pour le roman sera plus détaillée : « Mais qu’en est-il de ces Hommes-arbres, ces géants, comme qui dirait ? » [80] . Deux points sont particulièrement intéressants pour notre propos : i/ l’adjonction de la qualification d’ »Hommes-arbres » aux géants préfigure la substitution des premiers aux seconds ; ii/ dans les deux versions, les géants (ne) sont (qu’) une appellation, ils ne font pas l’objet d’une définition précise (l’indétermination se poursuit, jusque dans la bouche d’un Hobbit, pourtant friand de contes et de légendes).
Au sujet de ce texte, Christopher Tolkien pose alors la question suivante : « Ce passage est-il (…) la première prémonition sur les Ents ? Or, longtemps auparavant, mon père avait fait référence aux « Hommes-arbres » à propos des voyages d’Eärendel (…) » [81] . On l’aura compris, nous préférerions voir dans le duo des géants Nan et Gilim cette éventuelle « première prémonition ». On peut d’ailleurs souligner un élément de confirmation dans la suite immédiate de ce dialogue : Sam ajoute que le gigantesque Homme-arbre aperçu était « aussi grand qu’un orme » [82] . Cet arbre était déjà le point de comparaison pour les géants Nan et Gilim…
B. Le Géant Treebeard
Le seul géant qui ait jamais été décrit n’a eu qu’une esquisse d’existence. En d’autres termes, les textes qui auraient détaillé un géant comme personnage à part entière n’ont pas été retenus. En effet, seules les versions préparatoires au Seigneur des Anneaux peignent le portrait du géant Treebeard [83] .
Si l’on cherche à démêler en partie l’écheveau de ces textes, on peut discerner quatre grandes phases (sur lesquelles nous reviendrons plus en détail) :
1/ Rumeurs sur la recrudescence de géants (et de trolls).
2/ Le Géant Treebeard est allié avec l’Ennemi.
3/ Le Géant Treebeard est amical et apporte son aide.
4/ L’Ent Treebeard.
Bien évidemment, ces distinctions sont loin d’être aussi claires et définitives. Il y aurait d’ailleurs moyen de les répartir autrement. Mais nous nous intéressons d’abord à la question de la présentation des géants dans ces travaux [84] .
1. La rumeur des géants
Nous l’avons vu précédemment, le chapitre intitulé « Ancient history », où devaient être narrées les années suivant la disparition de Bilbo, fait état de rumeurs : « on parlait de géants, de Grandes Gens, seulement plus grands et plus forts que les Hommes, appelés (?habituellement) Grandes Gens, mais pas plus stupides, car souvent pleins de ruse et de sorcellerie » [85] . Une fois de plus, on n’apprend pas grand-chose sur les géants. La rumeur est tautologique : les géants sont plus grands et plus forts que les Hommes, appelés Grandes Gens par différenciation avec les Hobbits. On dit simplement qu’ils sont rusés et adeptes de sorcellerie [86] . Mais comme toute rumeur, il ne s’agit que d’un bruit de fond, analogue auditif du modèle visuel qu’est l’arrière-fond. Autrement dit, nous n’avons affaire, de nouveau, qu’à une opinion très vague sur les géants. Le texte définitif reprendra la recrudescence des Orques et des Trolls, mais les géants ne sont plus mentionnés [87] . Ce seront désormais les Trolls qui se définiront comme rusés.
En outre, le procédé d’effacement se répète : la première version ajoutait à cette énumération (Gobelins, Trolls, Géants) la présence d’autres créatures plus terribles et indéterminées [88] . Le texte définitif effacera les géants en en venant immédiatement à l’évocation de ces mêmes choses terrifiantes : « Et on murmurait qu’il existait des créatures plus terribles que toutes les précédentes [i.e. les Orques et les Trolls], mais elles n’avaient pas de nom » [89] . En se confondant avec ces monstres inconnus, les géants sont devenus anonymes.
Juste après avoir mentionné ces géants, Sam, dans la première version, rapporte que l’on en a vu « un presqu’aussi grand qu’une tour ou, du moins, qu’un arbre » [90] . La hauteur est fluctuante, tant dans ses propos que dans les différentes versions. Mais l’important est de noter que l’arbre sert, une fois de plus, d’étalon. Nan et Gilim ne sont pas loin.
Par conséquent, c’est sur une rumeur qu’entrent en scène les géants du « Nouvel Hobbit » [91] (et il ne restera plus grand-chose de cette rumeur dans le texte final). Le danger est caché et à peine énoncé. De ce bruit de fond anonyme va pourtant naître un géant : Treebeard.
