Fragments d’Histoire

(inspiré du Quenta Silmarillion)

par Didier Willis

Une bière, tavernier, blonde ou rousse, comme cela te conviendra. La meilleure d’Eresseä, et rien de moins. Sers donc aussi mes amis, je t’en prie. Ils ont soif de légendes anciennes, et seule la fraîcheur de ta mousse onctueuse peut les faire patienter encore un peu. Ainsi vous voulez entendre une histoire, l’Histoire telle que je la connais. Oh, je sais bien ce que vous pensez : que je suis ivre et que je ne sais plus ce que je raconte. Mais je vous laisse à vos jugements. Alors, elle vient, cette bière ? Merci, ce n’est pas trop tôt, je commence à avoir le gosier sec d’avoir tant parlé. Quoi ? Veux-tu bien, s’il te plaît, me laisser échauffer ma voix… Ce matin-là, donc, la brume ne s’était pas encore levée, et la rosée… ah, la rosée…

 

À l’aube, alors que la brume matinale recouvrait encore les fougères de minces filets évanescents, Amras, le Grand Veneur, vint au travers des bois, menant sa monture et sa meute à la poursuite d’un grand cerf sept-cors. Prince parmi les princes, il portait au visage un fin masque d’or qui étincelait sous les rayons intermittents du soleil entre les feuilles, faiblement agitées par le vent. Effrayés, les oiseaux avaient tu leur chant. Dans la lumière du jour montant, la poursuite prenait des allures fantastiques. La proie se dérobait à la gauche du chasseur, derrière les bouleaux et les frênes, pour réapparaître, comme par enchantement, à sa droite, au détour d’un grand bloc de grès couvert de mousse. Amras jubilait, gagné par l’excitation. Jamais un fils de Fëanor n’avait pu chasser ainsi dans la forêt de Doriath quand Thingol en était encore le souverain. Tout à l’heure, à l’orée du bois, il avait hésité, pris de remords au souvenir de la belle Nimloth et de l’équitable Dior. Bien qu’il fût pas directement responsable de leur mort, il avait pris part, dans la colère des premiers instants, à la sinistre expédition où ses frères et lui avaient tenté de reprendre aux Elfes Gris un Silmaril… Ses mains, maintenant, étaient souillées d’un massacre de plus. Mais le cerf, immobile comme aux aguets, ne le quittant pas des yeux, semblait le narguer. «Tout puissant Noldor que tu sois, tu n’oseras pas entrer », semblait-il lui dire en agitant nerveusement ses oreilles. Puis il avait lentement reculé à l’ombre des buissons. Alors Amras, amusé par les sentiments contradictoires qu’éveillait en lui cette situation, avait chassé d’un geste brusque la mémoire de ses actes sanglants. Faisant fi de ses premières réticences, il avait lancé ses chiens vers la trouée où la bête se tenait un instant plus tôt. Puis il s’était à son tour engagé sous l’épaisse frondaison qui fixait auparavant les limites du Lest Melian, les terres jadis assujetties au royaume de Doriath.

Ah, je peux vous dire que l’on brassait une bonne bière à Doriath, sous le règne de Thingol et de Melian. On y servait aussi du vin de Dorwinion dans des gobelets d’or ou dans des cratères ornés de pierres précieuses. Non, ce n’est pas une digression, l’aubergiste. C’est ce que l’on appelle donner du corps à son récit. Est-ce toi le conteur ce soir, ou vas-tu me laisser parler selon mon bon plaisir ? Tiens, je te ferais cordialement remarquer que ma chope est vide…

