Nous connaissons tous J.R.R. Tolkien. Professeur de “philologie comparée”, de langue et de littérature anglo-saxonne à Oxford, il étudia de nombreux mythes, légendes et contes de fées indo-européens ou finno-ougriens. En plus de ses parutions d’inspiration universitaire, il s’intéressa aux contes de fées, allant jusqu’à leur consacrer un essai (Du conte de fées) et à en écrire lui-même quelques-uns. L’un d’eux, The Hobbit, connu dès sa parution un grand succès. Selon l’anecdote, Tolkien l’avait initialement composé pour ses enfants.

Moins connu du grand public est le psychologue Bruno Bettelheim. Né à Vienne en 1903, il se passionna pour la psychanalyse pendant l’entre deux-guerres, s’intéressant plus particulièrement aux enfants psychotiques. Après la seconde guerre mondiale (durant laquelle il fut déporté) il devint un spécialiste de l’autisme, plus particulièrement chez les enfants. Cet éminent psychologue s’intéressa aussi aux contes de fées d’un point de vue professionnel. Il écrivit un livre intitulé The uses of enchantment (Psychanalyse des contes de fées en français). Dans cet ouvrage B. Bettelheim tenta de démontrer que, loin de constituer un cadre traumatisant pour les enfants, les contes de fées exercent une fonction initiatique et thérapeutique. Afin de mettre à jour les mécanismes inconscients de cette fonction, il étudia de nombreux contes de fées à la lueur de ses théories.

Il existe de grandes similitudes entre les conceptions que Tolkien et Bettelheim se faisaient des contes de fées. Après les avoir toutes deux étudiées, je me risquerai à appliquer les méthodes analytiques, et plus particulièrement psychanalytiques, du Pr. Bettelheim à l’un des contes de fées écrit par le Pr. Tolkien : The Hobbit. Pour ce faire, je m’intéresserai aux personnages principaux du conte puis aux événements marquants qui ponctuent les voyages de Thorin & Cie.

 

De la Fäerie chez Tolkien

Tolkien considérait un conte de fées avant tout comme “une histoire qui touche à la Fäerie ou s’en sert, quel qu’en puisse être l’objet principal” [1]. Cette Fäerie ainsi mise en exergue, et qu’il défendit toute sa vie, est un monde imaginaire aux limites floues. Elle regroupe des éléments mythiques, légendaires, folkloriques, historiques, anecdotiques et parfois anachroniques les uns par rapport aux autres. Ces éléments forment une soupe [2] qui, en mijotant, devient la Fäerie, laquelle est à la base des contes de fées.

Tolkien estimait que la relation généralement établie entre les contes de fées et les enfants n’est qu’un accident de notre histoire littéraire. Il allait même plus loin en affirmant que “les contes de fées offrent aussi, à un degré ou sur un mode particuliers, les choses suivantes : la Fantaisie, le Rétablissement, l’Évasion, la Consolation, toutes choses dont les enfants ont moins besoin, en règle générale, que les personnes plus âgées” [3].

Selon lui, la Fantaisie est une “créance secondaire” ayant la “consistance interne de la réalité” [4], un monde secondaire et imaginaire, composé d’images et de choses qui ne préexistent pas et que l’on ne peut pas trouver dans notre monde réel. Le Recouvrement implique certes “le retour et le recouvrement de la santé” [5], mais correspond surtout au retour d’une vue claire, non pas pour voir les choses telles qu’elles sont, mais telles que nous désirons les voir, “débarrassées de la grise buée de la banalité ou de la familiarité” [6]. Dans l’esprit de Tolkien, l’Évasion n’avait pas la connotation péjorative qu’on lui donne aujourd’hui. Ce serait plutôt une capacité nous permettant d’échapper à toutes les laideurs qui nous entourent, de sortir de notre condition humaine en renouant notre relation interrompue avec la nature. Pour ce faire, les contes de fées présentent de vieux fantasmes comme celui de voler, de respirer sous l’eau ou de parler avec les animaux. Enfin, la Consolation est la fin heureuse du conte de fées, “l’eucatastrophe” (la bonne catastrophe) qui nie la défaite universelle finale, mais non les échecs quotidiens.

Convergences et divergences d’opinions chez Bettelheim

Bettelheim reconnaît ces quatre “éléments les plus stables des contes de fées traditionnels” [7]. Il met toutefois l’accent sur la Consolation et le réconfort. Selon lui, il est nécessaire que le héros soit récompensé et que le méchant soit puni, afin de satisfaire le sens de la justice de l’enfant.

