Dans ses premiers projets de scénarios, Peter Jackson avait pensé faire jouer à Arwen un rôle sensiblement différent de celui retenu dans la version finale. Dans les premières versions, elle devait chevaucher aux cotés d’Aragorn et combattre comme une amazone lors de la bataille du gouffre du Helm ou sur le champ de Palinor. Lorsque la rumeur de ces changements significatifs commença à se répandre, via Internet, au sein de la communauté des amoureux de Tolkien, elle provoqua une violente réaction. Cette agitation des fans du Seigneur des Anneaux fut même suffisante pour amener Peter Jackson à faire machine arrière et à minimiser les libertés qu’il a finalement osé prendre avec ce personnage.
Cette anecdote montre combien les amateurs de Tolkien sont attachés au caractère d’Arwen et perçoivent bien, instinctivement, combien son rôle est important malgré le peu de lignes qu’elle semble occuper dans le livre. Pourtant lorsque l’on interrogeait certain d’entre eux il était frappant de noter que, la plupart du temps, ils avaient du mal à exprimer clairement les raisons précises et objectives de ce sentiment. J’ai donc cherché à approfondir cette question et à analyser le pourquoi de cette réaction. Or, pour paraphraser Bilbo, avec Tolkien « c’est une affaire dangereuse de [réfléchir] et si tu ne retiens pas tes [pensées], Dieu sait jusqu’où tu pourrais être emporté ». Effectivement, je me suis retrouvé emmené beaucoup plus loin que je ne l’avais escompté au début. C’est le résultat de cette “ quête ” que je souhaite partager avec vous dans les pages qui vont suivre.
Table des matières
I. De nombreux personnages féminins dans l’œuvre de Tolkien
Une des explications qui m’a parfois été donnée est que le monde de Tolkien est un univers entièrement masculin et que le nouveau rôle attribué à Arwen viendrait remettre en cause l’équilibre même de la Terre du Milieu. Je pense sincèrement que cette accusation de sexisme, même si elle est très répandue, est profondément erronée. En effet la Terre du Milieu comporte de nombreux autres personnages féminins éminents et qui tiennent une place essentielle dans le récit. Il suffit pour s’en convaincre de citer les cas de Melian, Lúthien, Idril, Elwing et bien sûr de Galadriel. Ces hautes dames, pour n’envisager qu‘elles, ne sont pas de simples décorations destinées à faire “ couleur locale ” dans les sagas menées exclusivement par les guerriers masculins. Si on y regarde de près, elles prennent une part active dans le déroulement de l’action et se révèlent bien des fois des adversaires décidées et redoutables des forces du mal, souvent nettement plus efficaces que les plus grands héros masculins.
Melian grâce à son anneau enchanté et ses conseils avisés fait certainement plus pour la protection et la splendeur de Doriath que toute la valeur de Beleg ou de Mablung. C’est d’ailleurs parce qu’il refuse d’écouter ses conseils que Thingol attirera le malheur sur son royaume. C’est d’ailleurs uniquement après le départ de Melian que ce royaume pourra être attaqué et détruit par les armées du mal.
Le cas de Lúthien constitue un cas particulièrement intéressant, si l’on songe que Tolkien fit graver sur la tombe de sa femme Edith le nom de Lúthien, on peut raisonnablement inférer qu’elle incarnait pour lui une sorte d’idéal. Or, si nous regardons de près, la fille de Thingol ne correspond en rien à la jeune fille bien élevée selon les critères de l’ère victorienne qu’on pourrait attendre d’un auteur généralement présenté comme conservateur. En effet, elle se promène seule dans les bois la nuit sans le moindre chaperon. Elle choisi elle même son amant sans demander conseil à quiconque. Qui plus est au lieu de le prendre parmi les “ fils de bonne famille ” de la noblesse elfe, elle choisi un être d’une autre race. Ensuite lorsque son père découvre ses agissements et prétend la cloîtrer pour la séparer de son bien aimé, elle n’hésite pas à fuguer purement et simplement pour rejoindre son amoureux. Rien que pour un tel comportement nous pouvons déjà considérer Lúthien comme une personne extrêmement décidée et ne subissant en rien les évènements.
