Table des matières
Araignée
Notice n°7, par Cédric Fockeu
Note liminaire : nous utilisons la traduction de Daniel Lauzon dans notre texte quand nous nous référons à Shelob, à savoir Araigne. Cependant, les citations du dictionnaire Tolkien (dont la sortie en librairie est antérieure à la traduction de D. Lauzon) se réfère à la traduction de Francis Ledoux (ie Arachné) avec une variation, à savoir Arachne. Ainsi :
- Shelob : nom attribué par Tolkien ;
- Arachné : traduction par Francis Ledoux ;
- Araigne : traduction par Daniel Lauzon ;
- Arachne : dictionnaire Tolkien.
Introduction
Le symbole de l’Araignée est parmi les plus connus de l’œuvre de Tolkien. Il est aussi l’un des plus récurrents dans son œuvre car il apparaît dans bon nombre de ses textes.
Un personnage autobiographique ?
Le pourquoi de cette araignée comme l’un des monstres les plus puissants et terrifiants de l’œuvre de Tolkien n’est pas avéré. Certains ont pu avancer l’épisode où Tolkien, encore jeune enfant, habitant alors en Afrique du Sud, se fit mordre par une grosse araignée locale (tarentule). C’est ce qu’évoque Humphrey Carpenter dans la biographie autorisée de Tolkien, parmi d’autres incidents :
Un jour le singe favori d’un voisin passa par-dessus le mur et vint manger trois des tabliers du bébé. Il fallait prendre garde aux serpents qui étaient dans la remise à bois. Et plusieurs mois plus tard, quand Ronald apprit à marcher, il mit le pied sur une tarentule qui le piqua. De terreur, il courut en tous sens dans le jardin jusqu’à ce que la bonne l’attrapât et suçât le venin.
Humphrey Carpenter, J.R.R. Tolkien, une biographie (1980), trad. Pierre Alien (revue par Vincent Ferré),
Paris, Christian Bourgois, 2002, page 19.
Pourtant il ne faut y avoir aucun lien avec cette expérience enfantine selon Carpenter :
Plus tard, il se souvint d’un jour très chaud et d’une course apeurée dans de hautes herbes mortes, mais le souvenir de la tarentule elle-même s’évanouit, et il disait que l’incident ne lui avait pas laissé une aversion particulière pour les araignées.
Ibid., pp. 19-20.
Ce que Tolkien confirme par ailleurs dans sa longue lettre du 7 juin 1955 où il répond à William H. Auden sur la question de son « point de départ », de ce qui l’a amené à écrire Le Seigneur des Anneaux et comment les personnages ont pris vie dans son récit. À la toute fin de cette lettre, il y évoque la présence de l’ « Araignée ».
Il me reste encore tout à découvrir sur les chats de la Reine Berúthiel. En revanche, je connaissais plus ou moins tout du rôle de Gollum, et de Sam, et je savais que le chemin était gardé par une Araignée. Et si cela a un quelconque rapport avec la tarentule qui m’a piqué lorsque j’étais un tout jeune enfant, les gens sont libres de le penser (en supposant, ce qui est improbable, que cela intéresse quelqu’un). Je puis seulement dire que je ne m’en souviens absolument pas, que je ne serais pas au courant si on ne me l’avait pas raconté ; que je ne déteste pas particulièrement les araignées, et que je n’ai aucun besoin de les tuer. D’ordinaire, je sauve celles que je trouve dans la baignoire !
J.R.R. Tolkien, Lettres (1981), trad. Delphine Martin et Vincent Ferré,
Paris, Christian Bourgois, 2005, page 308.
On peut conclure sans aucun doute que le motif de l’Araignée n’a donc rien de biographique. Plus simplement, on pourra supposer que le choix de cette araignée fait écho à une peur relativement fréquente chez les bêtes à deux pattes que nous sommes. C’était le cas d’ailleurs de Michaël Tolkien, l’un des fils de J.R.R, arachnophobe (voir Damien Bador, Coralie Potot, Vivien Stocker, Dominique Vigot, dir., L'Encyclopédie du Hobbit, Le Pré aux Clercs, 2013, p. 106, entrée « Araignées »..).