Un bond par-dessus un fossé découvert au dernier moment, une branche basse en travers de son chemin, et Amras avait bien failli se retrouver au sol. Un frisson le fit tressaillir, et, se ressaisissant, il réalisa soudain qu’il n’entendait plus les aboiements de ses limiers. De clairière en clairière, les sentiers se faisaient plus étroits. Son cheval s’arrêta, ne sachant plus par où s’aventurer. La température n’était pas très élevée, et le brouillard couvrait toujours la forêt. Amras ramena sa pèlerine sur ses épaules. Au loin, un rossignol chanta : un trille, solitaire, que le silence emporta. Le chasseur sourit, puis se mit à rire à voix haute de sa déconvenue. De toute évidence, le Sept-Cors lui avait échappé. « Et bien, me voilà perdu, maintenant. Il ne manquerait plus que Lúthien m’apparaisse ! ». Son bon mot lui remit du baume au coeur, et quand le rossignol siffleur lança à nouveau une unique note, comme un avertissement, Amras décida que la direction de ce chant en valait bien une autre. Il mit pied à terre, prit sa monture par la bride et s’avança dans les broussailles. Après quelques détours, il déboucha bientôt près d’une petite rivière, dont il longea le cours. Enfin, le paysage lui parut plus familier. Ses pas le guidèrent jusqu’à un chemin de terre qui, s’il ne se trompait pas, le ramènerait à la lisière. Il s’apprêtait à se remettre en selle lorsqu’un faible gémissement attira son attention. Il appela, et une seconde plainte, un peu plus forte cette fois, lui répondit. L’arc à la main, il se dirigea vers la clairière d’où semblaient venir les appels au secours. Un chêne immense se dressait au centre, et deux jeunes garçons étaient attachés à son tronc, entravés par des cordes en hithlain, le résistant Fil de Brume dont les Elfes ont le secret. Amras n’eut pas besoin de les regarder très longtemps pour savoir qui ils étaient : Elurín et Eluréd, les fils de Dior, avaient disparu pendant l’attaque de Doriath… Amras se souvint que son frère Maedhros avait eu quelques mots avec un groupe de mercenaires, lors de leur retour. Ces hommes avaient servi Celegorm, que Dior avait tué devant eux. Sournoisement, un des soldats avait glissé, au hasard d’une conversation autour d’un feu de camp, que quelque bête sauvage ne manquerait pas de venir dévorer les deux enfants si eux-mêmes ne périssaient pas de faim. Mais Maedhros, soupçonnant que les hommes de Celegorm avaient joué dans cette affaire un rôle plus grand qu’ils ne voulaient bien l’avouer, s’était insurgé contre autant de cruauté et avait fait demi-tour pour rechercher les deux enfants. Sa quête, cependant, avait été vaine, et plusieurs semaines s’étaient écoulées. Il était étonnant que les deux gamins, quoique affaiblis, fussent encore en vie. Les empreintes de cerf tout autour d’eux semblaient indiquer, à l’étonnement d’Amras, que les habitants de la forêt les avaient protégés durant toute cette longue période.

Amras détacha les enfants, et les força à boire un peu d’eau à sa gourde et à avaler quelques bouchées du lembas que Galadriel lui avait remis la dernière fois qu’il l’avait vue. Elle lui avait dit avoir vue en rêve, dans le reflet d’un lac aux eaux calmes, un renard épargner deux roitelets. Dans son idée, qu’Amras avait jugée fantasque sur le moment, le songe ne pouvait avoir qu’une valeur prophétique. Sa chevelure rousse impliquait qu’il était probablement concerné, aussi lui avait-elle fait don du précieux pain de route que seule une reine elfique, en principe, peut accorder à ses amis. Le chasseur s’en voulut d’avoir douté de sa cousine : il lui apparaissait maintenant que par un curieux détour du destin, il avait été guidé dans cette clairière. Elurín était à peine conscient, et Eluréd gardait les yeux fermés en avalant avec difficulté. Bien qu’il comptât parmi les meurtriers de leurs parents, Amras n’était pas sans coeur. Il résolut d’emmener les deux princes auprès de son peuple, au sud-ouest du Beleriand, jusqu’à ce qu’ils recouvrent la santé. Et ils vécurent là avec lui, pour un temps qui ne nous est pas conté.

Entracte, les amis. J’ai besoin de me vider la vessie. Et assurez-vous que personne ne crache dans ma bière pendant mon absence, ou la prochaine fois, je pisserai devant vous, contre le bar.

