Essai paru dans la revue Camenae – n° 4 – juin 2008

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Le Lai de Leithian, œuvre inachevée de J. R. R. Tolkien, tient une place particulière dans le corpus des publications posthumes de l’Histoire de la Terre du Milieu. Il s’agit tout d’abord du plus long de ses poèmes narratifs : les 4175 vers du « lay » (soit approximativement la longueur de la Chanson de Roland) laissent le récit assez proche de la fin, au quatorzième chant. L’importance de ce poème pour Tolkien a été continuelle, tout comme l’insatisfaction dont il faisait preuve à son égard : la période d’écriture du texte s’échelonne de l’été 1925 au mois de septembre 1931 (la plus longue pour un texte du Légendaire après le Seigneur des Anneaux et Bilbo le Hobbit) avec un projet de réécriture totale vingt ans plus tard (en 1951), après l’écriture du Seigneur des Anneaux, qui ne dépassa pas les trois premiers chants et que nous citerons donc dans l’appareil de notes.

En 1937, Tolkien envoie à l’éditeur Allen & Unwin un ensemble de textes qui compose le Silmarillion d’alors, dans lequel figure le Lai de Leithian. C’est un élément important car la majorité des textes de l’Histoire de la Terre du Milieu n’a jamais été proposée à un éditeur. Ici, le statut littéraire du texte est assumé par l’auteur, même s’il ne sera finalement pas édité. Les critiques qu’il émettra plus tard, l’inachèvement et la tentative de réécriture montrent l’insatisfaction de Tolkien mais tout ceci ne doit pas cacher la place centrale de ce texte dans le corpus du légendaire, l’un des plus développés du point de vue des détails de la narration, et l’un des plus personnels.

En effet, la place du Lai de Leithian est particulière en ce qu’il s’agit d’une œuvre où la relation à la matière biographique – si rare chez Tolkien – est revendiquée clairement, l’histoire de Beren et Lúthien étant une poétisation de celle de son propre couple.

Bien que notre texte de base soit clairement défini comme la version la plus développée du Lai de Leithian, il existe diverses autres versions de l’histoire de Beren et Lúthien. Nous renverrons ponctuellement à certaines d’entre elles :

  • le conte de Tinuviel appartenant au Livre des contes perdus (CT), texte en prose de 1917 et première version de l’histoire,
  • la version en prose du Silmarillion de 1930 ou Qenta Noldorinwa (QN),
  • la version en prose du Silmarillion de 1937, principalement inspiré de notre lai (BLP),
  • les trois premiers chants du lai réécrits en 1951 (LaiII),
  • la version publiée dans le Silmarillion « final », édité par Ch. Tolkien en 1977 (Silm).

Le thème de la relation amoureuse, moins rare chez Tolkien qu’on le dit souvent, n’en est pas moins généralement développé de manière fort parcimonieuse et elliptique. Les seuls contes d’amour un tant soit peu développés dans le Légendaire sont le conte d’Aldarion et Erendis, les histoires d’Aragorn, Arwen, Faramir et Eowyn dans le Seigneur des Anneaux et surtout celle qui nous concerne.

Cette œuvre curieusement baptisée « lay » alors qu’elle désigne un texte narratif de la longueur d’un roman ou d’une chanson de geste, doit nous aiguiller par sa forme même. Si Tolkien, qui était médiéviste, a nommé ainsi son poème, ce n’est évidemment pas à cause des dimensions((Tolkien a également écrit un Lai d’Aotrou et Itroun d’inspiration bretonne et qui correspond tout à fait aux dimensions traditionnelles du genre. Il a également traduit en vers moderne le lai de Sir Orfeo composé en moyen anglais.)) de celui-ci mais bien plutôt pour d’autres motifs. Il en est deux qui émergent immédiatement.

En premier lieu, le fonds celtique est aux sources du genre((On sait que deux étymologies sont généralement proposées pour le terme : soit le latin laïcus, emprunté à l’expression versus laïcus qui désigne des œuvres profanes en langue vernaculaire, soit l’irlandais laid qui signifie « chanson, poème » ou « chant des oiseaux ». Cette dernière étymologie est de loin la plus largement retenue par les érudits.)). Or, le Lai de Leithian comporte dans sa structure narrative de nombreux emprunts à la tradition celte (galloise, bretonne) sur lesquels nous reviendrons((La nomenclature donne des indices de cette influence : le Beleriand était nommé Broceliand dans les premières versions du lai, avant que Tolkien ne décide de gommer toute référence culturelle de ce type.)). En second lieu, comme pour le lai médiéval, le vers utilisé est l’octosyllabe à rimes plates. Enfin, l’influence de Marie de France, (même si elle n’est jamais directement citée dans les lettres et essais de l’auteur), peut être à l’origine du choix de ce titre.

Le jugement de Tolkien est devenu vite très sévère sur le Lai de Leithian. Dès après le refus du Silmarillion de 1937 qui comprenait le lai, dans une lettre du 16 décembre de la même année, il écrit :

My chief joy comes from learning that the Silmarillion is not rejected with scorn. I have suffered a sense of fear and bereavement, quite ridiculous, since I let this private and beloved nonsense out ; and I think if it had seemed to you to be nonsense I should have felt really crushed. I do not mind about the verse-form, which in spite of certain virtuous passages has grave defects, for it is only for me the rough material. But I shall certainly now hope one day to be able, or to be able to afford, to publish the Silmarillion !((Lettre 19. Nous renverrons toujours aux lettres de Tolkien par le numéro qui leur est attribué plutôt que par la page d’une édition particulière.)) (Lettre 19)

Mais les beaux passages qu’il y reconnaissait étaient suffisants pour qu’il ne l’abandonne jamais véritablement. Même après la tentative de réécriture avortée de 1951, il y revint encore. En effet, dans un passage du chant X, la révision du nom Inglor Felagund en Finrod Felagund montre une révision datant au plus tôt de 1955((Voir le commentaire de Christopher Tolkien : « From lines 2936 to 2965 no further changes were made (except Elfinesse to Elvenesse at 2962). In the preceding passage, Inglor Felagund son of Finrod has become Finrod Felagund son of Finarfin, which dates the revision to, at earliest, 1955, for the change had not been made in the first edition of The Lord of the Rings » (J.R.R. Tolkien, History of Middle Earth, vol. III : The Lays of Beleriand, p. 360).)).

Mais si le poème en soi laissait Tolkien insatisfait, il avait une affection profonde pour l’histoire dont témoignent les nombreuses réécritures en prose, mais aussi certains jugements qu’on peut retrouver au détour des lettres et qui insistent sur la place centrale du conte dans le légendaire((« As such the story is (I think a beautiful and powerful) heroic-fairy-romance, receivable in itself with only a very general vague knowledge of the background. But it is also a fundamental link in the cycle, deprived of its full significance out of its place therein » (Lettre 131).)).

Formes de l’héroïsme de Lúthien et de Beren

Le terme « héros », au sens originel, étymologique, de « demi-dieu », n’est applicable qu’à un seul personnage de tout le Légendaire tolkienien et ce personnage est Lúthien. Même si les Ainur((De nombreuses lettres mentionnent ce statut (lire, par exemple, la lettre 131 à Milton Waldman).)) ne sauraient être considérés comme des dieux au sens strict mais plutôt comme des puissances angéliques, c’est bien sous le terme de « dieux » que les narrateurs de l’histoire du Premier Age les désignent. Aussi celui du Lai de Leithian définit-il Lúthien comme « half elven-fair and half divine » (v. 493)((Rappelons que les elfes selon Tolkien sont considérés avec les hommes comme les Enfants d’Iluvatar, et qu’ils n’ont absolument rien de divin : « Elves and Men are represented as biologically akin in this ‘history’, because Elves are certain aspects of Men and their talents and desires, incarnated in my little world. They have certain freedoms and powers we should like to have, and the beauty and peril and sorrow of the possession of these things is exhibited in them » (Lettre 153).)). En effet, si son père est Thingol, roi des Elfes de Doriath, sa mère, Melian, est une Maia, puissance angélique antérieure à la création du monde et qui choisit de s’incarner sur terre((Cf. J. R. R. Tolkien, Silmarillion, p. 30-31.)).

