Pourquoi sommes-nous, pour certains, si attentifs aux libertés prises par Peter Jackson dans son adaptation du Seigneur des Anneaux ? Quel étrange pouvoir distille cette ouvre, qui veut que l’on s’arme de dépit à la vue d’Arwen au gué de Bruinen, et que l’on néglige en fin de compte tant d’autres de nos ouvres littéraires favorites dont l’adaptation à l’écran n’a pas trouvé le ton juste ? C’est un paradoxe que nous sachions que la pérennité de certains récits dans l’histoire ait été le fait de leurs transformations, de leurs transpositions et adaptations, et que nous refusions ce privilège au Seigneur des Anneaux. Oreste vengeant son père Agamemnon nous a été conté par Homère, dans l’Iliade, mais aussi Eschyle, Euripide et même Sartre sous l’occupation (Les Mouches). La mort d’Achille dans l’Iliade n’est pas racontée par Homère mais nous est rapportée par une autre tradition. Pourtant, dans notre imaginaire collectif, c’est Homère et nul autre qui relate la chute de Troie et, partant, la mort d’Achille. Craignons-nous de même que le film devienne cette tradition qui supplée au texte original ?
Cette crainte se nourrit peut-être du fardeau que doit porter le Seigneur des Anneaux, celui de n’être pas ce qu’il semble être aux yeux du monde. Publié par Gallimard uniquement dans la collection Folio Junior, pour les moins de 12 ans, affublé d’un texte de quatrième de couverture défaillant dans son édition Press Pocket (« Oyez, oyez bonne gens, l’histoire.il faut détruire l’Anneau, petit Frodon, il le faut ! »), Le Seigneur des Anneaux souffre plus qu’aucun autre livre des préjugés de ceux qui ne l’ont pas lu. C’est peut-être l’envie de faire connaître ce livre pour ce qu’il est qui conduit certains d’entre nous à nous inquiéter d’une adaptation pouvant perpétuer cette méconnaissance. Ainsi toute scène du film qui corroborerait certains préjugés ou évoquerait Willow ou Legend, ne ferait que conforter dans leur ignorance les pourfendeurs du Seigneur des Anneaux, qui n’estiment pas nécessaire de le lire pour en parler. A cet égard, les cocons d’Uruk-hai et les nouveaux pouvoirs météorologiques de Saruman laissent sceptiques.
Quant à l’impact du film, il sera à la mesure de ce que la presse appelle le nouveau Star Wars. Une sortie mondiale simultanée sur 12000 écrans est prévue sous la forme d’une invasion marketing (des oufs Kinder aux hamburgers Burger King), et les idées tolkieniennes de renonciation à la machine et au pouvoir vont peut-être être galvaudées, charriées vers un ailleurs inaccessible par l’exploitation commerciale du film. En outre, contrairement aux ouvres de Shakespeare, dont les très nombreuses adaptations ont permis à tant de visions différentes de s’entrecroiser, et en fin de compte de se neutraliser, cette adaptation du Seigneur des Anneaux, la première d’une telle ampleur, et peut-être la dernière pouvant s’enorgueillir d’être en trois films, véhiculera un regard unique sur l’ouvre de Tolkien.
Or, ces craintes nous font parfois négliger quelques vérités: on ne peut retranscrire un livre à l’écran, on ne peut que l’adapter ; un metteur en scène ne peut disparaître derrière les images de son film, et ne peut tout à fait se départir de son style. La dernière bande annonce de La Communauté de l’Anneau (dont il faut préciser qu’elle n’a pas été composée par le réalisateur lui-même), la plus réussie, nous le montre bien, avec ses choix de cadrage jacksoniens, où les gros plans envahissent l’écran, parfois pour mieux nous faire voir la profondeur de champ. Quant à savoir si ce style s’accorde avec la nature épique du récit, il faudra voir le film. En outre, même avec cette durée d’environ 9 heures dont il dispose, Peter Jackson a dû faire des choix. On voit bien par exemple que montrer Arwen telle que Tolkien l’a décrite avait peu de sens cinématographiquement. La voir trente secondes dans le premier film aurait fait du mariage d’Aragorn avec cette inconnue, cet ersatz de personnage, dans le troisième film, une péripétie purement visuelle et sans substance, pour qui ne connaît pas le livre, car si la forme cinématographique de la fête fait parfois voir le fond des choses c’est au prix de longues séquences (on se souvient des fêtes du Guépard, du Parrain et de Voyage au bout de l’enfer). En vérité, il aurait été préférable de faire subir à Arwen le même sort que Tom Bombadil (ce que j’aurais fait), mais c’eût été là aussi déroger au texte, et si l’on considère le choix de la mortalité fait par Arwen comme essentiel (il ne l’est pas dans le livre, lorsqu’il n’est pas éclairé par la lecture des textes annexes et des lettres de son auteur), il faut alors montrer la fille d’Elrond dans des scènes nouvelles (mais peut-être pas au gué de Bruinen), si l’on veut que le spectateur participe de cette décision et se pénètre de son importance.
Le tragique de toute adaptation est qu’elle ne peut se faire sans choix qui, dans les superproductions, répondent autant à la conscience intime du réalisateur qu’aux aspects commerciaux de l’exploitation cinématographique. L’adaptation fidèle n’existe pas et nous ne pouvons qu’interroger la pertinence des choix d’un metteur en scène dans cet espace fini qu’est un film, au rebours de l’infini de notre imagination. Kurosawa dans Le Château de l’Araignée, son adaptation de Macbeth, filme la mort de Toshiro Mifune dans une séquence de cauchemar, qui continue à hanter le spectateur longtemps après le film. Pourtant, il s’agit d’une séquence inventée.
Il faut en outre porter au crédit de la campagne de publicité accompagnant le film le fait qu’une nouvelle génération de lecteurs semble découvrir Tolkien (les ventes sont en hausse de 400% cette année selon Houghton Mifflin, l’éditeur américain du Seigneur des Anneaux), et reconnaître que sans la générosité de Peter Jackson et sa détermination, nous aurions eu un film au lieu de trois, que sans les ambitions commerciales de New Line et les produits dérivés, jamais les 300 millions de dollars qui ont permis cette minutie dans les décors et les costumes, dont on espère qu’ils contribueront à produire cette illusion de l’existence du monde secondaire, n’auraient été investis. Les plus belles ouvres d’art naissent rarement des idées les plus nobles.
Enfin, il existe le grand danger, celui de l’oubli. Qui sait aujourd’hui que le Magicien d’Oz était un livre couvert de louanges avant d’être un film ? Mais puisque nous croyons à la singularité de l’ouvre de Tolkien donnons-lui le crédit de pouvoir transcender toute récupération commerciale par la puissance de son verbe et la force de son génie.
Semprini,
le 01/10/2001.
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