Il ajoute aussi un cinquième élément à ceux que recense Tolkien : la Menace. Une menace doit être exercée contre le héros ; ce dernier doit être précipité dans de graves dangers dès le début de l’histoire. Cela permet à l’enfant qui lit le conte de s’identifier au héros, tant il se sent démuni et vulnérable face au monde qui l’entoure et qui lui semble hostile.

Une autre caractéristique du conte de fées selon Bettelheim est la possibilité d’être lu, entendu et compris à différents niveaux. Un enfant qui lira le même conte à des années d’intervalle y trouvera des plaisirs différents et des significations nouvelles. Ces plaisirs et ces significations gagneront en profondeur au fur et à mesure de la croissance de l’enfant. On retrouve le même argument chez Tolkien lorsqu’il affirme que les livres pour enfants, “comme leurs vêtements, devraient tenir compte de la croissance et, en tout cas, l’encourager” [8].

Mais il est un point sur lequel les vues de Bettelheim et de Tolkien divergent. Si le premier tente de découvrir et de faire découvrir les mécanismes thérapeutiques et éducatifs des contes de fées, le second s’est toujours refusé à toute interprétation allégorique ou autre de ses personnages et de leurs aventures. C’est pourtant ce que je vais essayer de faire maintenant. Ceux qui ne désirent pas connaître les ingrédients de la soupe ne devraient pas lire la suite de cet article.

Les Héros

Bilbo : identification

Le conte étant intitulé The Hobbit, Bilbo est clairement présenté comme le héros éponyme. La plupart des contes de fées annonce ainsi d’emblée l’identité du héros. Il s’agit là du premier élément qui va permettre au lecteur de s’identifier à lui. La description du Hobbit va consommer cette identification.

Physiquement, les Hobbits apparaissent comme des êtres éminemment sympathiques aux yeux des enfants. Comme eux, ce sont des personnages de petite taille (“à peu près la moitié de la nôtre” [9] au visage imberbe. Leur tendance à bedonner, leurs cheveux bouclés, les poils bruns, épais et chauds qui recouvrent le dessus de leurs pieds et le cuir qui leur sert de semelles naturelles les associent à des petits nounours ou à des animaux inoffensifs comme le lapin. Il est d’ailleurs caractéristique que le mot Hobbit soit si proche de l’anglais Rabbit, phonétiquement ou visuellement.

Bilbo semble aussi partager avec les enfants bon nombre d’intérêts (parfois secrets) et de traits de caractères. Il est gourmand, il aime fumer la pipe (fumer est un fantasme récurrent chez la plupart des enfants) et s’émerveille facilement devant les feux d’artifice ou la magie. Ses sentiments sont simples, sincères et ont un retentissement immédiat. Ils se traduisent par le rire, les larmes, la peur ou le mécontentement. Enfin, il montre de la crainte et de la méfiance pour l’extérieur (le monde des grands) et pour l’inconnu, desquelles découle un besoin de sécurité et d’immuabilité.

Ce besoin se traduit dans son environnement. Ce dernier consiste en tout et pour tout en un trou confortable et protecteur fermé par une solide porte. L’image du tunnel implique un univers clos et enterré, donc un sentiment de sécurité. La porte est le seul moyen d’y entrer, et Bilbo en a la maîtrise au début de l’histoire. Il se réfugie derrière lorsqu’il ne veut plus parler à Gandalf, mettant effectivement fin à la discussion. Le Mage et les Nains sont obligés de frapper à la porte, et n’entrent que lorsque Bilbo leur ouvre. Cet environnement comporte aussi d’autres caractéristiques, lesquelles complètent ou confirment le caractère enfantin du Hobbit. Les nombreux placards font référence à l’importance qu’ont les habits dans la vie d’un enfant (croissance oblige). Les garde-manger sont remplis de gâteaux, nourriture que les enfants préfèrent généralement à toute autre. Les tapis moelleux et l’agréable chaleur du foyer renforcent le confort de cette habitation qui a tout d’une immense chambre d’enfant idéale.

En analysant à un autre niveau l’apparence, le caractère et l’environnement de Bilbo, on s’aperçoit que notre héros est resté au stade de l’oralité. Les nombreux repas quotidiens, la pipe, le goût du confort et de la stase ainsi qu’une perspective limitée au cocon natal sont autant d’indices qui montrent que Bilbo n’a pas évolué et qu’il n’en a pas envie. Lorsqu’une occasion d’évolution se présente (la proposition à peine voilée de participer à une aventure), il fait semblant de ne pas la remarquer et fait même tout pour l’éviter. C’est ce que Tolkien appelle le côté Baggins (Saquet) du personnage, son caractère passif (un sac – ou mieux : un petit sac – est un objet et en tant que tel n’effectue par lui-même aucune action). D’un autre côté, nous remarquons qu’inconsciemment Bilbo éprouve un certain intérêt pour le mystère, la visite d’autres lieux et la rencontre d’autres personnes. D’ailleurs, dès le début de l’histoire il trahit ce goût contenu lorsqu’il apprend qui est Gandalf. Cela correspond au côté ” Took ” du personnage. Or Took est la forme conjuguée du verbe d’action “Take“.