Si, assez logiquement, le terme « knight » est absent du Lai de Leithian, on n’en découvre pas moins dans le poème des figures chevaleresques positives, la première étant – et ce n’est pas le moindre des paradoxes génériques de l’œuvre – celle de Lúthien. Bien sûr, elle n’est pas comparable à cet autre personnage, figure autrement plus évidente de la femme-chevalier, qu’est Eowyn dans le Seigneur des Anneaux, mais il n’empêche que la quête du Lai se développe moins par les actes de bravoure de Beren que par ceux de Lúthien. Le courage de Beren est de ceux qui sauvent, qui empêchent un malheur, tandis que celui de Lúthien s’apparente réellement à l’exploit chevaleresque.

Ce n’est pas un hasard si le chant XII commence par une analepse évoquant le roi elfe Fingolfin, blessant sept fois Morgoth, lui mutilant même le pied, avant de mourir sous les coups du Vala. Ce combat fait de Fingolfin le chevalier par excellence de l’Histoire des guerres elfiques en Beleriand, d’autant plus que Morgoth lui-même y est présenté sous l’apparence d’un chevalier qui ne peut que rappeler au lecteur familier du monde arthurien le symbolisme satanique du chevalier noir, « lo major aversers ». En effet, Morgoth s’avance vers Fingolfin « black-armoured, towering, iron-crowned » (v. 3563)((On sait que Morgoth est condamné à conserver cette apparence physique ce qui le distingue des autres Valar, qui n’ont pas de dépendance vis-à-vis d’une enveloppe charnelle particulière.)).

Le chant XII s’achève par l’envoûtement de Carcharoth, tandis que le chant XIII est construit en miroir : à l’exploit guerrier, mais finalement inutile, de Fingolfin répondent la danse et la voix de Lúthien qui enchantent Morgoth et le plongent dans un sommeil décrit comme une mise à mort chevaleresque et une défaite symbolique de la puissance royale, puisque la couronne qui culminait devant Fingolfin (« towering ») se retrouve sur le sol : « and prone lay Morgoth in his hall. / His crown there rolled upon the ground » (v. 4103-4). Ensuite, Beren n’a plus qu’à s’emparer des Silmarils – remplissant ainsi le serment prêté à Thingol. Si l’on analyse objectivement l’histoire, c’est Lúthien qui triomphe de la quête pour lui, le libérant de l’île du Magicien, envoûtant Carcharoth, puis Morgoth lui-même, afin que son amant accomplisse le serment fait à son père.

Le Lai de Leithian conjugue les deux types de dévouement : le choix de la mort par amour chez Lúthien, lors de la seconde catabase, alors qu’elle peut conserver son immortalité elfique, est déjà en un sens pré-chrétien en ce qu’il est une espérance dans l’amour. Par contre, le courage de Beren protégeant Lúthien de la flèche de Celegorn avec son buste ou tendant le bras devant Carcharoth, encore une fois pour la protéger, est un héroïsme de dévouement sans espoir, proche de celui développé par le soldat pendant la guerre, proche aussi de la philosophie scandinave du courage.

Cette différence dans l’héroïsme traduit une opposition fondamentale d’ordre philosophique entre les deux amants, d’un côté, chez Beren, le courage naît d’une révérence à l’amour et à Lúthien qui justifie en soi d’avoir existé et donc de mourir ; de l’autre, chez Lúthien, il naît d’une foi en l’amour à toute épreuve. Cette opposition est particulièrement mise en valeur dans le chant XI à travers deux monologues. Celui de Beren, seul devant le Thangorodrim, est l’acceptation de la mort, de la défaite et du chaos même, tout ayant été rendu justifiable par l’existence de Lúthien :

« Though all to ruin fell the world, / and were dissolved and backward hurled, / […] Yet were its making good, for this – / the dawn, the dusk, the earth, the sea – / that should Lúthien on a time should be ! » (v. 3328-33).

Cette conception de la valeur du monde, plus encore que de révéler l’amour idolâtre que Beren peut éprouver pour Lúthien, est le lieu d’une confiance souveraine dans le passé, infiniment précieux, digne de louange et auquel il s’adresse (« farewell »). A l’opposé, Lúthien n’évoque pas le monde mais leur amour, qui chez elle est une dynamique et de ce fait même est tourné vers l’avenir :

« a love is mine as great a power / as thine to shake the gate and tower / of death with challenge weak and frail / that yet endures, and will not fail » (v. 3348-51).

La dynamique est désignée par des mots clairs : l’amour est une force, un pouvoir, non un simple sentiment. Il est peu probable que la métaphore de la porte et de la tour de la mort, même si elle ne fait certainement que désigner Angband dans le discours de Lúthien, ne porte pas une seconde signification que laisse filtrer l’écrivain chrétien : elle peut être perçue comme une marque de foi quasi inconsciente de Lúthien, foi tâtonnante dans une possibilité que les choses ne se terminent pas aussi sombrement. A la veille de mourir, Aragorn, qui n’a pas plus connaissance de la révélation chrétienne que Lúthien, dit à Arwen qui comme Lúthien a fait le choix de la mort :

« Behold ! we are not bound for ever to the circles of this world and beyond them is more than memory. Farewell »((The Lord of the Rings, appendix A, p. 1100.)).

Cette intuition, nous la rencontrons aussi dans les propos de Lúthien, quoique sous une forme moins consciente. Le double sens de la métaphore est d’abord perceptible par le lecteur qui connaît les versions en prose de la légende dans une autre perspective : en descendant aux « halls of Mandos », Lúthien fera bien trembler les portes de la mort et ramènera Beren au royaume des vivants.

A l’image de ces paroles adressées à Beren, la foi de Lúthien en l’amour se montrera si solide et si clairement matérialisée par ses actes, qu’elle préfigure l’espérance spirituelle d’Aragorn en la subsistance de quelque chose au-delà du monde connu, sans pour autant y être tout à fait comparable.

Si le courage de Beren, son héroïsme, est celui de l’amant prêt à suivre son aimée jusque dans la mort sans pour cela croire en un futur, et qu’il peut à ce titre être rapproché de Wiglaf n’ayant rien à espérer en suivant son maître contre le dragon dans Beowulf, le courage de Lúthien est plutôt celui d’une détermination tournée vers l’avenir, d’une confiance sereine en l’amour allant jusqu’à voir une force dans sa fragilité.

L’héroïsme royal : Felagund, un Arthur contre le modele Arthurien

Dans son article « Tolkien, retour et déroute du roi : lectures politiques d’Arthur », V. Ferré souligne l’ambiguïté du modèle arthurien chez l’auteur du Seigneur des Anneaux. La référence de Tolkien à Arthur est effectivement d’un double ordre : il est à la fois le « roi de Faérie » (c’est ainsi qu’il est nommé dans l’essai Sur les contes de fées((« It seems fairly plain that Arthur, once historical (but perhaps as such not of great importance), […] emerged as a King of Faerie. » (Tolkien, « Origins », On faery-stories, in Tree and Leaf, p. 29).))), mais comporte également selon Tolkien – dans Sir Gawain and The Green Knight – une dimension d’ « impétuosité ». Cette impétuosité est analysée à raison par V. Ferré comme une manifestation d’un type d’hybris que possèdent aussi d’autres personnages d’œuvres médiévales étudiées par Tolkien : Beowulf et Beorhtnoth.