Ensuite si nous considérons les oeuvres qu’elle accomplit on ne peut qu’être impressionné. Elle sauve Beren dans la tour de Tol-in-Gaurhoth avec l’aide de son seul chien, là où Felagund pourtant le grand roi des Noldors avait échoué quelque s temps plus tôt. Par le seul pouvoir de ses incantations elle détruit ensuite la tour elle même et en libère tous les prisonniers. Enfin elle se révèle être la seule des enfants d’Ilúvatar à être capable de surpasser la malignité de Melkor, au sein même d’Angband. Par comparaison, Fëanor “ le plus grand des Noldors, celui dont les exploits furent la plus grande gloire” (Le Silmarillion, chap. 13 – Le retour des Noldor) d’après les mots même de Tolkien n’arrive, quant à lui, même pas à franchir les portes de la forteresse. De même, Fingolfin, grand roi des Elfes, qui parmi les Noldors est un des plus purs et est décrit par Tolkien comme étant “ le plus fier et le plus vaillant des elfes ” (Le Silimarillion, chap. 18) réussira certes à affronter Melkor face à face mais il ne pourra pas l’emporter contre une telle puissance du mal et tombera vaincu. Enfin Lúthien se révèle la seule personne en Arda à réussir à obtenir la résurrection d’un mort en ramenant Beren à la vie.
Rien que pour ces deux derniers exploits, nous pouvons sans crainte dire que Lúthien surpasse tous les autres enfants d’ Iluvatar.
Si maintenant nous regardons le couple Idril-Tuor, on ne peut s’empêcher de penser qu’Idril est la plus avisée des deux. Tuor a rencontré Ulmo face à face et a entendu son message. Il sait donc de manière certaine que Gondolin est condamnée à plus ou moindre brève échéance. Or, alors qu’il a une épouse qu’il aime et un jeune fils, il se contente d’attendre sans faire grand chose. C’est Idril qui grâce à sa prévoyance fait aménager le chemin secret et sauve ainsi la vie d’Eärendil. Sans cette intervention de sa part l’ambassade de celui-ci n’aurait pas eu lieu et les secours ne seraient pas venus de Valinor lorsque tout espoir semblait perdu.
Elwing, la femme d’Eärendil, elle aussi fait preuve d’une détermination étonnante. Lors de l’attaque des fils de Feanor, elle aurait très bien pu sauver sa vie en rendant son Silmaril. Or, au lieu de se soumettre à la loi du plus fort elle préfère se jeter à la mer dans une tentative désespérée. Grâce à cette décision Valinor pourra enfin être atteint et la Terre du milieu sera sauvée. Sans elle Eärendil aurait continuer à errer sans succès sur la mer.
Galadriel est aussi une personne d’une surprenante force de caractère. Elle n’hésite pas à rembarrer sèchement Fëanor lorsque celui-ci lui demande un de ses cheveux. Bien plus tard c’est elle qui eut l’idée de créer le Conseil Blanc qui durant tout le Troisième Âge, jusqu’à la chute de Saroumane, constituera la principale force d’opposition aux visées de Sauron. C’est aussi elle qui donne à Frodon sa fiole enchantée. Sans elle le porteur de l’anneau aurait été pris au piège par Arachne et l’Unique serait tombé entre les mains de Sauron. La guerre de l’anneau se serait, alors, soldée par une catastrophe. Enfin elle renouvellera l’exploit de Lúthien en détruisant grâce à son pouvoir une des tours de Sauron. En effet dans les appendices dans “ La chronologie des terres anciennes ” il est dit “ Ils prirent Dol Guldur, et Galadriel jeta bas ses fortifications et mis à nu ses basses fosses, et la forêt fut purifiée de toute malfaisance ”.
