Table des matières
TABLE DES MATIERES*
PARTIE 1. LA GUERRE : UN THEME AU CENTRE DETHE LORD OF THE RINGS
1) Affirmation progressive du thème de la guerre dans la structure du récit
a) Une inquiétude croissante
b) Les escarmouches
c) La guerre à grande échelle
2) ‘The utter stupid waste of war’
3) Modernité et ancienneté : une approche originale
a) ‘The Machine’
b) Un modèle médiéval
4) Une oeuvre manichéenne ?
a) Deux conceptions divergentes de la guerre
b) Les “zones d’ombre”
PARTIE 2. LA GUERRE DE L’ANNEAU
1) ‘Tentatio itaque ipsa milita est’
a) Galadriel
b) Gandalf
c) La résistance désespérée de Frodo
d) Une quête intérieure
2) La victoire au travers de la défaite
a) Importance des valeurs humaines
b) Danger de l’hermétisme
3) Une alternative au pessimisme ?
a) Les notes d’espoir
b) Un monde tourmenté
‘(…) Wars are always lost (…)’
The Letters of J.R.R. Tolkien,
lettre n° 101, p. 116.
Some of these thoughts he [Melkor] now wove into his music, and straightway discord arose about him, and many that sang nigh him grew despondent, and their thought was disturbed and their music faltered; but some began to attune their music to his rather than to the thought which they had at first. Then the discord of Melkor spread ever wider, and the melodies which had been heard before foundered in a sea of turbulent sound. But Ilúvatar sat and hearkened until it seemed that about his throne there was a raging storm, as of dark waters that made war upon another in an endless wrath that would not be assuaged.[1]
Les dissensions sont au cour même de The Lord of the Rings, qui retrace l’opposition et la guerre qui s’ensuit entre Sauron, qui succède à Melkor en tant qu’incarnation du mal à partir du Deuxième Âge, et les peuples libres, unis pour lutter contre un ennemi commun. Une union qui n’est cependant pas sans faille puisque la discorde se retrouve aussi à ce niveau, faisant ainsi la preuve de son caractère central.
Tolkien possédant en outre une expérience réelle de la guerre, sa manière d’aborder le sujet est sans nul doute riche d’enseignements pour le lecteur. Il peut en effet être intéressant de voir la place exacte que ce thème occupe dans le récit ainsi que la manière dont il est envisagé, avant de se tourner vers la raison d’être de cette guerre, l’Anneau, dont les implications sont nombreuses et les enjeux de grande envergure. La preuve nous en est fournie par Tolkien lui-même, qui met l’accent dans une de ses lettres sur la dualité qui caractérise son récit, qui traite non seulement de l’impact de la guerre dans l’histoire de la Terre du Milieu de manière générale, mais aussi de la façon dont elle affecte les individus au plus profond d’eux-mêmes.[2]
PARTIE 1 – La Guerre : Un thème au centre de The Lord of the Rings
1) Affirmation progressive du thème de la guerre dans la structure du récit
a) Une inquiétude croissante
Le thème de la guerre n’apparaît pas comme un élément structurel fort dès le début du récit, on pourrait même dire que cette remarque s’applique au premier tome dans son intégralité, qui traite peu du conflit qui va occuper une part prépondérante des deux derniers volumes. Les escarmouches mentionnées dans les chapitres A Knife in the Dark (Livre I, ch. XI) et The Bridge of Khazad-dûm (Livre II, ch. V) ne sont en effet pas comparables, en ce qui concerne l’ampleur des forces engagées, aux batailles qui se déroulent dans les Livres suivants. Cependant, bien qu’isolés et préliminaires, ces deux affrontements ne sont pas sans conséquences sérieuses pour la suite des évènements puisque le premier aboutit à la blessure infligée à Frodo (à l’épaule) par un Nazgûl, plaie qui le taraudera de plus en plus souvent par la suite, alors que le second marque la disparition momentanée (mais néanmoins relativement longue et durement ressentie) du mentor des forces de l’ouest[3] : Gandalf.
La guerre n’est donc pas totalement absente de The Fellowship of the Ring, mais y est présente en filigrane comme en témoigne les premiers chapitres consacrés à la Comté (Livre I, ch. I, II, III, IV et V). Si le conflit n’a pas encore ouvertement éclaté au moment où le narrateur se penche sur le pays des Hobbits, des tensions sous-jacentes, traditionnels signes avant-coureurs de troubles, se font déjà ressentir, et ceci assez fortement puisque la Comté dans son isolement et son ignorance du monde extérieur commence aussi à en subir les premiers effets. Par tensions sous-jacentes, il faut comprendre un malaise à l’égard d’une menace que l’on ressent mais que l’on ne peut clairement définir. C’est ce sentiment même qui envahit Frodo et ses compagnons de voyage, Sam et Pippin, au moment où ils rencontrent l’un des neuf Cavaliers Noirs pour la première fois :
‘Well, I call that very queer, and indeed disturbing,’ said Frodo to himself, as he walked towards his companions. Pippin and Sam had remained flat in the grass, and had seen nothing; so Frodo described the rider and his strange behaviour.
‘I can’t say why, but I felt certain he was looking or smelling for me; and also I felt certain that I did not want him to discover me. I’ve never seen or felt anything like it in the Shire before.’[4]
Il est intéressant de voir que dans ses premières impressions Frodo met l’accent sur le fait qu’il est certain que le Cavalier était une menace pour lui (répétition de “I felt certain”), mais qu’en même temps il ne peut cerner avec précision la nature de cette menace (“I can’t say why”). Cette crainte que Frodo n’arrive pas à définir fait écho à la même appréhension ressentie par le père de Sam face au Cavalier Noir la veille au soir (“(.)Hissed at me, he did. It gave me quite a shudder. What sort of fellow was he? says I to the Gaffer. I don’t know, says he; but he wasn’t a hobbit. (.)”[5]). Les Hobbits qui sont sur le point de s’engager dans la guerre de l’Anneau (ce dont ils ne sont pas encore conscients) ne sont donc pas les seuls à ressentir cette crainte qui s’étend au-delà de Hobbitebourg, comme le prouve le récit du Père Maggotte, originaire du Buckland, la partie la plus à l’est de la Comté :
‘It’s lucky for you that I know you. I was just going out to set my dogs on any strangers. There are some funny things going on today. Of course, we do get queer folk wandering in these parts at times. Too near the River,’ he said, shaking his head. ‘But this fellow was the most outlandish I have ever set eyes on. (.)’[6]
Le récit du Père Maggotte s’avère être d’un intérêt tout particulier en ce qui concerne l’inquiétude croissante qui s’empare de la Comté. Ce que les Hobbits redoutent, au-delà de la rencontre d’un sinistre Cavalier Noir, c’est l’intrusion du monde extérieur dans leur univers clos et paisible. Le vocabulaire employé par le vieux fermier fait ressortir cette crainte à l’égard d’une possible menace du monde extérieur en mettant en relief l’étrangeté de l’émissaire de Sauron avec des mots ou expressions tels que “strangers”, “queer folk wandering” et “the most outlandish”. Il est important de noter que ces paroles sont proférées par un Hobbit qui vit à la frontière avec l’extérieur, une personne qui est donc relativement habituée à côtoyer des étrangers et, l’on peut supposer, peu susceptible de s’alarmer à l’arrivée de n’importe lequel d’entre eux. Les craintes de Maggotte ne font que corroborer les déclarations de l’Elfe Gildor Inglorion que Frodo et ses amis ont rencontrés la veille sur leur chemin :
‘I do not know for what reason the Enemy is pursuing you,’ answered Gildor; ‘but I perceive that he is – strange indeed though that seems to me. And I warn you that peril is now both before you and behind you, and upon either side.’[7]
‘(.) The wide world is all about you: you can fence yourselves in, but you cannot for ever fence it out.’[8]
Si la Comté est encore un îlot relativement préservé des soubresauts qui agitent la Terre du Milieu (“of gathering darkness, the wars of Men, and the flight of the Elves”[9]), ses habitants ressentent déjà les tensions du monde extérieur qui commencent à l’envahir, et la menace de la guerre qui se trame pèse également sur le pays des Hobbits.
Les ravages que pourraient accomplir les forces de l’Ombre dans la riante et inoffensive Comté sont suggérés par l’inquiétante description du Nazgûl, dont l’insistance sur la stature imposante se pose en menace face à la petitesse et à l’équilibre fragile de la Comté (sa sécurité étant assurée par les Rôdeurs) :
Round the corner came a black horse, no hobbit-pony but a full-sized horse; and on it sat a large man, who seemed to crouch in the saddle, wrapped in a great black cloak and hood, so that only his boots in the high stirrups showed below; his face was shadowed and invisible.[10]
Si Frodo avait été un “trespasser” inoffensif sur les terres du Père Maggotte durant sa jeunesse[11], le verbe “trespass” prend tout son sens ici pour qualifier cet intrus qui vient chercher bien plus que de simples champignons (une partie de la définition de l’Oxford English Dictionary est la suivante: ‘3 (foll. by against) literary or archaic offend’).
b) Les escarmouches
Cet éveil face à une situation qui se détériore constitue la première annonce de la guerre qui se prépare en secret, et si The Fellowship of the Ring ne comporte aucune bataille à part entière, on y trouve néanmoins deux escarmouches (citées plus haut) qui peuvent être interprétées comme des éléments précurseurs des scènes qui vont se dérouler au Gouffre de Helm (Livre III, ch. VII), aux Champs du Pelennor (Livre V, ch. VI), ainsi qu’au Morannon (Livre V, ch. X). Les escarmouches représentent donc le terme suivant dans la gradation et l’escalade vers la guerre qui s’opèrent au fil du récit. Il suffit pour s’en rendre compte de regarder en détail le chapitre V du livre I : The Bridge of Khazad-dûm. La scène qui se déroule dans les entrailles de la Moria est déjà une annonce des grandes batailles précédemment énumérées de part l’importance qu’elle accorde au combat. L’affrontement entre la Compagnie des Neuf et les Orques semble en effet être le reflet d’une opposition similaire ayant pris part vingt quatre ans auparavant (en 2944) entre la colonie des Nains dirigés par Balin et des Orques. La mise en abyme s’effectue non seulement par la répétition d’un même évènement (une attaque surprise des Orques provenant des niveaux inférieurs des montagnes), mais aussi par la reprise d’expressions identiques à celles que l’on peut lire dans le livre de Mazarboul par Legolas et Gimli :
‘(.) We cannot get out. We cannot get out. They have taken the Bridge and second hall. The last thing written is in a trailing scrawl of Elf-letters: they are coming. There is nothing more.’[12]
‘They are coming !’ cried Legolas.
‘We cannot get out,’ said Gimli.[13]
L’impression de déjà-vu qui découle de cette répétition (la Compagnie se situe d’ailleurs à proximité d’un endroit dont le nom est évocateur a cet égard : Mirrormere) met en avant la lutte qui se déroule en l’inscrivant dans un cadre historique plus large, un ancrage qui permet au lecteur de se rendre compte du caractère central du combat armé dans cette région de la Terre du Milieu.
La menace semble donc s’être intensifiée par rapport au début du récit, d’autant plus que l’atmosphère qui règne dans les cavernes de la Moria en renforce l’effet. Ce décor de pierre plongé dans l’obscurité et une chaleur de plus en plus oppressante à mesure que les Neuf compagnons s’enfoncent dans les profondeurs annonce le suffocant paysage lunaire de Mordor et la Montagne du Destin.
Cependant, il ne s’agit encore que d’une étape transitoire vers la guerre comme le démontre non seulement le nombre limité des forces en jeu (tout du moins en ce qui concerne la Compagnie des Neuf, puisque l’on ne sait pas combien d’Orques se lancent à leur poursuite), de même que la tentative de fuir le combat de la part de Gandalf et ses amis, qui sont minoritaires. Il en résulte que peu de coups sont échangés entre les deux parties (seulement lorsque les Neuf sont acculés et ne peuvent pas faire autrement) et que la seule véritable opposition prend place entre Gandalf et le Balrog.
c) La guerre à grande échelle
La scène de la Moria ainsi que celle du Mont Venteux où Frodo est blessé à l’épaule (Livre I, ch. XI) ne sont encore que des combats isolés entre groupes de tailles réduites ; la guerre ne prend toute son ampleur qu’à partir du livre III avec la bataille du Gouffre de Helm, moment à partir duquel elle ne va plus quitter le devant de la scène jusqu’au dénouement final. On en arrive à la guerre proprement dite qu’à ce moment de l’histoire : un tournant qui apparaît dans le vocabulaire même, qui prend un tour nettement plus militaire (dans le chapitre VII du livre III : Helm’s Deep, on trouve notamment : “host”, “vanguard”, “rearguard”, “rampart” et “sortie”). L’escalade vers la guerre a donc bien suivi son cours pour déboucher finalement sur des batailles rangées mettant en scène des forces dont le nombre permet de les qualifier de véritables armées. Tolkien met l’accent sur la taille impressionnante des troupes de Saruman qui, sur le champ de bataille du Gouffre de Helm, sont semblables à un champ de blé:
(.) and the men of the Mark amazed looked out, as it seemed to them, upon a great field of dark corn, tossed by a tempest of war, and every ear glinted with barbed light.[14]
L’ampleur des forces que chaque côté déploie est recensée par Karen Wynn Fonstad[15] qui fait état d’au moins 10 000 combattants dans les rangs de Saruman (ce qui comprend non seulement des Orques et des loups mais aussi des hommes – les Dunlendings) et de quelque 3 800 hommes en ce qui concerne les troupes de Rohan (sans compter les Ents).