Si l’hybris d’Arthur est condamnée par Tolkien comme par l’auteur de Sir Gawain, un point distingue fondamentalement la conception de la royauté développée par la littérature arthurienne et celle de Tolkien : en l’occurrence l’engagement physique du roi dans une aventure, qui n’est pas un mal en soi pour l’auteur du Lai de Leithian. Le roi de Nargothrond, Felagund, en est la preuve dans le Lai de Leithian, comme Aragorn/Elessar dans le Seigneur des Anneaux. Néanmoins, la situation de ces deux rois n’est pas comparable : Aragorn en quête de son identité royale est un guerrier tant qu’il n’est pas reconnu comme roi, tandis que Felagund fait le trajet inverse, rejetant la fonction royale au nom d’un serment prêté. Mais le geste spectaculaire de Felagund jetant la couronne au pied du trône de Nargothrond ne remet aucunement en cause sa royauté. Même si V. Ferré a prouvé que la conception tolkienienne de la royauté n’était pas ontologique mais méritoire((Cf. V. Ferré, « Tolkien, retour et déroute du roi : lectures politiques d’Arthur », Le Roi Arthur, au miroir du temps, dir. A. Besson, Dinan, Terre de Brume, 2007, p. 83-106.)), Felagund conserve dans la narration le titre de roi tout au long des moments où il apparaît dans le lai. C’est, somme toute, parfaitement logique, car son choix difficile met en exergue un attachement à des valeurs royales assumées contre la société elle-même, et cela rejoint la lecture d’une conception de la royauté « au mérite ».

L’engagement physique du roi dans l’aventure est un thème particulier qui se retrouve dans des œuvres ayant profondément marqué Tolkien, notamment Beowulf, où le héros, prince des Gautar, vient en aide au roi Hrothgar contre Grendel et sa mère, et qui, roi lui-même à la fin du poème, s’opposera au dragon qui ravage son pays. Alors que Beowulf recherche la gloire, Felagund agit seulement pour remplir un serment d’amitié. Autre motif assez rare : l’abandon de la couronne par un roi apparaît dans le lai de Sir Orfeo où le roi laisse le trône vacant afin de partir à la recherche de la reine Heurodys.

Felagund est un roi exemplaire dont l’abnégation n’est pas récompensée : alors que la royauté d’Aragorn est une forme d’apothéose sociale, l’abandon de celle-ci par Felagund s’achève dans la mort et un anonymat seulement rompu par la présence de Beren. Mais la gloire posthume des chants remettra le personnage à sa juste place :

« Thus died the king, as elvish singers yet do », v. 2636-7.

« Contrat » indo-européen ou héroïsme sacrificiel par amour ?

Beren brandit le Silmaril devant Carcharoth et se fait broyer la main par le loup, ce qui lui vaudra le surnom de Camlost (« la main vide » en sindarin). Cette mutilation du héros à la main est une constante tolkienienne : Frodo dans le Seigneur des Anneaux se trouvera privé du doigt où il avait mis l’anneau, emporté avec Gollum au fond d’Orodruin, la Montagne du Destin. Dans les deux cas la réussite de la quête repose sur ce sacrifice : si Beren n’avait pas brandi le Silmaril et n’avait pas laissé sa main dans la gueule de Carcharoth, on peut supposer qu’il serait mort dévoré en compagnie de Lúthien ; si Frodo était parvenu à garder l’anneau à son doigt, Sauron l’aurait récupéré tôt ou tard. Il est difficile de ne pas évoquer ici un moment central de la mythologie nordique que convoque le récit tolkienien, en l’occurrence ce passage fondamental du ragnarök où le dieu Tyr offre sa main à la gueule du loup Fenrir pour que l’on puisse l’enchaîner(( L’histoire est décrite dans Edda de Snorri aux chapitre 25 et surtout 34 de la Gylfaginning : « Aucun ne voulut offrir sa main jusqu’à ce que Tyr offrit la sienne, sa dextre, et la mit dans la gueule du loup. Quand ce dernier s’arc-bouta, le lien se durcit et, plus les efforts que le loup faisait étaient véhéments, plus le lien se durcissait. Alors tous se mirent à rire, sauf Tyr. Il y laissa sa main » (p. 64, trad. de François-Xavier Dillman) Gallimard, L’Aube des Peuples, 1991)). Ce rapprochement avait été souligné par Y. Cathelot sans qu’aucune conclusion n’en soit tirée((« Il [Carcharoth] prend le Silmaril a Beren en lui arrachant la main, comme Fenrir, le loup de la mythologie scandinave, qui arrache la main de Tyr, représenté ensuite comme un manchot », cf. Y. Cathelot, Beren et Luthien.)).

Georges Dumézil a montré que le dieu Tyr était une figure de la première fonction indoeuropéenne peu à peu supplantée par Odin, et qu’il symbolisait la figure du « contrat » permettant au monde de survivre jusqu’au ragnarök((Voir notamment Georges Dumézil, « Les diverses fonctions dans la théologie, la mythologie et l’épopée », Mythes et Dieux des indo-européens, p. 155-93, Champs-Flammarion, 1986.)). Il est inutile de chercher à voir en Beren ou Frodo des représentants de la fonction royale indo-européenne à laquelle ils n’appartiennent aucunement. Cependant, l’idée d’un « contrat » reste pertinente quoique tout à fait transformée et même si sa signification indo-européenne s’est perdue en cours de route.

Pour le cas de Beren qui nous intéresse ici, on ne cherchera pas à y voir un quelconque « contrat » avec le roi Thingol : le serment qu’il a prêté à celui-ci (Lai de Leithian, v. 1164-75) est d’ordre strictement personnel et le fait qu’il le rompe n’aurait pas remis en cause la stabilité du monde.

C’est plutôt une sorte d’anti-contrat, bien involontaire (et en cela dégradé), car s’il brandit le Silmaril c’est avant tout pour protéger Lúthien :

« and Beren desperate then aside / thrust Lúthien, and forth did stride / unarmed, defenceless to defend / Tinuviel until the end » v. 4209-12)

mais la conséquence de son acte est terrible et va déstabiliser l’ensemble du Beleriand. De fait, lorsque Carcharoth mourra, et que le Silmaril sera récupéré, les tensions politiques entre les divers peuples elfiques, jusqu’ici contenues par l’impossibilité d’accéder aux Silmarils qui étaient sur la couronne de Morgoth, vont se raviver et entraîner le fameux « kinslaying » des Havres du Sirion, où les Noldor de la maison de Fëanor, liés par le serment de Tirion vont déclarer la guerre à leurs frères Sindarin((

Sur les structures indo-européennes des peuples de la Terre du Milieu, voir F. Munier, « Une interprétation trifonctionnelle d’un poème de J.R.R. Tolkien », Tolkien en France, dir. E. Kloczko, Paris, A.R.D.A. publications, 1998, p. 77-103 ; pour une révision de la question et l’étude des limites de l’applicabilité de ces structures, voir Laurent Alibert, « L’influence indo-européenne en Arda et ses limites », Tolkien, trente ans après (1973-2003), dir. V. Ferré, Christian Bourgois, Paris, 2004, p.117-136.)). Ainsi, le motif scandinave est retourné et l’amputation héroïque de Tyr permettant d’enchaîner un loup qui aurait englouti le monde par sa faim insatiable trouve une image strictement opposée chez Tolkien : l’héroïsme de Beren, s’il permet à son histoire personnelle de se poursuivre, est le point de départ des guerres fratricides du Beleriand((Une vision plus positive de cet acte sur le plan politique n’est pas impossible bien qu’elle nécessite une lecture à plus long terme de l’Histoire elfique : le vol des Silmarils sera aussi à l’origine du voyage d’Earendil à travers mer jusqu’à la terre des Valar ce qui permettra à la Terre du Milieu d’être débarrassée du joug de Morgoth par l’intervention des armées de Valmar.)). Les répercussions politiques du geste de Beren dépassant sans doute largement sa connaissance de l’Histoire elfique, nous le considérons avant tout – à l’image de l’ensemble de sa quête amoureuse – comme un acte volontaire, une manifestation de la force d’amour. Mais cet arrière-plan politique mériterait une étude entière.

