« …un concours avec nous, mon trésor! » *
Notre attention sans cesse oscille et nous essayons de relier tous les éléments entre eux.
C’est une attitude active ; de temps en temps
il lui arrive de prendre la forme d’une enquête obstinée et enthousiaste.**
Table des matières
Plan
II – Comment juger un mari ou un ollam chez les Celtes?
III – Pause : Bilbo et Gollum (1)
IV – Au commencement…Enmerkar
V – Mythologie nordique
1) L’Edda de Snorri Sturluson
1.1) La Fascination de Gylfi
1.2) La Poétique
2) Les Dits de Fjölsvinnr
3) Les Dits d’Alvíss
4) Les Énigmes de Gestumblindi dans la saga d’Heidrekr le Sage
5) Les Dits de Vafthrúdhnir
5.1) Présentation
5.2) Le prix de la connaissance
1) La version primitive d’Énigmes dans l’Obscurité (1937 : Bilbo le Hobbit I)
2) La seconde version d’Énigmes dans l’Obscurité (1947 : Bilbo le Hobbit II)
3) Tableau des énigmes entre Bilbo et Gollum
1) Tableaux comparatifs entre Bilbo le Hobbit et les joutes oratoires nordiques
2) Étymologies :
3) Thème de la réciprocité
4) Bilbo et les Énigmes de Gestumblindi
5) ‘À la fin de l’envoi…’ ou la fausse énigme
1) Origine des neuf énigmes
2) Structure et rôle des énigmes
EXCURSUS : la colère de Gollum
3) Lire un texte
Introduction
Tout commence donc, de manière fortuite, avec ce chapitre V de Bilbo le Hobbit…si apprécié pour la compétition entre Bilbo et Gollum sous forme d’énigmes multiples.
L’objet de cet article sera triple :
▪ premièrement il s’agira de rechercher les textes mythologiques ou légendaires qui ont pu ou dû inspirer Tolkien lorsqu’il a rédigé ce passage si attachant,
▪ deuxièmement, à partir des textes les plus susceptibles d’avoir influencé Tolkien et l’étude directe du texte, nous essaierons de trouver matière à mieux interpréter les énigmes et leur rôle dans le chapitre V de Bilbo le Hobbit,
▪ troisièmement, nous tenterons de trouver leur rôle dans le corps plus étendu du conte entier.
Avant de fournir quelques références sur les énigmes, il serait bon de rappeler les deux courtes lettres de Tolkien qui traite du sujet :
Et qu’en est-il des Énigmes? Du travail reste à faire sur les sources et les (énigmes) équivalentes. Je ne devrais pas du tout être surpris d’apprendre qu’aussi bien le hobbit que Gollum verront rejetées leurs prétentions d’avoir inventé n’importe laquelle de ces énigmes.
L25 [1, p.32 datée du 16/01/38]
Ce qui ne tarde pas à arriver, Tolkien devant défendre l’originalité de son travail sur les énigmes devant son éditeur (Allen & Unwin) qui lui en conteste la paternité :
En ce qui concerne les Énigmes : elles sont ‘toutes (issues de) mon travail personnel’ hormis ‘Trente Chevaux Blancs’ qui est traditionnelle, et ‘Sans-Jambes’. Celles qui restent, bien que leur style et leur méthode soient ceux des énigmes de la littérature ancienne (mais pas du ‘folklore’), n’ont pas de modèles à ma connaissance, à part seulement l’énigme de l’œuf qui réduction à un distique (le mien) d’une énigme littéraire plus longue qui apparaît dans certains livres de ‘comptines’, livres américains en particulier.[…]
L110 [1, p.123 datée du 20/09/47]
Mais quelles sont ces ‘sources’ et ‘énigmes de la littérature ancienne’?
Il faut remarquer que Tolkien parle ‘des’ énigmes comme un tout ; aussi, dans la recherche des sources je me limiterai à la recherche de textes qui ne contiennent pas une seule énigme mais toute une série, comme le chapitre qui voit l’affrontement de Bilbo et Gollum.
I – Bible, apocryphes et autres élucidaires anglo-saxons
La Bible recèle, elle aussi, son lot d’énigmes.
Pensons à Samson qui lance un défi aux Philistins en leur posant une question dont lui seul à la réponse :
«De celui qui mange est sorti ce qui se mange, et du fort est sorti le doux» (Juges 14:12-18)
pour désigner la carcasse d’un lion contenant des abeilles et du miel.
L’énigme est ponctuelle, certes, et s’il s’agit de la première et dernière entorse à l’esprit de la recherche que nous nous sommes fixée, il était difficile de la négliger à l’abord du cas des énigmes bibliques.
Mais surtout, bien sûr, pensons à Salomon, le roi plein de sagesse (don divin) que le monde entier vient mettre à l’épreuve (1 Rois 5:14). La fameuse reine de Saba est décrite comme venant ‘éprouver celui-ci par des énigmes’ (1 Rois 10:1 // 2 Ch 9:1-2).
Cette tradition perdurera jusqu’au Moyen Age puisque entre les VIIème et XIIème siècles, des moines irlandais et anglais ont rédigé plusieurs dialogues, en prose comme en vers, dont quatre nous sont parvenus, entre Salomon et Saturne, un mystérieux voyageur. Là encore, dans ces apocryphes, Salomon est celui qui est interrogé, celui qui a la connaissance et répond aux nombreuses énigmes ou questions. Le recueil de ces dialogues sera appelé Salomon et Saturne [2].
La première énigme que pose Saturne dans un de ces poèmes est tout à fait dans le style des énigmes anglo-saxonnes (cf. [2, p.65] qui renvoie à une étude sur l’Exeter Book [3]) :
Saturne dit :
« Quelle est cette chose muette cachée dans un ravin ?
Sa sagesse est immense, elle a sept langues,
Chaque langue a vingt pointes,
Chaque pointe a la sagesse d’un ange
Et chacune à elle seule peut t’élever
Jusqu’à ce que tu voies de Jérusalem briller
Les murailles d’or, scintiller la croix bénie,
La bannière des justes. Dis-moi ce que c’est ! »
Salomon dit:
« Des livres […]
Ils fortifient l’esprit et le raffermissent,
Ils réjouissent le cœur de chaque homme
Au milieu des soucis de cette vie. » [2,p.39-40]
La description de la ‘chose’ à deviner (des livres) est assez curieuse, elle fournit des détails assez précis, sous forme de métaphores, dont le sens n’est pas évident. Une telle technique se retrouve dans les énigmes de l’Exeter Book [4] que Tolkien connaissait très bien puisqu’il aimait citer le manuscrit dans ses lettres (L54 et L90 [1, p.66,102-3]).
Je me permets de citer [2, p.152-3] qui a de fortes chances de renvoyer à des textes qui devaient être, eux aussi, connus de Tolkien : “Ce dialogue [de Salomon et Saturne] est un élucidaire, une liste de questions et de réponses portant sur des connaissances bibliques et autres sans qu’il y ait nécessairement de relation thématique entre elles.