En fait, Bilbo est tiraillé entre deux volontés. La première, qui est d’ailleurs dominante, est celle d’une vie facile, du repli sur soi, qui ne nécessite ni effort ni compréhension des autres, et qui est basée sur la simple satisfaction des plaisirs immédiats. La seconde est un désir d’évolution vers une attitude plus adulte, plus concernée, plus humaine. Cette ambivalence du caractère de Bilbo renvoie à la classique dualité ça / Moi (nature animale / nature sociale).

Gandalf et les Nains : menace et réconfort

Gandalf est l’opposé de Bilbo. Il représente l’archétype de l’adulte. Il maîtrise des forces inconnues du Hobbit (la magie), possède un côté mystérieux, disparaît et réapparaît régulièrement en fonction de ses affaires qui paraissent très sérieuses. Il peut être inquiétant ou rassurant. Il est source de plaisirs ou d’émerveillement (les feux d’artifices, les cadeaux magiques) comme de malaise et d’ennuis (les aventures). Il semble toujours tout savoir et possède la capacité d’intervenir afin de prévenir les catastrophes. En fait, il cristallise les idées que se font généralement les enfants des grandes personnes, et plus particulièrement de leur père.

D’ailleurs, Gandalf est clairement une figure paternelle. Il est le guide de la compagnie durant la première partie du voyage. Il encourage les Nains et le Hobbit, les tance vertement lorsqu’ils disent ou font des inepties, les protège et se sent responsable d’eux. Bref, il adopte l’attitude d’un père vis-à-vis de ses enfants. De leur côté, les Nains se sentent abandonnés et ne savent plus quoi faire lorsque le magicien n’est pas là. Mais c’est Bilbo qui semble éprouver pour Gandalf le sentiment le plus proche de l’amour filial. D’ailleurs, c’est Gandalf qui entraîne Bilbo dans l’aventure, conformément au rôle du père qui doit veiller à l’émancipation de ses enfants. Gandalf est celui qui bouscule le train-train stérile de Bilbo, celui qui fait ressortir son côté “Took“, celui par qui la socialisation arrive.

Cette identification du personnage de Gandalf à une figure paternelle prend d’ailleurs toute sa signification lorsqu’on se rappel l’anecdote que l’on cite généralement à propos de la création du conte. Il l’aurait d’abord inventé pour ses enfants. Je ne prétends pas que Tolkien a créé ce personnage d’après lui-même. Nous savons aujourd’hui qu’il s’est fortement inspiré d’une carte postale représentant “Der Berggeist“, l’esprit des montagnes, réalisée par l’artiste Joseph Madlener [10]. Mais il est fort possible que Tolkien se soit identifié à Gandalf, même de façon inconsciente.

Gandalf est donc le (premier) moteur de la socialisation de Bilbo. Pour ce faire, il va introduire les Nains dans la vie du Hobbit. à ce propos, le premier chapitre du conte est fort savoureux. D’une part, parce que Gandalf veut intégrer Bilbo à la compagnie des Nains en raison de ses “talents de cambrioleur”. Il pousse donc Bilbo à l’aventure, en s’appuyant sur les aptitudes de sa race à la discrétion. Or, les Hobbits ont justement développé cette furtivité pour limiter leurs contacts avec l’extérieur, avec le monde dangereux et aventureux des grandes personnes. D’autre part, Gandalf utilise un artifice pour faire admettre la nombreuse compagnie des Nains par Bilbo. Ils sont présentés par petits groupe, à intervalles réguliers. Cet artifice est bien évidemment semblable à celui utilisé plus tard pour faire admettre la compagnie chez Beorn ! Ainsi, à la relecture, ce chapitre prend une nouvelle dimension.

Avec les Nains, le lecteur est en terrain connu. Ce sont des personnages récurrents des contes de fées et des légendes germano-scandinaves. Dans les deux cas, ils sont associés au travail de la mine et/ou de la forge. Ils sont donc fortement marqués par la troisième fonction dumézilienne (sous sa forme Artisanat/Production). De fait, ils évoquent chez le jeune lecteur des sentiments ambivalents. En tant que personnages de contes de fées au rôle bien connu, ils sont rassurants. En tant que symboles du travail, et donc du monde adulte, ils sont inquiétants.