« Un Silmaril brille à l’embouchure du Sirion, alors qu’il devrait nous appartenir de droit. »

Maedhros, les mains tendues vers le feu qui illuminait la chaumière, avait parlé d’une voix sans ton, comme s’il énonçait une banalité. Les flammes dansaient dans ses yeux. Amras se tenait juste derrière lui, mais il n’avait pas besoin de voir le visage de son frère pour sentir le doute qui l’étreignait, mêlé de convoitise. Le chasseur haussa les épaules, et posa une question dont il connaissait déjà la réponse, même s’il espérait un peu qu’elle ne serait pas celle qu’il attendait.

— « Et que comptez vous faire, maintenant ? »

L’autre mit un moment à répondre. Dehors, un groupe d’enfants jouait à quelque jeu de leur âge, et les échos de leurs cris résonnaient dans le silence.

— « Ce qu’il convient de faire en ces cas-là. » lança-t-il finalement, avec une certaine amertume. « Cela ne me réjouit pas plus que toi, mais nous en avons fait serment. Même s’il m’arrive parfois de le regretter, je ne trahirais pas la mémoire de notre père. »

Il se retourna brusquement, et plongea son regard dans celui de son frère. Amras se rendit compte qu’il avait serré les poings, involontairement. Il se détendit, esquissa un sourire, en se forçant à ne pas baisser les yeux. « Je suis las de toutes ces batailles, Maedhros. Et bien que je sois plus jeune que toi, je n’ai plus guère envie de combattre pour une cause perdue… Notre mère nous a pris contre son giron, Amrod et moi, avant notre départ. Elle a passé ses mains dans nos cheveux, et s’est détournée pour essuyer une larme. C’est cette même larme qui coule aujourd’hui sur mes joues. »

— « Un Silmaril. » répéta Maedhros. « La chair de notre peuple, le sang de nos souffrances. »

Amras ne put soutenir plus longtemps le regard de son interlocuteur. Doucement, cependant, il sentit qu’on lui accorderait ce qu’il avait à dire. Maedhros lui-même n’était plus au sûr de ses convictions qu’au temps jadis, quand ils avaient foulé le sol de la Terre du Milieu pour la première fois. « Te souviens-tu des paroles de Fëanor lorsque nous nous aperçûmes de la disparition d’Amrod ? »

— « Nous nous étions promis de ne pas évoquer ce moment. », répliqua Maedhros, la voix tremblante. « Cette nuit-là, les navires brûlaient comme mille soleils, et la colère parlait par la bouche de Fëanor. Il ne pensait pas tout ce qu’il disait. »

— « Peut-être, peut-être. Mais nous étions jumeaux, Maedhros, identiques en tout point. Vous n’avez jamais su avec certitude si Amrod s’était endormi sur le bateau, ou s’il projetait de retourner en Aman comme notre père l’a cru. Alors que moi, je savais exactement ce qu’il pensait, parce que nos pensées suivaient les mêmes chemins. Nos esprits, par ce don étrange qu’est l’ósanwe, n’avaient aucun secret l’un pour l’autre. Nous partagions les mêmes rêves, sans qu’il nous soit nécessaire d’en parler. »

— « Qu’est-ce que cela change, aujourd’hui ? Amrod n’est plus, alors que toi tu es bien vivant, parmi nous. »

— « Je vis, oui, mais je suis seul et incomplet à jamais. Il me manque cette moitié de moi-même que nul ne peut remplacer. Ma part d’espoir était aussi celle d’Amrod, et aujourd’hui, dans ma solitude, je n’ai plus d’Espoir pour moi-même. Il m’a fallu tout ce temps pour le comprendre… Dans les batailles passées, devant les portes des Thangorodrim, je criai son nom comme un fou, pour me rassurer et invoquer sa présence auprès de moi… C’était un autre temps. Mais pour l’affaire qui nous concerne maintenant, ma décision est prise. »

— « Alors, c’est bien vrai, tu ne viendras pas ? Les autres attendent encore ta réponse… »

Ils surent tous deux que la discussion était close. Maedhros devait rejoindre les siens avant l’été, mais il prolongea son séjour auprès d’Amras, car la quiétude du peuple simple au milieu duquel vivait son frère lui faisait presque oublier les terribles événements auxquels il devrait se préparer dès son retour. Cependant, ils n’évoquèrent plus ce sujet entre eux dans les mois qui suivirent.