Il existe de nombreuses listes de ce type en latin et dans d’autres langues. La plus ancienne conservée est celle du manuscrit n°1093 de la bibliothèque municipale de Sélestat (France) […] début du VIIIè siècle […]
En Angleterre, il existe, à côté de notre dialogue, un autre dialogue en vieil-anglais, Adrian and Ritheus, qui se trouve dans le manuscrit Cotton Julius A.II, à la British Library (XIIè siècle). Des cinquante-neuf questions-réponses de Salomon et Saturne, vingt se retrouvent plus ou moins semblables, sinon même identiques, dans Adrian and Ritheus […]
Comme autre parallèle, on peut mentionner une liste en latin, appelée Excerptiones patrum, Collectanea, flores ex diversis quaestionis et parabolea attribuée à Bède [… ; soit, en gros, ‘Florilège d’extraits, de questions et de récits tirés des Pères‘.].
On peut mentionner un missel en langue latine, le Durham Ritual […]
D’autre part, il existe en moyen-anglais un questionnaire, intitulé Questiones betwyne the Master of Oxenforde and his clerke, ‘Questions entre un maître d’Oxford et son élève’, préservé dans deux manuscrits, l’un du XVè siècle […], l’autre de la fin du XV siècle ou début du XVIè”.
N’aurions-nous pas là, avec l’Exeter Book, certains des ouvrages auxquels pensait Tolkien lorsqu’il évoquait les ‘énigmes de la littérature ancienne’?
Toujours est-il que ces ouvrages en vieil-anglais – langue chère à Tolkien, un des titres évoquant ‘Le Maître d’Oxford’ – université où Tolkien enseigna, méritaient d’être cités ici.
Après ces élucidaires, rédigés souvent par des clercs, il faudrait faire référence à certaines des énigmes d’origine purement celtique.
II – Comment juger un mari ou un ollam chez les Celtes ?
Ainsi CuChulainn (l’Achille irlandais) et Emer, la femme qu’il courtise, se parlent sous forme d’énigmes [5, p.259, 265-6] car Emer n’acceptera d’épouser un homme qu’à la condition qu’il l’égale en naissance, en beauté et en sagesse. On trouve les énigmes suivantes dans la Cour faite à Ailbe [5, p.350]:
Qu’est-ce qui est plus doux que l’hydromel ? – Une conversation intime.
Qu’est-ce qui est plus noir que le corbeau ? – La mort.
Qu’est-ce qui est plus blanc que la neige ? – La vérité.
Qu’est-ce qui est plus vif que le vent ? – La pensée.
Qu’est-ce qui est plus affûté que l’épée ? – La compréhension.
Qu’est-ce qui est plus léger qu’une étincelle ? – L’esprit d’une femme entre deux hommes.
Chaque réponse repose sur une mutation métaphorique de l’adjectif situé dans la question.
Le dialogue des deux sages (Immacallam in da thuarad) est un autre texte celtique (irlandais).
Il s’agit d’une dispute académique entre un aspirant (druide) au grade de ‘docteur suprême (ollam) d’Ulster’ et son examinateur. C’est un dialogue versifié, rédigé en un style rempli de sous-entendu et d’allusions obscures ou métaphoriques, avec un vocabulaire rare et recherché.
Mes renseignements étant de seconde main [6, p.357], je ne peux caractériser la nature des questions, mais tout porte à croire qu’elles sont énigmatiques, même si ce caractère doit alors seulement traduire la volonté de n’être compris que par des lecteurs initiés.
Les poètes émérites d’Irlande ancienne participaient à des concours d’énigmes, et, selon Marbán le Gardien de pourceaux, ‘prophète suprême de la terre et des cieux’, de telles disputes apparurent à cause des noix qui apportent la connaissance, [noix provenant] des neuf noisetiers de sagesse qui poussaient autour du mystérieux puits de Segais. Dans un concours entre Marbán et Dáel Dulied, le ‘docteur’ (ollam) de Leinster, on rencontre les énigmes suivantes [5, p.349] :
– Quel bien l’Homme trouva-t-il sur la terre que Dieu ne trouva pas?
– Un bon maître
– Quelle bête vit dans la mer et se noie lorsqu’on l’en sort?
– Gním Abraein.
– Quel animal vit dans le feu et se brûle lorsqu’on l’en sort?
– Tegillus (la Salamandre).
Dáel Dulied perdra cette compétition et se placera alors sous la protection de Marbán.
III – Pause : Bilbo et Gollum (1)
Jusqu’à présent, nous avons vu des dialogues sous forme de questions d’une partie et de réponses à ces questions par l’autre partie.
On est au niveau : du disciple (Saturne, la reine de Saba) et du maître (Salomon), et/ou plus généralement du testeur (le maître, la femme celte) et du testé (le disciple, le prétendant au mariage).
Mis à part le dernier exemple, il n’y a aucun conflit entre les parties : bien qu’il puisse y avoir un enjeu (le mariage, l’accès du disciple au grade de docteur), il n’y a pas de réel antagonisme, de lutte pour un bien qui ne pourrait être partagé entre les deux personnages. Et puis surtout, il n’y a pas de réciprocité dans le dialogue : le questionnement est à sens unique.
On est loin, formellement et sur le fond, de l’affrontement entre Bilbo et Gollum qui prend la forme d’une véritable joute oratoire chacun posant une série d’énigmes à l’autre, le vainqueur remportant une mise en jeu qui ne peut être partagée. Cette mise en jeu, d’un point de vue narratif, celui du conte, c’est la vie de Bilbo : si Bilbo gagne, il a la vie sauve et se voit indiqué la sortie, sinon, Gollum le mange.
Mais en réalité, cette victoire est liée à la possession de l’Anneau Unique. C’est l’Anneau qui est l’objet de la dernière question de Bilbo et gagner le concours d’énigmes revient à acquérir définitivement l’Anneau pour Bilbo ou à le récupérer pour Gollum (qui aurait fini par fouiller les poches de Bilbo avant même la fin de son repas…).
L’affirmation que l’Anneau a une place prépondérante dans cette compétition d’énigmes se trouve vérifiée de la main même de Tolkien. Pour cela, il faut revenir aux Lettres.
La lettre L128 [1, p.141] nous apprend que ce n’est que suite à un problème de communication entre Tolkien et ses éditeurs que le chapitre V de Bilbo le Hobbit, Énigmes dans l’Obscurité, a la forme que nous lui connaissons. En effet, les éditeurs ont pris pour une version définitive ce qui n’était pour Tolkien qu’‘un exemple de ré-écriture’ envoyé à Allen & Unwin pour leur ‘divertissement’ (L111, [1p.124])…
La version initiale décrivait un Gollum beaucoup moins terrifiant et plus généreux. Je traduis la note 1 de la lettre L128 [1, p.442] :
Dans la version originale […] Gollum a réellement l’intention de donner l’Anneau à Bilbo une fois que le hobbit a gagné le jeu des énigmes, et il se répand en excuses lorsqu’il découvre sa disparition :
“Je ne sais pas combien de fois Gollum demanda à Bilbo de le pardonner. Il n’arrêtait pas de dire : « Nous sssommes désolés; nous ne voulions pas tricher, nous voulions le donner notre sseul cadeau, ss’il gagnait le tournoi. » Il proposa même d’attraper pour Bilbo un bon gros poisson juteux à manger en guise de consolation.”