Si l’armée de Saruman est si volumineuse, c’est en partie grâce à l’exploitation que ce dernier a su faire de la vieille rancour des Dunlendings envers les hommes de Rohan :
Not in half a thousand years have they forgotten their grievance that the lords of Gondor gave the Mark to Eorl the Young and made alliance with him. That old hatred Saruman has inflamed.[16]
Les alliances entre groupes aux motivations parfois divergentes mais dont l’ennemi s’avère être commun font partie intégrante de la guerre, et plus particulièrement de son aspect tactique, une facette que Saruman et ses talents de persuasion ne pouvait que mettre à profit dans son double conflit contre Sauron et ses opposants. On remarque d’ailleurs que c’est le jeu des alliances qui permet aux hommes de Rohan de se sortir d’une situation qui semblait désespérée grâce à l’aide inattendue des Ents[17], qui restent traditionnellement neutres, ne sortant qu’en de rares occasions de leur forêt.
Il est aussi important de remarquer, pour insister sur l’entrée de plein pied dans la guerre que représente la bataille du Gouffre de Helm, que la population civile est à son tour touchée de plein fouet par les exactions des Orques d’Orthanc :
‘They bring fire,’ said Théoden, ‘and they are burning as they come, rick, cot, and tree. This was a rich vale and had many homesteads. Alas for my folk ![18]
Les lamentations du roi de Rohan annoncent l’affliction qui va s’abattre sur la cité de Gondor à la veille de la bataille des Champs du Pelennor, affligeant tout autant les défenseurs de la ville que sa population civile (on peut trouver un aperçu des difficultés rencontrées par les habitants de Minas Tirith ainsi que de leurs craintes dans le premier chapitre du Livre V dans lequel Pippin se lie d’amitié avec le fils d’un des gardes). Ce dernier affrontement marque encore une étape dans le développement de la guerre car les armées de Gondor et de Mordor sont pratiquement quatre fois supérieures en nombre à celles qui ont pris part à la bataille du Gouffre de Helm (environ 11 250 pour la première et au moins 45 000 en ce qui concerne les forces des ténèbres[19]). De plus, elle sera encore suivie de l’assaut du Morannon pendant que la guerre fera aussi rage dans le nord pour défendre, entre autres, la Lórien.
Il apparaît donc que sur le plan diachronique la guerre qui est présente uniquement en germe au départ arrive à occuper, par paliers successifs, une place de plus en plus prépondérante, pour finalement devenir l’élément structurel central du récit. Après le Conseil d’Elrond, et à plus forte raison à partir du troisième Livre, les évènements ainsi que les actions des différents personnages s’organisent en fonction de cette guerre imminente.
Les titres qui ont été donnés aux trois volumes de la trilogie[20] sont d’ailleurs le reflet de cette importance structurelle accrue que prend la guerre au cours de l’évolution du récit. The Fellowship of the Ring laisse à peine entrevoir l’idée de conflit, pas de façon évidente en tout cas, même si le terme fellowship peut déjà évoquer l’idée d’un rassemblement de personnes défendant des intérêts communs. Les connotations guerrières se précisent avec le titre du second volume qui mentionne deux tours, bâtiment militaire par excellence. S’agit-il de Barad-dûr et d’Orthanc, de Minas Morgul et Minas Tirith ou bien d’une autre possibilité encore ? Quelque soit les deux tours en question, le titre évoque dans tous les cas une opposition et même une forte tension entre deux tours aux intérêts contradictoires qui se dévisagent, se défient et espèrent prendre le pas sur leur rivale. Quant au dernier volume, il faut se tourner vers le titre que Tolkien comptait lui donner en première intention et qu’il préférait (car il ne dévoilait pas le dénouement) pour se rendre compte de l’importance accordée au conflit armé dans les deux derniers Livres : The War of the Ring.[21]
2) ‘The utter stupid waste of war’[22]
Il est aussi possible de se rendre compte du rôle central qu’occupe la guerre dans The Lord of the Rings en s’attachant à la pluralité des facettes que ce thème recoupe tout au long de l’histoire. Il en résulte que ce tableau bigarré que Tolkien brosse atteint un certain degré de vraisemblance qui place la guerre au centre de l’oeuvre. Les conséquences psychologiques ont déjà été esquissées en abordant l’appréhension ressentie par les Hobbits à l’approche d’un conflit imminent. On peut aussi mentionner la dégénérescence morale que subissent certains personnages, tels que Saruman et Denethor, deux cas qui seront traités en détail par la suite. De même, un point sur lequel Tolkien insiste au travers de son ouvrage est la destruction que la guerre entraîne inéluctablement, une destruction qui affecte tous et tout comme le résume cet extrait de dialogue entre Théoden et Gandalf :
‘Yet also I should be sad,’ said Théoden. ‘For however the fortune of war shall go, may it not so end that much that was fair and wonderful shall pass for ever out of Middle-earth ?’
‘It may,’ said Gandalf. ‘The evil of Sauron cannot wholly be cured, nor made as if it had not been. But to such days we are doomed. Let us now go on with the journey we have begun!’[23]
Cette destruction trouve peut être son expression la plus marquée dans le chapitre The Scouring of the Shire (Livre VI, ch. VIII), qui est d’un intérêt tout particulier puisqu’il met aussi en avant les effets secondaires de la guerre dont les ravages ne disparaissent pas une fois l’Ennemi vaincu.
L’une des caractéristiques majeures de toute guerre est l’ampleur des pertes humaines qu’elle occasionne, un aspect que Tolkien ne saurait passer sous silence, même lorsque la victoire sourit au Gondor et à ses alliés (“No few had fallen, renowned or nameless, captain or soldier; for it had been a great battle and the full count of it no tale has told”[24]). Non seulement l’attention du lecteur est attirée sur le grand nombre de ceux qui sont tombés au combat, mais dans cette approche globale Tolkien n’oublie pas de mettre en exergue la valeur individuelle de certains des combattants en la consignant dans un chant funèbre :
There Théoden fell, Thengling mighty,
To his golden halls and green pastures
In the Northern fields never returning,
High lord of the host. (.)
Neither Hirluin the Fair to the hills by the sea,
nor Forlong the old to the flowering vales
ever, to Arnach, to his own country
returned in triumph (.)[25]
Il semble en effet que la postérité et le devoir de mémoire jouent un rôle non négligeable dans The Lord of the Rings où les éléments rappelant le passé sont présents en nombre. Le plus frappant est sans doute le Marais des Morts qui ne partage pas la même glorification des hommes tombés au combat que le thrène précédemment cité. C’est un type de postérité tout autre dont il s’agit puisque ici le prestige militaire disparaît pour laisser place à un vaste charnier où se mélangent les combattants des deux bords dans leur pourrissement commun, suggérant ainsi un énorme gâchis qui hante encore le temps présent :
‘(.) I saw them: grim faces and evil, and noble faces and sad. Many faces proud and fair, and weeds in their silver hair. But all foul, all rotting, all dead. A fell light is in them.’ Frodo hid his eyes in his hands. ‘I know not who they are; but I thought I saw there Men and Elves, and Orcs beside them.’[26]
L’exhaustivité avec laquelle Tolkien traite des ravages de la guerre est résumée par cette déclaration qu’il fait à son fils Christopher (alors pilote de l’Armée de l’air britannique en Afrique du Sud) dans une lettre du 30 avril 1944 : “The utter stupid waste of war, not only material but moral and spiritual is so staggering to those who have to endure it.”[27] Le réalisme de son approche peut être mis en opposition avec la manière dont le combat (à un contre un ou engageant deux armées) est abordée dans Beowulf – l’une des sources principales de Tolkien et dans laquelle les conflits ont une place centrale.
Le poème vieil-anglais ne fait aucun cas de l’impact psychologique que les affrontements peuvent avoir sur les hommes puisque Beowulf, guerrier par excellence, ne paraît pas connaître la peur (pas plus qu’il n’hésite), même lorsque la mère de Grendel semble prendre l’ascendant ou qu’il succombe aux blessures que le dragon lui inflige. De même, le narrateur ne s’attarde pas sur la mort horrible que connaît l’un des compagnons de Beowulf[28]. La différence de traitement peut en partie s’expliquer par l’époque de composition de chacune des deux oeuvres. Au Moyen Âge, la guerre fait partie intégrante de la vie, se résumant bien souvent à des querelles entre grandes familles princières, comme le démontre les nombreuses références à des batailles réelles qui sont faites dans le poème[29]. La guerre est non seulement sur un plan personnel un moyen d’ascension social ou de revanche, mais aussi plus généralement, un instrument politique, une façon de faire croître un royaume aux dépends de ses adversaires. Le monde dans lequel vit et écrit Tolkien ne partage plus la même vision de la guerre, celle-ci ayant en effet pris une toute nouvelle dimension à la suite du premier conflit mondial dont l’ampleur sans précédent a occasionné un traumatisme ainsi qu’une interrogation sur l’aptitude des hommes à commettre le mal que le Moyen Âge n’a pas connu. Et c’est cette ampleur que l’oeuvre de Tolkien reflète dans son appréhension globale qui ne passe aucun aspect de la guerre sous silence.
3) Modernité et ancienneté : une approche originale
a) ‘The Machine‘[30]
Tolkien ne renonce pas pour autant aux valeurs de la littérature médiévale dans lesquelles il était si versé, mais les combine de façon originale avec les évènements et les innovations techniques propres aux vingtième siècle qu’il a parfois connu de première main au cours de la Grande Guerre. Cette juxtaposition n’est d’ailleurs pas le fruit du hasard car les deux ensembles obéissent à une répartition bien définie qui attribue systématiquement les avancées techniques liées à la guerre soit au Mordor soit à Orthanc. Au cours de la bataille du Gouffre de Helm, les troupes de Saruman sont les seules à se servir de ce qu’Aragorn appelle a “blasting fire”, qui est probablement produit par un explosif. La force de la détonation et le souffle sont suggérés par l’allitération produite par les fricatives [f], [s] et [?] dans la phrase suivante : “Then there was a crash and a flash of flame and smoke.”[31]
Aragorn dénonce cette invention qu’il qualifie de “Devilry of Saruman“[32] et dont les Orques se servent lâchement pour attaquer les défenses du roi Théoden par surprise (“They have crept in the culvert again, while we talked, and they have lit the fire of Orthanc beneath our feet (.)”[33]). Il n’est nullement surprenant que cette innovation meurtrière soit attribuée à Saruman que Sylvebarbe décrit de la façon suivante : “He has a mind of metal and wheels; and he does not care for growing things, except as far as they serve him for the moment.”[34] Il suffit de regarder ce qu’il a fait d’Isengard pour s’assurer de la véracité des dires de l’Ent :
Once it had been fair and green, and through it the Isen flowed, already deep and strong before it found the plains; for it was fed by many springs and lesser streams among the rain-washed hills, and all about it there had lain a pleasant, fertile land.
It was not so now. Beneath the walls of Isengard there still were acres tilled by the slaves of Saruman; but most of the valley had become a wilderness of weeds and thorns (.) But no green thing grew there in the latter days of Saruman. The roads were paved with stone-flags, dark and hard; and beside their borders instead of trees there marched long lines of pillars, some of marble, some of copper and of iron, joined by heavy chains (.) Shafts were driven deep into the ground (.) so that in the moonlight the Ring of Isengard looked like a graveyard of unquiet dead.[35]
Cette description qui rend compte de la dénaturation et de la perversion d’Isengard par Saruman témoigne de son manque total de considération envers la vie organique. La nature a été détrônée et réduite à son strict minimum afin de faire place à un décor quasi lunaire de pierre et d’acier, dont le dénuement et la froideur lugubre ne sont pas sans rappeler un cimetière, comme Tolkien le fait remarquer à la fin de l’extrait choisi.