Comment ça, je leur donne le beau rôle, à Maedhros et Amras ? Dites donc, cela vous est bien facile de les juger, là, convenablement assis sur vos tabourets autour d’un bon verre. Mais en ces temps-là, la guerre faisait rage, le Ténébreux étendait son ombre sur le monde. Les gens, voyez-vous, pensaient différemment. Alors ne vous hâtez pas de critiquer les glorieux Princes Noldor avec votre vision moderne et éculée des choses, voulez-vous…. Elle n’a rien à faire ici, comme vous ne tarderez pas à le voir.

Lorsqu’Elurín et Eluréd menèrent leurs montures dans la petite bourgade humaine où ils venaient parfois s’approvisionner en légumes et en grains, en l’échange de fourrures, ils ne trouvèrent pas âme qui vive. Les traces du passage des Orques étaient partout : corps démembrés, maisons incendiées, bétail massacré, vieillards, femmes et enfants passés au fil de l’épée sans distinction. Les deux frères, jusqu’alors, n’avaient connu de la guerre que les lointains échos qui filtraient parfois le soir à la veillée, lorsque les Elfes des régions septentrionales rendaient visite au peuple d’Amras. Pour eux, c’était une chose abstraite, intangible, à laquelle ils n’avaient jamais été confrontés directement. Aussi, rien ne les préparait à ce qu’ils découvrirent ce soir-là dans le village. Livides, ils se dirigèrent jusqu’au carrefour central où ils avaient l’habitude d’attacher leurs bêtes. Le puits, où ils se désaltéraient en revenant de leurs longues escapades dans la forêt, dégageait une odeur nauséabonde. Sa margelle était souillée de marques sanglantes. Ils n’osèrent pas se pencher, devinant à moitié le spectacle qui les y attendrait. Tandis qu’ils regardaient, sans bien comprendre ce que leurs yeux leur montraient, l’affreuse boucherie qui avait eu lieu dans ce hameau d’ordinaire paisible, et dont ils connaissaient presque tous les habitants par leurs noms, quelque chose bougea dans l’ombre d’une demeure calcinée. Eluréd tira son épée courte, et fit signe à son compagnon de le couvrir avec son arc. Il était peu probable qu’un Orque se cachât encore dans les ruines après avoir accompli son forfait. Mais dans l’horreur du moment, ils étaient prêt à tout. Ils avancèrent de concert, l’arme à la main. La forme sombre se tassa un peu plus, comme si elle craignait de s’avancer à la lumière déclinante du jour.

« Qui va là ? » lança Elurín d’un ton peu assuré. Il avait déjà encoché une flèche, qu’il pointait vers la source du mouvement. Quelle ne fut pas leur surprise quand ils virent une petite fille de quatre ou cinq ans à peine, sortir timidement de la bicoque en tirant sur le bas de sa jupe ! Elle ne détachait pas les yeux du glaive étincelant qu’Eluréd, à quelques pas d’elle, brandissait devant lui. Il s’empressa de le remettre au fourreau, réalisant qu’elle avait probablement eu aussi peur qu’eux en entendant des pas dans la rue. Cachée dans quelque recoin de sa maison, elle avait échappé au massacre sans rien perdre des atrocités commises par l’ennemi. La terreur se lisait encore sur son visage couvert de larmes.

Oubliant tout du danger, ils s’agenouillèrent devant elles et lui parlèrent doucement. Elle avait les cheveux argentés et la peau très pâle. Ils ne purent apprendre son nom, parce qu’elle ne proféra pas un mot quand ils la prirent dans leurs bras pour la hisser sur un cheval. Elurín la nomma Elleth Iarchamui, car elle avait les mains couvertes de sang. Mais Eluréd l’appela Agarcheneb, car elle avait les yeux rouges d’avoir trop pleuré, et, à la lueur des flammes, on aurait dit qu’ils étaient injectés de sang. Elle devait garder ces noms, car même lorsqu’elle recouvra la parole, entourée par les soins attentifs des Elfes, elle ne put indiquer comme elle s’appelait et qui étaient ses parents. Les deux frères la prirent en affection, car elle leur rappelait leur propre passé. Elle ne se plaisait d’ailleurs qu’en leur compagnie, et les suivait partout. Si parfois elle esquissait un sourire quand ils rivalisaient de grimaces et de pitreries, ils ne la virent jamais rire ouvertement. Elle garda toujours l’air grave et sérieux qu’elle avait lorsqu’ils l’avaient trouvée.