Bilbo, qui avait l’Anneau dans sa poche, convainc Gollum de le guider par les passages souterrains jusqu’à la sortie, ce que fait Gollum, et tous deux se séparent avec amabilités.
Il nous faudra revenir sur ces points qui caractérisent Énigmes dans l’Obscurité. Nous apporterons également d’autres références précisant l’importance de l’Anneau dans le concours d’énigmes originel. Pour l’instant, ce que nous avons vu nous suffit pour mieux orienter notre recherche. Désormais, cherchons donc des récits mythologiques d’affrontement par énigmes avec un enjeu à la clef et, si possible, contenant la notion de réciprocité dans l’échange…
IV – Au commencement… Enmerkar
Ceci va nous transporter très loin dans le temps et dans l’espace, aux débuts de la civilisation, en … Mésopotamie, quelques 2050 ans av. J.-C (!), date à laquelle on estime la rédaction d’une épopée sumérienne, Enmerkar et le seigneur d’Aratta appelée encore Epopée d’Enmerkar ([7, p.285-6] et [8, p.291]).
Enmerkar est le deuxième roi de la première dynastie d’Uruk après le Déluge (le cinquième sera le fameux Gilgamesh; on est autour de 2800 av.J.-C. [7, p.890]). Enmerkar et le seigneur d’Aratta sont tous deux des “rois-prêtres” et sont, à ce titre, époux de la déesse Inanna qui devient l’objet de leur lutte.[9]
Enmerkar gagnera les faveurs de la déesse puisque la tradition fait de la déesse Inanna à la fois sa cousine et son épouse et la patronne d’Uruk.
Dans Enmerkar et le seigneur d’Aratta, Enmerkar voudrait construire pour la déesse Inanna un temple plus magnifique que celui édifié par le seigneur d’Aratta.
L’épopée précise qu’en ces temps lointains n’existaient ni échanges, ni commerce, ni même l’écriture.
Enmerkar tire parti du fait qu’Inanna montre pour lui plus d’inclination que pour son autre époux, le seigneur d’Aratta. Il obtient donc de la déesse qu’elle provoque une famine dans le pays d’Aratta, puis envoie un ultimatum au seigneur de cette ville : il lui ordonne de reconnaître la suzeraineté d’Uruk et de lui envoyer en signe d’allégeance les pierres et métaux précieux (or, argent, lapis lazuli et cornaline) dont Uruk a besoin pour orner le temple d’Inanna.
C’est alors que l’épopée devient intéressante pour cette étude : le seigneur d’Aratta voit sa cité-état subir les effets de la famine mais cherche cependant à gagner du temps en proposant à Enmerkar un duel intellectuel…un concours d’énigmes! le souverain d’Uruk doit :
1) lui faire parvenir du grain transporté dans des récipients troués,
2) puis lui envoyer un symbole d’autorité qui ne soit fait d’aucun bois connu, ni de métal, ni de pierre,
3) et enfin, faire venir à Aratta pour un combat singulier un champion portant un habit sans couleur connue.
A chacun de ces défis, l’ingéniosité d’Enmerkar trouve une solution :
1) il envoie du grain germé, qui ne peut s’échapper des paniers de transport,
2) un sceptre en roseau,
3) et un combattant vêtu d’un habit de laine écrue. [10]
En réalité l’ingéniosité d’Enmerkar n’a dû s’exprimer que pour le troisième défi; il lui aura fallu l’aide de Nisaba, la déesse de ‘la répartition du grain’, pour résoudre la première énigme et celle d’Enki, dieu des eaux douces, associé à la magie et à la sagesse, pour résoudre la deuxième.
On peut donc dire que le héros de la première joute par énigmes, vieille de 5000 ans, ne s’en sort pas par sa seule intelligence mais qu’il use d’artifice : il a de son côté le soutient d’Inanna, de Nisaba et d’Enki, comment pourrait-il perdre?
Attention, je ne dis pas que Tolkien s’est inspiré consciemment de la mythologie mésopotamienne pour rédiger le chapitre V de Bilbo le Hobbit! Il me semblait simplement nécessaire de faire référence à la plus antique trace que nous possédions d’une dispute sous forme de suite d’énigmes. Car il s’agit bien d’énigmes, épreuves intellectuelles par opposition aux travaux, épreuves physiques.
Ces précisons prises, il ne faudrait pas pour autant affirmer que Tolkien ne connaissait pas ce mythe. Une nouvelle fois, ses Lettres nous renseignent :
Puisque naturellement, en tant que personne intéressée par l’antiquité et notamment l’histoire des langages et de l’‘écriture’, j’ai connu et lu un grand nombre [de textes] à propos de la Mésopotamie, […]
L297 [1, p.384]
Tolkien lui-même met entre guillemets, pour la souligner, la notion d’‘écriture’. Or, surprenante coïncidence pour nous, l’épopée d’Enmerkar et du Seigneur d’Aratta se termine avec l’invention de l’écriture par Enmerkar!
Souvenons-nous que lorsque l’épopée commence l’écriture n’existait pas. Les échanges entre les deux seigneurs se faisaient donc par messagers qui récitaient de mémoire ce qu’ils avaient à transmettre. À la fin, l’ultimatum que lance Enmerkar au seigneur d’Aratta se révèle si long et difficile à mémoriser pour son messager qu’il “invente” l’écriture en rédigeant une lettre sur une tablette d’argile.
Et, à ce stade, est-il besoin de rappeler toute l’activité littéraire, en tant que chroniqueur et poète, dans l’univers de la Terre-du-Milieu, de Bilbo Baggins, vainqueur d’un affrontement par énigmes tout comme Enmerkar ?
Il se mit à écrire de la poésie (…) Un soir d’automne, quelques années plus tard, Bilbo, assis dans son bureau, était occupé à écrire ses Mémoires (…).
Bilbo le Hobbit, p.311 (Ed.Pocket : p.365)
Notons également, dans cette recension comparée de textes, que l’enjeu de la dispute par énigmes entre les deux hommes est une femme, ce qui nous ramène quelques 4000 ans plus tard, chez les Celtes (comme nous l’avons déjà vu ci-dessus) et les Scandinaves (voir ci-après).
V – Mythologie nordique
On trouve des récits tout aussi intéressants que les précédents, si ce n’est plus, dans la mythologie nordique.
Je terminerai avec eux car ils me paraissent avoir inspiré Tolkien sur plusieurs points.
Il faudra garder à l’esprit les résumés des situations et les noms des personnages qui vont suivre (enfin, savoir y revenir…) car ils nous seront utiles.