2. Le Géant Treebeard, lié à l’Ennemi
Toutefois, il ne surgit pas à l’improviste : on n’entend parler de lui pour la première fois qu’indirectement. Il apparaît dans la bouche de Gandalf à Rivendell, lorsqu’il explique à Frodo la raison de son retard : « Il existe dans le monde de nombreux pouvoirs plus grands que le mien, pour le bien ou pour le mal. Je fus capturé dans Fangorn et je passai de nombreux jours pénibles prisonnier du Géant Treebeard » [92] . Christopher Tolkien date ce texte de la période fin 1938 – début 1939. Il appartient à la troisième phase de rédaction du Conseil d’Elrond.
Soulignons dès maintenant un point capital : s’il changera de statut, de localisation, de taille, voire d’apparence, Treebeard ne changera jamais de nom (ce qui est d’autant plus intéressant lorsqu’on examine le cas de bien d’autres personnages du Seigneur des Anneaux, à commencer par Frodo…). Certes, il ne porte pas encore le nom de sa forêt [93] , mais il possède son identité définitive. Il est nommé une fois pour toutes. C’est d’autant plus original que l’on ne connaîtra pas son authentique nom d’Ent [94] . Cette identité d’emprunt est un pseudonyme sous lequel le vieil Ent se cache indéfiniment. Peut-être faudrait-il voir ici, en rigueur de termes, la véritable disparition des géants : même en apparaissant à la lumière sous forme d’Ents, ils restent définitivement inconnus. Les Géants étaient anonymes, les Ents apparaîtront sous pseudonymes.
Christopher Tolkien pointe ensuite [95] la deuxième occurrence dans la lettre où Tolkien annonce qu’il y aura un Géant dans le « Nouvel Hobbit » [96] : elle date du 2 février 1939, soit la période contemporaine à la première apparition. Il énumère les êtres qui se retrouveront d’une histoire à l’autre : des Hobbits, Gollum, Gandalf. Le Géant prend la place du dragon : il faut donc penser qu’ils occupent alors une fonction analogue. Ils représentent le monstre qu’il faudra vaincre pour progresser [97] . D’emblée, le géant Treebeard se déclare dangereux, car il a réussi à entraver la marche de Gandalf lui-même, à la grande stupéfaction de Frodo. Si ce dernier est destiné à rencontrer Treebeard, c’est avant tout sa propre peur qu’il devra dépasser.
On en vient alors à l’émergence explicite de Treebeard, sur une page manuscrite en date des 27-29 juillet 1939. Nous en proposons une traduction, avant de revenir à l’analyse de quelques points :
« Quand Frodo entendit la voix, il leva les yeux, mais il ne put rien voir à travers l’épais enchevêtrement de branches. Il sentit soudainement un frémissement dans le tronc d’arbre noueux sur lequel il s’appuyait, et avant qu’il ait pu s’esquiver il fut projeté, ou botté au loin, pour se retrouver à genoux. En se relevant, il regarda l’arbre, qui s’avança alors vers lui. Il se précipita hors du chemin tandis qu’un rire profond et rocailleux retentit du haut de l’arbre.
– « Où es-tu, petit insecte ? », dit la voix. « Si tu ne m’apprends pas où tu es, il ne faudra pas m’en vouloir de te marcher dessus. Et, je t’en prie, cesse de me chatouiller la jambe !
– Je ne vois aucune jambe, répondit Frodo. Et où êtes-vous ?
– Tu dois être aveugle, rétorqua la voix. Je suis ici.
– Qui êtes-vous ?
– Je suis Treebeard, répondit la voix. Si tu n’avais pas entendu parler de moi avant, tu aurais dû le faire ; de toute façon, tu es dans mon jardin.
– Je ne vois aucun jardin, dit Frodo.
– Sais-tu à quoi ressemble un jardin ?
– J’en ai un moi-même : on y trouve des fleurs et des plantes, et il est entouré d’une clôture ; mais il n’y a rien de ce genre ici.
– Oh si ! Il y en a. Seulement tu as passé la clôture sans t’en rendre compte, et tu ne peux pas voir les plantes, parce que tu es juste en dessous, près de leurs racines ».