Cette dualité est mise en relief par leur caractère. Ils se montrent méprisants et sévères envers Bilbo, tout en étant serviables et en conservant un aspect comique (cf. leurs courbettes répétées et leur leitmotiv “pour vous servir“, ainsi que la scène de la vaisselle). Ils peuvent se montrer colériques et hostiles, mais savent faire preuve de fidélité en amitié. Cette ambivalence se retrouve aussi dans leur nature, physique ou sociale. Leur apparente maturité (barbe, solidité, force) est compensée par leur courte taille ; à peine plus grande que celle du Hobbit, mais bien moins que celle de Gandalf. Ils allient le dur labeur de la forge à une existence préodipienne. En effet, bien qu’ils arborent des traits indubitablement masculins (la barbe notamment), ils semblent asexués : il n’est pratiquement jamais fait mention des Naines. La seule occurrence (qui passe presque inaperçu) concerne Dís, la sour de Thorin et la mère de Fili et Kili.

En fait, les Nains semblent être des hommes miniatures dont l’évolution aurait été stoppée au stade préodipien. Mais, contrairement aux Nains de Blanche-Neige qui se trouvent être dans le même cas, les Nains de Tolkien sont à la recherche d’un changement d’état (symbolisé par le trésor perdu). Ils veulent reprendre leur évolution. Gandalf en profite pour leur allouer la compagnie de Bilbo (le lecteur), afin que ce dernier profite aussi de cette évolution.

De fait, en symbolisant l’irruption de la réalité dans le monde idyllique et clos du Hobbit, les Nains (pré)figurent la Menace qui est le moteur de tout bon conte de fées. D’abord, par la révélation d’un terrible danger dont personne n’est à l’abri : le Dragon. Par leur expérience passée ensuite : on ne peut s’empêcher de mettre en parallèle l’expulsion des Nains du Mont Solitaire par Smaug et celle du Hobbit par Gandalf et les Nains. Enfin, par leur exemple, ils montrent à Bilbo ce qu’il risque de devenir s’il ne se prépare pas à affronter la réalité : un être inachevé, dirigé par ses sentiments et donc socialement handicapé. À ce sujet, l’opposition nature animale / nature sociale est encore plus flagrante chez le personnage de Beorn. Humain inquiétant et reclus, ne vivant qu’avec ses animaux, il est sujet à de terribles colères qui le transforment littéralement en un animal sauvage. En privilégiant sa nature animale (le ça) Beorn est devenu une menace pour la société et a été banni.

Afin de conjurer une partie de la Menace, Gandalf réalise le tour de force de lier la bonne fortune de Bilbo à celle des Nains. Il en fait le “bon numéro”. Les Nains sont treize, chiffre sinistre selon les superstitions communément admises. Avec l’addition du Hobbit, la compagnie contient désormais quatorze membres. Les Nains et Bilbo peuvent être rassurés, le voyage commence sous les meilleurs auspices.

Les Voyages

Le sous-titre du conte, ‘There and back again‘ (Aller et retour), nous donne les premières indications sur le thème de l’histoire : le (ou plutôt les) voyage(s) de Bilbo. Car ne nous y trompons pas : derrière le voyage géographique du Hobbit et des Nains se cachent des voyages mentaux, à la fois symboliques et initiatiques. Grâces à ces voyages, les jeunes et les moins jeunes vont apprendre diverses leçons. Ces leçons vont être acquises de façon progressive. Comme tous les voyages, ceux de Bilbo connaissent des étapes, ou plus précisément des moments forts durant lesquels le héros (et le lecteur / auditeur à travers lui) apprend quelque chose sur lui-même.

Voyage au centre de la Terre (de l’Être)

Ces événements décisifs surviennent tous dans des lieux souterrains. Et finalement, quoi de plus normal pour un Hobbit résidant dans un tunnel sous une colline (un terrier) que de vivre des expériences cathartiques dans des cavernes ou des tunnels ? De plus, le lieu souterrain renvoie à divers symboles et mythes. Vu de l’extérieur, c’est un lieu sombre et inquiétant, riche de surprises bonnes ou mauvaises. C’est un endroit où l’on peut acquérir des richesses ou des connaissances. C’est aussi l’antre potentiel de monstres et le réservoir de dangers inconnus. Plus symboliquement, ces cavernes, ces ouvertures au sein de la mère terre renvoient à l’utérus maternel. La sortie de tels lieux correspond à une renaissance du personnage, une renaissance symbolique qui conclut un voyage initiatique.

