L’idée d’écrire cet article est née de la lecture de la transcription de l’intervention de Jean Chausse, Heurs et malheurs de Turin, JRRVF, congrès annuel d’Oxonmoot, 20-21 septembre 2003.
Pour un éclairage plus complet de la théorie des trois péchés du guerrier, je renvoie à cette transcription. Je tiens sinon à remercier ici Jean Chausse, David Giraudeau, Édouard J. Kloczko et Jean-Rodolphe Turlin pour leurs conseils amicaux.
Eric Flieller, avril 2007[1]
Légende des contrées oubliées, volume 1, de B. Chevalier et T. Ségur
© Éditions Delcourt, 1987
L’article “Heurs et malheurs de Thorin Ecu-de-Chêne” a été présenté oralement à La Pinterie (36) par son auteur, le 8 juillet 2007 lors d’une rencontre JRRVF.
Pour les abréviations utilisées pour les ouvrages, nous renvoyons le lecteur vers la fin de page.
Thorin Écu-de-Chêne est l’un des principaux personnages de Bilbo le Hobbit [2] mais aussi des textes « Les Gens de Dúrin » et « L’expédition d’Erebor », respectivement publiés dans l’Appendice A du Seigneur des Anneaux [3] et dans le livre sur le Troisième Âge des Contes et légendes inachevés [4]. On trouve d’autre part plusieurs entrées à son nom et à son surnom dans certains des douze volumes de L’Histoire de la Terre du Milieu. Avec Gimli Ami-des-Elfes, Thorin Écu-de-Chêne est de fait l’un des Nains les plus familiers des lecteurs du Légendaire.
Petit-fils et fils des rois Thrór et Thráin II, il est l’héritier d’un royaume en ruines au moment de l’expédition d’Erebor en 2941 T.A. La Montagne solitaire est en effet occupée par le dragon Smaug, qui s’est emparé de ses richesses en 2770. Roi en exil, sa quête pour récupérer le trésor de ses ancêtres détenu par le grand ver le conduit à affronter de nombreux périls et dangers jusqu’à la bataille finale des Cinq Armées – où il trouve la mort. Chef de la compagnie des Nains dans Bilbo le Hobbit, l’histoire de Thorin apparaît avant tout comme celle d’un guerrier. Cet aspect est d’ailleurs renforcé par les lectures des appendices du Seigneur des Anneaux, où nous apprenons l’origine martiale de son surnom, et des Contes et légendes inachevés, où son caractère belliqueux transparaît clairement. De fait, à la lecture de ces textes, le personnage de Thorin Écu-de-Chêne semble de prime abord relever davantage de la figure du combattant que de celle du souverain.
Plusieurs critiques tolkieniens voient dans l’avarice de Thorin la raison de sa mort. V. Flieger note ainsi sa cupidité pour le trésor de Smaug qui entraîne sa chute [5], tandis que J.E.A. Tyler constate que son cœur est attisé par les richesses d’Erebor [6] et que T. Shippey souligne son égoïsme matérialiste [7]. Toutefois, en appliquant à la quête de Thorin Écu-de-Chêne la théorie des trois péchés du guerrier de G. Dumézil, un schème dramatique semble transparaître qui sous-tendrait l’expression de son avarice [8]. Dans son essai « Les trois péchés du guerrier », il décrit cinq étapes ponctuant la vie d’un guerrier dans les mythologies indo-européennes : i/ une ascendance extraordinaire, ii/ un premier péché contre la fonction sacerdotale et souveraine (I), iii/ un deuxième péché contre la fonction guerrière (II), iv/ un troisième péché contre la fonction « productive » (III) et v/ une mort héroïque [9]. Dans ce cadre, l’avarice de Thorin apparaît non seulement comme la cause de son trépas mais aussi comme la manifestation de son état.
Après avoir éclairé le statut de guerrier de Thorin Écu-de-Chêne par l’étymologie de son nom et de son surnom, nous nous intéresserons donc à trois « péchés fonctionnels » qu’il commet au cours de l’expédition d’Erebor. Nous verrons alors comment son ascendance les explique et sa mort les résout.
I – Thorin Écu-de-Chêne, une onomastique guerrière
L’onomastique occupe une place centrale dans le Légendaire, car « chez [J.R.R. Tolkien], le nom vient en premier et l’histoire suit » [10]. Comme l’explique J.R. Turlin, « le patronyme était le reflet de la personnalité et parfois du destin de l’être qui le portait » [11]. De fait, si le nom et le surnom de Thorin Écu-de-Chêne proviennent des Eddas [12], l’analyse de leur étymologie « n’est pertinente qu’à l’intérieur de la fiction dans laquelle ils sont intégrés » [13]. Nous verrons donc comment Tolkien s’est servi de ces apports de l’onomastique médiévale nordique tout en les transformant aux fins d’imprimer au personnage de Thorin la figure du guerrier exemplaire.
A. Thorin, « celui qui ose »
Le nom du chef de la Compagnie est une anglicisation de celui de þórinn, l’un des dvergar nommé dans le Dvergatal [14], une liste de noms de nains qui demeurent largement énigmatiques. Ce nom dériverait du verbe vieux norrois þóra, « oser », que C.N. Gould traduit par « courageux, hardi » [15], suivi dans sa traduction par J. Allan [16]. Quant à G.T. Zoëga, il le rend par « avoir le courage d’agir » [17]. Le nom de Thorin soulignerait ainsi le lien qui unit ce personnage à la thématique du courage, longuement discutée par Tolkien lors de sa conférence sur Beowulf en 1936 [18]. Apanage des individus de la seconde fonction, Shippey la résume ainsi : « Tolkien croyait que de tels individus persévéraient en raison de la « théorie du courage », ce qui signifiait que vous continuiez d’avancer même si vous saviez que vous ne faisiez que combattre une « longue défaite », sans aucun espoir à la fin » [19]. De fait, certains passages de Bilbo le Hobbit permettent de souligner cette lecture de l’étymologie du nom de Thorin, fondatrice de son identité.
Tolkien le met plusieurs fois en scène luttant contre des adversaires supérieurs en nombre, où Thorin démontre toute la force de son courage et de sa bravoure au combat. Ainsi en va-t-il de son assaut contre les Trolls de la forêt qui retiennent prisonniers ses compagnons. Si les Nains se battent comme des forcenés quand ils sont acculés [20], c’est seul qu’il se rue sur ses adversaires armé succinctement d’une grande branche enflammée : « Thorin […] ne fut pas pris à l’improviste. Il s’attendait à quelque mauvais tour […] : « Qui donc a malmené mes gens ? » […] Et il bondit » [21]. Puis, lors du combat contre les Orques sous les Monts Brumeux, son intervention est aussi imprévue que décisive. Elle permet à la Compagnie de s’en sortir indemne, entraînant au passage de nombreux morts dans les rangs ennemis, car « Thorin portait de-ci, de-là et partout des estocades avec Orcrist » [22]. Enfin, c’est la charge héroïque de Thorin et de ses compagnons lors de la bataille des Cinq Armées, puis son assaut frontal contre la garde du corps de Bolg, entraînant, in fine, son trépas. Au regard de ces trois passages, la manifestation du courage de Thorin se fait graduellement plus dramatique, le ton de la première scène étant même comique, et le combat contre les Orques sous la montagne préfigurant celui à plus grande échelle de la bataille finale. Mais au-delà de ces séquences narratives, c’est l’histoire même de la quête de Thorin, telle qu’elle nous est présentée dans les textes de notre corpus, qui reflète cette théorie du courage.