Nous reviendrons plus en détail sur certaines des interventions de ces héroïnes, mais pour l’instant nous nous contenterons de constater que même dans les conditions les plus désespérées aucune d’entre elles n’utilise une arme (pas même lors de la prise de Gondolin pour Idril, du dernier massacre fratricide pour Elwing ou lors des multiples tribulations de Lúthien). Nous pouvons chercher à nous interroger sur cet apparent pacifisme qui fait face à l’âme bien trempée et résolument combattives contre les forces du mal.
II. Nature du pouvoir féminin
Je crois que Tolkien lui-même nous fournit un indice. Dans l’appendice B du Seigneur des Anneaux pour la date du 25 Mars 3019 il écrit “ par trois fois, la Lórien avait résisté aux attaques de Dol Guldur, mais outre la vaillance de la gent Elfe qui peuplait ses terres, là résidait un pouvoir dont nul ne pouvait se rendre maître, à moins que Sauron en personne soit venu l’affronter ” . L’auteur nous précise donc bien qu’il existait en Lórien deux pouvoirs biens distincts. Le second étant d’ailleurs extrêmement puissant puisque Tolkien nous dit que “ nul ne pouvait s‘en rendre maître ”. La force de cette assertion nous échappe peut-être à première vue mais nous pouvons nous y attarder quelque temps. En disant ceci l’auteur nous informe que même les neuf Nazgûls réunis, menés par le Roi Sorcier lui même, auraient été incapables de vaincre la Lórien. Quel est, donc, la nature de ce pouvoir si puissant ?
La première explication qui vient à l’esprit est la présence en Lórien de Nenya un des trois grands Anneaux de Pouvoir forgés jadis par Celebrimbor. La puissance de ce grand Anneau pourrait être cette force contre laquelle même les Nazguls seraient désarmés. Cependant, si nous retenons cette hypothèse, alors les autres anneaux des elfes devraient disposer d’un privilège équivalent. Or Tolkien prend bien soin de nous indiquer le contraire. Lors de son conseil, Elrond dit clairement qu’il n’a pas le pouvoir de s’opposer à toutes les armées de Mordor. Il précise même pour lever toute ambiguité “ ils [les anneaux des elfes] n’ont pas été fait comme arme de guerre ou de conquête : ceux qui les ont fait ne désiraient ni la force ni la domination [] mais la faculté de guérir ”(La Communauté de l’Anneau – Le conseil d’Elrond). De son côté Gandalf lors de son entretien avec Denethor dans la tour de Minas Thirith admet avec une humilité qui surprend Pippin qu’il n’est pas certain de l’emporter dans une lutte contre le seul Roi sorcier (Le Retour du Roi, chap. 4 – Le siège de Gondor). De plus, dans sa lettre n°181, Tolkien précise, à nouveau, que le pouvoir des anneaux elfiques n’était pas de procurer une domination sur les êtres vivants mais plutôt de ralentir les effets du temps. Nous devons donc chercher ailleurs.
Or, nous avons un autre indice. Dans La Communauté de l’Anneau, chapitre VII “ le miroir de Galadriel ”, celle-ci déclare à Frodon “ n’imaginez pas que c’est seulement par [.] les minces flèches des arcs elfiques, que ce pays est défendu contre son Ennemi.[.] Tandis même que je vous parle, j’aperçois le Seigneur Ténébreux, et je connais sa pensée [.] Et lui tâtonne toujours pour me voir et connaître la mienne. Mais la porte est toujours fermée ”. Nous voyons que Galadriel elle-même évoque le fait qu’en plus du pouvoir guerrier de son peuple elle exerce son pouvoir et que c’est grâce à son action à elle que son pays est réellement défendu contre Sauron. Galadriel se livre en permanence à une sorte de duel en pensée avec Sauron. Sa lutte avec le mal n’est pas physique ou militaire mais bien au niveau des volontés, des Esprits. Son pouvoir est donc spirituel.