Dans les dialogues des poèmes et chants scandinaves, les questions ne prennent pas forcément une tournure énigmatique au sens fort : ce sont souvent des “colles”, des questions de connaissance (assimilée à la ‘sagesse’), l’ensemble ayant la forme de dialogue didactique ; certainement, le but de ces textes était de transmettre au lecteur un savoir poétique, mythologique ou religieux.
1) L’Edda de Snorri Sturluson
1.1) La Fascination de Gylfi
Ainsi en est-il de la première partie de l’Edda de Snorri Sturluson (autour de 1220), dite la Fascination de Gylfi (la Gylfaginning) [11, p.29-102]. Gylfi, ‘homme intelligent et versé dans la magie’ [Gyl 2], est un roi de Suède légendaire qui, sous un déguisement et sous le pseudonyme de Gangleri, se rend à Asgardr, la demeure des dieux pour y faire la connaissance des Ases et de leur sagesse. Dans une salle, il rencontre trois dieux: Hárr (le Très-Haut), Jafnhárr (l’Également haut) et Thridhi (le Troisième).
Le Très-Haut demanda alors à l’arrivant si d’autres raisons [que celle de savoir qui est le souverain des Ases] leur valaient sa venue, en ajoutant que la nourriture et la boisson étaient à sa disposition comme pour toutes les autres personnes présentes dans la salle du Très-Haut. Il répondit qu’il voulait en premier lieu s’enquérir s’il se trouvait là quelqu’un de savant. Le Très-Haut lui déclara alors qu’il ne sortirait pas sain et sauf de la halle, à moins qu’il ne se révélât être plus savant qu’eux :
« Tiens-toi debout, là, devant nous
Pendant que tu questionnes!
C’est à celui qui raconte qu’il revient d’être assis. » [Gyl 2]
Gylfi ne se démonte pas et questionne les dieux sur l’univers, depuis le commencement (“Quelle fut l’origine?“[Gyl 4]) jusqu’à la fin des temps (“Qu’y a-t-il à dire du Crépuscule des dieux?“[Gyl 51]) et au-delà (“Certains dieux survivront-ils? Et la terre et le ciel existeront-ils encore?“[Gyl 53]). À travers les réponses des dieux, Snorri nous offre une présentation systématique de la mythologie nordique qui constitue notre source essentielle sur le sujet. Puis Le Très-Haut de clore la conversation [Gyl 53] :
« À présent, je doute fort que d’autres questions puissent te venir à l’esprit, car je n’ai entendu personne décrire plus avant le cours du temps. Mets à profit maintenant ce que tu as appris! »
Gylfi-Gangleri entend alors ‘de grands bruits autour de lui’ (le tonnerre?) et se retrouve seul dans une ‘vaste plaine’ où il n’y a plus ‘ni halle ni fort’ [Gyl 54]. Gylfi “a eu une vision, une extase, une hallucination, une fascination, d’où le titre de la Gylfaginning : ‘La fascination de Gylfi’” [12, p.96]
Dans cette première partie de l’Edda en prose, les questions n’ont pas la forme d’énigmes, Gylfi-Gangleri recherche la sagesse des Ases, aussi le dialogue est un dialogue de connaissances. Mais le flot incessant de ces questions (qui nécessite même le concours de trois dieux!) donne parfois à l’échange un aspect de défi.
1.2) La Poétique
Par contre, on revient à une matière plus proche des énigmes avec la seconde partie de l’Edda en prose, la Poétique (les Skáldskaparmál), là encore sous forme de questions-réponses entre Æegir (l’apprenant) et Bragi (l’instructeur).
Quelques exemples :
Pourquoi l’or est-il appelé ‘chevelure de Sif’ ?[11, p.117]
Pour quelle raison l’or est-il appelé ‘tribut de la loutre’ ? [11, p.119]
Pourquoi l’or est-il appelé ‘semence de Kráki’ ? [11, p.128]
Pourquoi l’or est-il appelé ‘farine de Fródhi’ ? [11, p.127]
Ces questions ne sont pas encore des énigmes puisque leur but étant de demander des explications, à un connaisseur, sur des circonlocutions de poésie scaldique (les kenningar) qui sont impossibles à résoudre si on ne connaît pas les mythes auxquels elles se réfèrent. Mais elles peuvent facilement le devenir si on les reformule ainsi:
Qu’est-ce que la chevelure de Sif ?
Qu’est-ce que le tribut de la loutre ?
Qu’est-ce que la semence de Kráki ?
Qu’est-ce que la farine de Fródhi ?
2) Les Dits de Fjölsvinnr
Passons à l’Edda poétique maintenant. C’est un recueil anonyme de nombreux chants mythologiques et héroïques qui ont servi de source à Snorri puisque composés entre le VIIIème et le XIIIème siècle [13]. Certains de ces chants sont des plus intéressants pour notre recherche.
Premièrement, considérons les Dits de Fjölsvinnr (les Fjölsvinnsmál [15,p.504-516][16]) qui, avec un poème (le Grógaldr, [15, p.584-7]), forme les Dits de Svipdagr.
Svipdagr est le héros de ces deux poèmes. Dans le Grógaldr, il ressuscite sa mère et lui demande des formules magiques afin de mener à bien le périlleux voyage qu’il va entreprendre pour demander la main de la vierge Menglöd; sa mère prononce sur lui neuf formules magiques pour le protéger en toutes occasions.
Dans les Dits de Fjölsvinnr, Svipdagr est arrivé à la montagne sur laquelle se trouve, entourée d’une muraille de flammes, la demeure de Menglöd. Sous le pseudonyme de Vindkaldr [17], il provoque par ses questions le géant qui la garde. Ce géant s’appelle Fjölsvinnr ou encore Fjölsvidhr (‘Celui qui sait beaucoup de choses’ [14.I]). Le savoir que Fjölsvinnr révèle traite de la demeure de Menglöd et surtout de thèmes mythologiques.
Finalement, Fjölsvinnr annonce que Menglöd ne peut appartenir à aucun homme en dehors de Svipdagr, lequel se fait alors connaître et peut alors déclarer son amour à sa promise.
Les questions ne sont pas énigmatiques. Elles relèvent, comme celles de la Fascination de Gylfi, de la pure connaissance. Mais le contexte est plus intéressant (pour nous) car si la joute oratoire semble tout aussi dangereuse (affronter les dieux/affronter un géant), elle est liée, d’une manière qui nous échappe, à l’accès ou pas du héros à ce qu’il désire, sa fiancée ; laquelle est un prix ‘physique’ – par opposition à un prix spirituel comme la connaissance que recherchait Gylfi auprès des dieux.
3) Les Dits d’Alvíss
Dans les Dits d’Alvíss (Alvíssmál) [15, p.79-87] [18], poème de 35 strophes, Thórr entreprend de mettre à l’épreuve la science du nain Alvíss, dont le nom signifie ‘Qui sait tout’ [14.I]. On s’éloigne à nouveau des énigmes, les questions étant en fait des questions de vocabulaire.