Ce choix délibéré de l’inorganique de la part du Chef du Conseil Blanc est révélateur de son abandon des valeurs humaines auxquelles Gandalf attache tant de prix. Il renonce à lutter aux côtés des peuples libres contre la tyrannie et la puissance destructrice de Sauron pour tenter de rivaliser avec ce dernier sur son propre terrain. Saruman en arrive en effet à ressembler de plus en plus au Seigneur des Anneaux lui-même dans sa tentative d’imposer sa volonté par la force et son désir d’accaparer l’Unique. Le mimétisme se fait ressentir à tous les niveaux puisque le domaine de Saruman devient une pâle copie de Mordor (“(.) he made . only a little copy, a child’s model or a slave’s flattery, of that vast fortress, armoury, prison, furnace of great power, Barad-dûr, the Dark Tower (.)”[36]), une enceinte à l’intérieur de laquelle lui aussi se livre à des expérimentations sur des hommes afin de monter sa propre armée. Là encore, on peut parler d’innovations techniques produites à des fins guerrières dont toute l’horreur transparaît dans la perversion de la nature même des êtres auxquelles se livrent les deux tyrans, dégradant des Hommes et des Elfes pour en faire de vils Orques. Les paroles de Frodo à ce sujet sont utiles à la compréhension des expérimentations auxquelles les forces du mal s’adonnent :
The Shadow that bred them [Orcs] can only mock, it cannot make: no real new things of its own. I don’t think it gave life to the orcs, it only ruined them and twisted them (.)[37]
Cette remarque ne s’applique pas uniquement aux Orques, mais à toutes les “contrefaçons” qui sont engendrées dans le Mordor ou bien à Isengard ; il s’agit d’images inversées et perverties des espèces originelles telles qu’elles ont été crées comme l’explique Sylvebarbe à Merry et Pippin :
Maybe you have heard of Trolls? They are mighty strong. But Trolls are only counterfeits, made by the Enemy in the Great Darkness, in mockery of Ents, as Orcs were of Elves.[38]
Sauron et Saruman manipulent et pétrissent les êtres vivants afin de promouvoir leurs propres desseins, les considérant comme de simples pions à avancer dans la réalisation de leur plans. Ils ne sont que des automates dépourvus de la richesse et de la complexité de leur source première (Homme ou Elfe), des parodies malveillantes fabriquées dans un seul but : la destruction[39]. Les créatures de diverses natures qui sont sous leur coupe (les Hommes avec qui ils ont réussis à s’allier au même titre que les autres) bénéficient du même traitement que les techniques et les armes qu’ils élaborent (Saruman a mis au point une race d’Orques qui ne craint pas la lumière du jour : “But these creatures of Isengard, these half-orcs and goblin-men that the foul craft of Saruman has bred, they will not quail at the sun“[40]), n’ayant aucune véritable valeur humaine à leur yeux. Il n’est donc nullement surprenant qu’ils soient produits en grande quantité comme de simples marchandises que l’on peut remplacer à volonté et que les endroits où ils sont façonnés, Isengard et le Mordor, soient comparables à des usines. Voici ce que Gandalf dit du domaine de son vis-à-vis :
I looked on it [the valley] and saw that, whereas it had once been green and fair, it was now filled with pits and forges. Wolves and Orcs were housed in Isengard, for Saruman was mustering a great force on his own account, in rivalry of Sauron and not in his service yet. Over all his works a dark smoke hung and wrapped itself about the sides of Orthanc.[41]
Il semble en outre que la Première Guerre Mondiale à laquelle Tolkien prit part (il servit dans les Lancashire Fusiliers) ait trouvé une place de choix dans son oeuvre et pas uniquement dans l’épisode de la traversée du Marais des Morts qu’effectuent Frodo, Sam et Gollum (et dont les nombreux cadavres qui jonchent les mares peuvent rappeler la bataille de la Somme), mais également, de façon plus indirecte mais tout aussi révélatrice, au travers des Nazgûl et leurs montures ailées. Barton Friedman a fait le rapprochement entre les bruits qu’ils font lorsqu’ils descendent du ciel et certains passages de romans décrivant les tirs d’obus de la Grande Guerre.[42] Il établit une comparaison entre cet extrait de The Lord of the Rings : “Out of the black sky there came dropping like a bolt a winged shape, rending the clouds with a ghastly shriek” et ce qu’écrit David Jones dans In Parenthesis : “Out of the vortex, rifling the air it came – bright, brass-shod, Pandoran; with all-filling screaming the howling crescendo’s up-piling snapt”[43]. L’analogie semble être d’autant plus justifiée que les Spectres de l’Anneau produisent un effet similaire aux obus sur les personnes autour desquelles ils s’abattent : ils les frappent de commotion. La description que donne Tolkien des défenseurs de Minas Tirith, qui subissent les attaques et les cris répétés des Nazgûl, pourrait aussi bien s’appliquer aux soldats commotionnés au cours des bombardements de la Première Guerre Mondiale :
(.) their deadly voices rent the air. More unbearable they became, not less, at each new cry. At length even the stout-hearted would fling themselves to the ground as the hidden menace passed over them, or they would stand, letting their weapons fall from nerveless hands while into their minds a blackness came, and they thought no more of war; but only of hiding and of crawling, and of death.[44]
Que ce rapprochement ait été introduit consciemment ou non par Tolkien, il n’en reste pas moins que toutes les avancées techniques liées à la guerre, ou ce qui est susceptible de les rappeler, sont dans tous les cas le fruit des forces du mal, constamment à la recherche de nouveaux procédés pour arriver à leurs fins destructrices.
b) Un modèle médiéval
Inversement, les valeurs du monde médiéval sont toujours à mettre à l’actif de ceux qui défendent la justice. Certaines nations paraissent même tirer leurs caractéristiques constitutives d’un modèle médiéval, tels que les Rohirrim qui en sont sans conteste l’exemple le plus marquant. L’organisation politique du Rohan peut en effet rappeler le système féodal : une partie de leur territoire leur a été concédé par leurs voisins du Gondor (“the lords of Gondor gave the Mark to Eorl the Young and made alliance with him”[45]), rappelant ainsi les fiefs que les suzerains accordaient à leurs vassaux pour leur fidélité et leur aide au combat (bien que le Rohan ne soit pas un état tributaire du Gondor). Le peuple du roi Théoden est principalement un peuple de guerriers constitué d’un grand nombre de Cavaliers qui parcourent le Rohan pour en assurer la protection. Cependant, l’élément le plus représentatif de ce modèle d’inspiration médiévale est probablement sa forme de gouvernement : la monarchie. Une monarchie qui, de par son roi, rappelle celles d’autrefois puisque Théoden possède les pleins pouvoirs et bénéficie d’une autorité et d’un respect incontestés. Si celui-ci s’est laissé abusé pendant longtemps par les paroles fourbes du traître Grima, l’espion de Saruman, endormissant ainsi la vigilance et le discernement du roi, ceci ne l’empêche pas de regarder la réalité en face une fois que Gandalf lui ouvre les yeux (“‘Indeed my eyes were almost blind’“[46]). Il réagit de la plus noble des façons en reconnaissant ses erreurs (“‘I owe much to Éomer,’ said Théoden. ‘Faithful heart may have forward tongue.’ (.) ‘Most of all I owe to you, my guest’“[47]) et en décidant de lever une armée pour lutter contre l’Ombre qui s’étend. En se redressant le vieux roi redonne du cour à ses sujets qui vont faire face à Saruman avant d’aller grossir les rangs de l’armée de l’ouest aux Champs du Pelennor. Et, Théoden lui même, en tombant dignement lors de cette bataille, fait d’une certaine façon acte de pénitence pour son aveuglement passé et se hisse finalement au rang des héros de guerre.
La noblesse morale du vieux monarque s’oppose au comportement inflexible de Saruman. Ce dernier refuse à plusieurs reprises la main que Gandalf lui tend, contrairement à Théoden qui se rend compte de l’opportunité qui lui est offerte, et la saisit immédiatement. Et de ce choix dépendent leurs fins respectives : si Théoden meurt dignement ; pour avoir refusé dans son orgueil de se ranger aux côtés de Gandalf, Saruman connaît la déchéance à laquelle Grima met un terme (ou un point d’honneur ?) en assassinant son maître et tortionnaire[48], qui a ainsi refusé toute possibilité de salut jusqu’au bout.
Aragorn est indiscutablement le personnage dans The Lord of the Rings qui incarne au mieux les valeurs médiévales auxquelles Tolkien attachait tant d’importance, des valeurs qu’il côtoyait de près dans des écrits tels que Sir Gawain and the Green Knight et Beowulf. R.E. Kaske fait remarquer dans “The Governing Theme of Beowulf”[49] que deux des caractéristiques fondamentales du Gète sont sapientia et fortitudo, deux qualités qui forment un idéal héroïque répandu dans la littérature médiévale, et que l’on peut retrouver dans l’unique descendant de l’ancienne lignée d’Isildur, qui semble tout droit surgit d’un passé lointain et glorieux (“he looked as if some king out of the mists of the sea had stepped upon the shores of lesser men”[50]). Les définitions que Kaske donne de sapientia et fortitudo sont respectivement les suivantes : “practical cleverness, skill in words and works, knowledge of the past, ability to predict accurately, and ability to choose rightly in matters of conduct” et “physical might and courage”. A travers le récit, Aragorn ne se départit jamais de ces deux valeurs dont son comportement en est une démonstration constante.
Sa sapientia transparaît principalement dans ses deux actions de renonciation. Au Conseil d’Elrond, il a en effet la sagesse de refuser de prendre la charge de l’Anneau Unique et de sa destruction car il est conscient du risque qu’il ferait encourir à tous en s’emparant de cet artefact. Aragorn sait pertinemment que malgré la noblesse de sa lignée il est néanmoins susceptible de succomber à la tentation de l’Anneau, et cette descendance, qui lui confère sa grandeur et sa puissance, serait à même de faire de lui une menace aussi inquiétante que Sauron. C’est ce qu’Elrond tente d’expliquer à Boromir qui ne comprend pas pourquoi ils devraient se priver d’une telle arme :
Its strength, Boromir, is too great for anyone to wield at will, save only those who have already a great power of their own. But for them it holds an even deadlier peril. The very desire of it corrupts the heart. Consider Saruman. If any of the Wise should with this Ring overthrow the Lord of Mordor, using his own arts, he would then set himself on Sauron’s throne, and yet another Dark Lord would appear.[51]
La sapientia d’Aragorn est ici mise en valeur par son contraste avec Boromir, qui doit être raisonné, alors que l’héritier d’Isildur connaît le danger potentiel que représente l’Anneau et sait refuser de lui-même de courir le risque de le prendre avec lui.
Le second acte de renonciation qui démontre la sapientia d’Aragorn est sa capacité à ne pas révéler prématurément son véritable rang. Il a la patience et la sagesse de taire sa légitimité au trône de Gondor et de rester humblement le chef des Rôdeurs le temps que cela est nécessaire, bien que cela lui vaille parfois de susciter les doutes des plus méfiants comme Boromir lors du Conseil d’Elrond :
‘(.) the Sword of Elendil would be a help beyond our hope – if such a thing could indeed return out of the shadows of the past.’ He looked again at Aragorn, and doubt was in his eyes.[52]
Quant à son courage et ses qualités de guerrier (fortitudo) il en fait la preuve de façon éclatante par au moins deux fois. Lors de la bataille du Gouffre de Helm, Aragorn se rend immédiatement compte du danger que représente l’arrivée des deux béliers et, accompagné d’Éomer ainsi que de quelques hommes, il se précipite à l’extérieur de l’enceinte pour affronter les porteurs des armes de siège qu’ils mettent rapidement en fuite :
(.) and then in a sudden flash of light they beheld the peril at the gates.
‘Come !’ said Aragorn. ‘This is the hour when we draw swords together!’
(.) Together Éomer and Aragorn sprang through the door, their men close behind.
(.) Charging from the side, they hurled themselves upon the wild men. Andúril rose and fell, gleaming with white fire.
(.) Dismayed the rammers let fall the trees and turned to fight; but the wall of their shields was broken as by a lightning-stroke, and they were swept away, hewn down, or cast over the Rock into the stony stream below.[53]
L’épisode du Chemin des Morts témoigne aussi du grand courage d’Aragorn qui n’hésite pas à traverser cet endroit qui suscite l’effroi même des plus courageux :
But it seemed to him that he dragged his feet like lead over the threshold; and at once a blindness came upon him, even upon Gimli Glóin’s son who had walked unafraid in many deep places of the world.[54]
De plus, il ne se contente pas de passer par ces terres lugubres pour atteindre le Gondor plus rapidement mais se doit aussi de rallier l’armée fantomatique des parjures à sa cause (“‘Let us pass and then come! I summon you to the stone of Erech!'”[55]) que la légende nimbe d’une aura mystérieuse et terrifiante.
Cette épisode rappelle assez fortement un conte folklorique médiéval répandu en Europe sous diverses versions, et principalement en Normandie et en Angleterre, la “Chasse Hellequin” ou “Mesnie Hellequin”[56]. Cette légende traite d’une troupe de cavaliers maudits, des âmes en repentance ou bien échappées de l’enfer, qui chevauchent la nuit lors des tempêtes, et qui dans la version d’Ordéric Vital (historien du douzième siècle) sur laquelle se base Bouet, attendent d’être délivrées de leurs supplices. Le parallélisme des deux récits laisse supposer que Tolkien ait pu s’inspirer de cette légende médiévale qui lui permet de faire ressortir la noblesse d’Aragorn lorsqu’il prend la tête de cette cavalcade spectrale. Il ne s’agit pas uniquement du courage qu’il démontre, comme cela a été dit, mais aussi des conséquences positives que cela entraîne pour toute l’armée de l’ouest. Grâce aux terrifiants cavaliers fantomatiques qu’il mène, Aragorn va mettre en fuite les troupes de Sauron qu’ils vont rencontrer sur leur chemin et ainsi s’emparer des navires de ces derniers qui vont leur permettre d’atteindre les Champs du Pelennor à temps pour livrer bataille. De plus, il ne faut pas oublier que c’est aussi grâce à Aragorn que la malédiction d’Isildur qui pèse sur ces êtres damnés depuis de nombreuses années est enfin levée (“(.) this curse I lay upon thee and thy folk: to rest never until your oath is fulfilled“[57]) leur apportant une rédemption longuement attendue dont il lui sont reconnaissants :
‘Hear now the words of the Heir of Isildur! Your oath is fulfilled. Go back and trouble not the valleys ever again! Depart and be at rest!’
And thereupon the King of the Dead stood out before the host and broke his spear and cast it down. Then he bowed low and turned away (.)[58]
Il semble donc que non seulement le traitement du thème de la guerre que Tolkien propose dans The Lord of the Rings soit original de par sa combinaison d’ingrédients médiévaux et contemporains, mais qu’il soit de même l’expression d’une pensée bien précise de la part de son auteur. Les progrès techniques, dans le cadre du conflit qui se déroule, sont vus négativement car il s’agit généralement de l’invention d’instruments nouveaux qui ont pour but d’amplifier la mort et la destruction. La proposition corollaire de cette amplification de la sauvagerie de la guerre est l’abandon de l’organique et de l’humain. Sauron et Saruman eux-mêmes apparaissent fortement déshumanisés à travers les descriptions que le narrateur en donne. Le premier ne constitue plus un tout organique à part entière n’étant devenu qu’un immense oil inquisiteur. Le second fait, quant à lui, l’objet d’une réification puisqu’il devient pratiquement une machine (“He has a mind of metal and wheels“). Les valeurs que les peuples de l’ouest déploient sont à l’opposé de cette déshumanisation car eux puisent au contraire leur force dans l’union et les valeurs humaines qui, malgré la menace qui pèse, leur donnent le courage nécessaire pour continuer à lutter. En résumé, si les forces du mal sont caractérisées par un morcellement et une recherche technique qui mutile les êtres humains physiquement et psychologiquement, Aragorn et ses amis se tournent à l’inverse en direction du regroupement auquel la valeur individuelle de chacun ne donne que plus de cohérence et de force.
a) Deux conceptions divergentes de la guerre
Cette lecture de l’oeuvre va à l’encontre des propos de certains critiques qui reprochent à The Lord of the Rings de verser dans le manichéisme, montrant notamment une opposition entre deux blocs, l’un bon l’autre mauvais, mais qui ne se différencient que par leurs motivations car les méthodes auxquelles ils recourent sont prétendument les mêmes. Edwin Muir, critique littéraire pour The Observer, avançait ces idées à la sortie de The Lord of the Rings au milieu des années cinquante :
[Tolkien’s] good people are consistently good, his evil figures immutably evil; and he has no room in his world for a Satan both evil and tragic.