Une nuit où ils se reposaient sur un talan, dans les hauteurs d’un vieil arbre, ils entendirent au loin les aboiements d’une meute de chiens et le son d’un cor. Au même moment, une étoile filante se décrocha du ciel. L’orpheline s’assit sur sa couche. « Et pourtant, Amras vous aime comme si vous étiez ces propres fils… » fit-elle d’une voix étrange.

— « Et pourtant quoi, Elleth ? », s’étonna Elurín.

— « Le destin pèse sur lui, et rien de ce qu’il pourra vous donner ne vous portera chance. L’ombre de la mort tombe sur tous ceux qui côtoient les princes Noldor. »

— « Que veux-tu dire ? » demanda à son tour Eluréd, intrigué.

La petite fille se recoucha : « Je ne sais pas… Une impression comme ça. » répondit-elle d’un ton pâteux. Et bien après qu’elle se fut endormie, ils veillèrent sans trouver le sommeil, en se demandant quel sens donner à ces propos. Mais le lendemain, elle sembla avoir tout oublié de l’incident. En se levant, Elurín manqua de tomber du talan, et il se rattrapa en catastrophe, renversant le plateau de jus de fruit que les Elfes avaient déposé pour eux. Pour la première fois depuis leur rencontre, elle eut un bref éclat de rire. Ils n’osèrent troubler ce moment en la questionnant sur les événements de la soirée.

Oh oh, les amis, tout à l’heure vous n’étiez qu’amusés par mes jérémiades, mais là,  d’un coup, je vous sens tout attentifs et réceptifs à mes paroles… Auriez-vous perçus, soudainement, comment la trame du récit vient de s’infléchir, comment la promesse d’un destin funeste vient de se manifester ? La suite, dites-vous… Et ma chope, alors, elle se remplit toute seule ? Hein, qui a dit qu’elle se vidait toute seule ? Mon gars, je te conseille de mesurer tes mots. Parce que pour ma part, j’arrive au dénouement. Merci tavernier, tu es un frère. Enfin revenons-en à nos héros, si vous le voulez bien…

Maedhros partit à la fin du printemps, en direction des collines d’Himring où il avait établi son campement. Les Fëanoriens, dispersés en Terre du Milieu, mettraient encore un certain temps à préparer leur attaque, et Amras retarda le moment où il devrait annoncer la nouvelle à Eluréd et Elurín. Mais au milieu de l’été, après avoir longuement hésité, il fit appeler les deux garçons pour les instruire du danger que courait leur soeur Elwing et tous ceux qui vivaient avec elle là où le Sirion se jette dans l’océan. Au début ils restèrent silencieux, ne sachant que répondre. Mais très vite, ils firent valoir que leur place était auprès d’elle, à sauver ce qui pourrait l’être. Leur père adoptif était réticent à les laisser partir, bien qu’en son for intérieur il eût déjà su à quoi s’en tenir. Il savait qu’en leur révélant les projets belliqueux de ses frères, il les perdait tous deux, mais il n’avait pu se résoudre à les laisser dans l’ignorance. D’un commun accord, ils décidèrent de partir dès que possible, pour ne pas laisser trop d’avance aux fils de Fëanor. Mais Elwing demeurait loin, et les terres qui les séparaient étaient devenues dangereuses et sauvages.

« Vous pourrez prendre toute la nourriture qu’il vous faut pour ce voyage, et plusieurs de nos chasseurs se feront un plaisir de vous escorter. Je tiens à ce que vous soyez bien protégés, et j’ai fait préparer ceci pour vous. »

Il leur apporta deux armures elfiques, finement ouvragées, ne différant que par leur couleur. L’une était d’or, entrelacée de bandes rouges, et l’autre d’argent, striée de bleu. À ce détail près, elles étaient de même façon, et les heaumes à crête qui les accompagnaient étaient protégés par les mêmes runes anciennes. L’éclat de seconde était aussi un peu plus vif, comme si elle n’avait jamais servi.