Par exemple, en Alvíssmál 11-12, Thórr demande :
« Comment ce ciel s’appelle,
Qui n’a point de terme,
Dans chaque monde? »
Et Alvíss de répondre :
« ‘Ciel’ s’appelle chez les hommes,
Mais ‘corps céleste’ chez les dieux,
Les Vanes l’appellent ‘tisse-vent’,
Les géants, ‘monde d’en haut’,
Les Alfes, ‘beau toit’,
Les nains, ‘gouttante salle’. » [15, p.82]
(a) Toutes les autres interrogations de Thórr sont de ce type. Point donc de devinettes, les questions sont directes. Mais, là encore, la formulation peut facilement se renverser pour donner naissance à des énigmes (Il est un toit qui tisse les vents, qui est-il?).
(b) Ce troisième texte confirme que la joute oratoire chez les peuples nordiques est un affrontement extrêmement dangereux (affronter un géant, risquer sa tête devant les Ases) qui peut très bien conduire à la mort (Alvíss). Dans les trois situations, le visiteur (Gylfi, Svipdagr, Alvíss) met sa vie en jeu (Enjeu vital)
(c) Mais ici aussi, comme pour les Dits de Fjölsvinnr, il y a une différence entre la didactique Fascination de Gylfi et les Dits d’Alvíss; en effet, l’avenir d’une femme est en jeu dans l’affrontement entre Thórr et Alvíss : si Alvíss ne répond pas à une seule question, il perd son droit d’épouser la fille de Thórr! [19]
Toutefois, il ne faut pas que cette différence nous cache un point commun plus important : dans les trois situations, le visiteur recherche un bien, physique ou spirituel, un prix non vital (le savoir, une fiancée, une promise), que possèdent son/ses hôtes (les 3 Ases, Fjölsvinnr, Thórr)
(d) Par contre, les Dits d’Alvíss contiennent un détail supplémentaire qu’il faut relever absolument. Thórr, qui ne veut pas donner sa fille à un nain, use de subterfuge pour remporter le défi qu’il a lancé à Alvíss. Or, nous avons vu (cf. Enmerkar) et nous verrons que c’est toujours par ruse (enfin, à ma connaissance, car il doit bien y avoir des exceptions), et non par sagesse ou intelligence, que les tournois d’énigmes entre ennemis sont gagnés.
Voilà la ruse de Thórr : ne cessant de poser des questions, il s’arrange pour qu’Alvíss se prenne au jeu au point que le nain en oublie le lever du soleil; or, comme tous les nains (du moins chez les scandinaves…), Alvíss ne peut supporter la lumière et sera pétrifié. Le poème se termine donc (Alv.35) sur Thórr reconnaissant la qualité de son “opposant” avant qu’il ne meure :
« En un seul sein
Oncques n’ai vu
Plus antique science.
Grand fourbe,
Je le déclare, t’a abusé.
Sur toi, nain, l’aube point.
Voici que le soleil scintille dans la salle. » [15, p.87]
Ces trois derniers points (l’enjeu, le prix et la ruse) rapprochent donc ce dialogue de connaissance, plus encore que les précédents, du jeu des énigmes entre Bilbo et Gollum (qui repose sur un enjeu – la vie de Bilbo, un prix – l’Anneau de Gollum, et sur la ruse qui donne la victoire finale – la dernière question de Bilbo).
Dans notre recherche d’un hypothétique modèle mythologique de la joute entre Bilbo et Gollum, nous avons, pour l’instant, la progression suivante :
La Fascination de Gylfi : dialogue de connaissance + enjeu vital + prix intellectuel
les Dits de Fjölsvinnr : dialogue de connaissance + (enjeu vital) + prix physique
les Dits d’Alvíss : dialogue de connaissance + enjeu vital+ prix physique + ruse
4) Les Énigmes de Gestumblindi dans la saga d’Heidrekr le Sage
Les Énigmes de Gestumblindi sont un poème de 29 strophes figurant dans une des ‘sagas des temps anciens’ [20], La saga de Hervör et du roi Heidrekr (= Hervararsaga ok Heidhreks konungs). En France, la traduction de Régis Boyer est la référence [21]. Voici l’introduction du poème :
Il y avait un homme qui s’appelait Gestumblindi, puissant et grand ennemi du roi Heidrekr. Le roi lui fit dire de venir le trouver pour qu’ils fassent la paix, s’il voulait rester en vie. Gestumblindi n’était pas un grand sage, et parce qu’il ne se sentait pas capable de faire assaut de savoir avec le roi, parce qu’il savait, d’autre part, qu’il lui serait difficile de se soumettre au jugement de ses sages, les charges portées contre lui étant suffisantes, il prit le parti d’offrir un sacrifice à Ódhinn pour qu’il lui vînt en aide, lui demandant de prendre sa cause en considération et lui promettant de grands présents.
Un soir, on frappa, tard à sa porte. Gestumblindi alla aux portes et y vit un homme. Il lui demanda son nom, et celui-ci dit s’appeler Gestumblindi et qu’ils devaient échanger leurs vêtements, et c’est ce qu’ils firent. Le bonhomme s’en alla et se cacha, et l’arrivant entra, et tous ceux qui étaient là pensèrent reconnaître Gestumblindi. La nuit s’écoula.
Le lendemain, ce Gestumblindi-là se rendit chez le roi et le salua bien. Le roi se taisait.
« Sire, dit-il, je suis venu ici parce que je veux faire la paix avec vous. »
Alors le roi répondit : « Veux-tu te soumettre au jugement de mes sages ? »
Il dit : « N’y a-t-il pas d’autre moyen de se racheter ? »
Le roi dit : « Il y en aurait un autre, si tu te sentais capable de proposer des énigmes. »
Gestumblindi dit : « J’en suis peu capable, mais cependant, l’autre choix peut paraître dur. »
« Préfères-tu, dit le roi, te soumettre au jugement de mes sages ? »
« Je choisis, dit-il, de proposer des énigmes. »
« C’est juste et bien venu », dit le roi.
[21, p.50-51]
Ainsi, Gestumblindi a des comptes à rendre au roi Heidrekr : les ‘charges’ contre Gestumblindi et ‘jugement de sages’ semblent sans appel ; au point que Gestumblindi, ‘le puissant et grand ennemi’ d’Heidrekr, acculé, se tourne vers la religion en sacrifiant à Ódhinn. Sa vie est visiblement en jeu.
C’est donc un Ódhinn-Gestumblindi qui se présente devant le roi et, en échange de la paix/pardon de Heidrekr, relève le défi du roi : Heidrekr semble tellement sage qu’il est sûr de répondre à toute énigme qu’on lui posera ; certainement, ce n’est pas la première fois qu’il propose ce marché ; et à chaque fois, la conclusion a dû être celle d’un ‘jugement des sages’ : la mort. Seulement, cette fois, Heidrekr ne sait pas qu’il n’a pas un homme en face de lui.