Catabase chevaleresque

La descente aux enfers de Lúthien contribue aux éléments qui font d’elle, plus que de Beren, une figure chevaleresque. Mais son élection – bien prévisible par son lignage – ne possède pas une dimension religieuse clairement définie puisque Tolkien a voulu situer son univers en dehors du cadre de référence chrétien. Cela n’empêche pas le texte d’avoir lui aussi une teneur antidualiste. Morgoth est dans le légendaire tolkienien le premier ange déchu, image pré-biblique de Satan, ce qui est déjà une marque incompatible avec le dualisme. Il est cependant, cela va de soi, le représentant le plus proche de ce qu’on peut considérer comme le mal absolu – c’est-à-dire un Mal origine de tous les autres, évoluant sans doute hors de toute possibilité de rédemption. Pourtant, ce même Morgoth ne reste pas insensible à la suprême beauté de Lúthien :

In slothful gardens many a flower

like thee the amorous gods are used

honey-sweet to kiss, and cast then bruised,

their fragrance loosing, under feet.

But here we seldom find such sweet

amid our labours long and hard,

from godlike idleness debarred.

And who would not taste the honey-sweet

lying to lips, or crush with feet

the soft cool tissue of pale flowers,

easing like gods the dragging hours ? (v. 4029-4039)

Comme des indices le laissent suggérer, cette fascination est l’émanation d’une pensée corrompue au plus haut point, qui ne peut plus concevoir le plaisir – y compris celui des Valar – sans la destruction postérieure de la jeune femme qui peut produire ce plaisir (« and cast then bruised their fragance loosing under feet »). Cependant, la beauté de Lúthien est telle qu’elle s’avère encore accessible à cette pensée et l’on peut percevoir un mouvement émotionnel chez Morgoth. Tout d’abord une forme de regret derrière la noirceur de la vie souterraine (v. 4033-5), puis dans les deux derniers distiques une véritable capacité à être touchée par une vision bucolique, capacité fort troublante chez l’être le plus déchu qui soit en Terre du Milieu. Certes, la vision se déforme presque immédiatement en souffrance, (« O hunger dire / O blining thirst’s unending fire ! » v. 4040-1) pour finir en velléités de viol (« In his eyes the fire to flame was fanned, / and forth he stretched his brazen hand. Lúthien as a shadow shrank aside » v. 4044-5), mais ces traits de caractère humains appliqués à Morgoth n’en diminuent pas moins l’aspect indicible du mal qu’il revêt dans le reste du Légendaire.

Tolkien : le couple païen et le fil caché / l’Amour sauvant l’héroïsme (note 19)

One morning as asleep she lay

upon the moss, as though the day

too bitter were for gentle flower to

open in a sunless hour,

Beren arose and kissed her hair (v. 3228-32)

Dans ces vers, l’amour de Beren pour Lúthien contient une forme d’angoisse de l’aube, mais non au sens qu’on entend pour désigner le sentiment qui traverse les personnages de l’alba d’un troubadour. Ce n’est pas le fait d’être surpris et de ne plus pouvoir retrouver son Aimée que craint l’amant. Point de mari jaloux, ici, point de guetteur non plus. Beren part seul, de sa propre volonté et l’angoisse de cette séparation, perceptible dans la « sunless hour » très symbolique ou dans la locution adverbiale « too bitter », n’est autre que celle d’une séparation plus définitive, la mort. L’heure sans soleil de l’aube, c’est l’heure où chancelle l’espoir((Pour essayer de montrer que nous ne surinterprétons pas ce passage, rappelons que la crise de fatalisme que traverse Beren à la vue du Thangorodrim et sur laquelle nous allons revenir n’est séparée de ce moment que par le trajet vers le nord, où Beren se dirige déjà « with heart as stone » (v. 3245).)). Et ce doute suprême fait écho à l’ombre de la mort qui plane sur le couple dans leur quête. Cette expression biblique que nous avons déjà évoquée et sur laquelle a travaillé M. Devaux renvoie à la peur de la mort dans la conscience de celle-ci et au désespoir qu’elle engendre((« L’ombre de la mort n’est peur que si l’on conçoit la mort comme punition. Le travail de l’ombre consiste à faire s’équivaloir l’ombre à la peur et au désespoir. Il est dit dans l’Akallabeth que “ (…) le destin des humains, comme quoi ils doivent partir , fut au départ un don d’Iluvatar. Ce n’est devenu une peine pour eux que depuis qu’ils sont passés sous l’ombre de Morgoth. Il se sont crus entourés de ténèbres dont ils ont eu peur (…)” La mort fait peur parce qu’on la conçoit confusément. Ce qui fait peur dans la mort lorsque l’on est sous l’emprise de l’ombre, c’est l’ombre elle-même. L’ombre c’est-à-dire Melkor ou ses lieutenants, répand la peur » (M. Devaux, « “L’ombre de la mort” chez Tolkien », La Feuille de la compagnie, Cahier d’études tolkieniennes, vol. 1, Paris, L’oeil du Sphinx, 2002, p. 60).)). Être dans l’ombre de la mort, pour un chrétien comme Tolkien, c’est finalement oublier Dieu. Mais comme la population de la Terre du Milieu n’a plus connaissance d’Iluvatar, et que leur époque précède très largement l’Évangile((On rappellera que Tolkien voyait son légendaire comme un imaginaire historique, une uchronie décrivant un passé très ancien de notre terre. Les événements relatés ici appartiennent au Premier Âge, plusieurs millénaires avant l’incarnation du Christ.)), le sens de l’expression se limite ici à l’abandon de toute espérance et à la peur totale.

M. Devaux évoque dans son article les passages du Lai de Leithian où les expressions « shades of death » (v. 225), et surtout « deadly nightshade »((Aux vers 227, 2060, 2808, 3273, 3407. M. Devaux souligne le vieil anglais niht-scu(w)a comme origine de l’expression et rappelle que Tolkien a donné les traductions sindarines de Gwath-Fuin-Daidelos puis de Math-FuinDelos « désignation dans les deux cas de Taur-na-Fuin, la Forêt de la Nuit » (M. Devaux, La Feuille de la compagnie, p. 52).)) apparaissent, avant de poursuivre en analysant surtout la version en prose (BLP, Silm). Nous allons tenter ici d’analyser l’occurrence de l’expression sous la forme « death’s shadow » dans la réécriture de 1951 (LaiII) évoquée au chant II consacré à Gorlim, lorsque la narration décrit l’exil de Melkor/Morgoth en Terre du Milieu :

He ’twas that laid in ruin black

the Blessed Realm and fled then back

to Middle-earth anew to build

beneath the mountains mansions filled

with misbegotten slaves of hate:

death’s shadow brooded at his gate.