Cette identification de la caverne avec le ventre maternel est renforcée par la récurrence de l’expulsion dans un moment de crise, dans l’angoisse et presque dans la douleur. Le premier de ces lieux est le propre foyer de Bilbo. Il le quitte dans la précipitation, l’impréparation et la peur de l’inconnu. Le deuxième lieu souterrain est l’antre des Gobelins et de Gollum. Il y est confronté au risque d’être emprisonné et dévoré, et il éprouve toutes les peines du monde à en passer la sortie étroite. Le troisième lieu souterrain correspond au groupe Forêt Noire / Palais du Roi des Elfes. Là encore, le risque d’être dévoré et l’emprisonnement sont très présents. Le héros en sort finalement grâce à la rivière souterraine, laquelle renvoie à la perte des eaux qui annonce l’imminence de la naissance. Le dernier lieu souterrain est l’antre de Smaug sous le Mont Solitaire. Pour en avoir volé la principale richesse, Bilbo en est expulsé par Thorin qui va jusqu’à vouloir le projeter littéralement dehors.

Dans chacun des cas, Bilbo perd ou oublie quelque chose. Dans le premier, c’est sa sécurité et son confort que le Hobbit laisse derrière lui, symbolisés par ses mouchoirs, son chapeau, sa canne et sa vaisselle sale. Dans le deuxième, ce sont ses jolis boutons de cuivre et son innocence. Dans le troisième, il prend bien soin d’assurer l’évasion des Nains, mais oublie d’assurer son propre sort. Dans le dernier, il perd l’amitié des Nains. Toutefois, toutes ces pertes sont rapidement surmontées et sont même compensées par des gains plus importants : l’évolution personnelle et sociale d’une part, la connaissance et l’intégration des différentes tendances de sa personnalité d’autre part.


EXPÉRIENCES DÉCISIVES VÉCUES PAR BILBO DANS LES LES LIEUX SOUTERRAINS

L’expulsion du foyer

Sous la montagne

Mirkwood et le palais du roi des Elfes

L’antre de Smaug

(Re)naissance

Nécessité de l’évolution

Découverte de la sexualité

Expérience de la paternité

Prise de responsabilités

Réalisation de l’autonomie

Prise de conscience des différentes tendances de sa personnalité : ça, Moi et Surmoi

Identification du ça (ça et Surmoi) : (Trolls), Gobelins et Gollum

Identification et affirmation du Moi (ça et Moi) : les Araignées et les Elfes.

Identification et intégration du Surmoi (Moi et Surmoi) : Bard, l’Arkenstone, Fili et Kili

 

L’expulsion du foyer

Au début du conte, Bilbo est expulsé de sa maison sous la colline. Il y jouissait d’une existence passive, centrée sur la satisfaction des besoins immédiats et l’ignorance du monde extérieur. Nous l’avons vu, cette expulsion est une véritable (re)naissance. Il est mis au monde par Gandalf. Le Hobbit va alors être confronté aux dures réalités de l’existence, aux agressions du monde extérieur et notamment aux prédateurs. Il va être obligé de prendre conscience de son identité et de faire évoluer sa personnalité pour éviter d’être dévoré. C’est bien sûr la leçon la plus évidente du conte : l’évolution intérieure est rendue nécessaire et inéluctable par les influences extérieures.

Ces influences vont aussi révéler au Hobbit les différentes et contradictoires composantes de sa personnalité. D’après la psychanalyse, ces composantes sont au nombre de trois : le ça, le Moi et le Surmoi. Le ça est la nature animale de l’individu, ses tendances égoïstes, la manifestation du principe de plaisir. Le Surmoi est le principe de morale, la nature altruiste d’un individu, son sens du sacrifice. Le Moi est la manifestation du principe de réalité, la nature sociale d’un individu. Correctement intégré, le Moi permet de concilier les deux autres tendances plus “agressives” de la personnalité. Nous l’avons vu, avant que Gandalf n’intervienne dans la vie de Bilbo, ce dernier était dominé par son principe de plaisir, son ça. En le mettant en contact avec les prédateurs du monde extérieur, le mage montre au Hobbit ce que l’on devient si on se laisse dominer par ce principe : un Troll, un Gobelin ou Gollum.

Sous la montagne

Le passage sous les Monts Brumeux est un moment-clé du conte : Bilbo découvre l’anneau magique et est confronté à Gollum. Ce dernier nous est décrit comme un être lié à l’eau, féru d’énigmes et dont l’apparence rappelle celle d’une grenouille (cf. les mains et les pieds palmés, les yeux globuleux et la peau froide et humide). Quant à l’anneau magique, il a appartenu à Gollum avant qu’il ne le perde. Il lui reste symboliquement lié tant que Bilbo n’en a pas percé tous les secrets (tant qu’il ne s’est pas donné les moyens de se l’approprier). Dans les contes de fées, les grenouilles, crapauds et autres batraciens sont souvent liés à l’apprentissage de la sexualité. De même, l’anneau comme symbole sexuel est une figure courante.