Ódhinn-Gestumblindi commence donc de poser des énigmes à Heidrekr. ([21, p.51-59] ou [15, p.102-112])
Voici la seconde [EG2]:
Alors, Gestumblindi dit :
“Je partis de chez moi,
De chez moi je fis un voyage,,
J’ai vu la route des routes:
Route au-dessus
Et route au-dessous
Et routes dans toutes les directions.
Roi Heidrek,
Réfléchis à l’énigme.”Le roi dit :”Ton énigme est bonne, Gestumblindi. Elle est devinée. Tu es passé sur un pont au-dessus de la rivière. Il y avait le cours de la rivière en dessous de toi, et les oiseaux volaient au-dessus de ta tête et près de toi des deux côtés, et c’étaient là leurs routes”
Suivent 26 autres énigmes profanes (pas de résonances mythologiques, ici, à part en EG 12,15 et 28) auxquelles Heidrekr répond sans grande difficulté. [15, p.103-111] [22]. Puis la 29ème, la dernière, qui n’est pas sur le même modèle que les précédentes [15, p.112] :
Alors Gestumblindi dit :
“Dis -moi cela pour finir,
Si tu es le plus savant des rois:
Que dit Ódhinn
À l’oreille de Baldr
Avant qu’il fût placé
Sur le bûcher funéraire ?”
Le roi Heidrekr dit : “Toi seul sais cela, créature monstrueuse.”
Le roi écume de rage suite à cette dernière énigme. il sort son épée Tyrfingr et tente de frapper Gestumblindi [21, p.59-60] :
Et alors, Heidrekr brandit Tyrfingr et lui assena un coup, mais Ódhinn se métamorphosa en faucon et s’envola. Et le roi donna un coup dans sa direction, et lui enleva les plumes de la queue. Et voilà pourquoi le faucon, depuis, a des plumes si courtes à la queue.
Ódhinn dit alors : « Parce que toi, roi Heidrekr, tu m’as attaqué et voulais me tuer, alors que j’étais innocent, les plus vils esclaves te mettront à mort. »
Après quoi ils se quittèrent.
On le verra, ce texte important est certainement celui qui a le plus inspiré, avec le suivant, le chapitre V de Bilbo le Hobbit. Ce n’est assurément pas une coïncidence s’il figure à plusieurs reprises parmi les premières études littéraires de Christopher Tolkien [23].
5) Les Dits de Vafthrúdhnir
5.1) Présentation
Les Énigmes de Gestumblindi sont en fait la version profane d’un poème de l’Edda Poétique d’une qualité littéraire exceptionnelle : les Dits de Vafthrúdhnir (Vafþrúðnismál) [15, p.516-29] [24].
Ce long poème (55 strophes) est constitué de trois grandes parties :
(a) Les dits de Vafthrúdhnir commencent par une scène domestique entre Ódhinn, le père des armées et des générations [25], et sa femme Frigg. Ódhinn lui demande conseil car il veut rendre visite au sage Vafthrúdhnir (Fort-à-l’Embrouille). Il a visiblement un projet bien précis en tête [Vaf. 1] :
« Conseille-moi à présent Frigg,
Car je brûle d’aller rendre visite à Vafthrúdhnir;
Très curieux
Je suis de l’ancien savoir
Que possède ce très sage géant. »
Frigg le met en garde, car ce géant est plus fort que les autres. Cependant, Ódhinn se met en route, avec un refrain qui revient tout au long du poème [Vaf. 3, 44, 46, 48, 50, 52, 54] :
« Maints voyages j’ai faits,
Maintes choses j’ai tentées,
Maintes puissances j’ai éprouvées »
Et arrive chez le géant sous le pseudonyme de Gagnrádhr (Bon Conseilleur), et le provoque [Vaf. 6-7]:
Ódhinn dit :
« Salut, Vafthrúdhnir!
Me voici dedans la halle entré
Pour te voir en personne;
Mais je veux d’abord savoir
Si tu es savant
Et très sage, géant. »
Vafthrúdhnir dit :
« Qu’est-ce que cet homme
Qui dedans ma salle
M’adresse la parole?
Point ne sortira
De notre halle
Si tu n’es pas le plus savant. »
Le concours est donc mortel et conserve une forme que nous avons déjà vue avec la Fascination de Gylfi. Normal, celle-ci s’inspire de celui-là! Dans les deux textes, une joute oratoire est provoquée par un visiteur venu chercher la connaissance de son hôte (le Prix) en mettant sa vie en jeu (Enjeu vital).
Les premières strophes de la joute oratoire sont consacrées aux quatre questions que Vafthrúdhnir pose à Ódhinn pour savoir :
1) qui fait se mouvoir le jour [Vaf. 11-12] et 2) la nuit [Vaf. 12-14]
3) comment s’appelle la rivière qui constitue la frontière entre les dieux et les géants [Vaf. 15-16]
4) comment s’appelle le champ de bataille où (lors des ragnarök) Surtr affrontera les dieux [Vaf. 17-18]
Ódhinn-Gagnrádhr répond à ces questions et éveille la curiosité du Géant qui (par goût du risque ?) propose de renverser les rôles [Vaf. 19].
Dans les strophes restantes, c’est Ódhinn qui interroge le géant à propos :
5) de la genèse du ciel et de la terre [Vaf. 20-21]
6) du soleil et de la lune [Vaf. 22-23]
7) du jour et de la nuit [Vaf. 24-25]
8) de l’hiver et de l’été [Vaf. 23-27]
9-13) des géants [Vaf. 25-37]
14) de Njördhr, l’otage des Ases [Vaf. 38-39]
15) des guerriers morts au combat, les einherjar [Vaf. 40-41]
Ódhinn, qui, jusqu’à présent, a interrogé le géant sur le passé ou le présent, déplace ses questions vers le futur, révélant au lecteur la raison de sa visite : Ódhinn veut connaître l’étendue des connaissances du géant sur l’avenir du monde. Par avenir, il faut comprendre la fin des temps qui, chez les Scandinaves, voit les dieux mourir dans un dernier affrontement avec leurs ennemis (les géants), provoquant l’embrasement du monde. Impatient, il a déjà fait une allusion à sa véritable motivation en Vaf. 38 alors qu’il ne demandait que l’origine (et non le destin) de Njördhr :
« Dis ceci […]
Puisque tu sais,
Vafthrúdhnir, de tous les dieux le destin »
Cette impatience peut être également considérée comme une manœuvre habile pour préparer le terrain de ses dernières questions ; il renouvelle alors cette technique de la flatterie qui endort la conscience en Vaf. 42 :
« Dis ceci en douzième lieu,
Puisque tu sais,
Vafthrúdhnir, de tous les dieux le destin
Des runes des géants
Et de tous les dieux,
Diras-tu la vérité,
Ô très sage géant ? »
(c) Suivent des questions de la plus haute importance concernant le destin du monde après les ragnarök, en particulier :
16) le sort des hommes [Vaf. 44-45]
17) le nouveau soleil [Vaf. 46-47]
18) ‘les sages, les puissantes vierges’ [Vaf. 48-49]
19) les Ases qui survivront [Vaf. 50-51]
20) la cause de la mort d’Ódhinn [Vaf. 52-53]
Vafthrúdhnir comprend trop tard qu’il s’est fait berner par Ódhinn lui-même dans un jeu perdu d’avance; il accepte le destin du perdant de la joute oratoire selon les règles fixées, c’est-à-dire la mort [Vaf. 55] :
« Nul homme de sait
Ce qu’autrefois
Tu dis à l’oreille de ton fils;
D’une bouche vouée à la mort,
J’ai dit mon antique savoir »
Vafthrúdhnir s’est fait prendre au jeu, ne voyant pas le déplacement des questions, ne relevant pas l’intérêt de son visiteur pour les destinées divines et surtout sa nature, malgré Vaf. 42, 41 et 52 qui pointaient vers Ódhinn. Finalement, Vafthrúdhnir, Fort-à-l’Embrouille, le ‘rusé’ [Vaf. 10], ne l’était pas tant que ça ; en tout cas, pas suffisamment pour Ódhinn [Vaf. 55]:
« Voici qu’avec Ódhinn j’ai fait assaut
De ma sagesse en paroles.
