Chère Bonzaï (& Gijs),
Cher Cédric,
Chers Hyarion, Kendra Lindawendë, Dragon Sacquet, Forfirith (& Consort Emmanuel), Dunminuial (& Dame Solenne) et Benilbo (& Anouck Eldamaitë),
Chères et très honorables familles Took, Palantir, Gili-Gili, Gurth et Yyr,
Pour introduire ma participation à cette excellente rencontre en laquelle nous célébrons les 20 ans de JRRVF — puissent la barbe de notre Webmestre et la fourrure des pieds d’Isengar pousser toujours plus longues —, permettez-moi un détour.
J’ai maintenant achevé ma reconversion en médecine, et j’ai l’impression de n’avoir pas beaucoup vu le jour depuis 12 ans. Je suis donc très heureux de vous retrouver, et j’aimerais faire le lien entre ces douze dernières années et le temps passé en Faërie à vos côtés. Telle est la nature de ce détour, avec votre permission.
J’ai soutenu il y a peu ma thèse sur les enjeux relationnels d’une sédation en fin de vie, un sujet de soins palliatifs. Pour ce travail, j’ai dû en préalable comprendre ce qu’est la relation. C’est la première partie de ce type de travail, ce que l’on appelle le cadre conceptuel. J’ai ainsi lu et suivi les Anciens et les Modernes dans leur compréhension de la personne humaine et de la relation à autrui.
Pour ce qui est des Anciens, j’ai bien aimé ce passage où Platon inscrit la relation entre les hommes comme participant d’un tout ordonné et harmonieux — le cosmos : « ce qui fait tenir ensemble le ciel et la terre, les dieux et les hommes, c’est la communauté, l’amitié, la régularité, la tempérance, la justice, et c’est pour cela que [l’on appelle] le tout que voici “monde”, et non désordre ni intempérance »[1]. les Modernes, eux, pensent le monde à partir du sujet. Dans cette perspective, la relation se fait entre des « monades » impénétrables les unes aux autres, n’ayant « point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir »[2]. Des auteurs comme Ricœur et Levinas essaieront de dégager cette dernière perspective de ses implications morales individualistes (Levinas, en particulier, nous aide à passer d’une collectivité du côte-à-côte à une collectivité du face-à-face). Mais, que ce soit donc chez les Anciens ou chez les Modernes, la relation en tant que telle est seconde par rapport à l’individu (elle est « accidentelle » et non « essentielle », pour reprendre des catégories aristotéliciennes). Pourtant, la réalité de l’individu, son expérience du désir, atteste et lui révèle qu’il est un être « fondamentalement en manque » et non pas une « structure […] originellement satisfaite, close sur elle-même »[3].
La résolution de cette anthropologie individualiste paradoxale me fut donnée par un théologien allemand qui, repartant du débat entre la philosophie et la foi quant à la notion de personne, aboutit à la compréhension de la personne en tant que relation à l’autre : « la relativité vers l’autre constitue l’homme. L’homme est l’être de la relativité »[4]. Cette anthropologie relationnelle, qui rejoint notre expérience, reconnaît « à la base de toute action le désir de combler un manque. Le désir est lui-même suscité par une réalité qui nous attire » ; cette réalité, « c’est l’amour »[5].
En effet, la plus grande soif de l’homme, et même la seule soif, celle qui précède toutes nos inclinations, c’est l’amour. L’amour « précède le désir ; et de fait, qu’est-ce que l’on désire, sinon ce que l’on aime ? Il précède la délectation, car, comment pourrait-on se réjouir en la jouissance d’une chose, si on ne l’aimait pas ? il précède l’espérance, car on n’espère que le bien qu’on aime ; il précède la haine, car nous ne haïssons le mal que pour l’amour que nous avons envers le bien ; ainsi le mal n’est pas mal, sinon parce qu’il est contraire au bien, et c’en est de même […] de toutes autres passions ou affections ; car elles proviennent toutes de l’amour, comme de leur source et racine »[6]. C’est pourquoi l’amour est le principe des relations interpersonnelles, relations par lesquelles l’homme se réalise. Ce n’est pas en s’isolant que l’homme se valorise lui-même, mais en se mettant en relation avec les autres et avec le Tout-Autre. L’amour, dont nul ne se réclame ici-bas, est cette relation bonne, il est (ou devrait être) le principe « non seulement des micro-relations : rapports amicaux, familiaux, en petits groupes, mais également des macro-relations : rapports sociaux, économiques, politiques »[7].