His hosts he armed with spears of steel

and brands of flame, and at their heel.

the wolf walked and the serpent crept

with lidless eyes. (v. 113-122)

L’expression est ici associée aux portes de la forteresse d’Angband, lieu où doit se rendre Beren pour accomplir sa quête. La peinture qui est faite dans cette dizaine de vers condense volontairement les dangers (armées, flammes, loups, serpents) pour en faire l’endroit archétypal du chancellement de l’espoir. Lorsque Beren embrasse Lúthien endormie, il ne peut décrire aussi précisément Angband (qu’il n’a jamais vu), mais il ne fait cependant aucun doute que ce sentiment de l’ombre de la mort est dans son esprit. Il part sans oser se retourner (« The horse he took and rode away, / nor dared to turn », v. 3241-2) car il part déjà presque sans espoir : la narration qui l’abandonne un temps pour Fingolfin le reprend tout près des portes d’Angband, surplombant le Thangorodrim. Il est alors tout à fait dépossédé de l’énergie nécessaire à sa quête. L’ombre de la mort emplit tant son cœur qu’il devient comme indifférent à son sort : il entonne un chant solitaire au risque de tout faire avorter.

Though Orc should hear, or wolf a-prowl,

or any of the creatures foul

within the shade that slunk and stared

of Taur-na-Fuin, nought he cared,

who now took leave of light and day,

grim-hearted, bitter, fierce and fey. (v. 3300-5)

L’endroit (Angband et ses immédiats alentours, Dor-na-Fauglith, ou Taur-na-Fuin) est donc trop imprégné de désespoir pour ne pas communiquer cette ombre de la mort qu’il porte en lui. Le désespoir, dans la pensée chrétienne de Tolkien a un corollaire, la solitude, alors que le couple est à l’origine comme à la fin : Adam et Eve ouvrent l’Ancien Testament, l’union du Christ et de son Eglise clôt le Nouveau Testament (et ajoutons que le Cantique des Cantiques est au centre de la Bible). Ainsi, au miroir du couple porteur d’espoir, se trouve la solitude qui amène dans l’ombre de la mort. Des détails ne trompent pas : le geste de Beren laissant Lúthien endormie, bien qu’héroïque en soi, n’entraîne pas moins le héros encore davantage dans le chancellement de son espoir. Mais Beren n’est pas, à ce moment, dans une solitude totale, car il part avec son cheval, véritable compagnon dans l’épreuve. Or, une fois qu’il se trouve devant le Thangorodrim, il décide de s’en séparer, pour des raisons certes d’abord pratiques, mais pas uniquement, puisqu’il s’adresse longuement au cheval qu’il libère, dernier contact qu’il gardait avec le monde des vivants.

‘Good steed of master ill,’ he said,

‘farewell now here! Lift up thy head,

and get thee gone to Sirion’s vale,

back as we came, past island pale

where Thu once reigned, to waters sweet

and grasses long about thy feet.

And if Curufin no more thou find,

grieve not! but free with hart and hind

go wander, leaving work and war,

and dream thee back in Valinor,

whence came of old thy mighty race

from Tavros’ mountain-fenced chase.’ (v. 3286-97)

En adressant ces vœux de liberté au cheval, Beren parle du monde qu’il va quitter dans des termes qui le valorisent non simplement pour le cheval, mais dans l’absolu : « Sirion’s vale », « waters sweet », et « grasses long » désignent la beauté du monde et donc de la vie que choisit de laisser là le « master ill ». Cette auto-définition négative montre que Beren ressent puissamment les paradoxes de sa situation : ayant quitté l’amour pour pouvoir l’obtenir, il quitte maintenant le monde pour cet amour qu’il a laissé…

Comme on l’a dit, l’expression biblique de l’ombre de la mort est associée à l’abandon de l’espoir. L’utilisation consciente des connotations de l’expression par Tolkien se retrouve dans l’attitude de Beren : marchant seul vers les portes d’Angband, dans un mouvement de descente fort symbolique, il laisse derrière lui les dernières bribes d’espoir (« then turned to stride forth down the slope / abandoning fear, forsaking hope », v. 3340-1). L’oubli conjoint de la peur suit une logique implacable : il est inhérent au véritable état de désespoir qui se construit toujours sur le nihilisme. Et c’est lorsque Beren se situe à ce degré extrême de solitude, enveloppé dans l’ombre de la mort, que l’espoir surgit, de l’extérieur, par l’arrivée de Lúthien (« ‘A Beren, Beren !’ came a sound » v. 3342). L’espoir revient avec le motif du couple et de l’amour. Le rôle de Huan dans ce retour in extremis de Lúthien est fondamental et contient, à notre avis, un symbolisme tout particulier. C’est lui qui a ramené la fille de Thingol contre la volonté de Beren((Certes Lúthien a dû le prier, mais on peut voir là un simple subterfuge de politesse de la part d’Huan dont la prescience lui permet de savoir l’échec de Beren, s’il part seul.)). Le chien Huan est prescient et sait avoir une mission à accomplir((Cf. Chant VIII, v. 2550-65.)) ; il prit deux fois la parole au cours de sa vie et ce fut les deux fois pour sauver l’avenir du couple((La première fois dans le moment cité à la note précédente (v. 2552-9), la seconde juste après ce passage, en proposant les apparences d’un loup et d’une chauve-souris aux amants, qui leur permirent de s’introduire incognito dans Angband.)). Le fait qu’il soit venu de la terre sacrée de Valinor n’est pas moins significatif. Adjuvant du couple, il agit comme un instrument de la Providence. On rappellera l’amour qui le lie aux deux héros((To such dark straits, alas! Now brought / are ye I love, for whom I fought. (v. 3436-7))). Son intervention n’est pas si dissemblable de celle de Gandalf dans le Seigneur des Anneaux : venu de Valinor et devant se sacrifier dans sa chair en Terre du Milieu, il est comme lui prédestiné à un rôle dans une histoire plus vaste.

Si le couple est au cœur du message biblique, il est aussi situé dans un dialogue à trois avec Dieu. Dans la première épître aux Corinthiens, Paul évoque le rôle de la foi d’un des deux membres du couple((« En effet, le mari non croyant se trouve sanctifié par sa femme, et la femme non croyante sanctifiée par le mari croyant » (Première épître aux Corinthiens, 7, 14). La sanctification de l’incroyant par la croyante, ou l’inverse, souligne la naissance d’une nouvelle relation où la présence de Dieu dans le couple est perceptible.)) comme une force de sanctification. Mais c’est surtout l’Ecclésiaste [4 : 11-12] qui donne une image poétique et claire à la fois du couple chrétien : « Et si l’on couche à deux, on se réchauffe, mais seul, comment avoir chaud ? Là où un homme seul est renversé deux résistent, et le fil triple ne rompt pas facilement ». On l’a vu, la solitude est un danger pour Tolkien comme elle l’est ici pour Qohélet. Même si l’image biblique désigne avant tout la fraternité humaine, elle est bien sûr parfaitement applicable au couple. Le couple dans l’amour peut se réchauffer –, mais pour être plus solide, il doit prendre en compte une troisième personne, Dieu. La présence de Dieu dans le couple est l’assurance d’une aide dans l’épreuve. Dans le Lai de Leithian, la situation est à la fois inversée et semblable : les amants ne peuvent faire une place à Iluvatar qu’ils ignorent. C’est donc lui qui, à travers Huan, intervient dans l’histoire de ce couple extraordinaire.