Elle la résume dans certains des termes discutés par Tolkien en 1936. Beowulf raconte en effet le combat nécessaire, mais sans espoir, du guerrier contre le Monstre. Shippey explique : « la « théorie du courage » norroise […] exigeait du protagoniste de la vertu sans rien attendre en retour comme récompense. Les hommes devaient combattre les monstres car tel était leur devoir, et non parce qu’ils pensaient les vaincre ou voir les dieux gagner » [23]. En conséquence, l’ethos du guerrier a pour salaire la mort, car « l’arrivée du dragon est inévitable : que peut faire un homme le jour de sa mort, sinon mourir ? » [24]. Avant même le départ de Cul-de-Sac, Thorin est de fait bien conscient que cette aventure peut conduire ses compagnons et lui-même à connaître un sort funeste : « Nous allons partir pour une longue expédition, une expédition dont certains d’entre nous, il se peut même tous […], ne reviendront pas » [25]. Cette quête apparaît ainsi sans espoir : « Nous savions que ce serait une aventure désespérée, dit Thorin, et nous le savons encore » [26]. Après la Guerre de l’Anneau, Gandalf avouera d’ailleurs à son auditoire à Minas Tirith : « Je doute fort que se mettant en route, Thorin ait eu le moindre espoir véritable de tuer Smaug. Et tout espoir était vain » [27]. Le guerrier courageux est donc celui qui ne subit pas les événements sans agir ; c’est au contraire celui qui ose les affronter – tel Sigurdr dans la Völsungá Saga, Njáll le Brûlé dans la saga éponyme ou Túrin Turambar dans Le Silmarillion.
Tolkien a toutefois joué sur le nom de Thorin dans un registre également comique puisque, a contrario, il apparaît découragé dans certaines scènes, comme dans les geôles du palais du roi Thranduil où il a été enfermé en raison de son entêtement [28]. À d’autres moments, il est effrayé, comme dans les profondeurs de la Montagne solitaire, où il refuse de s’engager dans l’antre du dragon [29]. Mais si Bilbo le Hobbit commence comme un conte, le récit se fait plus épique après la mort du grand ver : « le ton et le style changent à mesure que progresse le Hobbit, passant du conte de fées au registre noble et sublime » [30]. Parfois ridicule ou grotesque au début du récit, le personnage de Thorin Écu-de-Chêne agit par la suite de façon plus conforme avec ce que l’on peut en lire dans « L’expédition d’Erebor » et le « Peuple de Dúrin », où nous apprenons l’origine de son surnom.
B. D’Eikinskjaldi à Écu-de-chêne
Le surnom de Thorin est la traduction du nom Eikinskjaldi, un autre dverg cité dans le Dvergatal. Il est composé des mots féminin eik, rendu en anglais moderne par « oak », et masculin skjóldr, « shield », Gould le traduisant en 1929 par « celui au bouclier de chêne » [31]. Tolkien se sert de cette traduction dans The Hobbit, rendant le Eikinskjaldi de la version norroise par « Oakenshield ». À la fin du XIXe siècle, H.M.E. Ross et S.E. Bugge avaient toutefois traduit ce nom par « celui qui fait rage avec un bouclier », l’élément eik- pouvant dériver de l’adjectif eikinn, « violent, furieux » [32]. Mais Gould a contesté leur hypothèse car « à l’ordinaire, les guerriers n’entrent pas en « fureur » avec une arme de défense » [33]. La traduction de Ross et Bugge permet cependant d’établir un lien avec celle que propose L. Motz pour le nom de þórinn [34]. Il le fait en effet dériver du mot þjórr, « taureau », soulignant ainsi l’idée de fougue indomptable que convoie ce patronyme [35].
Tolkien semble donc bien s’être inspiré de l’étymologie avancée par Gould mais aussi de celle présentée par Ross et Bugge pour proposer sa reconstitution littéraire de l’origine du surnom de Thorin. En effet, « dans la Völuspá, Eikinskjaldi […] est un nom à part entière, pas un surnom ; et l’on ne trouve pas en norrois le fait d’utiliser le nom comme surnom ni la légende sur son origine » [36]. Thorin est d’ailleurs l’un des rares Nains du Légendaire pour lequel nous ayons l’histoire interne de son surnom – ce qui en souligne d’autant plus le caractère exceptionnel. « Le Peuple de Dúrin » relate ainsi un haut fait d’armes qu’il accomplit lors de la bataille d’Azanulbizar en 2799 : « On raconte que le bouclier de Thorin fut fendu en deux, et qu’il le jeta au loin, et avec sa hache, abattit une branche de chêne et l’empoigna de la main gauche, pour se garder des coups que lui portait l’ennemi ou pour s’en servir comme d’une massue. D’où son surnom » [37]. Dans un brouillon tardif de l’Appendice A III, Tolkien en propose toutefois une autre version. Thorin aurait acquis son surnom car, en souvenir de son exploit, « il porta toujours par la suite dans son dos un bouclier en bois de chêne, sans couleur ni devise, et jura de le porter jusqu’à ce qu’il soit de nouveau acclamé roi » [38]. Si cette anecdote n’a pas été conservée dans la version publiée, elle souligne néanmoins toute l’importance de cette prouesse guerrière comme acte fondateur de l’identité de Thorin [39]. Re-nommé depuis son exploit, son assaut contre les Trolls dans Bilbo le Hobbit constituerait donc a posteriori une répétition de cet acte de bravoure, tant défensif qu’offensif, se servant dans les deux cas d’une arme improvisée en bois, en particulier de chêne – essence forestière qui n’est pas sans souligner certaines des qualités de Thorin [40].
De fait, la massue est un attribut du dieu ou du héros guerrier dans plusieurs légendes et mythes indo-européens. Le plus illustre d’entre eux est certainement le dieu nordique Thórr, le champion des Ases équipé de Mjöllnir, le marteau fabriqué par les nains Sindri et Brokkr [41]. Ses deux fils se nomment d’ailleurs Magni, « Force », et Modi, « Courage ». Il y a aussi le dieu Hödr, le meurtrier de Baldr, qu’il tue avec une branche de gui fournie malignement par Loki [42] ; sans oublier le guerrier Gram de la littérature médiévale danoise qui, « porteur de l’heureuse massue », tue Sigtrugus [43]. Quant au héros grec Héraclès, il combat lors du premier de ses Douze Travaux contre le lion de Némée avec une massue en bois d’olivier [44]. On peut également mentionner le héros prévédique Bhima du Mahabharata, le second guerrier des Pandava, les « fils de Pandu », dont la massue suscite la frayeur chez ses ennemis ; mais aussi Indra, le dieu védique des kshatriya, les « guerriers », qui possède une massue ôtant ou donnant la vie [45]. Citons enfin Dagda, puissant dieu guerrier du monde celte, qui détient une massue tuant par une extrémité et rendant la vie par l’autre. Il est d’ailleurs connu sous le nom d’Éochaid, « Qui combat par l’if » [46]. Tolkien retravaille toutefois ce motif. En effet, dans les mythes indo-européens, la massue caractérise surtout les guerriers colossaux et gigantesques, sommairement armés, comme Héraclès, qui s’opposent aux guerriers plus humains et plus sociables, experts au maniement des armes usuelles, comme Indra [47]. Ainsi, si le maniement d’une arme contondante est à l’origine du surnom de Thorin, ce dernier est aussi passé maître dans le maniement de la hache et de l’épée, portant l’armure et le heaume à la bataille. Chef de la Compagnie, Thorin entraîne d’ailleurs à sa suite un groupe de compagnons armés, l’assimilant donc à la seconde catégorie des combattants, celle de l’aristocratie guerrière.