Throughout the book the good try to kill the bad, and the bad try to kill the good. We never see them doing anything else. Both sides are brave. Morally there seems nothing to choose between them.[59]
Muir semble donc ne faire aucun cas de la répartition des avancées techniques et des valeurs positives de la littérature médiévale opérée par Tolkien, qui contredit son assertion selon laquelle il serait difficile de différencier les deux camps. Il oublie également que l’attitude des forces de l’ouest vis-à-vis de la guerre est diamétralement opposée à celle de Sauron et ses serviteurs. Si le comportement de ces derniers correspond effectivement à la description que Muir en donne (“the bad try to kill the good“) l’inverse n’est pas vrai. Le Seigneur Ténébreux monte une armée gigantesque pour rivaliser, s’imagine-t-il, avec celui qui va s’emparer de l’Anneau Unique et tenter, avec sa propre armée, de renverser ses anciens alliés dans un premier temps, puis Sauron lui-même (“(.) he will look for a time of strife, ere one of the great among us makes himself master and puts down the others.”[60]). Les batailles qui se déroulent avant la destruction de l’Anneau ne sont pour lui que le lancement de la guerre, ayant de nombreuses troupes en réserve, alors que les forces de l’ouest subissent de lourdes pertes qui ne pourront être remplacées. Le Gondor et les nations qui lui sont ralliées ont des effectifs qui sont moindres, et ceci pour diverses raisons. En premier lieu, elles ne commencent à se préparer au conflit que bien plus tard que Sauron, et aussi parce que Gandalf et la plupart des acteurs principaux savent que leur salut, si il doit y en avoir un, ne viendra pas du champ de bataille. Leurs espoirs reposent entièrement sur le Porteur de l’Anneau et l’accomplissement de sa tâche. Cependant, il ne peuvent pas pour autant négliger totalement l’aspect militaire, et ceci pour deux raisons au moins.
Si jamais Frodo et Sam réussissaient à jeter l’Anneau Unique dans le feu de la Montagne du Destin, quel serait la portée de leur exploit dans un monde désolé, ravagé par l’Ennemi dont on n’aurait pas tenté d’endiguer la folie destructrice ? (“(.) Gondor must be protected. I would not have us return with victory to a City in ruins and a land ravaged behind us.”[61]). De même, la lutte armée est nécessaire afin de détourner l’attention de Sauron de son propre territoire à l’intérieur duquel Frodo, Sam et Gollum s’enfoncent. La guerre n’est donc en résumé qu’un leurre destiné à tromper Sauron à propos des véritables intentions de ses opposants en le confortant dans sa propre opinion (sc. utiliser l’Anneau pour le renverser). C’est cette tactique que Gandalf expose, et qui est acceptée, lors du conseil de guerre qui suit la bataille des Champs du Pelennor (Livre V, ch. IX) :
We cannot achieve victory by arms, but by arms we can give the Ring-bearer his only chance, frail though it be.
(.) We must push Sauron to his last throw. We must call out his hidden strength, so that he shall empty his land. We must march out to meet him at once. We must make ourselves the bait, though his jaws should close on us.[62]
Les intentions de Gandalf et des chefs des divers groupes armés sont donc l’inverse de ce que Muir imagine (“Throughout the book the good try to kill the bad“) puisque qu’ils s’apprêtent à essuyer les assauts adverses de la manière la plus brave mais sans réel espoir de victoire tant les forces en jeu sont disproportionnées. C’est dans cet état d’esprit qu’ils s’en vont livrer combat au Morannon.
Il est aussi important de remarquer que lors des deux grandes batailles qui ont précédé, au Gouffre de Helm et aux Champs du Pelennor, ce sont à chaque fois les forces de l’ouest qui sont assiégées par les troupes d’Orthanc et du Mordor. Ce sont toujours ces dernières qui déclenchent les hostilités, alors que les armées du Gondor et du Rohan adoptent une attitude plus défensive, se résignant uniquement au combat lorsque cela devient inévitable. Il apparaît donc que les deux groupes antagonistes ont des conceptions divergentes de la guerre et de ce qu’elle peut leur apporter, contrairement à ce que Muir pense.
En ce qui concerne le manichéisme, ce terme ne peut être employé, au mieux, que dans son acception moderne et affaiblie (par extension) pour définir The Lord of the Rings. Il s’agit en effet d’une opposition entre forces du bien et forces du mal, mais celle-ci n’est ni absolue ni rigide puisque de nombreux personnages semblent fluctuer dans une zone intermédiaire qui va à l’encontre de la doctrine manichéenne dans son sens plein, historique. Il n’empêche qu’une opposition entre deux blocs distincts reste incontournable dans une oeuvre dans laquelle la guerre occupe une place centrale. C’est ce que Tolkien explique dans une lettre à Naomi Mitchison du 25 septembre 1954 :
But in any case this is a tale about a war, and if war is allowed (at least as a topic and a setting) it is not much good complaining that all the people on one side are against those on the other. Not that I have made this issue quite so simple: there are Saruman and Denethor, and Boromir; and there are treacheries and strife even among the Orcs.[63]
Si d’une manière globale, The Lord of the Rings représente un conflit entre deux groupes aux motivations et aux méthodes bien distinctes, les choses se compliquent sensiblement lorsque l’on s’approche pour regarder de plus près les individus de chaque camp. La frontière entre les deux se brouille alors révélant ainsi de nombreuses zones d’ombre. Certains personnages échappent en effet à cette définition binaire comme le fait remarquer Tolkien dans la citation ci-dessus, oscillant entre les deux pôles que représentent le bien et le mal.
Le meilleur démenti au manichéisme que l’on puisse trouver dans le récit est probablement le couplage qui est fait entre certains personnages. Trois “paires” attirent principalement l’attention, deux desquelles ont déjà été rapidement mentionnées : Gandalf et Saruman, Aragorn et Boromir ainsi que Frodo et Gollum. Gandalf et Saruman sont des êtres de même nature puisqu’ils sont deux des cinq Istari envoyés sur la Terre du Milieu pour guider les peuples libres dans leur lutte contre Sauron. Aragorn et Boromir sont deux guerriers de grande lignée ayant des aspirations au trône de Gondor. Quant à Frodo et Gollum ce sont de simples Hobbits qui menaient une vie paisible jusqu’à ce que l’Anneau Unique fasse irruption. Le rapprochement est parfois poussé jusqu’au point où il est difficile de les distinguer l’un de l’autre :
‘(.) Was it you, Gandalf, or Saruman that we saw last night?’
‘You certainly did not see me,’ answered Gandalf, ‘therefore I must guess that you saw Saruman. Evidently we look so much alike that your desire to make an incurable dent in my hat must be excused.’[64]
Ces paires sont importantes car elles démontrent qu’il n’y a pas une opposition tranchée entre deux principes mutuellement exclusifs, le bien et le mal, et que les personnages ne sont pas irrémédiablement destinés à lutter d’un côté ou de l’autre. Il n’y a pas de prédétermination qui vaille sur la Terre du Milieu, un personnage doté de bonnes intentions peut parfois tomber dans l’erreur et même le mal, tandis qu’un autre corrompu peut être amené à se repentir. Ce qui détermine la ligne de conduite d’un personnage, c’est avant tout les choix personnels qu’il fait et non pas son appartenance initiale à l’un ou l’autre groupe. Les trois paires précédemment citées montrent comment des personnages avec des qualités intrinsèques quasi identiques se comportent de façon radicalement opposée. La différence tient en grande partie à leur capacité et leur volonté à résister à la tentation et à la facilité. La tâche de Gandalf, qui doit tenter de persuader les peuples libres de se préparer à une guerre dont les espoirs de victoire sont ténus, semble en effet à première vue bien plus ardue que celle de Saruman, qui s’apprête à faire déferler des vagues d’Orques sur le Rohan. Le Chef du Conseil Blanc a donc abandonné la mission qui lui avait été assignée, laissant ainsi Gandalf palier son manquement (“‘Yes, I am white now ,’ said Gandalf. ‘Indeed I am Saruman, one might almost say, as he should have been.'”[65]).
Cependant, succomber au mal, ou tout du moins être prêt à recourir à des moyens qui sont ceux de l’Ennemi, n’empêche pas un sincère repentir par la suite. Boromir en fournit la preuve puisqu’il cède à la tentation de l’Anneau dont il cherche à s’emparer, avant de regretter son geste et de tomber sous les flèches des Orques en défendant Merry et Pippin (“‘I tried to take the Ring from Frodo,’ he said. ‘I am sorry. I have paid.’ His glance strayed to his fallen enemies; twenty at least lay there.”[66]). Ce personnage nous montre donc la richesse et la profondeur psychologique des protagonistes de l’histoire ainsi que la lutte intérieure qu’ils mènent et qui exclut toute doctrine manichéiste. La guerre dans The Lord of the Rings n’a pas uniquement lieu sur le champ de bataille mais, avant toute chose, dans chacun des personnages pour résister au pouvoir de corruption de l’Anneau, source de conflit à divers niveaux.
PARTIE 2 – La Guerre de l’Anneau
1) ‘Tentatio itaque ipsa milita est’[67]
La lutte intérieure est aussi généralisée que celle qui se déroule sur le champ de bataille, car elle non plus n’épargne personne. Tous les personnages, aussi puissants soient-ils, ressentent le pouvoir d’attraction de l’Anneau Unique, et doivent le maîtriser en réfrénant leurs propres instincts afin de ne pas y céder. Il semblerait d’ailleurs que ce soit les individus les plus majestueux qui seraient les plus tentés par la corruption que recèle l’artefact malfaisant.
a) Galadriel
Pour s’en assurer il suffit de prendre l’exemple de Galadriel, l’un des êtres les plus importants de la Terre du Milieu (parmi les Elfes) en termes de pouvoir et d’influence, lorsque celle-ci a la possibilité de s’emparer de l’Anneau, que Frodo propose de lui remettre (à la fin du ch. VII du Livre II : The Mirror of Galadriel) :
‘You are wise and fearless and fair, Lady Galadriel,’ said Frodo. ‘I will give you the One Ring, if you ask for it. It is too great a matter for me.’
Galadriel laughed with a sudden clear laugh. ‘Wise the Lady Galadriel may be,’ she said, ‘yet here she has met her match in courtesy. Gently are you revenged for the testing of your heart at our first meeting. You begin to see with a keen eye. I do not deny that my heart has greatly desired to ask what you offer. For many long years I had pondered what I might do, should the Great Ring come into my hands (.)[68]
En dépit de sa grande sagesse et de sa noblesse morale, Galadriel ne peut nier qu’elle aussi a connu la tentation de l’Anneau Unique. Comme d’autres, elle n’est pas restée insensible aux visions enjôleuses que celui-ci suggère, et dont Sam fournit un échantillon :
‘(.) I wish you’d take his [Frodo’s] Ring. You’d put things to rights. You’d stop them digging up the Gaffer and turning him adrift. You’d make some folk pay for their dirty work.’[69]
Mais contrairement à la plupart des êtres qui ont une connaissance profonde de l’Anneau (comme Saruman) ou qui l’ont porté (Gollum, Frodo), Galadriel a la force et la clairvoyance d’y résister. Elle sait en effet que le pouvoir que lui conférerait l’Anneau ne se limiterait pas uniquement à remettre de l’ordre en Terre du Milieu comme elle le souhaite (“‘That is how it would begin. But it would not stop with that, alas! (.)'”[70]), mais qu’il finirait par remplacer un tyran par un autre, bien que totalement différent par leur nature et leurs intentions initiales :
‘(.) In place of the Dark Lord you will set up a Queen. But I shall not be dark but beautiful and terrible as the Morning and the Night! Fair as the Sea and the Sun and the Snow upon the Mountain! Dreadful as the Storm and the Lightning! Stronger than the foundations of the earth. All shall love me and despair!’[71]
Il est possible de se représenter la lutte intérieure qui a dû prendre part chez la Dame des Galadhrim pour résister à l’influence corruptrice de l’Anneau en s’attachant à ses paroles ainsi qu’à son comportement envers les huit Marcheurs. Elle avoue à Frodo que la tentation de l’Anneau Unique fut pour elle une épreuve aussi difficile à endurer que celle qu’elle leur a fait passer par l’intermédiaire de son regard à leur arrivée. On comprend alors tout l’aspect introspectif que la tentation de l’Anneau suscite puisque Sam explique que c’était comme si le regard pénétrant de Galadriel l’avait mis à nu et avait lu au plus profond de lui-même, lui offrant ainsi un choix tentateur entre poursuivre la quête et ce qui lui tient le plus à cour, retourner jardiner dans la Comté :
‘(.) I felt as if I had got nothing on, and I didn’t like it. She seemed to be looking inside me and asking me what I would do if she gave me the chance of flying back home to the Shire to a nice little hole with – with a bit of garden of my own.’
‘That’s funny,’ said Merry. ‘Almost exactly what I felt myself (.)’[72]
Il est ainsi possible de s’imaginer l’âpreté du conflit que Galadriel a dû mener avec elle-même pour ne pas succomber au pouvoir de l’Anneau, de la même manière que les Marcheurs doivent résister à la tentation à laquelle Galadriel les soumet, et qui n’est autre que leurs propres désirs.
Dans ces circonstances, son regard ressemble fortement à l’oil inquisiteur de Sauron, mais à cette différence près que Galadriel ne cherche pas à briser la volonté des huit compagnons mais plutôt à la tester, et éventuellement à la raffermir. Qu’il s’agisse de l’Anneau Unique ou du regard de Galadriel, la lutte est toujours intérieure et prend part entre deux facettes de la personnalité des individus : entre leur devoir moral et leur propres envies (ou comme le dit Galadriel à Frodo “testing of your heart“[73]).