L’amour chrétien n’a rien à voir avec le simple fait d’un mariage entre deux personnes de culture chrétienne. Encore une fois, la présence de Dieu n’est aucunement incompatible avec un contexte païen, situé bien avant la révélation. Voici, par exemple, un passage de l’Epître aux Romains que Tolkien (tout comme, quoique d’une manière fort différente, l’auteur de Beowulf) avait certainement en tête lorsqu’il considérait certains de ses personnages :

En effet, quand des païens privés de la Loi accomplissent naturellement les prescriptions de la Loi, ces hommes, sans posséder de Loi, se tiennent à eux-mêmes lieu de Loi ; ils montrent la réalité de cette loi inscrite en leur cœur […]. (Epître aux Romains, 2, 14-15)

Ainsi, le couple du Bisclavret est bien de culture chrétienne, mais il vole en éclat dans l’épreuve, alors que Beren et Lúthien sont « païens » mais forment un couple déjà pré-chrétien dans l’esprit de son amour.

Pour conclure, il faut rappeler que le thème chez Lúthien du partage, par amour de Beren, de sa mortalité humaine est central dans l’œuvre, et bien que le poème inachevé n’atteigne pas ce point du récit, il est évoqué dans une prolepse narrative du chant IV :

And thus in anguish Beren paid

for that great doom upon him laid,

the deathless love of Lúthien,

too fair for love of mortal Men;

and in his doom was Lúthien snared,

the deathless in his dying shared;

and Fate them forged a binding chain

of living love and mortal pain. (v. 786-93)

Cette chaîne que forge le sort (« Fate ») pour lier les amants peut être lue de deux manières : soit, comme la traductrice française du lai, on prend le parti d’une lecture antique du terme « Fate », alors aussi implacable que le sort dans une tragédie de Sophocle((« et le Destin pour leur malheur / lia l’amour à la douleur », J.R.R. Tolkien, Les Lais du Beleriand, éd. et avant-propos de Ch. Tolkien, trad. Elen Riot pour les poèmes et D. Lauzon pour les commentaires, dir. V. Ferré, Paris, Christian Bourgois, 2006.)) ; soit on y voit l’intervention masquée de la Providence où « Fate » et « great doom » seraient semblables au sort qui est à l’œuvre dans Beowulf, et cache Dieu, inconnu aux personnages : l’amour des amants croîtra en vie (« living love ») à travers la souffrance de la condition mortelle, mais non dans son ombre. En effet, l’oxymore du vers 793 doit être pensé en compagnie du précédent qui forme avec lui un distique, et donc une unité : ainsi « living love » et « mortal pain » ne sont pas mis en opposition, en confrontation, mais liés – l’image de la chaîne le souligne. La chaîne est d’ailleurs mimée par la structure narrative : les deux séparations des amants((Beren quittant le royaume de Doriath (fin du chant IV) puis se séparant de Lúthien (fin du chant X).)) donnent lieu à la mise en place de la technique de l’entrelacement des aventures de Beren (chants VI et VII, début du chant IX puis début du chant XI) et Lúthien (chant V et VIII, fin du chant IX), s’enchaînent autour du thème de la souffrance pour l’amour de l’autre avant leurs retrouvailles situées au milieu du chant XI. Le vers 793 est donc parfaitement illustré par la forme même du poème.

Dès lors, il est difficile de ne pas voir comme une préfiguration du fil chrétien dans la chaîne d’amour et de souffrance, de vie et de mort : Dieu, qui n’a pas encore été révélé, ne peut être présent dans la pensée des amants, mais il peut déjà lier les amants dans une chaîne prenant en compte la vie mais aussi la mort.

Mettons notre hypothèse à l’épreuve des lettres de Tolkien. Dans la célèbre lettre 131 à Mildon Waldman, voici comment il résume les grands thèmes de l’histoire de Beren et Lúthien :

The chief of the stories of the Silmarillion, and the one most fully treated is the Story of Beren and Lúthien the Elfmaiden. Here we meet, among other things, the first example of the motive (to become dominant in Hobbits) that the great policies of world history, ‘the wheels of the world’, are often turned not by the Lords and Governors, even gods, but by the seemingly unknown and weak – owing to the secret life in creation, and the pan unknowable to all wisdom but One, that resides in the intrusions of the Children of God into the Drama.

Le rôle du destin est immédiatement souligné : les roues, ou plutôt les rouages du monde évoquent cette idée, et le sort n’est pas présenté comme compréhensible et lié aux Valar (even gods), mais à un plan connu de Dieu seul. La référence au créateur, nommé deux fois (One, God) pour l’histoire de Beren et Lúthien invite à dépasser la notion de sort, et donc d’une vision païenne. Mais le Drame (l’histoire de la Création) est orchestré autour du rôle mystérieux et indéchiffrable des Enfants de Dieu (ou Enfants d’Iluvatar) c’est-à-dire les Elfes et les Hommes. Que peut être ce qui, dans notre lai, invite à lire derrière le sort la Providence ?

In the primary story of Lúthien and Beren, Lúthien is allowed as an absolute exception to divest herself of ‘immortality’ and become ‘mortal’ — but when Beren is slain by the Wolf-warden of the Gates of Hell, Lúthien obtains a brief respite in which they both return to Middle-earth ‘alive’ – though not mingling with other people : a kind of Orpheus-legend in reverse, but one of Pity not of Inexorability. (Letters, 153)

La Pitié est bien cette marque qui peut infléchir la tragédie vers la comédie divine. Celle inspirée à Mandos, qui va soudainement à l’encontre de sa fonction en autorisant Lúthien à mourir et à obtenir ce « brief respite » d’existence, vient sans qu’il le sache du Créateur. Le rôle de Huan, séduit lui aussi par l’elf-maiden, va dans le même sens : il agit, emporté par des rouages qui le dépassent mais qu’il ressent parfaitement. Plutôt que d’intervention de la Providence, on parlera d’ailleurs d’un accord divin à la Pitié qui prend Huan puis Mandos. Tolkien précise d’ailleurs distinctement que le mystère de cet accord reste entier et au-delà de toute interprétation((« For the capture of the Silmaril, a supreme victory, leads to disaster. The oath of the sons of Feanor becomes operative, and lust for the Silmaril brings all the kingdoms of the Elves to ruin » (Letters, 153).)) car il n’est pas humainement compréhensible que soit légitimé un amour qui engendre guerres et ruine définitive des royaumes elfiques. Mais l’existence du Mal précède celle de nos héros, aussi ne peut-on prendre en compte leur bonheur comme une source de mal en soi sur une Terre déjà corrompue. On peut d’ailleurs arguer que de la descendance de Beren et Lúthien viendra, plus tard, le rapprochement entre les Valar et les Elfes, et avec cela la fin du règne de Morgoth. Qu’un amour, faute de pouvoir éradiquer le Mal, soit à l’origine de la fin du premier ange déchu, est déjà une eucatastrophe notable, qui préfigure le véritable amour sauveur, celui du Christ.

Conclusion générale sur l’héroïsme dans l’œuvre de Tolkien

Après cette étude du Lai de Lethian et celle qu’Émeric Moriau a consacrée à l’œuvre centrale, Le Seigneur des Anneaux, peut-on parler d’un véritable « héroïsme tolkienien » ? Si on entend par là une théorie philosophique précise, la réponse est non. Cet héroïsme n’est jamais fondamentalement théorique, conceptuel. Tolkien ne cherche pas à exploiter narrativement dans les deux œuvres, pas plus que dans Le Fermier Gilles de Ham, une nouvelle vision de l’héroïsme qui serait un « guide de vie » préétabli et antérieur à la mise en pratique face à l’épreuve que constitue l’histoire de chaque personnage.