À la suite de Shippey, on peut noter que Tolkien « a du parcourir [le Dvergatal] en refusant d’y voir, à la différence de la plupart des chercheurs, une litanie sans signification ou incompréhensible » [48]. Bilbo le Hobbit serait donc l’histoire qui sous-tendrait la compréhension du Dvergatal, Tolkien fournissant un arrière-plan à la littérature médiévale nordique dans laquelle il a puisé le nom des Nains [49]. Et, de fait, si dans les premiers brouillons du Hobbit, le chef des Nains se nomme Gandalf, Tolkien donnera par la suite ce nom au magicien de son récit, sa signification étant plus appropriée à un tel personnage [50]. Le nom et le surnom de Thorin Écu-de-Chêne convenaient donc mieux, a posteriori, au roi des Longues-Barbes et chef des Nains de la Compagnie, dont l’histoire est depuis sa prime jeunesse celle d’un noble guerrier [51] et qui, à ce titre, est exposé à commettre des fautes dans les divers niveaux de la hiérarchie sociale.
II – Les trois péchés de Thorin Écu-de-Chêne
Depuis Dumézil, nous savons que la structure des trois péchés du guerrier est un modèle légendaire courant. À l’instar de la carrière du scandinave Starkaðr, du celte Gwynn ou de l’indien Sisupala – mais aussi de Túrin Turambar –, la geste de Thorin Écu-de-Chêne est ainsi entachée par trois forfaits qui surviennent au cours de l’expédition d’Erebor. Chacun entraîne une sanction et chaque faute suivant la première est la conséquence directe de la précédente. Se présentant dans un ordre hiérarchique ascendant, ses péchés concernent respectivement les domaines de la fécondité réglée, de l’idéal guerrier et de l’ordre du droit.
A. Une rupture des règles de la fertilité
Le premier forfait de Thorin entache le domaine de la troisième fonction de l’idéologie indo-européenne, qui englobe la richesse et la fécondité, mais aussi la paix – notamment. Se conditionnant les unes les autres, ces notions forment une structure générale que les aspects géographiques et économiques de chaque société rendent particulière, à l’image de la région nord du Rhovanion où se situe la Montagne solitaire et où vivaient en bonne intelligence diverses communautés avant l’arrivée de Smaug.
À l’époque du règne de Thrór, les relations entre les habitants de l’ancienne ville de Dale et d’Erebor étaient en effet régies par un ensemble d’échanges commerciaux qui assuraient la paix et la stabilité dans la région. Se remémorant ces temps heureux où même le plus pauvre des Nains avait de l’argent à prêter ou à dépenser, Thorin revient en détail sur la nature de ces rapports réglés et solidaires : « Les Rois [de Dale] avaient accoutumé d’appeler nos forgerons et de récompenser très richement même les moins habiles. Les pères nous suppliaient de prendre leurs fils comme apprentis et nous payaient généreusement, surtout en vivres, que nous ne nous souciions jamais de faire pousser ou de nous procurer par nous-mêmes » [52]. Roi sous la Montagne devenu immensément riche et célèbre, Thrór était traité avec grand respect par les Hommes de Dale, mais aussi par les Elfes de Mirkwood. Issu également du Dvergatal, c’est d’ailleurs le nom même du grand-père de Thorin qui illustre la prospérité de son règne [53].
Lorsque Roäc annonce aux Nains de la Compagnie la mort de Smaug, tué par Bard, le sage et vénérable chef des grands corbeaux de la Montagne solitaire ajoute aussitôt que la paix pourrait de nouveau régner entre les Nains, les Hommes et les Elfes. Mais pour ce faire, la condition sine qua non est que chacune des parties trouve dans le trésor du dragon une juste compensation à ses souffrances passées. C’est d’ailleurs le message que les Hommes de Bard et les Elfes de Thranduil délivrent en substance à Thorin lors des négociations au seuil du royaume sous la Montagne : « si Thorin désire l’amitié et le respect des territoires environnants, comme l’avaient ses ancêtres, il donnera aussi un peu de ses biens personnels pour le réconfort des Hommes du Lac » [54]. Richesse et amitié, autrement dit la paix, apparaissent ainsi étroitement imbriquées, l’une étant la condition de l’autre, et réciproquement. Le mot « amitié » vient d’ailleurs du latin amicitia, se traduisant par « bons rapports, alliance [entre les peuples] ».
De fait, en décidant de payer le prix des marchandises et de l’assistance, notamment en nourriture, reçues à Esgaroth et de ne rien donner d’autre, « pas même la valeur d’une miche de pain » [55], Thorin pèche contre l’éthique et la morale attachées à la troisième fonction – d’autant plus que le trésor de la Montagne solitaire recèle des richesses volées par Smaug aux habitants de Dale. En refusant d’être généreux envers les survivants de Lacville qui se sont montrés les amis des Nains quand ces derniers étaient dans le besoin, Thorin rejette donc les conditions qui permettraient le retour de la fertilité et de l’abondance dans ce qui est devenu en l’absence de toute figure royale une terre gaste [56]. Dale n’est en effet plus que ruines et le pays autour de la Montagne solitaire est devenu une « contrée […] stérile et déserte, bien qu’autrefois elle eût été belle et verdoyante aux dires de Thorin », appelé la Désolation de Smaug [57]. Le chef des Nains de la Compagnie rejette par là même les modalités qui assureraient la paix entre les peuples vivant dans la région de la Montagne solitaire.
En conséquence de la ladrerie de Thorin, Bard, dont la légitimité des revendications découle de son statut d’héritier du seigneur Girion de Dale, est tout prêt à le laisser « crever de faim » [58] sur son tas d’or. Cette sanction relevant de la troisième fonction répond ainsi au péché que commet Thorin Écu-de-Chêne à l’encontre des règles assurant les conditions de la richesse et de la paix établies de longue date par son grand-père et l’ancêtre de Bard. Ce premier forfait a aussi pour conséquence d’entraîner sa seconde faute contre les principes et les valeurs de la deuxième fonction de l’idéologie indo-européenne.
B. Une rupture de l’idéal guerrier
Comme nous l’avons vu dans la première partie, Thorin Écu-de-Chêne peut être considéré comme un guerrier appartenant à l’élite des combattants, celle des nobles chefs de guerre entraînant à leur suite une troupe armée. À ce titre, le forfait qu’il commet à l’encontre des règles de la deuxième fonction est d’autant plus impardonnable que son geste contrevient à la morale guerrière dont il est une figure archétypale.