Une partie du pouvoir de tentation de l’Anneau réside justement dans la confusion qu’il crée dans l’esprit des personnages entre leur devoir moral et leurs désirs personnels. S’il exerce un attrait si fort pour les plus vertueux, c’est justement parce que son influence prend tout d’abord appui sur leur altruisme, qui les pousse à vouloir restaurer la paix et l’ordre sur la Terre du Milieu. Cependant, il est impossible de résister au pouvoir de l’Anneau, qui corrompt inexorablement (plus ou moins rapidement selon la force morale de son Porteur), et en arrive finalement à transformer celui qui l’utilise en despote, à savoir en une personne qui gouverne de façon absolue et arbitraire.
b) Gandalf
Si le cas de Galadriel confirme cette hypothèse (dans les raisons qu’elle donne de son refus de prendre l’Anneau), Gandalf en fournit un exemple encore plus frappant au début du récit, lorsque Frodo pense qu’il serait plus judicieux que l’Anneau soit confié au magicien (Livre I, ch. II The Shadow of the Past). Ce dernier rejette alors l’idée avec une violence et une agitation qui lui sont habituellement étrangères. Lui qui semble ne jamais perdre pied dans les différents évènements qu’il traverse, même lorsque les choses paraissent compromises, se montre grandement alarmé par cette déclaration du futur Porteur de l’Anneau :
‘(.) You are wise and powerful. Will you not take the Ring?’
‘No!’ cried Gandalf, springing to his feet. ‘With that power I should have power too great and terrible. And over me the Ring would gain a power still greater and more deadly.’ His eyes flashed and his face was lit as by a fire within. ‘Do not tempt me! For I do not wish to become the Dark Lord himself. Yet the way of the Ring to my heart is by pity, pity for weakness and the desire of strength to do good. Do not tempt me! . The wish to wield it would be too great for my strength.’[74]
L’inquiétude du vieux sage provient non seulement de l’immense pouvoir que renferme l’Anneau, mais aussi, et surtout, de la grande tentation qu’il exerce sur lui (visible dans la répétition de “Do not tempt me!”). Gandalf est conscient des grandes possibilités que l’Anneau Unique lui offrirait, notamment pour mettre fin à la guerre, mais il sait aussi l’emprise que celui-ci aurait sur son esprit, et dont il ne pourrait se défaire, devenant alors un simulacre du Seigneur Ténébreux. Le combat psychologique que mène Gandalf transparaît à la fois dans son regard et dans son visage tout entier, qui semblent être le reflet d’un feu intérieur (“His eyes flashed and his face was lit as by a fire within“). Est-ce le désir de s’emparer de l’Anneau qui brûle (en) Gandalf, et contre lequel il lutte si farouchement ? On peut en effet le supposer.
c) La résistance désespérée de Frodo
On en arrive donc à mieux comprendre les raisons qui ont incité les personnages réunis au Conseil d’Elrond à accepter que l’Anneau soit confié à un Hobbit pour l’emmener vers le Mordor, de même que les raisons pour lesquelles Frodo a résisté pendant si longtemps à son pouvoir alors que celui-ci s’intensifiait à mesure que l’objet maléfique se rapprochait de son créateur.
Comme on vient de le voir, plus un personnage est majestueux, plus le pouvoir ou la puissance de corruption de l’Anneau est grand. Il trouve en effet un terrain propice à exploiter puisque les grands personnages du récit sont déjà naturellement dotés d’un certaine puissance sur laquelle la tentation peut prendre appui. L’Anneau leur fournit alors la possibilité de l’augmenter et par conséquent de concrétiser leurs visées plus rapidement et plus facilement. Mais le pouvoir appelant le pouvoir, ils se mettraient rapidement à ne plus désirer celui-ci que comme une fin en soi et non plus comme un simple moyen à des fins altruistes.
Confier l’Anneau à un Hobbit serait par conséquent le choix de la sagesse, en dépit des apparences, puisque c’est incontestablement chez un représentant de cette race que l’Anneau trouvera la nature la moins réceptive à son pouvoir corrupteur. Les Hobbits apparaissent en effet comme le type de personnages qui ont les ambitions les plus modestes, lorsqu’ils en ont. Les premiers chapitres du roman en sont la preuve même puisque Tolkien y dépeint un peuple paisible, qui sort rarement de son propre pays dans lequel il mène une vie simple qui suffit à son bonheur. Les Hobbits vivent selon un modèle rural immuable sans hiérarchie où la joie de vivre est la seule ambition que la plupart d’entre eux cherchent à réaliser. On peut donc supposer que c’est une des raisons principales qui rendent compte de la surprenante résistance de Frodo, qui ne cède au pouvoir de l’Anneau Unique qu’au moment de le détruire (à savoir lorsqu’il ne peut plus s’y opposer). S’il réussit effectivement à résister aussi longtemps c’est grâce à sa nature de Hobbit dépourvue de grandes aspirations.
Mais si Frodo est capable de contenir de façon remarquable la tentation de l’Unique, il y est néanmoins sujet et se doit de livrer un combat avec lui-même pour ne pas y succomber. Comme cela a été dit l’Anneau fait s’affronter deux aspects de la personnalité de ceux qui ressentent son pouvoir, et cette dissociation de la conscience (aux sens moral et psychologique du terme, qui se recouvrent ici) et des instincts plus sombres et inavoués fait irruption dans le comportement de Frodo lorsque Sam vient le délivrer dans la Tour de Cirith Ungol, alors que son caractère semblait jusqu’à présent être marqué par l’équanimité :
‘You’ve got it?’ gasped Frodo. ‘You’ve got it here? Sam, you’re a marvel!’ Then quickly and strangely his tone changed. ‘Give it to me!’ he cried, standing up, holding out a trembling hand. ‘Give it to me at once! You can’t have it!’
[Sam] ‘(.) If it’s too hard a job, I could share it with you, maybe?’
‘No, no!’ cried Frodo, snatching the Ring and chain from Sam’s hands. ‘No, you won’t, you thief!’ He panted, staring at Sam with eyes wide with fear and enmity. Then suddenly, clasping the Ring in one clenched fist, he stood aghast. A mist seemed to clear from his eyes, and he passed a hand over his aching brow.[75]
Cette accès de colère et de jalousie qui s’empare soudainement de Frodo est le résultat de l’influence néfaste de l’Anneau, et l’on ressent bien toute la tension qui habite Frodo dans les regrets sincères qu’il exprime par la suite, redevenant l’affable Hobbit qu’il est habituellement tout aussi subitement qu’il s’était emporté (“‘O Sam!’ cried Frodo. ‘What have I said? What have I done? Forgive me! After all you have done. It is the horrible power of the Ring (.)'”[76]). On peut d’ailleurs se demander si, dans cet épisode de lutte intérieure qu’il mène, Frodo parvient véritablement à surmonter le pouvoir de l’Anneau. Il serait également possible d’interpréter son retour au calme comme une marque de domination de l’Anneau, qui a obtenu ce qu’il voulait, à savoir retrouver son Porteur.
La seconde hypothèse expliquerait son incapacité finale à jeter l’Anneau Unique dans le feu de la Montagne du Destin, et remplirait les propos suivants de Frodo d’une ironie dramatique révélatrice : “‘I have come,’ he said. ‘But I do not choose now to do what I came to do. I will not do this deed. The Ring is mine!'”[77]. Frodo semble en effet croire qu’il choisit de conserver l’Anneau (“choose“, “will“, “mine“), alors qu’il n’y a au contraire absolument aucun choix de sa part ; il est tombé sous l’influence de l’Anneau et est désormais soumis à son pouvoir qui l’aveugle. Frodo échoue finalement dans sa lutte intérieure pour résister à la tentation de l’artefact corrupteur.
Il est intéressant de voir que Frodo est incapable de se résoudre à supprimer l’Anneau, et que sa destruction finale n’intervient que par inadvertance :
‘Precious precious, precious!’ Gollum cried. ‘My Precious! O my Precious!’ And with that, even as his eyes were lifted up to gloat on his prize, he stepped too far, toppled, wavered for a moment on the brink, and then with a shriek he fell. Out of the depths came his last wail Precious, and he was gone.[78]
Frodo peut être excusé pour son échec au moment crucial puisqu’il est fort probable qu’aucun être de la Terre du Milieu n’eût été capable de surmonter le pouvoir de l’Anneau afin de le jeter dans le seul brasier qui le puisse fondre. La raison en est que celui-ci dérive sa force de tentation du goût pour le pouvoir que chacun possède naturellement. Cette propension existe à divers degrés selon les individus, mais est présente, ne serait-ce qu’en germe, chez tous les êtres. Même les Hobbits, qui sont sans conteste ceux chez qui la soif du pouvoir est la moins exprimée, connaissent eux aussi la tentation de l’Anneau, comme le démontrent les rêves de grandeur de Sam (il songe à un jardin immense pour remplacer la désolation de Mordor[79]) et de Gollum (du poisson frais en abondance[80]). Bien que risibles et limitées, les aspirations que l’Anneau suscite chez eux sont néanmoins la preuve que même les modestes Hobbits (et peut être le plus modeste d’entre tous avec Sam) sont susceptibles de succomber à la soif de pouvoir que l’Anneau éveille.
À travers les exemples de deux personnages majestueux (Gandalf et Galadriel) et ceux des rustiques Hobbits, Tolkien démontre que tous les êtres sans exception aucune possèdent au plus profond d’eux-mêmes cette faillibilité susceptible de les faire céder à la corruption du pouvoir et ainsi à commettre le mal. Il en résulte donc que personne n’est en mesure de détruire l’Anneau Unique de son plein gré puisqu’il fait appel à une caractéristique inhérente aux hommes (au sens large), que ces derniers ne peuvent pas nier ni ignorer. Il faut un concours de circonstances favorable pour que l’Anneau soit accidentellement détruit, car si la décision de son anéantissement est un acte délibéré, un choix en d’autres termes, sa destruction ne l’est pas et ne peut en aucun cas l’être.
d) Une quête intérieure
La quête qu’entreprennent les Neufs Marcheurs s’apparente de très près aux quêtes de types médiévales (notamment arthuriennes), telle que celle que l’on peut trouver dans Sir Gawain and the Green Knight (poème moyen-anglais). Au cours du récit, il y a généralement un glissement qui s’opère de la quête proprement dite, qui se déroule dans le monde extérieur, vers un autre type de quête dans lequel le protagoniste descend en lui-même. La première peut en quelque sorte être vue comme un prétexte ou un point de départ au voyage introspectif.
Dans Sir Gawain and the Green Knight, le héros Gawain, chevalier de la Table Ronde, part en quête du Chevalier Vert, qu’il est censé rencontrer en son domaine le premier jour de la nouvelle année afin que ce dernier lui rende le coup que Gawain lui a asséné un an auparavant (il avait ni plus ni moins tranché la tête du géant). À l’approche de la fin de l’année, il se met donc en route vers la Chapelle Verte, et trouve sur son chemin le château de Sir Bertilak. C’est à ce moment que l’histoire bascule d’une quête vers l’autre, sans que Gawain s’en rende compte. Ce sont désormais ses qualités chevaleresques qui vont être mises à l’épreuve lors des trois scènes de tentation par la châtelaine. De son comportement au cours de ces trois jours va dépendre sa rencontre avec le Chevalier Vert, laquelle ouvrira les yeux de Gawain quant à sa propre imperfection. La peur de la mort l’amène en effet à convoiter la ceinture censée rendre immortel que la femme de Bertilak lui propose, et par conséquent à se montrer déloyal envers Bertilak lui-même en ne respectant pas leur engagement. C’est ce manquement qui lui vaudra de recevoir une égratignure au cou de la part du Chevalier Vert.
Un schéma similaire peut être appliqué à The Lord of the Rings qui présente aussi une quête (l’artefact n’est pas à recouvrer mais à détruire ici) qui se transforme progressivement en un voyage introspectif (principalement pour Frodo mais aussi pour d’autres à divers degrés) occasionné par l’Anneau Unique. Son Porteur va devoir lutter pour résister à l’influence de l’objet maléfique, qui réveille et exacerbe en lui le goût du pouvoir (sa propension au mal en d’autres termes) pour finalement échouer à un niveau personnel et se rendre compte, tout comme Gawain, de son imperfection. Frodo n’est plus jamais le même après cette prise de conscience (il ne retrouve pas la joie de vivre qui l’animait auparavant[81]) ; il a acquis une certaine gravité qui le démarque de ses autres compagnons, tout comme le chevalier de la Table Ronde :
‘See! my lord,’ said the knight, touching the girdle, ‘this is the blazon of this guilty scar I bear in my neck, this is the badge of the injury and the harm which I have received because of the cowardice and covetousness to which I there fell prey.(.)’ The king consoled the knight, and all the court likewise laughed loudly over it (.)[82]
Les deux oeuvres démontrent aussi que la valeur du groupe ne peut se vérifier qu’à travers la valeur de chaque individu, qui donne sa cohérence et sa force à l’ensemble. Avant d’être un groupe, les Neufs Marcheurs sont d’abord des êtres animés par une commune envie de faire le bien et de vivre en paix. De la sorte, les qualités personnelles de l’un peuvent compenser les imperfections de l’autre et ainsi renforcer l’unité du groupe.
Ce mode de fonctionnement des forces de l’ouest représente l’antithèse de celles de Mordor et d’Isengard puisque ces dernières sont basées sur la domination d’une volonté unique à laquelle sont soumis tous ses combattants, relégués au rang de simples serviteurs (il est intéressant à ce propos de remarquer que les puissants Nazgûl ne sont que “the Nine Servants of the Lord of the Rings”[83]). La différence des liens qui donnent leur cohésion à chacun des deux groupements transparaît assez clairement dans la manière spécifique dont ils réagissent à la disparition de leur principal élément fédérateur, respectivement Gandalf et l’Anneau.