Tu es et tu seras toujours le plus sage des hommes. »
5.2) Le prix de la connaissance
Sur la forme, ce poème rappelle celui des Dits d’Alvíss : il s’agit d’une joute de connaissance (connaissance du vocabulaire pour l’un, connaissance des faits mythiques pour l’autre). D’autant plus que ce sont les deux seuls textes que nous avons rencontrés qui se terminent explicitement par la mort d’un des deux participants (le visiteur Alvíss et l’hôte Vafthrúdhnir).
Mais, il demeure une différence narrative essentielle! Avec les Dits de Vafthrúdhnir, pour la première, nous rencontrons-là une joute oratoire où les risques sont vraiment partagés, chaque participant étant soit le testeur, soit le testé, les deux risquant la mort ; thème que j’appelle thème de la réciprocité. Cette réciprocité apparaît non seulement dans les faits (réciprocité dans le questionnement et dans l’enjeu vital) mais également dans les mots que le poète utilise ou fait dire à ses personnages ; d’un côté il écrit [Vaf. 5] :
Alla alors Ódhinn
Éprouver la sagesse des paroles
Du très savant géant
De l’autre, il fait dire au géant [Vaf. 11, 13, 15, 17] :
« Dis ceci, Gagnrádhr,
Puisque tu veux du bas bout de la halle
Éprouver ton renom »
Réciprocité donc dans l’‘épreuve’ des personnages. Ce que l’on ne retrouve nulle part sauf chez Tolkien, dans l’échange d’énigmes comme, finalement , dans l’enjeu vital (Cf.VIII).
VI – Le chant III du Kalevala
Nous pourrions arrêter là notre recherche car nous n’avons pas trouvé de textes plus proches du texte de Tolkien que ceux qui précèdent. Nous y reviendrons (cf. VIII).
Mais notre inventaire des joutes oratoires entre deux personnages antagonistes serait incomplet si nous ne relevions pas la lutte entre ‘le vieux’ Väinämöinen et Joukahainen le ‘jeunot, beau marmot’ dans le Chant III de la longue épopée finnoise qu’est le Kalevala. Elle mérite qu’on s’y arrête ne serait-ce que pour l’affection qu’avait Tolkien pour cette épopée et l’influence qu’elle a eue sur son œuvre. [26] [27]
Pour comprendre la lutte entre Väinämöinen et Joukahainen, il faut comprendre que si sa forme est la parole (joute oratoire), son objet est également la parole (le chant des runes). La parole chantée, le chant magique, le chant qui est connaissance et pouvoir :
La poésie populaire finnoise distingue […] un genre particulier, la « naissance » (synty), poème narratif relatant la création in illo tempore d’un être, d’un animal, d’un élément, d’une matière, etc. La connaissance des conditions dans lesquelles fut créé le prototype donne à l’homme pouvoir sur les représentants du genre. Dans le Kalevala, Väinämöinen, le ‘connaisseur éternel’, récite la ‘naissance’ du fer afin d’arrêter le sang coulant de blessures que le fer a causées. [28, p.428a]
Le vieux Väinämöinen chante (v.1-14), son chant emplit l’espace et arrive aux oreilles d’un jeune maître de la parole magique, Joukahainen (v.14-30).
Le drôle en pique un mauvais sang,
Jour et nuit, l’envie le taraude,
Car Väinö le vieux chanteur
Le surpasse au talent des mots. [v.31-34]
Joukahainen décide de ‘partir à Väinölä en joute contre Väinämöinen’, et ce malgré les avertissements de ses parents; il s’en va donc à traîneau et arrive, au bout de trois jours de voyage, aux landes du Kalevala. (v.25-85). Comme le destin fait bien les choses, Joukahainen rencontre Väinämöinen sur le chemin et lui coupe la route, les coursiers tirant leurs traîneaux entrant en collision (v.86-100)
Or les voici, pieds dans la neige,
Debout, songeurs, se dévisagent…
(On dirait un duel de Sergio Leone ; en plus froid…)
Joukahainen se présente et provoque Väinämöinen (v.101-134) :
« Si l’un tient la pleine sagesse
Et la mémoire plus robuste,
Qu’il garde plein pied sur la route
Et l’autre se gare à l’écart.
Si tu te nommes Väinö,
Barbe vieille et barde sans âge,
Entonnons céans les grands chants,
Amorçons les enchanteries,
Bonhomme doit tâter de l’homme
Et l’un gagner joute sur l’autre ! » [v.125-134]
Väinämöinen relève le défi (v.135-142), mais c’est à Joukahainen de faire étal de son savoir (v.143-146) :
« Or mais envers et malgré tant
Parle, que mon oreille entende :
Quelle est la perle de ton art
Et ton haut savoir sans pareil ? »
Et Joukahainen d’affirmer sa connaissance
1) de l’art du tirage et du feu de cheminée,
2) du brochet, de la perche
3) du labour
4) des pins, des eaux de montagnes (v.147-182).
Väinö raille, le vieux sage :
« Mots de marmot, savoir de femme,
et non d’homme à bouche barbue,
d’un gaillard à gueuser les femmes !
Dis plutôt les causes profondes,
Les racines de toutes choses. » [v.183-188]
Alors Joukahainen affirme sa connaissance (v.189-210):
1) de la mésange, de la vipère, de la grémille,
2) des propriétés du fer, de la terre noire, de l’eau brûlante qui fait souffrir, du feu, de l’eau qui calme, 3) de Jumala ‘aïeul des mages’, du Seigneur,
4) de l’origine de l’eau, du feu, du fer, du bronze
5) des premiers matériaux : terre (tourbe), arbre (saule), abri (soc d’un pin), marmite (rocher creux).