Convenons qu’une araignée « normale » peut ne pas faire peur mais il en serait tout autrement pour chacun d’entre nous si nous faisions face à une araignée d’une taille démesurée, capable de faire peur aux Êtres les plus puissants de la Terre du Milieu ?
Dans les écrits
Nous le disions, l’Araignée est un motif récurrent et quiconque a lu Tolkien (ou même vu certains films qui en sont inspirés) sait ce que signifie au moins en partie ce « personnage ».
Le Monde de Tolkien est rempli de Merveilles. Il est un hommage aux Mots, aux Langages, à la Nature et à l’Espoir et le contraste est d’autant plus fort quand ce sens du Beau, du Bien fait face à la Corruption d’Arda, au Mal, incarné notamment par les Araignées.
Si nous considérons uniquement les trois « principales » œuvres de Tolkien, à savoir Le Hobbit, Le Seigneur des Anneaux et Le Silmarillion, nous y retrouvons à chaque fois le personnage de l’araignée.
Pour celles et ceux qui ont découvert les titres de Tolkien dans l’ordre suivant – tout comme j’ai pu les découvrir moi-même – il y a une sorte de gradation entre les araignées du Hobbit, du Seigneur des Anneaux puis du Silmarillion. Une gradation et une progression dans leur capacité de nuisance, leur pouvoir, dans l’horreur pour ainsi dire.
Les araignées du Hobbit sont maléfiques mais sont en accord avec l’ambiance du roman et le public à qui il s’adresse originellement (les enfants de Tolkien). Ces araignées (voir le chapitre VII, « Mouches et araignées ») parlent et communiquent mais leur plan est finalement facilement déjoué par le courage et l’épée de Bilbo (il réussit même à tuer l’une d’entre elles).
Le Seigneur des Anneaux et Le Silmarillion retracent des événements bien plus dramatiques et les personnages qui y figurent sont là aussi à l’avenant. L’araignée y est un personnage à part entière, un être pensant, rusé voire intelligent, uniquement motivée par la Corruption et la Destruction.
C’est le cas d’Araigne comme le révèle les chapitres « L’Antre d’Araigne » et « Les choix de maître Samsaget » dans Le Seigneur des Anneaux où elle apparaît, rivalisant sans mal avec les Nazgûl dans sa malice et perversité :
Elle ne connaissait rien et n’avait cure des tours et des anneaux, ni de toutes ces créations de l’esprit ou des mains ; elle qui, à tout autre qu’elle, ne souhaitait que la mort, corps et âme, et pour elle-même une débauche de vie, seule au monde, enflée jusqu’à ce que les montagnes ne pussent plus la soutenir et les ténèbres la contenir.
J.R.R. Tolkien - Les Deux Tours (1966), Paris, Christian Bourgois, 2015,
Chap. 9, L’antre d’Araigne, p. 399.
Sa pensée n’est qu’une obsession :
Elle incarne le Mal dans sa plus grande pureté, un Mal sans principe, sans aspiration particulière contrairement à Sauron par exemple, sans aspiration que l’apaisement de cette faim aveugle et insatiable.
Vincent Ferré, dir., Dictionnaire Tolkien, entrée « Sexualité dans l’œuvre de Tolkien »
Arachne et Sauron se rejoignent cependant sur un point car même s’il « n’existe […] pas d’alliance entre Arachne et Sauron […] ils [n’]ont [que] la haine en commun » (Lettres, n° 144 à Naomi Mitchinson).
Le mal sourde littéralement d’Araigne et corrompt son environnement. Il se diffuse autour d’elle et devient palpable.
Ils se tinrent bientôt sous cette ombre, et là, au milieu, ils aperçurent l’entrée d’une caverne. « C’est par là, dit doucement Gollum. C’est l’entrée du tunnel. » Il n’en prononça pas le nom : Torech Ungol, l’Antre d’Araigne. Une puanteur en émanait, non pas l’écœurante odeur de pourriture des prairies de Morgul, mais un relent nauséabond, comme d’une ordure innommable, lentement accumulée dans les ténèbres à l’intérieur.
Les Deux Tours, p. 399.
Dans une moindre mesure, la forêt de Grand'Peur connaît le même phénomène et les araignées qui y habitent n’y sont pas étrangères.