Par contre, si l’on considère cette idée d’ « héroïsme tolkienien » de manière plus souple, elle s’avère une notion vivante, beaucoup plus complexe et nuancée – mais cependant cohérente que ne peut le supposer le lecteur pressé ou le spectateur de l’adaptation cinématographique de Peter Jackson. Cohérente, la notion d’ « héroïsme tolkienien » l’est sans l’ombre d’un doute avec son approche de l’univers, de la société, des rapports humains, de la foi, etc. Mais ce n’est pas pour autant qu’il s’agit d’une philosophie.

Si l’on compare la critique lucide, sèche et quasi systématique de l’héroïsme dans Le Fermier Gilles de Ham avec la valorisation (quoique très nuancée comme on l’a vu) qui en est faite dans les deux autres œuvres, on peut penser qu’il y a là deux approches du monde : l’une entièrement historique et l’autre légendaire, c’est à dire une vision historique et une vision mythique du monde. Certes, Le Fermier Gilles de Ham est une œuvre marginale dans sa tonalité par rapport au reste du corpus tolkienien alors que le Lai de Leithian ne l’est que dans sa forme. Mais Le Fermier Gilles de Ham ne doit pas être négligé. Tolkien est à la fois l’homme qui valorise la conception scandinave du courage et celui qui dit ne pas garder d’illusion sur la motivation (basse) de ce courage : « It is of gold and alloy ». L’héroïsme chez Tolkien n’est donc pas un concept philosophique, c’est-à-dire une idée assujettie à une vision, une approche du monde. Il est à l’image du regard de Tolkien : c’est-à-dire celui d’un écrivain, d’un homme dont le métier est de varier les prises de sa caméra graphique.

Changeant de point de vue, il est d’un côté tourné vers le monde des hommes, auquel il appartient, et alors, il ne peut être que critique, acerbe et virulent ; de l’autre côté, quand son point de vue est tourné vers Dieu, il évoque le caractère transcendantal de l’héroïsme spirituel comme une réalité tout à fait plausible et en cela se distingue de la tendance générale des auteurs occidentaux modernes.

Pourtant comme l’a fait remarquer Émeric Moriau, la critique de l’héroïsme est largement présente dans le Seigneur des Anneaux. Et l’héroïsme spirituel lui-même n’est pas idéalisé : celui de Frodo est un semi-échec – il n’aura aucunement pitié de Gollum sur Orodruin et revendiquera l’anneau au dernier moment. Dans ce passage du Seigneur des Anneaux a propos duquel Tolkien disait qu’il avait la prière du Notre Père en tête lorsqu’il l’écrivit, il est évident comme l’a déjà fait remarquer Shippey que c’est aux deux vers « Ne nous soumet pas à la tentation / et délivre-nous du mal » que l’auteur pensait. L’héroïsme, pour Tolkien est indubitablement lié au thème de la tentation : Frodo succombant à la force de l’anneau montre que l’héroïsme spirituel autant que les autres est voué à l’échec si Dieu ne vient aider l’homme car l’héroïsme humain (au delà de la dichotomie héroïsme chevaleresque / héroïsme spirituel), est intrinsèquement corrompu – et ne mettons pas un aspect trop lourd et culpabilisant sur ce terme corrompu : l’héroïsme humain n’est pas que celui de Boromir, c’est aussi celui d’Aragorn autant que de Gilles, et d’une certaine manière comme on l’a vu, c’est encore celui de Lúthien. Certes, l’amour-agapê, qui n’est autre que Dieu, porte plus aisément vers la victoire, mais, comme l’a noté Émeric Moriau, l’amour humain ne saurait jamais être entièrement pur.

Finalement, en systématisant la réflexion menée dans le Seigneur des Anneaux, le Le Lai de Leithian pose un regard lucide sur les limites de l’héroïsme humain, pour laisser une place à un héroïsme transcendé (par l’aide de Dieu, bien qu’il ne soit jamais directement question de lui).
L’histoire de Beren et Lúthien s’inscrit dans un plus vaste ensemble d’histoire héroïques du Premier Age, mais le type d’héroïsme développée dans la fresque des amoureux est distinct et méritait, nous semble-t-il, qu’on s’y attarde : c’est en « anti-Fingolfin » que Lúthien réussit à vaincre Morgoth. Comme pour Frodo (mais sur un registre différent), sans qu’on puisse nommer une foi au strict sens religieux comme force motrice de cet héroïsme, c’est bien en puisant dans un sentiment extérieur à l’héroïsme guerrier traditionnel que le couple pourra faire aboutir la quête : sentiment de reconnaissance des limites humaines et de la nécessité d’une transcendance, que seul l’amour apporte.

Bibliographie

Oeuvres de J.R.R. Tolkien

  • The Lays of Beleriand, History of Middle Earth, éd. Ch. Tolkien, vol. III., Harper Collins, 2002.
  • Silmarillion, HarperCollins, 1977.
  • The Lord of the Rings, 50th anniversary ed., HarperCollins, 2005.
  • “On faery-stories”, Tree and Leaf, HarperCollins, 2001.
  • The Letters of J.R.R. Tolkien, HaperCollins, 1981.
  • Les Lais du Beleriand, éd. et avant-propos de Ch. Tolkien, trad. Elen Riot et D. Lauzon, dir. V. Ferré, Paris, Christian Bourgois, 2006.

Autres textes

  • L’Edda, trad. François-Xavier Dillman, Paris, Gallimard [L’Aube des Peuples], 1991.
  • ALIBERT, L., « L’influence indo-européenne en Arda et ses limites », Tolkien, trente ans après (19732003), dir. V. Ferré, Paris, Christian Bourgois, 2004, p.117-136.
  • CATHELOT,    Y.,    « Beren    et    Luthien »,    publication    en    ligne    sur    le    site    JRRVF (https://www.jrrvf.com/precieux-heritage/essais/le-silmarillion/beren-luthien/).
  • DEVAUX, M., « “L’ombre de la mort” chez Tolkien », La Feuille de la compagnie, Cahier d’études tolkieniennes, vol. 1, Paris, L’oeil du Sphinx, 2002.
  • DUMEZIL, G., « Les diverses fonctions dans la théologie, la mythologie et l’épopée », Mythes et Dieux des indo-européens, Paris, Champs-Flammarion, 1986, p. 155-193.
  • FERRE, V., « Tolkien, retour et déroute du roi : lectures politiques d’Arthur », Le Roi Arthur, au miroir du temps, dir. A. Besson, Dinan, Terre de Brume, 2007, p. 83-106.
  • MUNIER, F., « Une interprétation trifonctionnelle d’un poème de J.R.R. Tolkien », Tolkien en France, dir. E. Kloczko, Paris, A.R.D.A. publications, 1998, p. 77-103.