Nous avons d’ailleurs dans les écrits de Tolkien des aperçus de la manière dont ce pouvoir s’exerce. Bien que spirituel, il n’est pas pour autant désincarné mais au contraire résolument tourné vers l’action. Un des cas le plus significatifs se trouve dans les Contes et Légendes inachevés (Le Troisième Âge – La chevauchée d’Eorl). Les cavaliers qui viennent au secours du Gondor voient leur chemin barré par des nuages de ténèbres issus de Dol Guldur. Lorsqu’ils s’approchent ces nuages sont alors repoussés par une nuée lumineuse émise par Galadriel. Après quelques hésitations les Rohirrims se décident à pénétrer à l’intérieur de cette brume et découvrent qu’elle a des propriétés surnaturelles. Cette nuée permet en effet, en distordant le temps, aux Rohirrims de chevaucher avec une rapidité inespérée et d’arriver frais et dispos pour la bataille du champ du Celebran. Sans cette intervention de la “ Dame du bois doré ” les cavaliers du Nord seraient arrivés trop tard et trop épuisés pour pouvoir sauver le Gondor de ses envahisseurs. Par son intervention, Galadriel a permis de sauver deux peuples à la fois, le Gondor et les Rohirims. Qu’on ne dise plus que les femmes jouent un faible rôle en Terre du Milieu !
Ce pouvoir protecteur est encore plus efficace lorsqu’il est utilisé de manière individuelle pour un simple guerrier. Il suffit de regarder la transformation opérée sur Gimli. Avant son arrivée en Lórien, celui-ci est véritablement représentatif de sa race, terre à terre, vindicatif, et plus intéressé par la technique que par la beauté. Son esprit batailleur va même jusqu’à mettre en péril la communauté de l’anneau ce qui lui vaut la réflexion suivante des autres membres de la communauté “ la peste soit des nains et de leur nuque roide ” (La Communauté de l’Anneau – Chap. VI – La Lothlórien). Cette incapacité à s’entendre parmi les ennemis des ténèbres est d’ailleurs d’après les mots mêmes de Gandalf, une des preuves du pouvoir de Sauron qui divise même ses adversaires. Or, il suffit d’un long regard, les yeux dans les yeux de Galadriel, pour changer Gimli du tout au tout. Désormais il connaîtra une amitié indéfectible pour tous les membres de la communauté. D’un être plutôt grossier il est brutalement transformé en une sorte de paladin tourné vers la beauté et la courtoisie prêt à risquer sa vie, non plus pour défendre ses propres intérêts, mais pour le bien commun.
Cette capacité à transformer un homme et à lui faire donner le meilleur de lui même constitue probablement l’effet le plus important du pouvoir de Galadriel. En effet, la nature réelle du pouvoir de Melkor puis de Sauron ne réside pas dans leurs nombreuses armées, qui généralement ne se montrent pas à la hauteur des épées des Noldors ou des Numénoréens, mais dans leur génie diabolique à générer de la corruption, de la traîtrise et des dégradations en tout genre, tant physiques que morales. La prophétie du Nord prononcée par Mandos est parfaitement significative sur ce point “ tout ce qui commence bien finira mal et la fin viendra des trahisons entre les frères et de la peur d‘être trahi“ (Le Silmarillion – Chap. 9 – La fuite des Noldors). Effectivement durant toute l’histoire de la terre du milieu les pires défaites des forces de l’Ouest seront dues à des trahisons et non à une infériorité militaire (la Bataille des Larmes Innombrables par exemple est perdue uniquement à cause de la trahison des hommes, ou la chute de Godolin est due à la fourberie de Maeglin).
Face à cette puissance proprement diabolique, le courage chevaleresque des guerriers est de peu d’efficacité ou peut même se révéler néfaste s’il est mal dirigé. Pour contrer la malignité des puissances obscures, il faut un pouvoir capable de générer de la beauté, de la loyauté, de la générosité et le don gratuit de soi-même. Ce pouvoir magique, ou plus précisément spirituel est principalement, quoique non exclusivement, féminin dans l’œuvre de Tolkien. De même que Galadriel a fait reculer les nuages empoisonnés de Dol-Guldur lors de la chevauchée d’Eorl, les personnages féminins ont la capacité à faire reculer les mensonges et les corruptions secrétés par Morgoth ou Sauron.