— « Elles furent faites au Pays Bienheureux pour Amrod et pour moi, lorsque notre père Fëanor préparait en secret dans ses forges des armes pour notre peuple. Puisse la Chance des Valar vous accompagner. »

Ils le remercièrent chaleureusement, et allèrent faire leurs adieux à Elleth. Ils l’embrassèrent tendrement, et elle leur glissa à chacun une fleur d’argent dans les cheveux, pour qu’ils ne l’oublient pas. « Et je gage aussi qu’elles vous porteront chance » glissa-t-elle avec le plus beau sourire qu’ils lui aient jamais vu. Alors ils tournèrent bride, emmenant avec eux une petite troupe d’Elfes. Gonfanons déployés au vent, telle une armée des temps aventureux, la compagnie prévoyait de longer l’Andram par l’intérieur jusqu’aux chutes du Sirion, puis de suivre le grand fleuve jusqu’à la mer.

À mi-chemin, ils tombèrent sur une bande d’Orques errant dans les collines. Dans la bataille qui s’ensuivit, de nombreux Elfes furent tués, ainsi que des Orques en grand nombre. Mais leurs assaillants tenaient toujours les hauteurs et leur barraient le passage. À la fin de la matinée, chaque groupe campait sur ses positions. Eluréd et Elurín combattirent à plusieurs reprises dos-à-dos, se couvrant réciproquement contre les coups de leurs adversaires. Vers midi, la chaleur devint étouffante. Ils commencèrent à transpirer dans leur armure, et il finirent par retirer leur heaume. Dans la soirée, finalement, ils eurent l’avantage. Les Orques n’étaient pas de très bons combattants à la lumière du Soleil, ils se retranchaient à l’ombre des rochers sans grande coordination. Les Elfes redoublèrent d’ardeur, redoutant d’avoir à affronter leurs ennemis quand la nuit serait tombée. Ils délogèrent progressivement les créatures de Morgoth de leurs cachettes, et lorsque les premières étoiles apparurent, la voie était libre. Mais leurs propres pertes étaient importantes, et ils avaient aussi de nombreux blessés. Beaucoup souhaitèrent retourner auprès d’Amras, arguant qu’il était dangereux de poursuivre dans ces conditions. Iorglas, le plus vieux de la troupe, prit la parole : « Ce serait folie que de continuer ainsi, tandis que le destin semble nous être contraire. »

Mais Elurín et Eluréd ne voulurent rien savoir, et ils prirent avec eux la moitié des Elfes valides, laissant suffisamment de soldats à Iorglas pour accompagner les blessés sur le chemin du retour. C’est une escorte très réduite et démotivée qui passa les Portes du Sirion, le jour suivant. Et ils ne commirent qu’une seule erreur pendant le trajet qu’il leur restait à accomplir : celle, dans leur hâte, de traverser au galop les jardins qui bordaient le Sirion au nord de la Nan Tathren. Leurs chevaux renversèrent les barrières entourant les petits lopins cultivés et piétinèrent la récolte. Ils comprirent trop tard l’ampleur de leur sacrilège, quand ils entrèrent dans la vieille forêt. Les arbres semblaient s’être ligués contre eux, les détournant de la piste pour les perdre dans un enchevêtrement de ronces et de broussailles. Les garçons, depuis la confrontation avec les Orques, chevauchaient les cheveux au vent. Ils perdirent des jours précieux à errer dans les bois, et quand ils en sortirent, épuisés et affamés, ils avaient égaré les fleurs qu’Elleth, la petite fille avisée, leur avait données. Ils auraient dû y voir un signe, peut-être, mais ils n’y prêtèrent pas garde, car l’été était déjà bien avancé. Lorsqu’ils parvinrent enfin à l’estuaire du fleuve, les fils de Fëanor encerclaient déjà la ville. La campagne aux alentours brûlait d’un feu sinistre, et les armées puissantes des Noldor avaient le dessus. Elurín et Eluréd, cependant, jouant de la confusion, parvinrent à en franchir les lignes et à regagner le centre du hameau, entouré de barricades. Leurs compagnons, pour les protéger, durent rester en arrière. Ils furent presque tous décimés dans l’assaut qui s’ensuivit, et ceux qui réussirent à sauver leur vie perdirent les deux frères de vue.