Si depuis l’antiquité la diplomatie prépare ou continue la guerre, c’est aussi un moment où les armes sont déposées pour céder la place aux négociations. Les usages de la force qui caractérisent la deuxième fonction ne sont en effet pas uniquement guerriers. Alors que Thorin perçoit les armées de Bard et de Thranduil comme des troupes venues porter la guerre aux portes du royaume sous la Montagne, le chef des Hommes lui rétorque ainsi : « Nous ne sommes pas encore des ennemis […], il y a matière à pourparlers et à tenir conseil » [59]. Mais Thorin, qui a fait construire un ouvrage défensif en travers de l’entrée d’Erebor, garni de meurtrières pour voir – mais aussi pour tirer –, refuse toute discussion : « Tant qu’une troupe en armes se tiendra à nos portes, nous vous considérerons comme des ennemis et des voleurs » [60]. Il conseille in fine aux Hommes et aux Elfes de partir « avant que [les] flèches ne volent » [61].
Malgré ses menaces, les porte-étendards finissent par lui exposer les revendications des Hommes et des Elfes, invitant Thorin à les considérer d’un bon œil, « faute de quoi il sera déclaré [leur] ennemi » [62]. Mais devenu inexorable, c’est à ce moment qu’il commet son deuxième péché : « Alors, Thorin saisit un arc de corne et décocha une flèche à l’orateur. Elle se ficha dans son bouclier, où elle resta à vibrer » [63]. En passant de la menace verbale, propre au langage diplomatique, à un acte belliqueux contre l’un des émissaires des Hommes et des Elfes, Thorin contrevient aux règles de la diplomatie et, partant, à l’éthique attachée à la morale – tacite – entre combattants, même ennemis. Si son geste peut être vu comme un simple coup de semonce, en substituant la surprise, autrement dit la tromperie, aux moyens francs et directs de l’idéal guerrier, Thorin rompt l’un des interdits liés à l’honneur militaire.
L’attaque des Nains de Dáin Pied-d’Acier contre les Elfes et les Hommes peut d’ailleurs être perçue comme une répétition à plus grande échelle du forfait de Thorin. Pour la plupart « Nains brûlés » [64], ils maîtrisent en effet les règles de la diplomatie, se servant du « langage poli et un peu désuet réservé à pareilles occasions » [65] lors de leur premier contact avec les Hommes et les Elfes. Et de fait, les Nains des Monts de Fer décident de frapper par surprise les armées de Bard et de Thranduil alors en pleine discussion : « Soudain, sans aucun signal, ils s’élancèrent silencieusement à l’attaque. Les arcs vibrèrent et les flèches sifflèrent » [66]. En remplaçant la vaillance par une attaque déloyale, on peut de fait percevoir le geste des Nains de Dáin – mais aussi celui de Thorin – comme un refus du combat d’égal à égal, voire comme une forme de lâcheté. L’arc est en effet une arme de jet qui s’oppose aux armes du combat au corps à corps, notamment la massue qui distingue le chef de la Compagnie [67].
Au-delà de cette répétition, le comportement de Thorin Écu-de-Chêne est sanctionné par la mise en place du siège de la Montagne solitaire. Les Hommes et les Elfes se refusent toutefois à porter les armes contre les Nains, espérant toujours une trêve et des pourparlers. Mais Thorin ne se laisse pas ébranler : « Avec mes amis sur leurs arrières et l’hiver sur eux, peut-être seront-ils d’une disposition plus accommodante pour parlementer » [68]. Sa volonté inflexible, que la plupart de ses compagnons partagent à cet instant, précipite de fait le recours aux armes. C’est à ce moment que Bilbo décide alors d’agir, provoquant le troisième péché de Thorin.
C. Une rupture de l’ordre du droit
Son dernier forfait touche la morale attachée au droit réel et formel. Et plus précisément à celui qui associe des individus dans un groupement juré à but commercial, résumé par les notions scandinaves de félag et de fóstbroeðralag. Les marchands-guerriers s’engageaient solennellement dans une entreprise commerciale, se devant assistance mutuelle et coopération, avec mise en commun des biens, quitte à défendre les intérêts du ou des autres en cas de disparition – à l’image de celle de Thorin et Compagnie [69].
De fait, le contrat écrit qui lie Bilbo aux treize Nains de cette « fóstbroeðralag » est explicite : « Notre reconnaissante acceptation de votre offre d’assistance technique. Conditions : paiement à la livraison, jusqu’à concurrence d’un quatorzième des bénéfices totaux (s’il y en a), tout frais de voyage garantis en tout état de cause ; frais d’enterrement à notre charge ou à celle de nos représentants s’il y a lieu et si la question n’est pas réglée autrement » [70]. Le partage équitable des éventuelles recettes et la prise en charge des dépenses pour tout décès contingent engagent ainsi les membres de la Compagnie : les Nains et Bilbo sont tenus d’épouser leurs intérêts réciproques dans tous les domaines. Au cours de l’expédition, Thorin va même préciser ce contrat à l’avantage de Bilbo : « Vous choisirez votre quatorzième comme vous l’entendez, aussitôt que nous aurons quelque chose à partager » [71]. La cotte de maille en mithril que Thorin fait revêtir à Bilbo lui est d’ailleurs présentée comme un premier acompte sur sa récompense.
Cette expression d’un droit de nature mercantile se retrouve dans d’autres passages de Bilbo le Hobbit. Shippey analyse ainsi la discussion entre Bard et Thorin, lors des pourparlers à la Montagne solitaire, comme une forme de légalisme professionnel tiré tout droit des sagas islandaises, telle La Saga de Hrafnkell [72]. Il le retrouve aussi dans le comportement « anachronique » de Bilbo [73], discutant avec Bard et Thranduil d’un arrangement concernant la part des bénéfices qui lui revient : « j’ai des intérêts dans cette affaire – un quatorzième du butin, pour être précis, comme il est spécifié dans une lettre » [74]. Espérant éviter la guerre, Bilbo a en effet décidé de voler l’Arkenstone de Thráin, qui « vaut plus par elle-même que toute une rivière d’or » [75], et de la donner à Bard et à Thranduil pour les aider dans leurs négociations avec Thorin.
Lorsque ce dernier apprend sa « trahison », Bilbo lui rappelle avec une certaine ironie ses propres paroles : « Peut-être vous rappelez-vous m’avoir précisé que je pourrais choisir la part d’un quatorzième qui me revient ? J’ai du prendre cela trop au pied de la lettre » [76]. Thorin finit par laisser partir Bilbo « sans rien recevoir pour toute sa peine » [77], commettant ainsi son troisième forfait puisqu’il trahit ses engagements. Culminant dans le péché que la hiérarchie des fonctions marque de la plus haute note de gravité, le récit des fautes de Thorin s’achève sur un parjure sacrilège [78]. En reniant les serments échangés et contractualisés avec le Hobbit, la décision de Thorin entraîne la désapprobation de la plupart de ses compagnons : « plus d’un Nain ressentait dans son cœur honte et pitié [du] départ [de Bilbo] » [79]. Ils le sanctionnent ainsi dans l’ordre de la première fonction, qui concerne aussi la souveraineté. Prêt à racheter l’Arkenstone, Thorin espère d’ailleurs la reprendre par la force avec l’aide de l’armée de Dáin, redoublant son péché contre la morale attachée à la première fonction – au moins en pensée.