Notes

1. Tolkien a également écrit un Lai d’Aotrou et Itroun d’inspiration bretonne et qui correspond tout à fait aux dimensions traditionnelles du genre. Il a également traduit en vers moderne le lai de Sir Orfeo composé en moyen anglais.
2. On sait que deux étymologies sont généralement proposées pour le terme : soit le latin laïcus, emprunté à l’expression versus laïcus qui désigne des œuvres profanes en langue vernaculaire, soit l’irlandais laid qui signifie « chanson, poème » ou « chant des oiseaux ». Cette dernière étymologie est de loin la plus largement retenue par les érudits.
3. La nomenclature donne des indices de cette influence : le Beleriand était nommé Broceliand dans les premières versions du lai, avant que Tolkien ne décide de gommer toute référence culturelle de ce type.
4. Lettre 19. Nous renverrons toujours aux lettres de Tolkien par le numéro qui leur est attribué plutôt que par la page d’une édition particulière.
5. Voir le commentaire de Christopher Tolkien : « From lines 2936 to 2965 no further changes were made (except Elfinesse to Elvenesse at 2962). In the preceding passage, Inglor Felagund son of Finrod has become Finrod Felagund son of Finarfin, which dates the revision to, at earliest, 1955, for the change had not been made in the first edition of The Lord of the Rings » (J.R.R. Tolkien, History of Middle Earth, vol. III : The Lays of Beleriand, p. 360).
6. « As such the story is (I think a beautiful and powerful) heroic-fairy-romance, receivable in itself with only a very general vague knowledge of the background. But it is also a fundamental link in the cycle, deprived of its full significance out of its place therein » (Lettre 131).
7. De nombreuses lettres mentionnent ce statut (lire, par exemple, la lettre 131 à Milton Waldman).
8. Rappelons que les elfes selon Tolkien sont considérés avec les hommes comme les Enfants d’Iluvatar, et qu’ils n’ont absolument rien de divin : « Elves and Men are represented as biologically akin in this ‘history’, because Elves are certain aspects of Men and their talents and desires, incarnated in my little world. They have certain freedoms and powers we should like to have, and the beauty and peril and sorrow of the possession of these things is exhibited in them » (Lettre 153).
9. Cf. J. R. R. Tolkien, Silmarillion, p. 30-31.
10. On sait que Morgoth est condamné à conserver cette apparence physique ce qui le distingue des autres Valar, qui n’ont pas de dépendance vis-à-vis d’une enveloppe charnelle particulière.
11. The Lord of the Rings, appendix A, p. 1100.
12. « It seems fairly plain that Arthur, once historical (but perhaps as such not of great importance), […] emerged as a King of Faerie. » (Tolkien, « Origins », On faery-stories, in Tree and Leaf, p. 29).
13. Cf. V. Ferré, « Tolkien, retour et déroute du roi : lectures politiques d’Arthur », Le Roi Arthur, au miroir du temps, dir. A. Besson, Dinan, Terre de Brume, 2007, p. 83-106.
14. L’histoire est décrite dans Edda de Snorri aux chapitre 25 et surtout 34 de la Gylfaginning : « Aucun ne voulut offrir sa main jusqu’à ce que Tyr offrit la sienne, sa dextre, et la mit dans la gueule du loup. Quand ce dernier s’arc-bouta, le lien se durcit et, plus les efforts que le loup faisait étaient véhéments, plus le lien se durcissait. Alors tous se mirent à rire, sauf Tyr. Il y laissa sa main » (p. 64, trad. de François-Xavier Dillman) Gallimard, L’Aube des Peuples, 1991
15. « Il [Carcharoth] prend le Silmaril a Beren en lui arrachant la main, comme Fenrir, le loup de la mythologie scandinave, qui arrache la main de Tyr, représenté ensuite comme un manchot », cf. Y. Cathelot, Beren et Luthien.
16. Voir notamment Georges Dumézil, « Les diverses fonctions dans la théologie, la mythologie et l’épopée », Mythes et Dieux des indo-européens, p. 155-93, Champs-Flammarion, 1986.
17. Sur les structures indo-européennes des peuples de la Terre du Milieu, voir F. Munier, « Une interprétation trifonctionnelle d’un poème de J.R.R. Tolkien », Tolkien en France, dir. E. Kloczko, Paris, A.R.D.A. publications, 1998, p. 77-103 ; pour une révision de la question et l’étude des limites de l’applicabilité de ces structures, voir Laurent Alibert, « L’influence indo-européenne en Arda et ses limites », Tolkien, trente ans après (1973-2003), dir. V. Ferré, Christian Bourgois, Paris, 2004, p.117-136.
18. Une vision plus positive de cet acte sur le plan politique n’est pas impossible bien qu’elle nécessite une lecture à plus long terme de l’Histoire elfique : le vol des Silmarils sera aussi à l’origine du voyage d’Earendil à travers mer jusqu’à la terre des Valar ce qui permettra à la Terre du Milieu d’être débarrassée du joug de Morgoth par l’intervention des armées de Valmar.
19. Je tiens particulièrement à remercier Jean-Philippe Qadri, qui, à travers une conversation sur ses travaux de tolkiensiste et le sens chrétien du couple, me suggéra sans le savoir les pages qui suivent.
20. Pour essayer de montrer que nous ne surinterprétons pas ce passage, rappelons que la crise de fatalisme que traverse Beren à la vue du Thangorodrim et sur laquelle nous allons revenir n’est séparée de ce moment que par le trajet vers le nord, où Beren se dirige déjà « with heart as stone » (v. 3245).
21. « L’ombre de la mort n’est peur que si l’on conçoit la mort comme punition. Le travail de l’ombre consiste à faire s’équivaloir l’ombre à la peur et au désespoir. Il est dit dans l’Akallabeth que “ (…) le destin des humains, comme quoi ils doivent partir , fut au départ un don d’Iluvatar. Ce n’est devenu une peine pour eux que depuis qu’ils sont passés sous l’ombre de Morgoth. Il se sont crus entourés de ténèbres dont ils ont eu peur (…)” La mort fait peur parce qu’on la conçoit confusément. Ce qui fait peur dans la mort lorsque l’on est sous l’emprise de l’ombre, c’est l’ombre elle-même. L’ombre c’est-à-dire Melkor ou ses lieutenants, répand la peur » (M. Devaux, « “L’ombre de la mort” chez Tolkien », La Feuille de la compagnie, Cahier d’études tolkieniennes, vol. 1, Paris, L’oeil du Sphinx, 2002, p. 60).
22. On rappellera que Tolkien voyait son légendaire comme un imaginaire historique, une uchronie décrivant un passé très ancien de notre terre. Les événements relatés ici appartiennent au Premier Âge, plusieurs millénaires avant l’incarnation du Christ.
23. Aux vers 227, 2060, 2808, 3273, 3407. M. Devaux souligne le vieil anglais niht-scu(w)a comme origine de l’expression et rappelle que Tolkien a donné les traductions sindarines de Gwath-Fuin-Daidelos puis de Math-FuinDelos « désignation dans les deux cas de Taur-na-Fuin, la Forêt de la Nuit » (M. Devaux, La Feuille de la compagnie, p. 52).
24. Certes Lúthien a dû le prier, mais on peut voir là un simple subterfuge de politesse de la part d’Huan dont la prescience lui permet de savoir l’échec de Beren, s’il part seul.
25. Cf. Chant VIII, v. 2550-65.
26. La première fois dans le moment cité à la note précédente (v. 2552-9), la seconde juste après ce passage, en proposant les apparences d’un loup et d’une chauve-souris aux amants, qui leur permirent de s’introduire incognito dans Angband.
27. To such dark straits, alas! Now brought / are ye I love, for whom I fought. (v. 3436-7)
28. « En effet, le mari non croyant se trouve sanctifié par sa femme, et la femme non croyante sanctifiée par le mari croyant » (Première épître aux Corinthiens, 7, 14). La sanctification de l’incroyant par la croyante, ou l’inverse, souligne la naissance d’une nouvelle relation où la présence de Dieu dans le couple est perceptible.
29. « et le Destin pour leur malheur / lia l’amour à la douleur », J.R.R. Tolkien, Les Lais du Beleriand, éd. et avant-propos de Ch. Tolkien, trad. Elen Riot pour les poèmes et D. Lauzon pour les commentaires, dir. V. Ferré, Paris, Christian Bourgois, 2006.
30. Beren quittant le royaume de Doriath (fin du chant IV) puis se séparant de Lúthien (fin du chant X).
31. « For the capture of the Silmaril, a supreme victory, leads to disaster. The oath of the sons of Feanor becomes operative, and lust for the Silmaril brings all the kingdoms of the Elves to ruin » (Letters, 153).