Ce ne fut que lorsqu’il regarda de plus près que Frodo vit que ce qu’il avait pris pour des troncs d’arbres lisses était les tiges de fleurs gigantesques – et que ce qu’il avait pensé être le tronc d’un monstrueux chêne était en fait une jambe épaisse et noueuse, au pied semblable à une racine et aux orteils en branches.» (Home VI, 382-384)
A ce texte s’ajoutent six lignes en tengwar, transcrites par Christopher Tolkien : « Fragment du Seigneur des Anneaux, suite de Bilbo le Hobbit. Frodo rencontre le Géant Treebeard dans la Forêt de Neldoreth alors qu’il recherche ses compagnons égarés : il est trompé par le géant qui prétend être un ami alors qu’il est en fait allié à l’Ennemi » [98] .
Plus qu’une réelle description (on doit se contenter, somme toute, d’un portrait partiel, à l’échelle de Hobbit), nous découvrons un caractère, par le biais de ses paroles. Cependant, en écho à ses incertains congénères, Treebeard commence par rire. C’est un rire à la fois débonnaire, ludique et menaçant, comme l’était celui des géants des Monts Brumeux. Treebeard se joue de Frodo, allant jusqu’à le tromper. En dépit de son profil riant, il est lié avec l’Ennemi. Son rôle n’est pas clair. Cette ambiguïté est l’indice, rétrospectivement parlant, du changement de parti de Treebeard : d’ennemi, il deviendra un allié. Cette future conversion trouve ici un point d’appui.
On retrouve bon nombre de caractéristiques attribuées auparavant aux géants des Monts Brumeux (rire, danger, etc.). Mais alors qu’il n’y avait qu’une personnification allégorique dans les montagnes, il en va tout autrement dans la forêt où se tient un véritable personnage. L’incarnation de Treebeard concorde avec l’absence des géants dans les montagnes. C’est ce que confirme la page datée d’août 1939 où Tolkien a inscrit les événements à venir après le séjour à Rivendell : « Tempête de neige au Col Rouge (…). Aventure avec le Géant Tree Beard dans la Forêt » [99] . Il n’y a pas d’authentiques géants dans les Monts Brumeux, mais seulement une tempête de neige.
Ce premier portrait direct d’un géant (même s’il est incomplet) est assez troublant. On aurait pu s’attendre à ce qu’il ait forme humaine, ne se distinguant principalement que par sa taille. Or il ressemble à un arbre, ce que confirme la fugitive impression d’ensemble qu’a Frodo, ainsi que l’apparence plus détaillée de son pied. Tout comme Nan et Gilim, Treebeard est comparé à un arbre. On s’achemine alors vers l’hypothèse selon laquelle les seuls géants qui aient jamais vraiment existé chez Tolkien possédaient d’emblée une figure arbresque. On aurait alors trois cas différents d’évocation des géants : i/ les géants comme simples monstres, susceptibles d’une multitude de formes (sorte d’appellation générale et indéterminée), ii/ les géants de pierre, c’est-à-dire les montagnes déchaînées personnalisées et iii/ les Géants à silhouette d’arbre (Nan, Gilim, Treebeard).
Toutefois, ces derniers ne sont pas encore des Ents. Tout d’abord, ils ne sont pas nommés ainsi. De plus, comme nous l’avons annoncé auparavant, ils ne détiennent pas encore la qualité de symbiose qui définit véritablement les Ents. Treebeard, ici, habite la forêt de Neldoreth [100] , où il cultive son jardin. Il n’est pas encore un Berger des Arbres (le rôle de jardinier sera d’ailleurs dévolu, par différenciation, aux Ents-femmes). Il ne s’occupe même pas d’arbres, mais de fleurs gigantesques, que Frodo a prises pour des arbres à cause de leur taille. Treebeard n’a pas encore de nature définie : il (n’)est (qu’)un être gigantesque ressemblant à un arbre. L’émergence s’en tient à l’état d’ébauche, sorte d’esquisse encore très peu déterminée.
La phase de rédaction postérieure à août 1939 est précédée d’une page recto-verso où Tolkien consigne les points principaux à aborder lors du Conseil d’Elrond puis au cours du voyage vers le Sud (Home VI, 397). Peu de changements, en ce qui concerne notre objet, si ce n’est l’avertissement de Gandalf au sujet du Géant Treebeard qui indique le lieu de la Forêt : « entre le Fleuve et les Monts du Sud » [101] . Suit immédiatement le nom de Fangorn marqué d’un point d’interrogation. Tolkien hésite encore sur le nom de la forêt de Treebeard. Par contre, le plan prévoit de nouveau une tempête de neige (« Snow storm »), toujours sans aucune référence à d’éventuels (autres) géants.