À la suite de Dumézil, la valeur trifonctionnelle de l’ensemble des péchés de Thorin Écu-de-Chêne nous permet de conclure provisoirement que « le guerrier est exposé par sa nature au péché ; de par sa fonction et pour le bien général, il est contraint de commettre des péchés ; mais il dépasse vite cette borne et pèche contre les idéaux de tous les niveaux fonctionnels, y compris le sien » [80]. Les forfaits de Thorin peuvent toutefois se comprendre par la double nature de ce personnage. Souverain du peuple des Longues-Barbes, Thorin II est typiquement un roi de deuxième fonction – tout du moins dans son statut –, à l’instar de plusieurs rois-guerriers indo-européens. Ainsi, le roi présente parfois « un mélange, variable, d’éléments pris aux trois fonctions, et notamment à la seconde, à la fonction et éventuellement à la classe guerrière dont il est le plus souvent issu » [81].
III – Naissance et mort de Thorin Écu-de-Chêne
Dans le monde nord-germanique, la guerre déborde du niveau martial sur le niveau souverain : pour asseoir sa máttr ok megin [82], c’est-à-dire sa relation au sacré, le roi doit être brave et s’exposer au combat plus que tout autre guerrier [83]. Or, si le sort funeste de Thorin Écu-de-Chêne, inscrit dans son combat contre le Monstre, permet de résoudre ses péchés, son appartenance à la lignée royale de la Maison de Dúrin permet de les expliquer. Parce qu’il s’insère dans un groupe de parenté, l’honneur est en effet la part de sacré qui a été donnée à Thorin pour qu’il le fasse valoir, les armes à la main si nécessaire [84]. Ses forfaits peuvent ainsi se comprendre comme la conséquence des droits que sa haute ascendance lui a légués. « Thorin était bien, évidemment, le petit-fils du Roi sous la Montagne, et nul ne saurait dire ce qu’un Nain peut oser et accomplir quand il s’agit de se venger ou de recouvrer ses biens », écrit d’ailleurs Tolkien, taquinant l’étymologie du verbe to dare [85]…
A. Un double héritage hybristique
Comme il le confie à Bilbo, Thorin entend bien obtenir réparation de la destruction du royaume sous la Montagne et recouvrer le trésor de ses ancêtres : « Même aujourd’hui que nous avons mis passablement de côté et que nous ne sommes pas si mal en point […], nous entendons le récupérer et faire subir à Smaug, si nous le pouvons, l’effet de nos malédictions » [86]. Petit-fils et fils de rois, il a non seulement hérité de la royauté d’Erebor – et, donc, de son fabuleux trésor – mais aussi du droit de vengeance à l’encontre du grand dragon de feu [87]. Thorin entreprend donc sa quête pour laver l’affront fait à sa Maison et recouvrer son honneur.
1. L’or de la vengeance
Après avoir obtenu compensation pour le meurtre de Thrór lors de la guerre des Nains et des Orques [88], Thorin pense immédiatement à se venger de Smaug [89]. Et de fait, alors que Thráin II et les siens « avaient de nouveau de belles demeures […] et abondance de biens » et que « leur séjour [à l’est d’Ered Luin] ne semblait pas si déplaisant » [90], Thorin ressasse inlassablement sa vengeance : « Dans [son] cœur […], les braises s’attisaient lorsqu’il ruminait l’injure faite à sa Maison et le droit de vengeance dont il avait hérité à l’encontre du Dragon. Et tandis que résonnait la forge sous son puissant marteau, il songeait armes, armées, alliances […] ; et la rage au cœur il frappait le fer rouge sur l’enclume » [91]. Comme l’explique Gandalf, l’accomplissement de cette vengeance incombait en effet à Thorin : « Et je compris bientôt que son cœur saignait des outrages qu’il avait subis, et de la perte du trésor de ses pères ; et que lui pesait également le droit de vengeance contre Smaug, droit dont il avait hérité. Car les Nains prennent très au sérieux ce genre d’obligation » [92]. Ce thème évoque ce que nous pouvons en lire dans la littérature médiévale islandaise. De nombreux poèmes héroïques, comme la Völundarkvida, ou des sagas, telle La Saga de Gísli Súrsson, sont des récits de vengeance dont la réalisation peut prendre des décennies – à l’image de celle de Thorin qui dure 171 ans. Bien plus qu’à un wergeld [93], il semblerait que nous ayons plutôt affaire ici à une faide [94], qui est la vengeance sanglante impliquant plusieurs membres de la parentèle de l’individu lésé lorsqu’il s’avère impossible de s’entendre sur le paiement d’un dédommagement – à l’image de celle de Thorin qui implique ses neveux Kíli et Fíli, mais aussi ses cousins Balin, Dori, Dwalin, Glóin, Oin, Ori, Nori et, in fine, Dáin [95].
À ce premier héritage s’ajoute un autre legs. Thorin a reçu en succession le royaume sous la Montagne et, partant, les fabuleuses richesses qui y reposent, dont l’Arkenstone, « héritage de [sa] Maison » [96]. Il inscrit ses prétentions à la royauté et au trésor d’Erebor dans son ascendance royale, se référant à l’occasion au plus prestigieux de ses aïeux [97]. Héritier de Dúrin, il revendique comme sa propriété tout ce qui a appartenu à ses ancêtres, comme la carte de Thrór [98]. Et de fait, Thorin se considère comme le seul ayant droit du trésor de la Montagne solitaire avec les siens [99] : « Nul ne saurait revendiquer le trésor de mon peuple » [100]. Mais si la volonté de Thorin repose sur la légitimité que lui confère son hérédité, quand « le cœur d’un Nain, fût-il le plus respectable, est éveillé par l’or et les bijoux [, il] devient soudain hardi, sinon même féroce » [101]. Sa conduite est d’ailleurs aggravée par ce que nous pourrions appeler la malédiction des Héritiers de Dúrin qui a déjà frappé ses parents, porteurs du Premier des Sept Anneaux [102]. Le « désir enchanté du trésor » [103] se transforme ainsi en « ensorcellement » [104], véritable « pouvoir qu’a l’or longtemps couvé par un dragon » [105], à l’image de celui de Nargothrond détenu par le dragon Glorund [106]. Ce maléfice est renforcé par « l’enchantement de [l’Arkenstone] » [107] que Thorin ne cesse de chercher dans les ruines d’Erebor pour se l’approprier, car « cette pierre appartenait à mon père, et elle est à moi » [108]. Et de fait, « la confusion apportée par le trésor était si grande en lui » [109], qu’il finit par jurer de se venger « de quiconque [l’ayant trouvée] la dissimulerait » [110] – cette promesse n’étant pas sans évoquer celle que tient Fëanor à propos des Silmarils [111]. À l’instar du Noldo, qui « n’est […] pas à cette place intermédiaire entre le monde visible et divin que l’on attend d’un roi » [112], Thorin se détourne ainsi de la notion de sacré attachée à la figure royale.
Source des fonctions souveraine de la royauté d’Erebor et « productive » de la Maison de Dúrin [113], l’Arkenstone apparaît non seulement comme le « cœur de la Montagne [mais devient aussi celui] de Thorin » [114]. Son attachement à cette pierre « merveilleuse » se transforme dès lors en désir profane de la « posséder » [115]. En bafouant ce qui symbolise l’honneur de sa famille, il agit ainsi à l’encontre de la sacralité de la lignée de Dúrin, dont il est pourtant le dépositaire. Thorin Écu-de-Chêne fait donc non seulement montre d’avarice, mais aussi d’orgueil profane [116].