Il est d’ailleurs frappant de constater que durant toute l’histoire de la Terre du Milieu nous ne rencontrons jamais un seul serviteur de Melkor ou de Sauron de sexe féminin. Pas une seule fois n’apparaît une “ femme orque ” ou troll ou balrog ou dragon [1] … Pour un auteur comme Tolkien qui a passé plus de cinquante ans à affiner dans les moindres détails son monde imaginaire pour lui donner la plus grande apparence de réalité possible, une telle absence ne peut être due au hasard. Cette volonté d’exclure systématiquement tout élément féminin parmi les serviteurs des Seigneurs des Ténèbres introduit, en effet, une brèche dans la crédibilité des orques ou des trolls. Elle est donc visiblement délibérée. Nous remarquerons de même que Melkor, comme Sauron, ne sont pas mariés contrairement à la plupart des Valars fidèles à Eru.
III. Interactions entre le pouvoir féminin et le pouvoir guerrier
La protection spirituelle d’un personnage féminin est pour le guerrier ou l’aventurier masculin un antidote nécessaire pour arriver à déjouer les pièges tendus par l’ennemi. Cette protection apparaît de manière claire dans le cas de Frodon dans l’antre d’Arachne. Tant qu’il fait confiance à sa seule force ou invoque à haute voix le nom masculin d’Eärendil, il erre perdu dans les ténèbres et prisonnier des filets tendus par le monstre, promis à une mort certaine. C’est seulement lorsqu’il se souvient de sa fiole et qu’il la brandit tout en invoquant le nom de Galadriel que la lumière fait enfin reculer Arachne et qu’il peut affronter la bête hideuse avec courage et l’emporter. Cette aventure concrète de Frodon est applicable de manière figurée à tous les grands héros masculins du monde de Tolkien. Et nous allons voir que ceux-ci, sans la protection spirituelle d’une haute dame, sont voués à l’échec.
Si nous prenons le cas de Fëanor, Tolkien nous indique au Chapitre 6 du Silmarillion en parlant du refus de Míriel d’assumer son rôle de mère auprès de son fils “ dans les malheureux événements dont Fëanor prit la tête, beaucoup ont vu l’effet de cette fêlure dans la maison de Finwë ”. Nous pouvons donc raisonnablement supposer que le sort de Fëanor aurait été différent sans cette dérobade d’une représentante du pouvoir spirituel. Cette conception est d’ailleurs renforcée par une lettre de Tolkien à Rhona Beare (lettre n°212) dans laquelle l’auteur écrit que “ Míriel [] provoqua la chute des grands Elfes ”. De même nous remarquerons que l’endurcissement du cœur de Fëanor et son écoute attentive des mensonges de Melkor se produit après sa séparation d’avec son épouse Nerdanel qui seule “ pouvait le contenir quand son cœur s’enflammait ” (Le Silmarillion – Chap. 6).
Concernant Túrin Turambar, nous savons d’après les Contes et Légendes Inachevés (Premier âge – Narn i hîn Hurin) que Turin prit brutalement son humeur sombre et sinistre à la mort de sa sœur Lalaith. Les dernières paroles de Gwindor mourant à la bataille de Tumhalad sont aussi particulièrement instructives, “ sauve Finduilas [.] elle seule se tient entre toi et ton destin. Si tu manque à Finduilas, ton destin ne te manquera pas ”(Le Silmarillion – Túrin Turambar). Nous savons donc de manière certaine que si Túrin avait accepté l’amour de la fille d’Orodreth il aurait pu échapper à son sinistre destin.
De même, bien que ce ne soit pas explicitement dit dans Le Seigneur des Anneaux, nous pouvons supposer que Denethor n’aurait pas aussi facilement succombé dans ces duels de volonté via la pierre clairvoyante, si sa femme, une autre Finduilas, n’était pas morte prématurément, le laissant seul pour supporter le poids de sa lutte contre Sauron.