De tous côtés, ses faibles rejetons, bâtards de misérables mâles, sa propre progéniture, que souvent elle tuait, se répandaient de vallon en vallon, de l’Ephel Dúath aux collines de l’est, jusqu’à Dol Guldur et aux repaires de Grand’Peur. Mais aucun ne pouvait rivaliser avec elle, Araigne la Grande, dernier enfant d’Ungoliant à affliger le monde malheureux.
Ibid.
Araigne veut le Néant mais elle est aussi un obstacle vers le Salut. Elle est finalement le seul adversaire vivant qu’aient à affronter directement en combat Frodo et Sam – une fois séparés de la Compagnie – dans leur Quête pour détruire l’Anneau qui scellera le Destin de la Terre du Milieu.
Le nom même de “Araigne” témoigne qu’il s’agit d’une araignée fondamentale, comme si ce nom était la personnification d’un genre à part entière. Personne n’a pu la vaincre même si Sam l’a gravement blessée dans les circonstances (un peu heureuses) que l’on sait. Est-elle plus puissante que les Nazgûl eux-mêmes ? Probablement, car la force de ces derniers ne résidait que dans la peur qu'ils engendraient.
Signe de sa Puissance, Araigne peut être considérée comme l’alter-égo de Galadriel, son double du côté des Ténèbres, comme nous le décrit le dictionnaire Tolkien :
Traitée avec déférence, comme en témoigne le nom "Her Ladyship" - traduit en "Madame" - qui lui est attribuée, ainsi que l'utilisation du pronom personnel "She" ("Elle"), Arachne est présentée par Tolkien comme étant une créature très féminisée, formant le pendant maléfique de Galadriel (même situation au cœur d'un lieu impénétrable, mais opposition tranchée entre les ténèbres et la lumière). […] Arachne, qui met à mort sa progéniture, apparait comme une "femme-araignée" diabolique et rusée; elle tisse dans son antre de Cirith Ungol des toiles d'obscurité qui empoisonnent les sens et les esprits pour prendre au piège ses victimes. […] Si l'histoire ne dit avec précision ce qu'il advient d'elle, Tolkien émet une hypothèse, nous éclairant sur le destin de Shelob : elle se serait lentement "guéri de l'intérieur" et aurait tissé de nouveau ses toiles funestes, "poussée par une faim mortelle.
Dictionnaire Tolkien, entrée « Arachne ».
Pour ce que nous en savons, sous le règne d’Aragorn II, Araigne ne commet pas d’autres crimes notables. Probablement parce que personne n’a osé s’aventurer sur son territoire…
Nous l’avons vu plus haut, Araigne est la dernière et la plus puissante des innombrables rejetons d’Ungoliant (La Tisseuse de Ténèbres, en quenya), la mère de toutes les Araignées. Surgie du Néant et présente sur Arda pour le répandre, Ungoliant grandit en Pouvoir aux côtés de Melkor et s’associa à lui dans un duo qui sema l’effroi et la terreur en Almaren. Cette association avec Melkor aboutit même à ce que son Pouvoir crût suffisamment pour s’opposer à lui, et seules les hordes de balrogs ont pu le secourir et faire fuir Ungoliant. Pourtant, elle continua à répandre ses maléfices pour finalement périr dans un climax sordide, un suicide à la hauteur de son infamie :
Elle descendit jusqu'en Beleriand […] et s'enfonça dans ce sombre val que l’on nomma plus tard Nan Dungortheb, la Vallée de l’Horrible Mort, à cause des horreurs qu'elle y engendra. Car d'autres ignobles créatures arachnéenne y habitaient, depuis le temps de la fondation d'Angband, et elle s'accoupla avec elles et les dévora ; et même après qu’Ungoliant fut partie, pour aller à son gré dans les terres oubliées du sud du monde, sa progéniture y demeura, tissant ses toiles hideusees. Du sort d'Ungoliant, nul récit n’a rendu compte. Mais d’aucuns ont dit qu’elle périt il y a longtemps, quand dans son extrême famine elle finit par se dévorer elle-même.
J.R.R. Tolkien, Le Silmarillion, Paris, Christian Bourgois, 2022,
Chap. 9 - La Fuite des Noldor, p. 71.
Illustrations
Pour conclure cette notice, quelques illustrations qui montrent tout l’impact que ce personnage peut avoir sur les illustrateurs de Tolkien.