Le vieux Väinämöinen,
Barbe sage se gausse encore :
« Auras-tu d’autres souvenirs
où te tais-tu déjà, bavard ? » [v.211-214]
Acculé, Joukahainen, au lieu d’énumérer son savoir, fait preuve d’un soupçon de mégalomanie (v.216-234) :
« Je me souviens d’âges lointains,
jadis au labour de la mer,
j’ai bêché les trouées de mer,
j’ai creusé profond les viviers,
fouillé bas les fosses de l’eau,
ouvert les étangs par ma force,
j’ai chamboulé buttes, collines
et charrié la rocaille en tertres.
J’étais l’homme sixième aussi,
Le septième gaillard de force
Pour donner le jour à la terre,
J’ai pétri l’air, j’ai fait le monde,
J’ai fiché le pilier du monde,
Et j’ai hissé l’arche du ciel,
Haut portée, j’ai mené la lune
Et guidé la courre du soleil,
Puis j’ai dirigé la Grande Ourse
Et j’ai criblé le ciel d’étoiles. »
Rien que ça ! Väinämöinen, qui était présent lors l’ensemencement du monde (Chant II) n’est pas dupe (v.235-254) :
« Piteux chanteur, fieffé menteur ! »[v.236]
Jouka le jeune prend rage,
Il lance les mots du défi :
« Si je ne suis guère affûté,
mon épée saura bien trancher.
Or ça ! Väinö, barbe grise,
Mauvais chanteur et grand gousier !
Viens-t’en qu’on mesure le fer,
Branc sur branc, qu’on joute des lames ! » [v.255-262]
Väinämöinen, répondant injure pour injure, refuse avec mépris cette joute (v.263-270). Joukahainen, oubliant à qui il a affaire, décide d’ensorceler par son chant Väinämöinen (v.271-282), lequel est désormais sur son terrain :
Mais Väinö se fâche dur,
Outré de rage et de colère.
Or donc il entonne les chants,
Il ouvre ses tours d’enchanteur. [v.283-286].
Väinämöinen, par le seul pouvoir de son chant, transforme les objets inanimés de l’attelage de Joukahainen en végétation, son cheval et son chien en pierre ; les pennes de ses flèches redeviennent ‘faucon nerveux’, la garde de son épée est transformée en éclair, son écharpe en traînée d’étoiles…(v.287-326) Quant à Joukahainen, il se retrouve s’enfonçant inexorablement dans la lande boueuse d’un marécage. Joukahainen, de plus en plus désespéré, propose, ‘en gage contre [sa] vie sauve / pour [sa] tête’, divers objets et richesses (v.327-449) :
1) deux grands arcs ;
2) deux barques ;
3) deux chevaux ;
4) un casque plein de pièces d’or, ‘rançon levée par [son] père’ ;
5) tous ses champs.
Et à chaque fois, Väinämöinen refuse et alourdit son emprise :
Il chante Jouka le jeune
Plus bas en terre, il l’enracine.
[v.374-5, 389-90, 405-6, 423-4, 441-2]
la situation est devenue critique : Joukahainen ‘vient à souffrir de pire mal / il a le menton dans la vase’ ; aussi, il ‘craque’ et donne en gage à Väinämöinen ‘le vieux barde sage’ la main de sa sœur Aino (v.450-466) :
« je te donne Aino, ma sœur,
l’enfant de ma mère en rançon
pour te balayer ta cabane,
lessiver mains nues le plancher,
rincer mains blanches les tinettes,
essanger mains froides les châles,
tisser mains fines les foulards,
entourner la miche de miel. »
Le vieux Väinämöinen, arrivé à ses fins, ‘jubile de joie sans fin / car il a reçu la fillette’ et ‘efface les mots sacrés’, libérant le jeune Joukahainen, son cheval et son traîneau. La victoire, sadique, perverse, est totale ; on prendrait presque en pitié ce Joukahainen humilié (467-492) :
Il se hisse dans le traîneau,
Il se niche au fond de la luge ;
Puis il s’éloigne, triste mine,
Cœur gros, cœur sombre, il s’en retourne
Auprès de sa mère, la tendre,
Au bon logis de ses parents. [v.483-488]
Tandis que son père le gronde, sa mère le soigne et le rassure : elle a toujours voulu ‘que Väinö nous soit bon gendre / et parent d’alliance, le mage’ (v.493-536). La pauvre Aino, ‘cœur piétiné, pleure ses larmes’ pendant deux jours ; ce qui n’est pas du goût de sa mère qui trouve son sort enviable (‘vivre assise à la fenêtre / sur le banc pour tenir causette’…c’est un point de vue…) (v.537-580).
Voilà un ‘résumé’ excessivement détaillé pour notre propos ! Mais j’ai jugé utile de présenter ce Chant III du Kalevala car il s’agit d’une mythologie peu connue du public, qui mérite pourtant qu’on s’y arrête, non seulement pour son charme intrinsèque mais aussi pour qu’on prenne un peu mieux conscience d’un texte qui avait su toucher la sensibilité littéraire de Tolkien.
Enfin, bien que l’origine de ce chant ne soit pas l’objet de notre propos, revenons sur le fait qu’il existe une relation entre le Kalevala III et les textes scandinaves précités, relation de dépendance du premier vis-à-vis des seconds. Aussi Régis Boyer relève les points de contact suivants [29]:
[…] c’est là un trait caractéristique du Nord: la magie est la science qui rend supérieur celui qui la possède. Väinämöinen n’est jamais autrement nommé que ‘l’éternel sage’ ou ‘le voyant vieux comme le temps’: par quoi il ressemble curieusement à Ódhinn […].
[…] telle joute oratoire, comme celle de Väinämöinen et de Joukahainen (Kalevala III), rappelle curieusement le Vafþruðnísmál: même sujet, un concours de savoir ésotérique, même enjeu, le perdant y laissera la vie, même triomphe du plus instruit et du plus rusé. Le sampo évoque le moulin Grótti du Gróttasongr, etc. Il appert donc que sur un fonds ancien, d’importants apports scandinaves sont venus se greffer: d’autant plus importants que cette «déteinte» a coïncidé, vraisemblablement, avec la grande période d’élaboration des chants du Kalevala (XIe siècle et suivants).
La joute de Väinämöinen et de Joukahainen ressemble d’autant plus aux Vafþruðnísmál que le visiteur (Joukahainen/Ódhinn) qui désire provoquer l’‘hôte’ (Väinämöinen/ Vafthrúdhnir) est fermement déconseillé de le faire par sa famille (les parents/ Frigg).
Bibliographie
- * : Tolkien, Bilbo le Hobbit, V, p.81 – Toutes les citations de Bilbo le Hobbit correspondent à l’édition 2002 Le Livre de Poche (#6615).
- ** : Jan P. Fokkelman, Comment lire le récit biblique, Éditions Lessius 2002, p.17.
Remerciements
Il est des personnes dont la rencontre est chérie, d’autres dont l’aide et les conseils furent inestimables, d’autres enfin dont les encouragements et la fidélité furent des moteurs ; ils se reconnaîtront, mais, bien que craignant d’en oublier, il me faut citer au moins Cathy, Nath, Berúthiel, Cédric, Silmo, Círdan, Iarwain, Semprini, Vinyamar…merci à vous.