A coté des ces exemples “ en négatif ” montrant l’échec du pouvoir masculin lorsqu’il n’est pas couplé avec le pouvoir spirituel féminin, nous pouvons trouver de nombreux exemples de coopération réussie entre eux.
Cette coopération commence avec les Valar eux-mêmes. En effet il est dit dans Le Silmarillion (Le Valaquenta) que “ Quand Manwë monte sur le trône, son regard, si Varda est à ses cotés, voit plus loin qu’aucun regard, à travers les brumes et dans l’obscurité, par dessus les étendues marines ”. Nous avons donc la preuve que la présence d’Elbereth renforce les pouvoirs de Manwë. Melkor en est d’ailleurs bien conscient car la personne qu’il craint et hait le plus n’est ni Manwë qui est son égal ni Tulkas qui l’emprisonnera mais bien Varda comme il est dit dans le même Valquenta “ il la haïssait et la craignait plus que toute autre créature d‘Eru ” . Morgoth sait parfaitement que le pouvoir spirituel de Varda est plus dangereux pour lui et son empire que tout autre chose.
Si nous continuons avec les Maïar, nous savons que Ossë fut séduit au commencement par les mensonges de Melkor et que c’est son épouse Uinen qui le persuada de se repentir et de retourner faire allégeance à Ulmo. C’est donc bien l’intervention d’une Maïa féminine qui a permis de faire reculer les mensonges du Bauglir et qui a préservé Ossë de la corruption
L’exemple le plus évident est, bien entendu, celui de Beren et Lúthien. Nul doute que Beren n’aurait jamais accompli les exploits qu’il réalisa sans être aiguillonné par l’amour de Tinúviel. Nul doute non plus qu’il n’y serait jamais parvenu seul sans l’aide de sa bien aimée. Ce que Melian confirme d’ailleurs dans un dialogue avec Túrin dans les Contes et Légendes Inachevés . L’exemple de Lúthien nous montre d’ailleurs la puissance et la force de ce pouvoir spirituel qu’elle détient. Comme nous l’avons déjà dit plus haut, elle est la seule en terre du milieu à parvenir à surpasser provisoirement Melkor. Mais cette victoire n’est pas simplement un moyen d’arriver à dérober un Silmaril. Dans une vie de plusieurs millénaires entièrement dédiés au mal et à la haine, les quelques minutes de sommeil que Lúthien donne à Melkor sont probablement les seuls instants de repos qu’a connu le Valar déchu. J’aime à penser que durant quelques instants, grâce à l’intervention de Tinúviel, Arda a pu connaître un peu de la paix qui aurait dû être sans la corruption de Morgoth. Peut-être que ce fugitif sommeil aura été, en définitive, le seul moment de bonheur et de paix de celui-ci.
De même le succès si merveilleux et si inattendu de la quête d’Eärendil fait suite à une longue errance et à de nombreux échecs. Son succès est souvent attribué à la présence bénie d’un Silmaril avec lui lors de sa dernière tentative. Mais il ne faut pas oublier que dans ce dernier voyage le Silmaril n’est pas seul à accompagner Eärendil, sa femme Elwing est aussi du voyage. Et je pense que, tout comme Nenya ne fait qu’amplifier le pouvoir intrinsèque de Galadriel, le Silmaril compte moins que l’héroïsme et l’amour d’Elwing.
IV. Cas particulier d’Arwen et d’Aragorn
Nous allons enfin nous arrêter sur le cas d’Aragorn et d’Arwen. Le rôle de celle-ci est souvent sous estimé par la plupart des commentateurs du Seigneur des Anneaux sous prétexte qu’elle n’y fait qu’une brève apparition et semble n’avoir que peu de part à l’action. Pourtant dans une lettre à Milton Waldman (Lettre n°131) Tolkien écrit “ il n’est fait qu’une allusion à la plus pure des histoires d’amour [de mon oeuvre], celle d’Aragorn et d’Arwen ”. Pour que Tolkien parle ainsi de la relation entre ces deux personnages, il devait certainement considérer qu’elle avait une grande valeur dans le développement de l’action. Si nous regardons de plus près, nous ne pouvons qu’être frappés par l’absolue incorruptibilité d’Aragorn et l’impuissance des forces du mal le concernant. Non seulement il traverse toute la guerre de l’anneau sans la moindre égratignure physique, contrairement à la plupart des autres membres de la communauté, mais sa force est surtout morale et spirituelle.