À la lumière de ces indices, on s’aperçoit que l’expérience essentielle faite par Bilbo est celle de la sexualité. Plusieurs faits symptomatiques confirment cette idée : Bilbo découvre l’anneau juste avant le concours d’énigmes qui l’oppose à Gollum. Or, le concours d’énigmes renvoie aux interrogations et aux angoisses des enfants à propos de la sexualité. D’ailleurs, Bilbo remporte le concours d’énigmes (trouve la réponse à ses questions) en affrontant la réalité en face et en (se) demandant “qu’ai-je dans ma poche ?”. Enfin, Gollum (créature symboliquement liée à l’apprentissage de la sexualité) se révèle l’occasion pour Bilbo d’apprendre le fonctionnement de l’anneau.

De façon plus générale, Gollum symbolise le principe du plaisir débridé et agressif, le ça non maîtrisé. Il renvoie aussi directement à une peur très présente chez les enfants : celle d’être dévoré. Et c’est bien ce qui risque d’arriver à la personnalité d’un individu incapable de maîtriser son ça : elle sera dévorée, c’est-à-dire totalement soumise à sa tendance animale. Bilbo a déjà été confronté à ce genre de situation à deux reprises : avec les Trolls puis avec les Gobelins. Dans ces deux cas, Bilbo n’est pas parvenu à surmonter la crise car il s’est avéré incapable de maîtriser ses sentiments, et plus particulièrement sa peur. À l’inverse, la façon dont Bilbo sort victorieux de cette troisième crise est significative. Il affronte Gollum, joue son jeu (le concours d’énigmes) et lorsqu’il le tient à sa merci, il l’épargne. Ainsi, il utilise les ressources de son ça mais sans en être l’esclave, c’est-à-dire sans céder à des sentiments comme la peur, la colère ou la haine. Il réalise cela grâce à l’influence inconsciente de son Surmoi (la pitié qui l’empêche de tuer Gollum).

Par la résolution de cette crise, le héros a identifié son ça et est parvenu à l’intégrer. Il a apprit que le ça est une composante essentielle de sa personnalité, négative lorsqu’elle vous domine, mais positive lorsqu’elle est maîtrisée. Enfin, il a aussi conquis de haute lutte l’anneau magique. En fait, le pouvoir de ce dernier fait double emploi avec la furtivité naturelle des Hobbits. Mais cette capacité est innée, propre à leur état (de créatures dominées par leur ça), et d’une certaine façon incontrôlée. À l’opposé, le pouvoir de l’anneau est acquis et maîtrisé : Bilbo l’a identifié et son utilisation est un acte conscient et volontaire. Ainsi, le pouvoir de l’anneau symbolise-t-il les ressources offertes par le ça maîtrisé.

Mirkwood et le palais du roi des Elfes

La confrontation avec les Araignées rappelle l’épisode des Trolls. Dans les deux cas Gandalf est absent, Bilbo et les Nains sont perdus dans une forêt (voûte naturelle et sombre qui renvoie aux notions de caverne ou de tunnel), affamés et confrontés à des prédateurs qui veulent les dévorer. Toutefois, une grande différence intervient : en l’absence de Gandalf, c’est Bilbo qui va diriger les opérations et endosser le rôle tenu jusqu’alors par le mage. En prenant la responsabilité du groupe des Nains (qui, rappelons-le, sont des hommes-enfants), le Hobbit fait l’expérience de la paternité.

À ce sujet, l’évasion des Nains du palais de Thrandruil est encore plus significative. Elle renvoie au premier épisode du conte, mais avec Bilbo dans le rôle de l’accoucheur. C’est lui qui (re)met au monde les Nains pour qu’ils puissent reprendre leur évolution. En effet, parce qu’ils ont quitté le chemin désigné par Gandalf (et ce, malgré les mises en garde du mage), les Nains se sont perdus, ont manqué d’être dévorés et ont fini par être capturés et enfermés. Bilbo les sauve d’abord des araignées (les tendances agressives de leur ça), puis les libère de leurs prisons (leur passivité, leur isolation, leur repli sur soi) pour les remettre sur le bon chemin, celui de leur trésor (leur évolution). L’expérience de la paternité est la suite logique de la découverte de la sexualité (l’anneau, lequel joue un rôle prépondérant dans l’épisode). Elle apprend au Hobbit le sens des responsabilités et l’oblige à prendre des initiatives.