Seules deux autres occurrences (Home VII, 71 et 210), à notre connaissance, feront état d’un Géant Treebeard allié à l’Ennemi. Mais elles ne sont plus affirmatives et marquent davantage les hésitations de Tolkien.
La première appartient à une feuille datée des 26-27 août 1940, où sont notés un certain nombre d’événements liés à la présence des Cavaliers Noirs dans la Comté et à Saramund (> Saruman). Tolkien s’interroge encore sur la cause du retard de Gandalf : s’agit-il de Saramund, ou d’un « géant Fangorn (Treebeard) qui le fait prisonnier » ? Il semblerait que l’on lise ici pour la première fois la correspondance entre Fangorn et Treebeard. Toutefois, elle reste expéditive et imprécise.
La seconde provient d’une version (prévoyant la suite de l’histoire après la Moria), que Tolkien a immédiatement remplacée (Home VII, 210). Merry et Pippin se perdent dans la Forêt sans cime (« Topless Forest ») et sont pris par « Treebeard et ses Trois Géants ». Chronologiquement parlant, ce n’est pas la première fois que Treebeard est accompagné, mais il semble que ce soit l’unique version où il est malveillant et entouré.
3. Le Géant Treebeard bienveillant
Le changement d’attitude du Géant Treebeard n’est pas la moindre de ses évolutions, car elle s’accompagne de précisions capitales (même si elles restent des étapes).
Tolkien s’interroge explicitement sur la conversion du Géant Treebeard, dans une esquisse de poursuite de l’histoire rédigée à la fin du texte (provisoire) du Conseil d’Elrond : « Si Treebeard joue vraiment un rôle – qu’il soit bienveillant et plutôt bon ? » [102] . La Forêt de Fangorn est située et décrite (indications qui changeront, on le sait), tout comme Treebeard lui-même. Cette description est précieuse, car elle n’est que la deuxième dont nous disposons : « Environ 50 pieds de haut avec une peau d’écorce. Cheveux et barbe plutôt comme des ramilles. Vêtu de vert sombre comme d’une cotte de mailles de courtes feuilles brillantes » [103] . On n’a pas encore affaire aux Ents, loin de là, mais les ressemblances augmentent. Relevons toutefois la taille littéralement gigantesque de Treebeard [104] : près de 17 mètres (cinquante pieds) ! C’est également dans ce texte que Treebeard n’est plus isolé : « Il a un château dans les Montagnes Noires et de nombreux vassaux et suivants. Ils ressemblent à de jeunes arbres lorsqu’ils se lèvent » [105] . On ne s’étonnera plus de constater que les vassaux de Treebeard aient l’air de jeunes arbres… Toutefois, Frodo n’accorde pas directement sa confiance à Treebeard : il attend d’avoir gagné la demeure du Géant. Sans chercher à interpréter particulièrement ce point, remarquons que Frodo se fait l’écho des hésitations de Tolkien. Et c’est à Gollum – également entré dans la Forêt de Fangorn – que revient le rôle de double-jeu (attribué au Géant dans le texte où émerge Treebeard), en se montrant conciliant envers le Hobbit avant de tenter de l’étrangler et de lui voler l’Anneau. Dernier événement notable : maintenant qu’il est bienveillant, le Géant Treebeard intervient dans la suite de l’histoire : il emmène Frodo et Sam vers Ond [> Gondor] où ses Géants-arbres (« tree-giants ») attaquent les assiégeants et sauvent Trotter. En perdant le rôle de geôlier, Treebeard revêt l’armure du guerrier et porte la décision au siège d’Ond.
Par conséquent, lors de la quatrième version du Conseil d’Elrond, le retard de Gandalf sera définitivement dû à Saruman [106] . Si l’avènement de celui-ci est complexe, on peut cependant considérer qu’il récupère un certain nombre de caractéristiques, attribuées auparavant au Géant Treebeard. Au-delà du rôle évident de geôlier, Saruman est, par définition, versé dans la sorcellerie (en un sens, certes, plus fort que les géants de la rumeur) ; il habite la tour d’Orthanc, qui, dans cette version, se situe elle aussi au nord des Montagnes Noires [107] . Enfin, il pratique un double jeu auprès de Gandalf.