À la suite de la chute de Gandalf dans les profondeurs de la Moria avec le Balrog (Livre II, ch. V), les huit Marcheurs qui ont survécu restent unis car ils ne sont pas que de simples accompagnateurs du magicien (qui se disperseraient une fois leur principe unificateur disparu), mais des personnages autonomes ayant la qualité et les capacités de poursuivre leur chemin seuls[84]. Ils sont animés d’une force fraternelle unificatrice qui s’oppose à l’éparpillement qui frappe les rangs de Mordor lorsque l’Anneau Unique est détruit par le feu :
(.) behold! Their enemies were flying and the power of Mordor was scattering like dust in the wind. As when death smites the swollen brooding thing that inhabits their crawling hill and holds them in sway, ants will wander witless and purposeless and then feebly die, so the creatures of Sauron, orc or troll or beast spell-enslaved, ran hither and thither mindless; and some slew themselves, or cast themselves in pits, or fled wailing back to hide in holes and dark lightless places far from hope.[85]
La débandade de l’armée de Sauron révèle la soumission totale de celle-ci à l’Anneau Unique (“holds them in sway”, “spell-enslaved“), et une fois qu’il disparaît il ne reste donc plus rien pour unir ces troupes qui ont été uniquement galvanisées par la puissance de l’objet magique. Tolkien compare les créatures de Sauron à des fourmis qui auraient perdu leur reine, autour de laquelle tout s’organise, se réveillant soudainement hébétées et impuissantes. Les forces de l’ouest sont au contraire liées entre elles par des valeurs humaines (amitié, respect, courage…) qui leur permettent de résister au épreuves difficiles, de ne pas perdre espoir et ainsi de triompher contre toute attente.
2) La victoire au travers de la défaite
a) Importance des valeurs humaines
Si l’on veut comprendre les raisons de la victoire finale des forces de l’ouest, il faut en effet se tourner vers les valeurs humaines que celles-ci démontrent plutôt que dans la direction du champ de bataille, contrairement à ce que Nicolas Bonnal semble penser[86]. Les victoires que les armées de Rohan et de Gondor remportent au Gouffre de Helm et aux Champs du Pelennor ne suffisent pas à renverser ni Saruman ni le Seigneur Ténébreux, pour qui les pertes subies à ces deux occasions ne sont pas significatives en nombre (à l’inverse des troupes de Théoden et de Denethor pour qui le coût est élevé). En outre, comme le fait remarquer Jenny Smith, le rédacteur en chef de Amon Hen, à propos de la seconde bataille mentionnée : “There doesn’t seem to be a single military explanation for the Victory of the West!”[87] ; une déclaration qui reflète effectivement le déséquilibre des forces en jeu. On peut par conséquent déduire que des considérations autres que militaires doivent entrer en ligne de compte pour expliquer non seulement l’issue favorable du conflit mais aussi la surprenante résistance d’une coalition apparemment plus faible.
L’une des raisons pour lesquelles Sauron ne peut venir à bout rapidement de ses opposants est l’union que Gandalf arrive à instaurer, ou bien à raviver, entre des peuples que l’Ennemi (Sauron et Saruman) s’efforçait de diviser (il aurait été plus simple pour eux de les soumettre séparément plutôt que d’affronter une alliance). Le rôle fédérateur du magicien est crucial en ce qui concerne la prise de conscience et l’engagement au niveau militaire du royaume de Rohan. Avant l’arrivée salvatrice de Gandalf, celui-ci sombrait progressivement dans l’isolement à la suite des mensonges de l’obséquieux conseiller Grima, qui éloignait le roi de ses alliés du Gondor tout en minimisant la menace d’Orthanc. Jusqu ‘au dernier moment, Grima tentera de détourner l’attention de Théoden du danger qui plane sur son royaume en insistant lourdement sur son prétendu affaiblissement physique, espérant ainsi que le roi s’enferme dans un repli sur soi qui le rendrait aveugle aux évènements extérieurs (“‘I care for you and yours as best I may. But do not weary yourself, or tax too heavily your strength. Let others deal with these irksome guests (.)'”[88]). De cette manière, l’espion de Saruman espérait affaiblir le Rohan afin que son véritable maître à Isengard puisse envahir ce pays sans grande difficulté.
Il échoue dans sa perfide entreprise grâce aux conseils avisés de Gandalf. Le magicien réussit à ce que le vieux roi sorte de sa torpeur et se décide à agir en levant son armée qui ira rejoindre les troupes de Gondor. On peut aisément imaginer les talents de persuasion ainsi que la patience dont Gandalf doit faire preuve pour amener Théoden à ne plus regarder la réalité à travers le filtre gauchissant des mensonges de Langue de Serpent. Le monarque est encore sous l’influence des paroles fallacieuses de son serviteur lorsque Gandalf arrive à Meduseld (ch. VI, Livre III), où il reçoit un accueil glacial à travers lequel transparaît toute la défiance du roi envers le magicien, et dont Grima est sans aucun doute le principal instigateur :
‘I greet you,’ he said, ‘and maybe you look for welcome. But truth to tell your welcome is doubtful here, Master Gandalf. You have ever been a herald of woe. Troubles follow you like crows, and ever the oftener the worse. I will not deceive you: when I heard that Shadowfax had come back riderless, I rejoiced at the return of the horse, but still more at the lack of the rider (.) Why should I welcome you, Gandalf Stormcrow? Tell me that.’[89]
Cependant, à force de persévérance, Gandalf parvient à triompher de ces préjugés et à montrer au vieux roi ce que la situation est réellement.
Il est important de remarquer que Gandalf ne recoure jamais aux dons que son rang supérieur d’Istari lui confère, au contraire de Saruman qui se sert de sa voix pateline pour abuser ceux qu’il cherchait précédemment à passer au fil de l’épée[90]. Il se contente uniquement d’éclairer de sa sagesse et de ses connaissances ceux qui sont dans l’obscurité. Le pouvoir de Gandalf n’est pas coercitif, il ne fait que guider les peuples libres dans leur lutte contre Sauron, même si cela prend parfois du temps à certains pour regarder la réalité en face. Il ne faut pas oublier que Théoden a déjà rejeté les conseils de Gandalf une fois auparavant. On est alors appelé à se remémorer les paroles que l’Elfe Gildor Inglorion adresse à Frodo lors de leur rencontre dans la Comté, en ce qui concerne le risque qu’on encoure à donner des conseils (“‘advice is a dangerous gift'”[91]), principalement à ceux qui ne sont pas encore prêts à entendre la vérité.
Le rôle que joue Gandalf auprès des autres personnages est résumé dans ce passage de la longue lettre que Tolkien écrivit à Milton Waldman en 1951 :
Their [the Wizards’] powers are directed primarily to the encouragement of the enemies of evil, to cause them to use their own wits and valour, to unite and endure. (.) Gandalf whose function is especially to watch human affairs (Men and Hobbits) (.)[92]
Sa tâche est avant tout celle d’un formateur, d’un guide qui aide les autres personnages à se maintenir ou à regagner le droit chemin ainsi qu’à exploiter au mieux les qualités qu’ils possèdent dans la lutte contre Sauron (la vaillance et sa capacité à galvaniser ses troupes en ce qui concerne Théoden).
L’un des atouts majeurs des meneurs des forces de l’ouest est la confiance qu’ils inspirent à leurs hommes ainsi que la motivation qu’ils leur insufflent. Gandalf et Théoden en sont deux exemples, mais la meilleure illustration reste sans conteste Aragorn, qui incarne ce rôle au cours de la majeure partie du récit : à la tête de la Compagnie de l’Anneau dans un premier temps, puis des Dúnedain. L’héritier d’Isildur, notamment par son courage et sa bienveillance naturels, s’attire le respect et un attachement profond de ses compagnons de route à tel point que ces derniers en arrivent parfois à dépasser leurs limites personnelles grâce à la force qu’ils tirent de la grandeur d’Aragorn. C’est le cas de Gimli qui l’accompagne sur le Chemin des Morts, au prix d’une peur panique (“he must either find an ending and escape or run back in madness to meet the following fear“[93]), mais qu’il maîtrise néanmoins grâce, peut-on le supposer, aux nobles sentiments qu’Aragorn lui inspire. Juste avant leur départ pour le Chemin des Morts, Eowyn rappelle à ce dernier l’indéfectible amitié que ces compagnons lui témoigne :
‘Therefore I say to you, lady: Stay! For you have no errand to the south.’
‘Neither have those others who go with thee. They go only because they would not be parted from thee – because they love thee.’[94]
Les sentiments qu’Aragorn suscite au sein de ses troupes s’opposent à la terreur qui envahit les cohortes de Mordor à l’arrivée de leurs capitaines, les Spectres de l’Anneau. L’autorité (en termes d’influence) d’Aragorn, ainsi que celle de Gandalf, ne sont pas basées sur une relation de domination comme cela peut l’être pour les serviteurs de Mordor. Des liens humains (respect, confiance), que l’adversité ne fait que renforcer, et non de subordination se tissent entre Aragorn et ceux qui combattent à ses côtés. L’héritier d’Isildur n’est donc pas un chef qui impose sa volonté mais un homme que l’on choisit de suivre de son plein gré (“‘But those who follow me do so of their free will; and if they wish now to remain and ride with the Rohirrim, they may do so.'”[95]).
Par conséquent c’est grâce à ces valeurs que les forces de l’Ouest, en dépit de leur infériorité numérique, parviennent à résister aux assauts de Sauron le temps que l’Anneau Unique soit emmené en Mordor et jeté dans le feu de la Montagne du Destin. Pour Gandalf et ses compagnons l’issue du conflit dépend entièrement de la réalisation de cette dernière action, ce qui tend à prouver que le véritable enjeu ne se situe pas sur le champ de bataille, même si ce dernier occupe une position à ne pas négliger.
En outre, c’est uniquement grâce à la longanimité de Frodo que la destruction de l’Anneau peut se produire. Le Porteur de l’Anneau prend en effet pitié de Gollum et lui laisse la vie sauve, bien que celui-ci représente une menace potentielle pour sa propre survie et celle se Sam. La preuve en est qu’à leur arrivée en Mordor, il livre ses deux compagnons d’infortune à l’araignée géante Arachne ; Gollum est tellement obnubilé par son Trésor qu’il ne peut s’empêcher de tenter de le récupérer tôt ou tard, et à n’importe quel prix. La miséricorde du Hobbit, qui va à l’encontre de toute prudence, peut être vue comme l’antithèse même du caractère impitoyable que la guerre réveille ou permet de laisser libre cours chez certains hommes. Les temps de guerre ne sont généralement pas des moments propices à la pitié, surtout lorsque cela est susceptible d’être une source de danger par la suite.
Frodo lui-même, dans un premier temps, est aussi guidé par ce principe de prudence qui aurait voulu que Gollum soit mis hors d’état de nuire, quitte à le tuer le cas échéant :
‘(.) What a pity that Bilbo did not stab that vile creature, when he had a chance!’
‘Pity? It was Pity that stayed his hand. Pity, and Mercy: not to strike without need. And he has been well rewarded, Frodo. Be sure that he took so little hurt from the evil, and escaped in the end, because he began his ownership of the Ring so. With Pity.’
‘(.) Now at any rate he is as bad as an Orc, and just an enemy. He deserves death.’
‘(.)My heart tells me that he has some part to play yet, for good or ill, before the end; and when that comes, the pity of Bilbo may rule the fate of many – yours not least.’[96]
Frodo en vient cependant à se ranger à l’avis de Gandalf lorsqu’il rencontre lui-même Gollum (Livre IV, ch. I : The Taming of Sméagol), et les paroles du vieux magicien lui reviennent alors en tête[97], retenant ainsi sa main, de même que celle de Sam, de frapper la créature recroquevillée à leurs pieds. Frodo fera constamment par la suite, et jusqu’au dénouement final, preuve d’une grande magnanimité envers Gollum, sentiment qu’il essaiera de faire partager à Sam (sans grand succès), contrôlant toujours ce dernier dans ses accès de colère envers Sméagol. C’est sans aucun doute la voix du bon sens qui parle à travers Sam, qui est désireux de se débarrasser de leur guide sournois ; et cependant, conscient du danger qu’il représente, Frodo se refuse à toute action contre Gollum, dont il pense qu’il a aussi un rôle à jouer dans la réalisation de leur quête. Prémonition qui s’avère effectivement être fondée puisqu’au moment où Frodo cède au pouvoir de l’Anneau, c’est Gollum qui prend le relais et le détruit, bien que cela se produise contre son gré.
Sans cette miséricorde de la part du Porteur de l’Anneau, l’artefact maudit n’aurait pu être détruit et le destin des peuples libres aurait rapidement été scellé par le déferlement des innombrables troupes à la solde de Mordor. Si la guerre est abrégée et connaît un dénouement favorable, c’est grâce au refus de Frodo de céder à la violence. La renonciation et la retenue sont donc, étrangement et de façon originale, les moyens (les seuls et uniques) par lesquelles la victoire peut s’accomplir. Ainsi apparaît toute l’importance des relations humaines pour les forces de l’ouest, qui luttent avec les valeurs qu’elles cherchent à défendre ; il n’y a pas de cette façon de dichotomie entre la fin envisagée et les moyens employés (contrairement à ce que Saruman tente de faire accepter à Gandalf[98]), contenant de la sorte tout glissement vers le désir du pouvoir de l’Anneau comme fin en soi (comme le démontre l’exemple de Saruman).