2. Un orgueil excessif
Dans la version romaine, le thème des « trois péchés fonctionnels du guerrier » est associé de façon originale au « péché du roi », la superbia, c’est-à-dire l’orgueil du souverain [117]. Les deux niveaux fonctionnels de la hiérarchie sociale entretenant des rapports étroits, Thorin Écu-de-Chêne est à la fois dux et rex, à l’image de l’étrusque Lucius Tarquin. Et comme ce dernier, ce sont d’abord les membres de sa suite qui souffrent de son orgueil car « autant et plus que le rex, [c’est] le dux qui va s’engager dans la série de péchés » [118]. L’autonomie qui caractérise le guerrier, notamment le capitaine de troupe, le conduit en effet à décider et à agir seul, jusque dans ses fautes et ses malheurs [119]. Avant même le début de sa quête, Thorin, personnage « extrêmement important » [120] et « très hautain » [121], rétorque d’ailleurs à Gandalf : « J’userai de mon propre jugement […], comme dans tout ce qui me concerne ! » [122]. Ses compagnons ont de fait uniquement pour rôle de lui apporter l’aide d’un moment, Thorin prenant le principal des décisions [123]. La Compagnie forme donc un groupe inégal, son chef agissant au détriment de son but et de son devoir, guidé par l’héroïsme de l’orgueil et de la volonté. Cherchant à restaurer l’honneur de sa Maison, il commet des actes qui conduisent ses compagnons et, au-delà, son peuple au seuil d’une guerre inique contre les Hommes et les Elfes.
De fait, l’orgueil que manifeste Thorin au cours de sa quête n’est pas sans évoquer l’ofermod, l’« orgueil excessif », de Beorhtnoth, et que Tolkien a mis en scène dans son discours sur la bataille de Maldon, « Le retour de Beorhtnoth fils de Beorthelm », écrit au début des années 1930 [124]. « Mot de condamnation » [125], ce terme vieil anglais exprime un « trait de fierté, sous la forme d’un désir d’honneur et de gloire, durant la vie et après la mort, [qui] devient de plus en plus important au point de figurer le motif principal qui pousse un homme au-delà de la morne nécessité héroïque jusqu’à l’excès – jusqu’à la chevalerie » [126]. R.C. West retrouve cette attitude excessive dans la geste de Túrin Turambar [127]. Partant de la signification d’ofermod [128], il perçoit la tension entre courage et témérité comme un motif central de la saga de ce personnage [129]. Au-delà de son courage, Thorin fait preuve lui aussi de folle témérité présomptueuse, ayant une confiance excessive en sa propre force : « Il y a longtemps que nous avons fait payer les gobelins de Moria […] ; il va nous falloir accorder une pensée au Nécromancien ! » – et que Gandalf tance vertement : « Ne soyez pas absurde ! C’est un ennemi dont le pouvoir est bien au-dessus de celui de tous les Nains réunis […]. Le dragon et la Montagne sont des tâches plus que suffisantes pour vous ! » [130]. Mais alors que le « moyen de se débarrasser de Smaug […] avait toujours été le point faible [du plan des Nains] » [131], Thorin continue d’afficher son excessif orgueil aux yeux des habitants d’Esgaroth. Il se présente en effet comme Roi sous la Montagne, reprenant à son compte les anciennes chansons et légendes qui évoquent le retour de Thrór (et de la richesse !) : « À son aspect et à sa démarche, Thorin paraissait avoir déjà recouvré son royaume, après avoir haché Smaug tout menu » [132]. Or, « il n’est pas prudent d’écarter de ses calculs un dragon vivant » [133]. Ses compagnons semblent d’ailleurs lui attribuer la victoire sur le grand ver dans un de leurs chants, ce qui ne ferait que renforcer son fol orgueil [134].
L’éthique qui anime Thorin Écu-de-Chêne se fonde donc sur un sens intransigeant de l’honneur de sa lignée. Revendiquant comme sien l’Arkenstone, symbole de la souveraine splendeur du royaume d’Erebor, sa quête pour se venger de Smaug et restaurer l’honneur de sa Maison se transforme en présomptueuses et violentes manifestations d’orgueil souverain. Mais parce que son hybris entraîne ses trois forfaits, Thorin « ne [faisait] pas bien splendide figure comme Roi sous la Montagne » [135]. N’ayant plus qu’à mourir pour expier ses fautes, son dernier geste fait ainsi écho aux sages paroles de Röac : « Le trésor signifiera vraisemblablement votre mort, bien que le dragon ne soit plus ! » [136].
B. Une mort expiatrice et fondatrice
L’expédition d’Erebor ayant pour but de se venger de Smaug (II), de récupérer le trésor de la Maison de Dúrin (III) et, partant, de restaurer le royaume sous la Montagne (I), les forfaits de Thorin Écu-de-Chêne répondent de fait aux objectifs « fonctionnels » de sa quête. Irréparables, ses péchés et les sanctions qui s’ensuivent immédiatement s’additionnent pour donner par leur somme l’équivalent d’un anéantissement débouchant sur le trépas de Thorin, car « la souillure veut expiation » [137]. Ils répondent ainsi au combat contre le Monstre, nous renvoyant à la dialectique honneur-vengeance-destin qui parcourt les sagas islandaises.
1. Smaug, un monstre tricéphale
La triplicité de l’adversaire du guerrier est si générale dans le monde indo-européen que Dumézil y devine « un détail hérité de la préhistoire commune » [138], s’exprimant différemment selon les cultures et les peuples. Monstre trivalent, Smaug apparaît en effet comme « une personnification de la méchanceté, de la cupidité [et] de la destruction » [139], à l’instar du dragon de Beowulf [140]. « Particulièrement avide, fort et méchant » [141], le grand ver s’oppose en tout point aux trois objectifs « fonctionnels » de la quête de Thorin. Il est tout d’abord celui qui vole le trésor de la Montagne solitaire, ses richesses étant « sans nul doute ce qui attira le dragon » [142] (III). Smaug se présente ensuite comme le parangon des combattants : « Je tue partout où je veux et nul n’ose me résister. J’ai abattu les guerriers de jadis, et ils n’ont pas de pareil aujourd’hui » [143] (II). Enfin, le dragon se proclame souverain du royaume d’Erebor : « [Les Hommes du Lac] vont me voir, et ils se rappelleront quel est le véritable Roi sous la Montagne ! » [144] (I). Parce que « dans [son] avidité, [sa] cupidité et [sa] cruauté, […] le dragon se [retrouve] un peu en [l’homme] » [145], Smaug apparaît donc non seulement comme l’ennemi de Thorin, mais aussi comme le symbole de ses propres péchés, l’un et l’autre étant guidés par un orgueil excessif [146]. Le combat contre le dragon étant souvent un combat contre soi-même, le tuer devient alors « le moyen de prouver sa vaillance avant […] de gagner honneur, crédit et reconnaissance [et de se montrer] digne des plus hautes charges » [147]. Mais parce que ce n’est pas lui qui tue Smaug, Thorin doit combattre ses propres démons pour asseoir ses prétentions, en prise avec les chaînes des circonstances dans lesquelles il évolue, et pour assurer son ascension qualitative vers la fonction de roi [148].