Les hésitations sur Treebeard disparaissent à partir du remplacement immédiat de la version où Merry et Pippin sont capturés (que nous avons évoquée précédemment) par une autre où ils le rencontrent dans Fangorn [108] . Ce sont donc eux qui ont une « aventure avec Treebeard » [109] . Tolkien écrit : « Treebeard devient un géant convenable » [110] . Sa conversion est définitive. S’il faudra attendre le chapitre qui lui sera consacré pour une description complète, Treebeard apparaît comme « un arbre immense marchant dans la plaine » [111] lors du siège de Minas Tirith. Sa participation à cette bataille [112] sera également annoncée dans le plan [113] des chapitres devant suivre la séparation de la Compagnie : il fut prévu que Merry et Pippin se perdent dans la forêt de Fangorn où le « Géant Fangorn ou Treebeard » les découvre, pour ensuite aller rompre le siège du Gondor.
4. L’Ent Treebeard
Le terme d’Ent est pour la première fois attribué à Treebeard dans l’esquisse prévoyant la suite du récit après le chapitre sur la Lórien : « (…) [The Elves] describe the Stone hills, and bid them beware of Fangorn Forest upon the Ogodrûth or Entwash. He is an Ent or great giant » [114] . Il ne faut pas s’alarmer sur l’avertissement des Elfes, Treebeard n’est pas redevenu mauvais. Cette mise en garde parcourt l’ouvre définitive. Cette première occurrence explicite de Treebeard comme Ent inaugure le remplacement des géants par les Ents.
Nous voudrions souligner un détail syntaxique assez révélateur. L’avènement de Treebeard comme Ent n’est pas si explicite que nous l’annoncions. En effet, le pronom personnel « he » n’a pas d’antécédent déterminé. Il renvoie implicitement à « Fangorn Forest », c’est-à-dire non pas au personnage mais à son environnement. Par conséquent, au moment même où Treebeard est qualifié d’Ent, il en acquiert la principale caractéristique, à savoir la faculté d’exister en symbiose avec son environnement. En d’autres termes, si Fangorn désigne à la fois l’Ent [115] et sa forêt, c’est parce qu’ils interagissent par nature.
Cela va de pair avec le point que rappelle Christopher Tolkien dans son commentaire : le terme « Ent » a déjà été employé dans les noms de lieux « Entish Lands » et « Entish Dales ». L’autonomie des Ents se confirmera dans la transformation de ces toponymes : ils deviendront les Ettendales et Ettenmoors [116] , une fois acquise la spécificité des Ents. Ces régions sont habitées par des Trolls qui, on s’en souvient, furent longtemps reliés aux géants. Dans le texte définitif, Fangorn considérera les Trolls comme des « contrefaçons réalisées par l’Ennemi (…) en dérision des Ents » [117] . L’émergence des Ents comme race définie inverse le rapport : des deux sortes de géants, ce sont les Ents qui acquièrent la priorité sur les Trolls.
C’est d’ailleurs sur cette délicate question de leur distinction que porte notamment la page des notes préparatoires au chapitre « Treebeard ». Selon Christopher Tolkien, elle est antérieure à la phase de rédaction qui précède immédiatement le chapitre [118] . Tolkien pose la « différence entre les trolls – pierre habitée d’un esprit de gobelin, les géants de pierre, et le ‘peuple des arbres’ » [119] . Si la distinction entre les Trolls et le peuple des arbres (mention à laquelle Tolkien ajoutera en marge et à l’encre le terme d’Ents) est avérée, la ponctuation rend plus difficile le statut des géants de pierre. S’agit-il d’une troisième race ou d’un synonyme pour les Trolls ? Nous suivrons Christopher Tolkien dans son choix de la seconde solution [120] . Ces géants de pierre (stone-giants) seraient les Trolls de pierre [121] (stone-trolls, qui est un syntagme récurrent). L’appellation antérieure des Trolls comme géants par le biais du nom de leurs lieux de résidence confirme ce rapprochement. L’emploi de la racine « Ent-» avant l’émergence des Ents eux-mêmes, puis son remplacement par la racine « Etten-» pour les pays des Trolls les désignent comme des géants. Le terme de géants n’a donc pas d’emploi rigoureux, il reste indéterminé. Il ne prend sens que lorsqu’il s’applique à des êtres à la nature définie.