Frodo devient un parangon du refus de la violence puisque lors du Nettoyage de la Comté, qui consiste à chasser Saruman et ses hommes de main du pays des Hobbits qu’ils étaient en train de défigurer, il se fait encore l’apôtre de la non-violence. Il laisse en effet la tâche militaire d’organiser la défense et l’expulsion des ruffians aux héros de guerre que sont Merry et Pippin, qui s’acquittent de cette mission avec diligence et efficacité. Frodo préfère rester en retrait des combats, regrettant les morts qu’ils occasionnent de chaque côté :
‘Fight ?’ said Frodo. ‘Well, I suppose it may come to that. But remember: there is to be no slaying of hobbits, not even if they have gone over to the other side. Really gone over, I mean; not just obeying ruffians’ orders because they are frightened. No hobbit has ever killed another on purpose in the Shire, and it is not to begin now. And nobody is to be killed at all, if that can be helped. Keep your tempers and hold your hands to the last possible minute!’[99]
b) Danger de l’hermétisme
Le danger pour les forces de l’ouest peut aussi provenir “de l’intérieur”, de ceux qui sont hermétiques aux valeurs humaines que déploient notamment les membres de la Compagnie de l’Anneau. Le personnage le moins ouvert à l’amitié, la confiance en les autres et l’espoir que cultivent Gandalf et ses compagnons est indiscutablement Denethor. Ce dernier ne croit pas en la fraternité qui doit s’instaurer entre les peuples libres pour résister à l’Ennemi. Il ne croit qu’en son propre royaume dont il pense être le chef légitime. Un chef qui est d’un style bien différent de celui d’Aragorn, puisque si ce dernier tire son autorité de l’attachement que ses hommes lui témoignent, l’Intendant de Gondor est quant à lui beaucoup plus rigide dans sa manière de concevoir le rôle d’un meneur. Il insiste sur l’importance de la hiérarchie à laquelle il est convaincu qu’il ne faut pas déroger :
‘But I say to thee, Gandalf Mithrandir, I will not be thy tool! I am Steward of the House of Anárion. I will not step down to be the dotard chamberlain of an upstart. Even were his claim proved to me, still he comes but of the line of Isildur. I will not bow to such a one, last of a ragged house long bereft of lordship and dignity.’[100]
Ce passage est révélateur de l’impression de supériorité de Denethor de sa lignée sur celle d’Aragorn en raison de la présence au pouvoir de cette première depuis de longues années. Denethor, dans son immense fierté, considère que cela serait dégradant pour lui de remettre son royaume à l’héritier d’Isildur. Il est en effet trop attaché au pouvoir pour être capable d’y renoncer. Tolkien, dans une lettre à W.H. Auden, le décrit comme un politicien, avec toutes les connotations négatives que ce terme implique[101]. Son royaume, qui se confond parfois avec ses intérêts personnels, est sa principale préoccupation, il est donc hors de question en ce qui le concerne de “s’abaisser” en se mettent au service d’un autre (“I will not be thy tool !“). Sur ce point l’Intendant de Gondor se tient donc à l’opposé de l’altruisme et du dévouement d’Aragorn, qui tait son rang pour se mettre humblement au service de la lutte contre l’Ennemi, qui se nourrit des dissensions que peut générer l’hybris de certains.
Si son orgueil le fait s’éloigner d’Aragorn, il le rapproche au contraire de Saruman. Les deux vieillards sont en effet bien trop fiers pour accepter le compromis et le pardon de leurs fautes que Gandalf leur propose. La ressemblance est frappante puisque les deux personnages semblent marquer un temps d’hésitation à la suite de l’offre de Gandalf avant de sombrer irrémédiablement dans le mal et la folie[102] (Denethor a succombé à ce que la critique de Beowulf qualifie de malitia, à savoir “inner growth of pride and avarice (.), perversion of the mind and will“[103]).
Denethor refuse par fierté mais aussi parce qu’il a regardé dans le Palantir qu’il a en sa possession, et par l’intermédiaire duquel le Seigneur Ténébreux a pu lui montrer l’imposante armée qu’il est sur le point de faire déferler sur les territoires de l’ouest, à commencer par le Gondor (“‘To this City only the first finger of its hand has been stretched. All the East is moving.'”[104]). On comprend alors le désespoir qui a envahi Denethor, qui ne croit pas qu’il soit possible de triompher autrement que par la guerre. Il ne porte absolument aucun espoir en la réussite de la tâche de Frodo ; il doute même du bien-fondé de cette entreprise, regrettant que Boromir n’ait pu acquérir l’Anneau pour le mettre à profit :
‘(.) He [Boromir] would have remembered his father’s need, and would not have squandered what fortune gave. He would have brought me a mighty gift.’
‘(.) To use this thing is perilous. At this hour, to send it in the hands of a witless halfling into the land of the Enemy himself, as you have done, and this son of mine, that is madness.’[105]
Son hermétisme aux valeurs humaines, que Gandalf essaie en vain de lui faire perdre, conduit cet homme que l’orgueil a rendu inflexible (“‘But if doom denies this to me, then I will have naught: neither life diminished, nor love halved, nor honour abated.'”[106]) à mettre fin à ses jours. L’Intendant est incapable de s’adapter aux exigences de la situation (contrairement à Frodo dont on a vu le changement d’attitude à l’égard de Gollum – avec les résultats positifs que cela entraîne), il vit par conséquent dans un passé qu’il ne peut se résoudre à voir disparaître (“‘I would have things as they were in all the days of my life,’ answered Denethor, ‘and in the days of my longfathers before me (.)'”[107]), et il ne lui reste par conséquent d’autre choix que de partir avec ce monde qui prend fin.
Ce type de comportement représente donc bien un danger pour les forces de l’ouest car il sème la discorde parmi des hommes qui se devraient de lutter ensemble et non les uns contre les autres. Et comme le fait remarquer Gandalf, ceci fait le jeu de Sauron puisque le temps passé à régler ces querelles intestines est autant de temps perdu dans le combat contre l’Ennemi, qui ne peut que profiter de l’affaiblissement de l’opposition qu’il rencontre (“‘Work of the Enemy!’ said Gandalf. ‘Such deeds he loves: friend at war with friend; loyalty divided in confusion of hearts.'”[108]).
3) Une alternative au pessimisme ?
Il semble que la sympathie (au sens d’approbation, de bienveillance) de Tolkien ne soit pas dirigée vers Denethor mais plutôt en direction de Gandalf ainsi que de tous les autres personnages qui ne cèdent pas au désespoir, et qui, sans gage de victoire finale, continuent à lutter contre l’Ennemi. Toute la réprobation de Tolkien envers la résignation de Denethor apparaît dans le suicide par le feu que commet ce dernier (il est important de souligner qu’il est le seul personnage de l’histoire à mettre fin à ses jours) – acte inacceptable pour un fervent catholique comme Tolkien (il s’agit d’une atteinte contre la vie que Dieu donne étant donné que ce n’est pas du ressort de l’homme de décider quand celle-ci doit prendre fin). Les convictions de Tolkien sont exprimées par Gandalf, qui manifeste directement sa désapprobation en admonestant l’Intendant de Gondor à ce sujet :
‘Authority is not given to you, Steward of Gondor, to order the hour of your death,’ answered Gandalf. ‘And only the heathen kings, under the domination of the Dark Power, did thus, slaying themselves in pride and despair, murdering their kin to ease their own death.’[109]
Tolkien ne peut en effet que condamner ce défaitisme et cette attitude démissionnaire qui va à l’encontre de l’une des idées fortes que The Lord of the Rings semble porter, de manière intentionnelle ou non, (et l’on est apparemment en droit de chercher certaines des convictions de Tolkien dans son oeuvre puisqu’il dit lui-même : “So something of the teller’s own reflections and ‘values’ will inevitably get worked in”[110]), et qui est l’alternative qu’il offre au pessimisme que la guerre est susceptible d’engendrer.
Cette alternative s’incarne dans le personnage de Frodo, qui démontre qu’il est possible de résister au mal environnant, même lorsque celui-ci est endémique, par l’effort personnel (dans le sens fort du terme en tant qu’action qui oblige à prendre sur soi). De par son admirable abnégation, qui ressemble pratiquement à un sacrifice avant son sauvetage in extremis par les Aigles, qui le trouvent inconscient (de même que Sam) sur les pentes de la Montagne du Destin, Frodo fait la démonstration qu’il ne faut jamais perdre espoir (bien qu’il doute fortement à certains moments) et qu’à force de persévérance il est toujours possible de se sortir des situations les plus délicates.
Les qualités qui permettent à Frodo de surmonter l’adversité semblent se résumer en la charité chrétienne telle qu’elle est décrite dans la Première épître aux Corinthiens[111] :
La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ; elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal ; elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout.
(1 Cor 134-7).
C’est parce qu’il est capable de supporter le fardeau physique et psychologique de l’Anneau ainsi que d’épargner Gollum, qui mériterait effectivement la mort[112] que Frodo parvient à aller jusqu’au bout de lui-même et à ne céder à la corruption de l’objet néfaste que lorsque son pouvoir devient totalement irrésistible (son apostasie ne peut lui être reproché car elle est tout simplement inéluctable[113]). Cependant, son échec personnel est racheté par les qualités qu’il a démontré auparavant[114]. Son manquement final n’est pas de son ressort, contrairement à son parcours pour en arriver jusqu’au Mordor, qui est le produit de ses choix, seuls faits sur lesquels il peut donc être jugé :
But we can at least judge them by the will and intentions with which they entered the Sammath Naur; and not demand impossible feats of will, which could only happen in stories unconcerned with real moral and mental probability.[115]
Si son comportement passé à un effet rédempteur sur sa personne (“By a situation created by his ‘forgiveness’, he was saved himself, and relieved of his burden“[116]), il faut se tourner vers le destin pour trouver l’élément extérieur qui va venir “sauver” la cause et les valeurs pour lesquelles le Hobbit a donné le meilleur de lui-même[117].
Les circonstances peuvent en effet prendre le relais pour pallier l’imperfection humaine, comme on peut le constater au cours de la scène de la destruction de l’Anneau Unique. Frodo ayant succombé à son pouvoir, le conserve plutôt que de le jeter dans le feu, occasion dont profite Gollum pour récupérer son Trésor en sectionnant le doigt auquel le Porteur de l’Anneau l’a glissé. Mais en sautant de joie sur les bords du gouffre, il chute dans la fournaise, parachevant la mission personnelle de Frodo et apportant aussi par conséquent la victoire finale des peuples libres dans leur guerre contre Sauron.
Les circonstances finales, bien que plausibles, ne sont pas neutres, car elles penchent ostensiblement en faveur de Frodo et de ses compagnons en mettant un terme au mal contre lequel ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir. Le destin apporte la touche finale à des efforts qui tendaient à cette conclusion même, et que lui seul en définitive rend possible. Les circonstances salutaires qui amènent la destruction de l’Anneau compensent la faillibilité humaine en s’apparentant aux principes de la justice divine, qui récompense le bien (Frodo en achevant sa quête et les forces de l’ouest en leur apportant la victoire) et punit le mal (Gollum et Saruman)[118]. Cependant, il faut se garder de conclure hâtivement à une intervention divine directe puisque dans The Lord of the Rings Tolkien ne fait référence qu’en de rares occasions (et généralement de façon allusive) à la théologie de la Terre du Milieu où les peuples semblent livrés à eux-mêmes. Il faut se contenter d’avancer que le principe de la justice divine peut aider à expliquer le dénouement et paraît s’accorder avec la vision que Tolkien nous offre de son monde imaginaire (et qui s’inspire de la réalité) :
All we do know, and that to a large extent by direct experience, is that evil labours with vast power and perpetual success – in vain: preparing always the soil for unexpected good to sprout in. So it is in general, and so it is in our own lives.[119]
L’exemple de Frodo est donc porteur d’espoir puisqu’il démontre qu’en dépit de l’imperfection humaine il reste néanmoins possible de résister au mal. Son cas facilite d’autant plus l’empathie du lecteur étant donné que Frodo n’est pas un personnage doté de pouvoirs extraordinaires (comme Gandalf) ni le descendant d’une grande lignée de rois (comme Aragorn). Les Hobbits ne semblent pas provenir d’un lointain passé mythique comme bon nombre de personnages du récit, mais paraissent au contraire plus proche de notre temps par leur nature et leur comportement[120], ce qui explique pourquoi il s’agit sans aucun doute du type de personnages avec lequel il est le plus facile de s’identifier.
C’est grâce aux qualités de l’un de ses êtres à première vue banals et peu concernés par les tenants et les aboutissants des affaires des Grands de la Terre du Milieu, que le monde que ces derniers tentent désespérément de préserver, et dans lequel les Hobbits mènent une existence insouciante, peut être sauvé (“‘salvation’ of the world and Frodo’s own ‘salvation’ is achieved by his previous pity and forgiveness of injury“[121]).
Le message d’espoir semble par conséquent être double. L’exemple de Frodo nous laisse entrevoir que les efforts qu’il fournit sont accessibles à tous (il est bon de se rappeler que lui-même ne se croit pas capable de mener sa tâche à bien, mais l’accepte malgré tout car il a l’intime conviction que ce devoir lui incombe[122]), et que la capacité à résister au mal et au désespoir n’est pas réservée à une élite aux qualités morales exceptionnelles : on a en effet vu que les plus grands sont souvent les plus faillibles.
En outre, The Lord of the Rings démontre aussi l’importance de l’union qui doit s’instaurer pour pouvoir résister au mal de façon effective (le mal sème la discorde et en tire profit). Cet aspect apparaît assez clairement dans l’interdépendance qui s’établit entre les puissants et les humbles. Les plans des chefs de file des forces de l’ouest (Gandalf, Elrond, Galadriel.) reposent sur la réussite de la mission assignée au Hobbit Frodo, qui paraît bien impuissant (physiquement) et inexpérimenté pour aller s’enfoncer dans le territoire de l’Ennemi. Cependant, sans ce petit personnage ordinaire (en apparence tout du moins) les puissants guerriers et les sages n’auraient aucun espoir de victoire face au Mordor. Inversement, sans la diversion créée par la résistance des peuples libres (non seulement par leurs forces armées, mais aussi en regardant dans le Palantir d’Orthanc pour Aragorn), qui détourne l’attention du Seigneur Ténébreux, Frodo et Sam n’auraient probablement pas bénéficié de la même opportunité pour s’infiltrer aussi loin en territoire adverse.
Les liens étroits qui unissent les deux groupes se trouvent résumés dans ces lignes extraites de la longue lettre que Tolkien écrivit à Milton Waldman :
(.) the last Tale is to exemplify most clearly a recurrent theme: the place in ‘world politics’ of the unforeseen and unforeseeable acts of will and deeds of virtue of the apparently small, ungreat, forgotten in the places of the Wise and Great (good as well as evil). A moral of the whole is the obvious one that without the high and noble the simple and vulgar is utterly mean; and without the simple and ordinary the noble and heroic is meaningless.[123]
Ce serait cependant une erreur d’aller aussi loin que de qualifier The Lord of the Rings d’oeuvre optimiste. On y trouve effectivement des notes d’espoirs, mais celles-ci sont mitigées.