– Il est capable de prendre le chemin des morts sans la moindre peur et peut commander aux spectres à la grande stupeur de Legolas “ même les ombres des hommes obéissent à sa volonté! ”(Le Retour du Roi – la dernière délibération)
– Il l’emporte dans sa confrontation avec Sauron au travers du Palantir là où Saroumane pourtant le plus grand des magiciens et Denethor, un homme de grande volonté et force d‘âme, se font corrompre ou aveugler.
– Enfin durant tout le déroulement de la guerre de l’anneau il est l’un des seuls parmi les puissants à ne jamais convoiter l’anneau et à ne jamais ressentir son pouvoir maléfique alors que même Gandalf ou Elrond n’osent pas approcher l’anneau par peur de succomber.
Cette immunisation contre le mal ne peut pas venir de la simple pureté de son sang numénoréen car dans ce cas Isildur ou Ar-Pharazon auraient été, eux aussi, incorruptibles. Il faut donc s’attarder un peu plus longuement sur la manière dont l’Unique prend possession de ceux qui l’approchent. Nous avons une indication dans “ le miroir de Galadriel ” lorsque celle-ci tente les membres de la communauté pour voir à quel point ils sont vulnérables au pouvoir maléfique de l’anneau. “ chacun avait senti qu’on lui offrait [.] quelque chose qu’il désirait ardemment : ce quelque chose était clairement représenté à son esprit, et pour l’avoir il suffisait de se détourner de la route ”. Cette tentation de Galadriel ne dure que quelques minutes mais l’Anneau lui exerce cette pression psychique de manière perpétuelle jusqu’à devenir obsédante et à prendre possession complète de l’esprit et de l’âme de ses porteurs. Ce désir varie d’une personne à l’autre suivant son caractère ou son élévation de cœur. Galadriel souhaite devenir une reine de toute la Terre du Milieu que tous les hommes adoreront, prêts à marcher dans le feu pour elle [2] . Boromir voudrait devenir le plus grand capitaine du Gondor et restaurer la grandeur de sa cité. Sam s’imagine en jardinier de la terre entière. Gollum plus prosaïquement voudrait manger du poisson à sa faim tous les jours…
D’ailleurs, si Bilbon et Frodon peuvent résister si longuement aux maléfices de l’Anneau c’est, d’une part car la miséricorde de Bilbon pour Gollum dès les premières minutes où il possède l’Anneau constitua un antidote à la corruption, d’autre part car en tant que hobbits ils désirent essentiellement le calme et la paix et non la grandeur, la gloire ou la fortune.
Nous savons quel est le plus cher des désirs d’Aragorn. Il le dit à Galadriel lors de “ l’adieu à la Lórien ”, c’est d’épouser Arwen et d’être aimé d’elle. La reconquête des couronnes d’Arnor et de Gondor n’est qu’une condition nécessaire à son mariage et non une fin en soit. Or justement la seule manière de se montrer digne d’elle et de s’en faire aimer est de ne pas convoiter l’anneau. En effet Aragorn sait parfaitement qu’Arwen repousserait avec horreur quiconque s’approprierait l’Unique. En ce sens l’amour d’Aragorn pour Arwen constitue un parfait antidote à la convoitise de l’anneau. Nous en avons, d’ailleurs, une claire indication dans les appendices dans L’histoire d’Aragorn et d’Arwen ou Tolkien écrit “ Aragorn repartit affronter le danger et la peine tandis que le monde s’assombrissait et que la peur tombait sur la Terre du Milieu [.] Arwen demeura à Fondcombe, et, Aragorn étant au loin, elle veillait sur lui par la pensée ”
Il est temps maintenant de traiter du cas d’Eowyn de Rohan dont le comportement et les actes semblent être, à première vue, un parfait contre-exemple de tout ce qui a été dit ci-dessus. Pourtant à y regarder de plus près les choses ne sont pas si simples. Tout d’abord durant toute la période où Eowyn reste auprès du Roi Theoden contrant pied à pied les mensonges et les traîtrises de Grima langue de serpent, elle est parfaitement dans son rôle de protectrice et de guide spirituel du Roi. Ensuite lorsqu’il apparaît clairement que celui-ci est définitivement guéri et désormais sous la conduite de Gandalf, elle décide alors de donner son amour et son soutien à un autre guerrier qui visiblement n’est pas encore au terme de ses épreuves.