On sait que Tolkien voulait se servir du mot anglo-saxon Ent. Dans la lettre à Katherine Farrer du 27 novembre 1954, il écrit : « J’ai toujours eu le sentiment que l’on devait faire quelque chose du mot anglo-saxon particulier ent employé pour un ‘géant’ ou une personne puissante d’il y a longtemps – à qui tous les travaux antiques seraient attribués » [122] . Bien avant de constituer ce terme en une race à part entière, Tolkien l’utilisa donc pour désigner les bouleversements géologiques gigantesques à l’origine des différents reliefs [123] . Ces anciens travaux ne sont rien de moins que le façonnement du monde ! Tolkien revient sur l’origine des Ents dans la lettre à W.H. Auden du 7 juin 1955 : « Mais, de façon rétrospective et analytique, je dirais que les Ents se composent de philologie, de littérature et de vie. Ils doivent leur nom à l’anglo-saxon eald enta geweorc [124] , ainsi que leur rapport à la pierre (…) » [125] . Ce « rapport à la pierre » aura gouverné l’emploi très relâché de ce terme. Il restera d’ailleurs le dénominateur commun entre les orages en montagne, les bouleversements géologiques, les Trolls et les Ents.
L’un des points capitaux de la page des notes préparatoires au chapitre « Treebeard » est l’emploi d’un terme emprunté à l’ouvre de Clive Staples Lewis, intitulée Out of the Silent Planet [126] : le peuple des arbres (« Tree-folk ») sont des hnau, c’est-à-dire des créatures rationnelles. Tolkien mobilise ce concept de créatures rationnelles pour réfléchir sur ces êtres. On est alors en droit de supposer que cette utilisation correspond à leur accession véritable à ce statut. En retour, il faut en déduire que les géants des textes antérieurs ne constituaient pas une race authentique et déterminée. Dès lors, comme en témoigne la première version du chapitre, les Ents se définiront par leur symbiose avec les arbres (c’est d’ailleurs en s’interrogeant à ce sujet que Tolkien s’est servi du concept de hnau).
Le texte préliminaire de ce chapitre se compose i/ du brouillon d’une partie du chapitre et ii/ d’un brouillon effacé et recouvert de la bonne version. Si les deux versions sont assez proches, il faut néanmoins corriger, selon Christopher Tolkien, l’affirmation de son père selon laquelle le texte s’est écrit tel qu’on le trouve aujourd’hui [127] .
Parmi les différences, on peut noter les variations de taille de Treebeard qui a grandi progressivement : 10 pieds de haut > 12 pieds > 14 pieds [128] . Rappelons toutefois qu’il mesurait près de cinquante pieds dans un texte antérieur : on est loin de l’ancient géant…
Pour récapituler sur cette évolution, si Treebeard est comparé dès le début à un arbre et conserve son nom, il passe de la malveillance à la bienveillance, il change de lieu, d’activité (jardinier / berger des arbres), d’intervention dans l’histoire (geôlier / siège du Gondor / assaut de l’Isengard), de personnages rencontrés (Frodo / Merry & Pippin), etc.
Mais surtout il acquiert une nature, longtemps en germe dans l’arrière-champ indéterminé des géants. Au même moment où il devient un Ent, il donne un véritable sens à cet ancien mot. Son histoire (externe) est parallèle à celle de son nom ; on retrouve la caractéristique du nom des Ents, qui est d’être « comme une histoire » [129] .
Le Géant des versions préparatoires, par conséquent, n’a que peu de rapport explicite avec les éventuels géants des Monts Brumeux. En revanche, la filiation entre i/ Nan et Gilim et ii/ Treebeard est significative. Si jamais des géants ont existé comme personnages à part entière, c’est sous la forme des futurs Ents. Le Géant annoncé pour le « Nouvel Hobbit » devait déjà se comparer à un arbre.
C. Vestiges de géants : un « rêve entique »
Les Ents du Seigneur des Anneaux manifestent quelques caractéristiques des phénomènes climatiques. Tout se passe comme si les Ents, en condamnant les géants des Monts Brumeux à n’être que des personnifications des éléments déchaînés, avaient bénéficié de quelques-uns de leurs attributs.
Ils sont « faits des os de la terre » [130] . Ils ont d’ailleurs gardé un pouvoir considérable sur leur matière d’origine, car ils broient la pierre très aisément. Mais là où les géants des Monts Brumeux symbolisaient les chutes de pierres, les Ents incarnent directement le pouvoir des arbres dont ils s’occupent : ils condensent en quelques instants la puissance irrésistible des racines qui pénètre le sol [131] .