La première nuance apparaît dans le coût personnel que Frodo doit payer pour avoir emmené l’Anneau jusque la Montagne du Destin. Dans son cas, on pourrait même parler de contrecoup, que le Hobbit subit à la suite de la destruction de l’artefact qu’il a (sup)porté de longs mois durant. Vincent Ferré fait remarquer dans son ouvrage Tolkien : sur les rivages de la Terre du Milieu[124] que Frodo connaît une mort métaphorique à travers l’anéantissement de l’Anneau, événement qui le modifie radicalement car il ne sera plus jamais le même par la suite (ne serait-ce que physiquement puisqu’il a perdu un doigt)[125]. Si l’on a vu que la “charité” dont il fait preuve a un effet rédempteur sur lui, il n’en reste pas moins qu’une forte sensation de manque s’empare de Frodo (comparable à celle qui habite l’autre personnage qui a longtemps porté l’Anneau : Gollum), il faut en effet se souvenir qu’il n’a pas abandonné l’Anneau de son plein gré mais qu’il en a été dépossédé. À son retour dans la Comté, Frodo devient alors l’ombre du Hobbit qu’il a été : il n’a plus goût à la vie (“‘It is gone for ever,’ he said, ‘and now all is dark and empty.'”[126]) et a perd toute consistance en menant une existence terne et retirée. Son attachement pour la Comté et la vie qu’elle offre ont disparu, remplacés par le souvenir douloureux et obsédant de l’Anneau que ses doigts continuent à chercher (illusion des amputés) :
On the thirteenth of that month Farmer Cotton found Frodo lying on his bed; he was clutching a white gem that hung on a chain about his neck and he seemed half in a dream.[127]
Le prix à payer pour avoir pu rendre la victoire possible est élevé sur le plan personnel pour Frodo, dont la désaffection générale est si grande qu’il finit par prendre la mer en direction de l’Ouest, vers Valinor, quittant à jamais sa terre natale.
Le constat global est plus lourd encore étant donné que le “dépérissement” propre à Frodo n’est pas isolé, il est le reflet du dépérissement général qui sévit en Terre du Milieu. Le récit prend place à une période charnière de son histoire : la fin du Troisième Âge, qui marque la conclusion d’un monde et l’avènement prochain d’un nouveau. C’est le terme du règne des Elfes, qui vont partir en masse en direction de l’Ouest, au delà de la mer, pour rejoindre le séjour des dieux. Cela va désormais être au tour des Hommes de régir la Terre du Milieu.
Cette fin d’ère est placée sous le signe de la perte irrémédiable, une impression qui n’est pas uniquement due au départ des Elfes dont les efforts fournis pour conserver et protéger la Terre du Milieu du mal vont progressivement s’éteindre. Le destin des Ents contribue également à alimenter ce sentiment. La lueur d’espoir que ces derniers entretiennent au sujet de leurs femmes, qu’ils recherchent depuis de nombreuses années, s’éteint un peu plus au cours du récit, car aucun des personnages qu’ils côtoient, d’où qu’il vienne, ne les a vues ni n’en a entendu parler. Il semble donc que les Ents soient irrémédiablement condamnés à décroître jusqu’à leur disparition totale : demeurant pour un temps indéfini un vestige du passé dans un monde où ils n’ont plus leur place.
L’effet destructeur du temps est renforcé par la guerre, qui met un terme au Troisième Âge. Si certaines choses sont appelées à disparaître au cours de l’évolution du temps, la guerre a pour effet non seulement d’accélérer ce processus, mais aussi de détruire de nombreuses personnes et choses de qualité qui n’étaient pas censées périr. On comprend alors pleinement la nostalgie prégnante dont est pénétrée la Terre du Milieu. Gandalf et ses compagnons luttent contre un ennemi dont l’oeuvre de destruction, commencée des centaines d’années auparavant, ne peut être totalement endiguée, mais uniquement minimisée. De là découle l’impression diffuse que le nouveau monde qui va éclore aura beaucoup perdu de la beauté et de la majesté de son prédécesseur, il sera en effet construit à partir de ce qui aura pu être préservé de la malfaisance et de la nocivité de Sauron. La nostalgie qui caractérise The Lord of the Rings est restitué dans cet extrait de dialogue entre Gandalf et Théoden :
‘Yet also I should be sad,’ said Théoden. ‘For however the fortune of war shall go, may it not so end that much that was fair and wonderful shall pass for ever out of Middle-earth?
‘It may,’ said Gandalf. ‘The evil of Sauron cannot wholly be cured, nor made as if it had not been. But to such days we are doomed. Let us now go on with the journey we have begun!’[128]
La Terre du Milieu n’aura plus jamais la même saveur pour ceux qui ont connu la guerre de l’Anneau et qui voient partir les derniers représentants du Troisième Âge en direction de l’Ouest, comme le fait remarquer Gimli à Legolas lorsque ce dernier ressent l’appel du large (“‘There are countless things still to see in Middle-earth, and great works to do. But if all the fair folk take to the Havens, it will be a duller world for those who are doomed to stay.'”[129]). Un avis similaire avait déjà été exprimé par Gandalf lors du Conseil d’Elrond : “‘But maybe when the One has gone, the Three will fail, and many fair things will fade and be forgotten. This is my belief.'”[130]
Le monde sera peut être plus terne mais il faudra néanmoins continuer à rester vigilant. Sauron a bien été vaincu et ne reparaîtra plus jamais sous une forme incarnée sur la Terre du Milieu, mais le mal lui-même n’est pas complètement éradiqué. Il resurgira en effet par la suite (“‘Always after a defeat and a respite, the Shadow takes another shape and grows again.'”[131]) comme le démontre le texte que Tolkien avait commencé, The New Shadow, qui se déroule cent ans après la chute de Sauron et qui voit le retour du mal. Cette conception cyclique s’accorde en effet avec les phases de lutte pour supprimer le mal (ses incarnations tout du moins) et sa résurgence régulière au cours des trois premiers Âges de la Terre du Milieu dont l’histoire est recensée dans The Silmarillion.
Cette façon de concevoir le mal relativise donc la victoire des forces de l’ouest, qui, bien que remarquable et nécessaire, mais n’est pas finale. La destruction de l’Anneau ne correspond donc pas à l’élimination définitive du mal.
Conclusion
Cette vision d’un mal vu comme indéracinable que Tolkien développe dans son oeuvre est en adéquation avec sa conception personnelle de l’histoire humaine, qui prend appui sur ses croyances religieuses (à savoir l’homme est imparfait et vit dans un monde déchu), qu’il se représente comme une défaite continuelle :
Actually I am a Christian, and indeed a Roman Catholic, so that I do not expect ‘history’ to be but a ‘long defeat’ – though it contains (and in a legend may contain more clearly and movingly) some samples or glimpses of final victory.[132]
L’ambivalence que l’on a pu constater entre les notes d’espoirs suscitées par le comportement de certains personnages et un monde où le mal ne peut être éradiqué, et que l’on retrouve de même dans cette citation, est un trait caractéristique de la personnalité de Tolkien (ce qui confirme donc la citation de The Letters of J.R.R. Tolkien faite plus haut : ‘So something of the teller’s own reflections and “values” will inevitably get worked in‘). C’est ce balancement constant entre espoir et sentiment de désespérance qui amène Verlyn Flieger dans Splintered Light à qualifier Tolkien de “a man of antitheses”.[133] On comprend alors que les nombreux conflits (intérieurs ou sur les champs de bataille) que l’on retrouve dans son oeuvre vont plus loin que la fiction et sont peut être le reflet de la propre nature de Tolkien.
Qu’il s’agisse de luttes à un niveau personnel ou bien de réelles batailles, il démontre une grande compréhension et une perspicacité affinée des enjeux impliqués. On a en effet vu que The Lord of the Rings s’approche d’un certain réalisme de par la richesse thématique qu’il développe autour de la guerre. On pourrait même aller jusqu’à parler d’une certaine assimilation du traumatisme de la guerre chez Tolkien, une tâche dont on peut imaginer la difficulté pour un homme qui a vécu les deux Guerres Mondiales de manière intense (la Première en tant que soldat envoyé au front dans le nord de la France et la Seconde en tant que père dont l’un des fils servait dans l’Armée de l’air britannique). Ceci transparaît dans l’équilibre fragile qui caractérise son oeuvre, qui oscille entre la reconnaissance et l’acceptation du mal comme élément inhérent de l’histoire humaine et l’espoir qu’il conserve en l’homme (bien qu’il soit imparfait) pour le combattre et le refouler. Le mal qui apparaît donc comme l’enjeu majeur de la guerre chez Tolkien puisqu’il est la raison même de tous les conflits qui secouent Arda.
Tolkien est d’autant plus conscient et se sent concerné par la guerre et ses conséquences qu’elle constitue une grande menace pour les valeurs auxquelles il est si attaché ; une tension que Charles Williams a bien ressentie comme étant au cour de The Lord of the Rings :
C. Williams who is reading it all [The Lord of the Rings] says the great thing is that its centre is not in strife and war and heroism (though they are depicted and understood) but in freedom, peace, ordinary life and good liking.[134]
Tolkien ne fait effectivement pas l’apologie de la guerre (ni ne la valorise, comme l’ont dit certains critiques, qui ont parfois qualifié Tolkien de fasciste) comme on a pu le voir, mais est profondément concerné par ce mal qui a marqué son siècle au fer rouge. Sa réflexion sur la guerre est donc présente dans ses écrits majeurs, qui abordent tous, bien que différemment, ce problème.
Il serait par conséquent approprié de regarder la façon dont il le traite dans The Hobbit (qui présente une seule grande scène de bataille, mais qui représente néanmoins une charnière structurelle du récit) et The Silmarillion dont la guerre semble être l’un des fils conducteurs. En outre, l’étude gagnerait en pertinence grâce aux douze volumes de The History of Middle-earth, qui nous offrent une perspective critique intéressante en nous livrant différentes versions retraçant l’évolution des textes (et donc de la pensée) de Tolkien.
David Ledanois,
(mémoire de DEA, 2000)
Bibliographie
I. Oeuvres de Tolkien
- The Hobbit: or There and Back Again. 1937. Londres : HarperCollinsPublishers, 1996.
- The Letters of J.R.R. Tolkien, éd. de H. Carpenter. 1981. Londres : HarperCollinsPublishers, 1995.
- The Lord of the Rings. Londres : HarperCollinsPublishers, 1999. éd. originale en trois volumes :
- The Fellowship of the Ring. Londres : Allen & Unwin, 1954.
- The Two Towers. Londres : Allen & Unwin, 1954.
- The Return of the King. Londres : Allen & Unwin, 1955.
- The Silmarillion, éd. de Ch. Tolkien. 1977. Londres : HarperCollinsPublishers, 1999.
II. Ouvrages consacrés à Tolkien
- FERRÉ, V., Tolkien : sur les rivages de la Terre du Milieu. Christian Bourgois, 2001.
- FLIEGER, V., Splintered Light: Logos and Language in Tolkien’s World. Grand Rapids : Eerdmans, 1983.
- FONSTAD, K.W., The Atlas of Middle-earth. Boston : Houghton Mifflin, 1991.
- SHIPPEY, T., J.R.R. Tolkien. Author of the Century. Londres : HarperCollinsPublishers, 2000.
III. Articles consacrés à Tolkien
- BELL, D., “The Battle of the Pelennor Fields: An Impossible Victory.” Mallorn: The Journal of the Tolkien Society, 1982 Dec, 19, pp. 25-28
- BONNAL, N., “Tolkien, héraut du cyberespace.” Famille Chrétienne, n° 1187 du 12 octobre 2000, pp. 50-53
- CLARK, C., “Problems of Good and Evil in Tolkien’s The Lord of the Rings.” Mallorn: The Journal of the Tolkien Society, 1997 Sept, 35, pp. 15-19
- ELLISON, J. A., “‘The Legendary War and the Real One’: The Lord of the Rings and the Climate of its Times.” Mallorn: The Journal of the Tolkien Society, 1989 Sept, 26, pp. 17-20
- FRIEDMAN, B., “Tolkien and David Jones: The Great War and the War of the Ring.” Clio, 1982 Winter, 11:2, pp. 115-136
- LEWIS, A., “Boromir’s Journey.” Inklings, 1992, 10, pp. 135-143
- -, “Arma Virumque Cano (Aeneid i. 1): Of Wars Real and Imaginary.” Amon Hen, 1996 Mar, 138, pp. 10-11
- LISNAK, L., “Influences of the Germanic and Scandinavian Mythology in the Works of J.R.R. Tolkien.” Toid Romaani Filoloogia Alalt. / Acta et Comentationes Universitatis Tartuensis Tartu, 1983, 646, pp. 77-91
- SHIPPEY, T., “Tolkien as a Post-War Writer.” Mallorn: The Journal of the Tolkien Society, 1996 Winter, 21, pp. 84-93
- YATES, J., “Tolkien the Anti-Totalitarian.” Mallorn: The Journal of the Tolkien Society, 1996 Winter, 21, pp. 233-45
IV. Autres textes
Oeuvres
- Beowulf, éd. de J. Tuso. New York : Norton Critical Editions, 1975
- La Bible, traduite en français sous la direction de l’École Biblique de Jerusalem. Paris : Desclee de Brouwer, 1975.
- Le Clos du Cotentin, éd. par R. Lepelley et M. Léon. Presses Universitaires de Caen, 1985
- Sir Gawain and the Green Knight, éd. de W.R.J. Barron. Manchester University Press, 1974
- GRAVES, R., Goodbye to All That. 1929. London : Penguin Modern Classics, 1973.
Article
- KERLOUÉGAN, F., “La Mesnie Hellequin et le Fantastique au Moyen Âge”, éd. par D. Conso, N. Fick et B. Poulle. Annales Littéraires de l’Université de Besançon, 1994, pp. 61-78