Et quand le peuple d’Elwing les vit arriver, au milieu de la bataille, il ne les reconnut pas, mais crut voir les jumeaux Amrod et Amras. Car les fils de Fëanor n’avaient pas révélé à tous comment Amrod avait péri par accident dans l’incendie des navires que leur père avait déclenché pour barrer la route du retour à son peuple, à leur arrivée en Terre du Milieu. Ils avaient gardé le secret, craignant trop de ternir la mémoire de Fëanor. Leurs proches et leurs serviteurs n’avaient pas osé ébruiter l’histoire, et bien qu’elle aient été connue d’un grand nombre de gens et qu’elle ait malgré tout fini par se répandre, les Sindar n’avaient jamais fait clairement le lien : ne disait-on pas que les jumeaux se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, si bien que seule le mère savait les distinguer ? Amras passait plus de temps à chasser qu’à fréquenter la cours de Thingol, et quand ils le croisaient, ils ne savaient pas tous à qui ils avaient à faire. De son propre aveu, ne hurlait-il pas le nom d’Amrod lorsqu’il faisait face aux hordes de Morgoth, lors des grands combats d’antan ? Aussi, pour de nombreux Sindar peu au fait de l’histoire des Noldor, les jumeaux étaient tous deux de fameux chasseurs demeurant loin de leurs propres contrées.

En d’autres temps, peut-être, les choses auraient tourné autrement. Mais dans le chaos des armes, Eluréd et Elurín furent pris pour des ennemis. Sans doute quelques archers s’aperçurent après coup de leur méprise, mais ils furent dispersés après l’attaque. Les survivants rejoignirent probablement Gil-Galad au Lindon, et s’ils savaient la vérité, ils n’eurent pas le courage de la raconter. Après tout, il est difficile de leur en tenir rigueur : Elwing et Eärendil n’étaient plus, il ne servait à rien de remuer les blessures du passé. Au fil du temps, cependant, certains durent noyer leur tristesse dans l’alcool — et ainsi l’on vit se développer une incroyable histoire, tissée à partir de bribes éparses et de recoupements controversés. Cette Histoire officielle, vous savez maintenant ce qu’elle vaut. Et s’il apprit jamais ce qui s’était passé aux abords du Sirion, Morgoth Bauglir, sur son trône de fer, dut se délecter avec plaisir de l’affreuse méprise qui causa la mort des deux frères. La haine et l’envie qu’il avait semées dans le coeur de ses adversaires venait une nouvelle fois de jouer en sa faveur…

 

Les longues années ont passé, comme des rides à la surface de l’océan. Aujourd’hui voyez-vous, je me gausse de ces prétendus historiens qui écrivent tant de choses auxquelles ils ne connaissent rien. Bah ! Les uns assurent qu’Elurín et Eluréd sont vraisemblablement morts de faim dans la forêt, les autres clament à qui veut l’entendre qu’Amrod, mon frère, n’a jamais pu périr dans le brasier allumé par notre propre père, puisqu’il était présent lors de l’attaque à l’embouchure du Sirion… Oh oui, je me gausse d’eux, et vous pourrez encore entendre mon rire, tandis que dévalant les pentes montagneuses, je m’en vais retrouver, dans les rêves qui ne manqueront pas de me venir cette nuit, l’image de Lúthien et le chant du rossignol, aux abords du Sirion. Je sais moi, quelle est la vérité… Mais vous n’êtes pas obligés de me croire. Tenez, sans vous départir de ce sourire au coin des lèvres, resservez-moi une bière, et je vous raconterai aussi comme deux vieillards vêtus de robes bleues devinrent sultans d’Orient. Une bière, vous dis-je, et tirée au tonneau frais, s’il vous plaît. Celle-là ne me paraît pas mousser comme il faut…

 

Didier Willis,
mai 2001.