Devant le refus ferme et sans appel d’Aragorn, elle en vient à douter de l’utilité de son existence et cherche la mort dans une tentative de suicide déguisé. Les mots employés par Tolkien ne laissent pas de doute là dessus “ C’était là le visage de quelqu’un qui, sans espoir, allait au devant de la mort ” (Le rassemblement de Rohan). Pour un catholique pratiquant comme l’était Tolkien le suicide est un péché grave, une véritable désertion, que nul n’a le droit de commettre. Il n’y a qu’à voir les admonestations horrifiées de Gandalf à Denethor quelques chapitres plus loin quand celui-ci se donne la mort.
L’attitude d’Eowyn n’est donc certainement pas pour Tolkien celle d’un exemple à suivre. Son comportement est d’ailleurs un abandon de poste non seulement au sens figuré dans la recherche du suicide, mais aussi au sens propre. Eowyn s’est, en effet, vue confier par le roi la mission précise d’assurer la régence du royaume et de prendre soins des faibles et des civils laissés sans défense par le départ des chevaliers de la Marche. Sa fuite en secret sous un déguisement est donc précisément un refus d’obéissance face à l’ennemi. Ce choix ne peut être considéré comme normal dans l’imaginaire Tolkinien où le respect et le dévouement à son suzerain est une vertu cardinale.
Certes, par une étrange économie de la “ providence ”, de ce comportement déviant de la part d’Ewoyn ressort un bien éclatant qui permettra de détruire l’un des atouts majeurs de Sauron. Mais cette fin heureuse ne permet pas de penser que des amazones sur le champ de bataille étaient une chose courante dans l’univers de Tolkien. La stupeur du prince Imrahil de Dol Amroth découvrant une femme sur la plaine du Pelennor montre suffisamment combien une telle situation semblait incongrue en Terre du Milieu. Tolkien d’ailleurs lui même en a fait état dans une lettre de 1963 à un lecteur (lettre n° 244), où il écrit “ elle [Eowyn] n’était réellement pas un soldat ou une Amazone ”.
Nous pouvons d’ailleurs noter que dès la destruction de l’anneau, lorsque tous les poisons diffusés par Sauron dans le cœur de ses adversaires disparaissent, Eowyn revient rapidement à un rôle plus en accord avec ce que nous avons vu plus haut. Elle épouse Faramir, héros de la guerre et second personnage du nouveau royaume de Gondor et d’Arnor. Héros dont la tâche, comme expliqué dans cette même lettre n°244, sera difficile et dangereuse. Elle comportera, en effet, de nombreuses batailles contre les restes de compagnies d’orques et le siège et la destruction de Minas Morgul.
Pour l’ensemble de ces raisons, je ne pense pas que le rôle héroïque mais atypique joué par Eowyn dans la bataille du Pelennor contredise réellement ma théorie sur l’existence en Terre du Milieu d’un pouvoir spirituel féminin, nécessaire et supérieur au pouvoir guerrier et dont l’essence est de générer de l’amour, de la beauté et de la loyauté et qui donc, par sa nature même ne peut verser le sang [3].
Jean Chausse,
avril 2005.