On comprend dès lors que l’attaque d’Isengard prenne des tournants de catastrophe naturelle. La première impression des Cavaliers de Rohan en arrivant aux portes de l’Isengard n’est rien moins que celle de la Grande Submersion : « Si la Grande Mer se fût soulevée de colère et précipitée en tempête sur les collines, elle n’aurait pas infligé ruine plus grande » [132] . Arrivés près des Hobbits, ils ont l’occasion d’entendre la fin des activités des Ents : « (…) ils entendirent un grondement et un fracas lointains, comme si une avalanche tombait du flanc de la montagne » [133] . La relation de comparaison s’est inversée : ce sont désormais les actions des Ents (les remplaçants des géants) qui sont rapportées à des cataclysmes, sans pour autant en être les personnifications.
Le récit de la bataille de l’Isengard par les deux Hobbits accentue ce trait : « La Forêt avait donné une impression de tension, comme si un orage y couvait ; et puis soudain, cela a explosé » [134] . Il faut prendre garde à ne pas considérer les Ents comme une nouvelle allégorie de l’orage : ce sont les Hobbits qui imagent leur récit. Cette inversion est mise en relief par la restitution que fait Merry de ses impressions lorsqu’il s’aperçut que les Huorns les suivaient : « Je pensai que je faisais un rêve entique (…) » [135] . Ces paroles nous livrent la modalité du discours des Hobbits sur les Ents : pour lutter contre ce qu’ils croient être une illusion, ils la ramènent à des phénomènes naturels habituels. Ils s’imaginent, à la vue de la marche de la Forêt, être entrés dans une légende. On explique alors l’inconnu par le connu, l’extraordinaire par l’ordinaire. C’est le même principe que pour le procédé de personnification, à ceci près que, dans ce dernier cas, c’est la violence des éléments naturels qui semblent surnaturelle et qui requiert une explication par les légendes courantes. Par conséquent, dans les Monts Brumeux, la réalité naturelle surprend et terrifie, déclenchant un procédé de compensation par des légendes anthropomorphiques, tandis qu’en Isengard, le pouvoir inconnu des Ents (pourtant réel et naturel) appelle une rationalisation. En d’autres termes, le mirage des géants et le rêve entique ont des procédés inverses mais un principe commun.
Les Ents, dans leur colère, provoquent donc bel et bien des cataclysmes, naturels de surcroît. Mais ils ne provoquent pas directement de véritables orages. Les Ents n’en sont pas les figures allégoriques. Les bouleversements sont causés par les Ents, mais ils ne sont « orageux » que par comparaison. D’ailleurs, c’est sur ce même mode que Gandalf commente la venue des deux Hobbits chez les Ents : « Ils ont été amenés à Fangorn, et leur venue a été semblable à la chute de petites pierres qui entraîne une avalanche en montagne » [136] .
Les Ents se sont progressivement substitués aux géants prévus en devenant de véritables créatures de faërie. L’essai On Fairy-Stories, s’il ne fut publié qu’en 1947, provient d’une conférence « donnée à Saint Andrews le 8 mars 1939 (elle a été plusieurs fois placée par erreur en 1938 et en 1940) » [137] . Cette réflexion est donc notamment contemporaine de l’évolution de Treebeard. Nous avons déjà souligné en quel sens les géants de Bilbo le Hobbit pouraient n’être que des phénomènes de personnification. Or, Tolkien ne compte pas la personnification allégorique parmi les critères (fantaisie, recouvrement, évasion, consolation) qui définissent la faërie. Celle-ci est, avant tout, ouvre de subcréation, non un parallèle symbolique.
Dans son ouvrage The Road to Middle-earth, T.A. Shippey insiste déjà sur cette dérive allégorique des géants des Monts Brumeux. Il rappelle que « Tolkien avait lui-même admis, par deux fois, s’être embourbé (Observer, 20 février 1938) » [138] , sans toutefois énoncer explicitement ces deux occasions. Shippey pense que l’une d’elles correspond à la mention des géants, « trop allégorique pour la Terre du Milieu » [139] . Il faut noter que la date de l’aveu de Tolkien précède tout juste la rédaction des différentes versions du « Nouvel Hobbit », où les géants disparaîtront des montagnes. Certes, Tolkien annoncera encore, un an plus tard, qu’il y aura un Géant [140] , mais il faut croire qu’il a déjà renoncé à en faire une figure allégorique personnifiant l’orage. Ce premier repentir sera alors suivi, on l’a vu, de la transformation du Géant en Ent. Si T.A. Shippey ne se prononce pas sur l’existence des géants [141] , il nous semble possible d’attribuer l’allégorie à Bilbo lui-même, pour ensuite sceller la disparition des géants dans l’émergence des Ents.