Selon Shippey, « Smaug est un dragon norrois, peut-être parce que ses ennemis sont des nains norrois » [149]. Les dvergar figurant les morts dans la mythologie nord-germanique [150], ce monstre peut être perçu comme une figure liée à l’Autre Monde. C’est ce qu’écrit en substance Boyer quand il propose de voir en Jörmunganðr, le grand serpent aquatique qui enserre Miðgarðr, et ses hypostases Fáfnir et l’adversaire de Beowulf, des personnifications du royaume des morts [151]. La quête de Thorin nous plonge de fait dans la dialectique honneur-vengeance-destin qui parcourt le monde nord-germanique. Si sa quête est motivée par son « implacable volonté d’accomplir les arrêts inflexibles du destin » [152], l’assouvissement de la vengeance postule une condition sine qua non : « que, d’abord, l’on accepte, l’on assume ce destin, [qu’on] se prenne en charge » [153]. Ainsi, loin d’être écrasé par un fatum inexorable, il est au contraire donné à Thorin de participer à son destin, à l’instar du guerrier héroïque des sagas islandaises : « il y a quelque chose en lui qui est sacré ou qui témoigne du sacré, c’est cela qui l’incite à s’accepter lui-même, qui le rend digne de vivre (et de mourir) et qui rend la vie digne de lui. Tel est le fondement de son courage, et aussi de son honneur » [154]. A l’image de son dernier fait d’armes lors de la bataille des Cinq Armées, le fatalisme actif de Thorin durant sa quête reflète cette éthique « où la grandeur, pour être tragique, n’en est pas moins héroïque » [155]. Dans ce cadre, il apparaît comme le parangon du guerrier goðlauss, permettant de le compter au rang des söguligir, ces guerriers « dignes de donner matière à saga » [156]. Loin d’être en contradiction avec le Légendaire, cette dialectique nous semble au contraire renvoyer à la place du destin dans le conte d’Arda.
La libre participation de Thorin à l’expédition d’Erebor dépend en effet de sa condition d’être fini, avec ses tentations (que symbolise le dragon), et des choix qu’il fait. Ainsi, si le marrissement d’Arda enchaîne et lie les individus, obscurcissant leur jugement et leur libre-arbitre, ils peuvent néanmoins toujours choisir, même si parfois une seule destinée semble possible [157]. De fait, malgré un destin qui semble enchaîner Thorin Écu-de-Chêne, à l’image de celui de Túrin Turambar pris dans les rets de la malédiction de Morgoth, il lui reste à accepter le dessein qui lui est proposé en filigrane. C’est ce qu’il fait en choisissant de se sacrifier – non seulement pour racheter ses forfaits, mais aussi pour recouvrer l’honneur sacré de la lignée royale de sa Maison.
2. Une restauration trifonctionnelle
C’est de fait avec panache qu’il va au devant de la mort lors de la bataille des Cinq Armées : « Le Roi sous la Montagne s’élança, suivi de ses compagnons. […] Une lueur rouge jaillissait de leurs yeux. Dans l’obscurité, le grand Nain rayonnait comme l’or dans un feu mourant » [158]. La précision sur la couleur des yeux des Nains n’est pas anodine. Dans l’ordre de l’idéologie trifonctionnelle, le rouge est en effet associé aux individus de la seconde fonction et symbolise le furor du guerrier, l’ivresse ardente du combat [159]. De fait, ses compagnons semblent à cet instant galvanisés par le courage de Thorin qui, transfiguré, « portait de puissants coups de hache et [que] rien ne semblait pouvoir […] atteindre » [160]. Répondant à son appel, qui « retentissait comme un cor dans la vallée » [161], les Nains de Dáin se rangent d’ailleurs sous son autorité. S’ensuit un grand massacre d’Orques changeant la physionomie de la bataille. Mais, décidant ensuite de « [s’élancer] droit contre la garde du corps de Bolg, [Thorin] n’en put percer les rangs » [162] et tombe, percé de lances. Protégé par ses gens, dont ses neveux qui meurent en le défendant [163], le corps du roi est finalement emporté hors de la mêlée par Beorn, où Thorin finit par succomber à ses blessures. À l’image de Starkaðr, d’Héraclès ou de Túrin Turambar, sa mort peut donc être perçue comme une forme particulière de suicide. On peut en effet voir dans son geste un sacrifice volontaire : tout en sachant pertinemment qu’il court à sa perte, Thorin Ecu-de-Chêne réalise son dernier et plus grand exploit en se portant au secours des siens, annonciateur du crépuscule de sa vie [164] – mais aussi du renouveau de la gloire d’Erebor [165]. Le sacrifice, en particulier expiatoire, peut être en effet analysé comme « un acte religieux qui, par la consécration d’une victime, modifie l’état de la personne morale qui l’accomplit ou de certains objets auxquels elle s’intéresse » [166].
En se sacrifiant, Thorin fait ainsi acte de pénitence, son expiation entraînant sa rédemption. Se réconciliant avec lui-même tout en recouvrant l’honneur de la lignée de Dúrin, il se repent alors de ses péchés auprès de Bilbo : « Je désire vous quitter en ami et retirer les paroles et les actes qui ont été les miens à la Porte » [167]. Au humble Hobbit agenouillé à son chevet, il reconnaît même la vertu des Grands : « Il y a plus en vous que vous ne le soupçonnez, fils de l’aimable Ouest. Un mélange de courage et de sagesse, en juste proportion » [168]. En faisant preuve d’humilité et de sagesse au seuil de la mort, Thorin accède ainsi à la figure sacrée du roi [169], lui permettant de rejoindre ses parents, souverains vénérables de jadis [170] : « Je m’en vais dans les halls de l’attente m’asseoir auprès de mes ancêtres jusqu’à ce que le monde soit renouvelé » [171]. Au terme de cette « amère aventure » [172], son trépas glorieux précède de fait l’avènement d’une nouvelle ère « fonctionnelle » de paix et de prospérité dans la région de la Montagne solitaire. Thorin II est enterré dans les profondeurs d’Erebor avec son épée Orcrist, « qui brilla toujours dans les ténèbres à l’approche d’ennemis » [173], et l’Arkenstone, pour « [apporter] la chance à tous ceux de son peuple qui demeureront dorénavant ici » [174]. Sa mort conduit son cousin Dáin Pied-d’Acier sur le trône. Roi sous la Montagne, Dáin II se montre d’emblée juste et sage, redistribuant équitablement le trésor d’Erebor entre les peuples. Et avec le temps, « beaucoup d’autres Nains s’assemblèrent autour de son trône dans les anciens halls » [175]. À l’image du roi Dilapa du Raghuvamsa, Dáin assure ainsi la bonne conduite, la protection et la prolificité de ses sujets. Quant à la vallée de Dale, reconstruite par le roi Bard, elle était « de nouveau cultivée et riche, et le désert était maintenant rempli d’oiseaux, de fleurs au printemps, de fruits et de festins en automne […] ; et l’amitié régnait dans cette région entre les Elfes, les Nains et les Hommes » [176]. Ainsi, Thorin a finalement atteint les trois objectifs de sa quête ; mais pour ce faire il aura du commettre trois péchés et mourir afin de les expier, permettant aux « anciens chants [de se réaliser] – dans un certain sens ! » [177].
Conclusion : Une vérité des mythes
Au terme de cette approche comparative de l’histoire de Thorin Écu-de-Chêne avec la théorie des trois péchés du guerrier, il convient de noter à la suite d’Alibert et de Chausse que Tolkien a hérité plus ou moins consciemment de sa culture philologique certaines structures et croyances de l’idéologie trifonctionnelle. The Hobbit a d’ailleurs été publié en 1937, un an avant l’« intuition » de Dumézil concernant la tripartition fonctionnelle indo-européenne. De fait, si l’on en retrouve quelques survivances dans l’œuvre de Tolkien, il était vain de chercher une cohérence globale entre les thèses duméziliennes et un personnage du Légendaire. Il ne s’agissait donc pas tant ici de dégager une structure commune que de faire ressortir certains aspects qui se prêtaient à l’analogie, tandis que d’autres non.