Dans cet épisode, les Araignées et les Elfes représentent deux types de sociétés dominées par le ça. Dans le cas des Araignées, c’est la nature animale et plus particulièrement l’aspect prédateur qui domine. Bilbo qui y a déjà été confronté s’en sort sans grandes difficultés. Une lecture superficielle pourrait faire penser que le mérite en revient à l’anneau et à Dard. Ces deux objets sont certes importants car ils permettent à Bilbo de prendre confiance en lui et d’affirmer sa personnalité. Mais c’est Bilbo lui-même qui décide de combattre les Araignées afin de délivrer les Nains. Il intervient car il a pris conscience de son appartenance au groupe (sa nature sociale, son Moi).

Les Elfes vivent dans une société organisée où chacun a une place et une fonction (un rôle social), mais qui est dominée par le principe du plaisir (et du déplaisir). Tant que chaque membre effectue correctement son devoir, la société fonctionne bien. Mais qu’un ou plusieurs membres y manquent et la catastrophe survient. Ainsi, l’évasion des Nains est rendue possible parce que l’échanson et le chef des gardes se sont abandonnés à leur principe de plaisir (leur ça) au détriment de leur rôle social (leur Moi). Cette expérience édifiante permet au héros de prendre conscience des interactions qui existent entre ces deux tendances de la personnalité.

S’il a bien intégré son ça et affirmé son Moi, le Hobbit reste victime des tendances négatives (voir agressives) de son Surmoi. Ainsi, il a planifié et réalisé l’évasion des Nains, mais il a oublié d’assurer son propre sort. En conséquence, il manque de se noyer et attrape un bon rhume. Ce dernier nuit d’ailleurs aux pouvoirs de discrétion accordés par l’anneau. D’une certaine façon, le Surmoi non maîtrisé met en péril l’évolution effectuée jusque-là. Tant que la personnalité du héros n’est pas entièrement réalisée, ce qu’il a fait ne sert à rien. Il est donc contraint de poursuivre son évolution, d’aller jusqu’au terme de sa quête désigné dès le début : l’antre de Smaug.

L’antre de Smaug

Depuis la bataille contre les Araignées et l’évasion du Palais du Roi des Elfes, un grand changement a eu lieu chez Bilbo. Jusqu’alors, il se contentait de réagir à des ennuis qui le prenaient par surprise et qu’il tentait désespérément d’éviter ou d’écourter. Désormais, il va essayer de les prévoir, d’identifier les confrontations inévitables et de s’y préparer. Il va prendre l’initiative. Ainsi, alors que les Nains se trouvent sur le pas de la porte du Dragon mais restent dans l’expectative, Bilbo décide de partir en éclaireur. Afin de se rendre compte par lui-même du problème. Afin d’y trouver une éventuelle solution, comme une faille dans la cuirasse de Smaug.

Bien qu’il ait véritablement intégré Thorin & Cie, passant du rôle de bagage encombrant à celui de chef officieux, Bilbo se retrouve tout seul face à l’adversité. C’était déjà le cas avec les Trolls, Gollum, les Araignées et les Elfes. Et malgré le danger que représente le Dragon pour les habitants d’Esgaroth, malgré l’amitié des Nains, Bilbo se retrouve seul face au problème posé par Smaug.

Ainsi, le conte nous apprend que pour devenir soi-même, il est nécessaire de savoir prévoir et affronter seul les épreuves de la vie, parce qu’à un moment ou à un autre, nous sommes confrontés à des choix personnels que personne ne peut faire à notre place. Une telle maturité de caractère permet de réaliser son autonomie. C’est désormais le cas de Bilbo. Parce qu’il a appris à prévoir et à affronter la réalité, il a contribué à la chute de Smaug, rendant ainsi service à la société. Il est passé du rôle d’assisté à celui d’acteur social reconnu et honoré par tous. Thorin vient en contrepoint de cet exemplum : son attitude intransigeante vis-à-vis des Elfes et des Hommes d’Esgaroth (intransigeance qui frise le caprice pur et simple) mène à la guerre, à sa mort et à celle de ses neveux. Ce faisant, il montre qu’en s’accrochant à son immaturité, alors que le moment de la maturité est venu, on risque de provoquer la tragédie pour soi-même et pour ses proches.

A un niveau plus personnel, le destin de Kili et de Fili illustre les conséquences tragiques auxquelles peuvent mener les tendances non maîtrisées du Surmoi. Les deux Nains meurent au combat parce qu’ils ont fait passer leur devoir avant leur propre survie. Leur Surmoi a surpassé leur Moi. A l’opposé, Bard offre l’exemple d’une personnalité bien intégrée. Il est courageux et concerné par le bien-être de son peuple. Mais c’est avant tout un réaliste et un opportuniste, c’est-à-dire qu’il agit de façon opportune, en fonction des événements. Il est doté d’un fort Surmoi, mais les tendances agressives de ce dernier sont maîtrisées par son Moi. Une telle personnalité est promise à une grande destinée : Bard deviendra Roi de Dale.