Les Ents appartiennent entièrement à la faërie. Ils n’ont pas vocation à être des symboles. Ils relèvent d’une subcréation d’autant plus forte que Tolkien a insisté sur son apparition involontaire, quasi inconsciente. En cela, ils répondent au premier critère qu’est la fantaisie. Mais c’est surtout par leur espoir d’une consolation que les Ents s’enracinent en Faërie. Leur recherche des Ents-Femmes demeure infructueuse [142] . Ils doivent s’en tenir à l’espoir d’une eucatastrophe, c’est-à-dire d’une fin heureuse. Tolkien, dans la lettre à Fr. Douglas Carter, du 6 [?] juin 1972, commente le Chant des Ents et des Ents-Femmes en écrivant : « Mais je pense (…) qu’il est clair qu’il n’y aura pas de ré-union pour les Ents dans « l’histoire » – mais que les Ents et leurs femmes, étant des créatures rationnelles, trouveront un « paradis terrestre » avant la fin de ce monde, au-delà de laquelle ni la sagesse des Elfes ni celle des Ents ne peut voir. Pourtant ils partagent peut-être l’espoir d’Aragorn qu’ils ne sont pas « liés à jamais aux cercles du monde, et [qu’] au-delà il y a plus que le souvenir »(…) » [143] . Bien que le temps des Ents prenne fin lui aussi [144] , Tolkien établit une analogie avec l’espoir des hommes, incarné par Aragorn. La disparition annoncée des Ents n’est pas incompatible avec l’espoir, caractéristique du conte de fées.
Conclusion : de multiples disparitions
Au terme de cette étude, récapitulons en quoi consiste la disparition des géants, hypothèse que nous avions voulu confronter à des textes de statuts très disparates.
– Les Géants mentionnés dans le Livre des Contes Perdus ont été effacés lors des versions ultérieures du Légendaire. Ils se confondent dans le terme général de « monstres ». En retour, les « géants » s’indéterminent en une appellation vague, sans attribution précise. Cette disparition est une indétermination.
– Nan et Gilim, les deux seuls Géants nommés (dans le Livre des Contes Perdus et le Lay of Leithian), préfigurent les Ents à venir. Ils n’auraient toutefois plus leur place dans le Légendaire tardif, car ils restent des personnifications des saisons. A ce titre, ils doivent disparaître.
– Les Géants des Monts Brumeux dans Bilbo le Hobbit sont des personnifications allégoriques forgées par Bilbo. Leur unique apparition les présente comme une illusion. En tant que tels, ils ne peuvent disparaître : l’illusion demeure (et Tolkien ne corrigera pas cet accroc allégorique du Hobbit). Mais le texte du Seigneur des Anneaux se chargera de rétablir une conception plus juste. Même si l’on accordait foi aux témoignages de Gandalf et de Thorin en prenant leurs évocations des géants en un sens strictement littéral, ces derniers n’auront eu qu’une existence fulgurante et disparaîtront définitivement des textes ultérieurs.
– Le Géant annoncé dans la lettre n° 35 pour le « Nouvel Hobbit » ne verra jamais le jour. Le Géant Treebeard se métamorphose en Ent, au cours des nombreuses versions de préparation.
Par conséquent, les seules occurrences de géants existant comme d’authentiques personnages appartiennent à des textes non publiés. Ces géants indéterminés [145] ont constitué une partie de l’arrière-fond sur lequel émergèrent les Ents. Leur mutisme et leur absence de description les réduisent à un nom. Ils cèdent enfin la place aux Ents, également condamnés à disparaître car leur temps s’achève. Les géants ont manqué d’exister, au sens où ils n’évoluèrent qu’à l’état d’esquisses (au double sens du terme). En définitive, plutôt qu’avoir disparu, ils ne sont jamais véritablement apparus en tant que tels.
Au-delà de cette question des géants, c’est l’ensemble de la conception du monstre dans le Légendaire qui est mise en jeu. Si étymologiquement le monstre est la créature que l’on regarde (puisqu’elle est a-normale, c’est-à-dire en dehors de la norme), Tolkien multiplie les évocations imprécises : ils s’éloignent de notre vue. Les géants ont disparu à l’horizon du Légendaire. [146]
Sébastien Mallet,
alias Fangorn. © La Compagnie de la Comté – Les Editions de l’Œil du Sphinx, 2000.