Ainsi, la conception de Thorin n’a rien d’extraordinaire, à la différence de celle de certains guerriers indo-européens comme Héraclès, fils d’un être divin, ou Sisupala, fils d’un démon. D’autre part, le chef des Nains de la Compagnie n’est pas le jouet des puissances divines qui se serviraient de son bras armé pour réaliser leurs desseins cosmogoniques, au contraire d’Héraclès, avec Héra et Athéna, ou de Starkaðr, avec Oðinn et Thórr. Enfin, l’éthique et la morale attachées aux notions de Bien et de Mal dans les mythologies indo-européennes sont parfois fort différentes de celles de la pensée de Tolkien. A contrario, d’autres aspects de la théorie dumézilienne se retrouvent dans la geste de Thorin, à l’exemple de son rapport hybristique à l’Arkenstone : « L’hostilité des représentants de la deuxième fonction envers ceux de la troisième […] est une constante des mythes indo-européens, […] la première fonction [s’associant] toujours à la deuxième dans leur lutte contre la troisième » [178]. On peut donc « retrouver dans des détails significatifs des souvenirs de cette idéologie » [179]. Ainsi, plus que la théorie de mythologie comparée développée par Dumézil, c’est le thème mythique et, donc, littéraire des trois péchés du guerrier qui nous a dès lors paru particulièrement propice pour éclairer l’histoire de Thorin.
Son premier et dernier acte de bravoure apparaissent alors comme deux moments bornant ses trois péchés « fonctionnels ». À l’instar des guerriers légendaires indo-européens, ses forfaits peuvent en effet être perçus comme trois épisodes dans la carrière de Thorin, qui de « beau gars aventureux » [180] est devenu un guerrier-chevalier avant d’être l’héritier d’un royaume en ruines. C’est ce qu’écrit en substance Dumézil : « Si le dernier exploit, pareil aux autres mais éclairé par ces espérances, fait figure d’épreuve initiatique pour la vie de l’au-delà, le véritable premier exploit, celui qui ouvre au jeune guerrier sa carrière terrestre, n’est pas non plus différent de ceux qu’il accomplira ensuite jusqu’à sa mort » [181]. On peut de fait réduire l’histoire de Thorin à sa plus simple expression comme étant « une description contrastée de deux moments d’une vie remarquable, l’ascension et le déclin » [182]. Et parce que « la destinée accorde le salut à l’homme de courage » [183], on peut voir ces épisodes comme deux étapes dans l’ascension de Thorin vers la gloria. À l’image de Beowulf, « poème héroïque élégiaque et […] prélude à un chant funèbre » [184], Bilbo le Hobbit serait donc une œuvre dans laquelle a été préservée « une forte proportion du passé scandinave [mais] mêlée […] à la foi nouvelle » [185].
Insérées dans le Légendaire, ces survivances païennes sont en effet marquées de l’empreinte du christianisme. Ce syncrétisme, qui transparaît dans Le Seigneur des Anneaux, semble apparaître à l’état latent dans Bilbo le Hobbit. Ainsi, certaines des thématiques soulevées dans ce livre, qui allait devenir la préquelle au roman le plus célèbre de Tolkien, se rapprochent de celles du conte d’Arda, dont « [l’ombre] a pesé lourdement sur les dernières parties » [186]. Est ainsi fréquemment évoquée la scène de l’arrivée des Aigles lors de la bataille des Cinq Armées, « eucatastrophe » qui évoque la survenue des serviteurs de Manwë lors de la bataille au seuil de la Morannon. Dans ce cadre, la quête de Thorin peut sans doute être perçue comme une autre illustration de ce syncrétisme. Contemporain de l’intervention de Tolkien sur Beowulf en 1936, The Hobbit n’est en effet pas sans évoquer par certains de ses thèmes le poème anglo-saxon, « fusion qui a eu lieu à un point donné de rencontre de l’ancien et du nouveau » [187]. Et en particulier celui de la théorie du courage, que l’étude de l’onomastique du nom et du surnom de Thorin Écu-de-Chêne nous a permis de souligner. C’est en effet l’« un des éléments les plus puissants de cette fusion [et une] contribution majeure de la littérature scandinave à ses débuts » [188].
Tout comme Beowulf, Thorin n’est donc pas un héros épique, à la différence de Bard. Dans « Frodo et Aragorn : le concept du héros », V. Flieger revient ainsi sur ce qui caractérise le héros épique [189] : parce que Bard tue le dragon et se révèle à la lumière de cet exploit comme l’héritier de Girion de Dale, il est un héros traditionnel d’épopée et de romance. C’est d’ailleurs dans ce sens que nous comprenons les propos suivants : « Les Nains ne sont pas des héros, mais des calculateurs » [190]. Thorin apparaît comme un héros tragique dont le combat s’inscrit dans les termes de la longue et inévitable défaite dans le temps [191]. Mais si le chef de la Compagnie n’a aucun espoir de réussir sa quête avant même son départ de Cul-de-Sac, il lui reste malgré tout la vertu théologale de l’espérance. À ce propos, Boyer écrit que la force immanente qui conduit le héros païen à agir n’est pas sans analogie avec la notion de grâce chrétienne [192]. Dumézil précise même que « pour des notions comme celle de « confiance » [il faut admettre], selon les individus et les circonstances, une certaine élasticité qui peut les porter au-dessus de leur point d’équilibre, jusqu’à une « foi » proche de la notion chrétienne » [193].
La théorie du courage telle que la met en scène Tolkien à travers la geste de Thorin pourrait ainsi évoquer la dialectique espoir (amdir)-espérance (estel) que pose l’Elfe Finrod lors de sa discussion avec l’Humaine Andreth [194], et qui parcourt le reste du Légendaire. De fait, « la tragédie de la grande défaite dans le Temps […] finit par cesser d’être importante : ce n’est pas une défaite, car la fin du monde fait partie des desseins de Method […]. Au-delà se profile une possibilité de victoire éternelle (ou de défaite éternelle), et c’est entre l’âme et ses adversaires qu’a lieu la vraie bataille » [195]. L’idéologie indo-européenne semble donc bien subsister dans Bilbo le Hobbit, mais mêlée à l’influence chrétienne : à l’instar d’un Aragorn, qui se situe à la lisière entre le monde païen et le monde chrétien, Thorin serait une figure du roi-guerrier indo-européen convoyant aussi la thématique chrétienne de l’espérance. À la suite de Tolkien, on peut alors conclure : « On a parfois dans la mythologie quelque chose de vraiment plus « élevé » : la Divinité, le droit au pouvoir (distinct de sa possession), la légitimité de l’adoration ; en fait, ‘‘la religion’’ » [196]. C’est cette part de vérité inhérente aux mythes que l’histoire des trois « péchés fonctionnels » de Thorin Écu-de-Chêne nous semble mettre en lumière.
© Eric Flieller (Tilkalin), Chroniques de Chant-de-Fer, avril 2007
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Abréviations utilisées
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