C’est plus ou moins à partir de là que j’avais déroulé la recherche de ma thèse. Pour en venir à Tolkien et à notre compagnie présente, sachez que je conclus ma thèse par une référence explicite à la Compagnie de l’Anneau : « si la quête du Seigneur des Anneaux arrive à son terme, écrivais-je, c’est grâce à l’amour et à la confiance qui se sont développées entre des membres reliés entre eux. Et grâce au lien d’amour et de confiance qui les relie à la transcendance, c’est-à-dire à cette raison d’exister, de vivre et de mourir qui leur vient d’“au-delà des Cercles du Monde”[8] » *.
Or, ce n’est pas uniquement la quête de l’Anneau mais toute l’histoire de la Terre du Milieu qui dépend de l’amour. Sosryko et moi avions montré que le Royaume d’Arda naît dans l’amour (voir la Narration dans l’Ainulindalë). Mais il vit également de l’amour (et il sera restauré dans l’amour). Les histoires de ses protagonistes sont toutes, d’une façon ou d’une autre, des histoires d’amour, et dont l’amour conjugal offre comme une « propédeutique » (voir « Un secours comme son vis-à-vis » et « Estel Eruhínion » § II.3, dans Pour la gloire de ce monde : recouvrements et consolations en Terre du Milieu). En y repensant, j’avais trouvé remarquable d’entendre saint François de Sales présenter l’amour en général dans ces termes : « La volonté a une si grande convenance avec le bien, que tout aussitôt qu’elle l’aperçoit, elle se retourne de son côté, pour se complaire en icelui, comme en son objet très agréable, auquel elle est si étroitement alliée, que même l’on ne peut déclarer sa nature que par le rapport qu’elle a avec icelui ; non plus qu’on ne saurait montrer la nature du bien que par l’alliance qu’il a avec la volonté. Car […] qu’est-ce que le bien, sinon ce que chacun veut ? et qu’est-ce que la volonté, sinon la faculté qui porte et fait tendre au bien, ou à ce qu’elle estime tel ? La volonté donc apercevant et sentant le bien, par l’entremise de l’entendement qui le lui représente, ressent à même temps une soudaine délectation et complaisance en ce[tte] rencontre, qui l’émeut et incline doucement, mais puissamment, vers cet objet aimable, afin de s’unir à lui »[9].
Eh bien, si l’on cherche à récolter toutes les occurrences du mot amour dans le Conte d’Arda, la moisson est abondante. C’est l’une des choses qui m’ont touché, par exemple, à relire l’histoire des Enfants de Húrin et celle de Beren et Lúthien. L’amour de Húrin et Morwen nous conduit à celui des Edain pour les Eldar, à celui de Beleg pour Túrin, et même à celui de Turambar et Níniel. L’amour de Beren et Lúthien nous mène à celui de Huan pour Lúthien, à celui de Finrod pour Beren, et à celui des Dix pour le Seigneur de Nargothrond, restés fidèles à leur roi jusque dans la mort. Si l’on y regarde, toutes les histoires, les grandes et les petites entremêlées, de la Terre du Milieu, sont mues par l’amour : de l’amour de la lumière des Silmarils à celui que portait un petit garçon à son ami estropié, à qui il offrit, reçu le matin même pour son anniversaire, le couteau forgé par les Elfes (ce n’est pas le lieu ici de développer que l’amour lui-même peut être dévoyé, et se porter par exemple de la lumière des Silmarils aux Silmarils eux-mêmes …).
Voici donc ce que je vous propose de célébrer ce soir : le lien qui fait tenir toutes choses ensemble (dont la maison JRRVF), cette réalité qui nous attire : l’amour.
Portons donc un toast à Cédric et à Audrey, à leur amour, à celui qui le précède, et à ceux qui le suivent. Mentionnons en particulier ici : l’amour de nos familles, dont témoignent avec vigueur et bonheur nos petites gens et dont Silmo a eu raison de souligner la beauté, l’amour des belles choses, arbres, étoiles et lettres, et l’amitié de chacun.
Yyr,
décembre 2018.