L’épisode de l’Arkenstone se place entre ces deux extrêmes et nuance la leçon. Lors d’une situation difficile (la guerre qui menace entre les Nains d’un côté et les Hommes et leurs alliés Elfes de l’autre), Bilbo est à nouveau contraint à un choix. Il peut décider de faire bloc avec les Nains qui forment désormais sa famille (nature sociale = Moi). Il peut aussi obliger les Nains à prendre conscience de leur égoïsme, des risques qu’ils font courir à un grand nombre de personnes, et leur apprendre le sens du sacrifice (nature altruiste = Surmoi). C’est ainsi qu’il s’approprie l’Arkenstone comme sa part du trésor, puis y renonce et la donne à Bard pour que celui-ci ait un moyen de pression sur Thorin. Dans cette circonstance, Bilbo a choisi de privilégier le Surmoi, montrant que cette tendance ne doit pas être étouffée, simplement maîtrisée, car elle garde une certaine utilité et fait partie intégrante de la personnalité.

Si le subterfuge du Hobbit ne parvient pas à arrêter la guerre, sa sanction morale est tout de même positive. L’action de Bilbo est saluée par les sages, Gandalf en tête. On comprend ainsi que Bilbo est parvenu au terme de son évolution, qu’il a réussi à identifier et à intégrer toutes les tendances de sa personnalité. Il ne lui reste plus qu’à affronter les péripéties insignifiantes du retour au bercail.

Au final, qu’y avons-nous gagné ?

À la lumière des analyses de Bruno Bettelheim, Le Hobbit pourrait être présenté à un jeune auditeur de la façon suivante : “Voici ce qui arriva à un personnage qui te ressemble beaucoup. Comme toi il aimait bien vivre dans le confort, la quiétude et la sécurité. Voici ce qui lui est arrivé, ce que tu sais (ce que tu crains) qu’il pourrait bien t’arriver aussi. Voici quels pièges il a évités et comment il les a évités. Et voilà ce qu’il y a gagné. À toi d’en tirer des enseignements, si tu le désires.”

Comme tous les contes de fées, Le Hobbit parle à l’inconscient des lecteurs ou des auditeurs. Il leur permet de prendre conscience du monde extérieur et des étapes qui permettent d’apprendre à l’affronter : la nécessité de l’évolution, la découverte et l’acceptation de la sexualité, la prise de responsabilités, la réalisation de l’autonomie. Il attire aussi leur attention sur leurs mondes intérieurs en leur dévoilant des secrets qu’ils appréhendent avec crainte : l’existence des différentes tendances de la personnalité et les risques que ces tendances non régulées leur font courir (désintégration de la personnalité ou subordination de celle-ci à une seule de ses tendances). Afin de conjurer leurs peurs et de les guider, le conte leur indique des méthodes permettant de maîtriser ces tendances contradictoires : acceptation de l’évolution et reconnaissance des différents stades qui la ponctuent ; intégration des différentes tendances de la personnalité par la maîtrise de leurs influences négatives et l’affirmation du Moi. Enfin, il se met à leur niveau, pouvant être lu et relu à différents moments de leur existence jusqu’à ce qu’ils soient capables d’en assimiler toutes les leçons.

Mais par-dessus tout, le conte laisse la décision finale entre les mains des lecteurs ou des auditeurs. C’est à eux de décider s’ils vont suivre l’exemple donné par le conte. De fait, JRR Tolkien le présente ainsi : “Ceci est le récit de la façon dont un Baggins eut des aventures et se trouva dire et faire les choses les plus inattendues. Il se peut qu’il y ait perdu le respect de ses voisins, mais il y gagna – eh bien, vous verrez s’il y gagna quelque chose à la fin.” [11].

 

Loki

Notes

[1] Fäerie ; coll. 10/18 ; p. 141.
[2] Ibid. ; p. 151.
[3] Ibid. ; p. 176.
[4] Ibid. ; p. 176.
[5] Ibid. ; p. 188.
[6] Ibid. ; p. 189.
[7] Psychanalyse des contes de fées ; éditions Robert Laffont ; p. 187.
[8] Fäerie ; collection 10/18 ; p. 178.
[9] Bilbo le Hobbit, édition J’ai Lu ; p. 10.
[10] Carte postale reproduite en page 12 de The Annotated Hobbit ; Unwin Hyman, 1988.
[11] Bilbo le Hobbit ; op. cit. p. 10.